Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

                                                                                                                                           T-1940-96

 

Entre :

               COMITÉ POUR LE TRANSFERT DES DÉLINQUANTS AUTOCHTONES

                  DE L'ÉTABLISSEMENT MOUNTAIN, AU NOM DE SES MEMBRES

                       ET AU NOM DE TOUS LES DÉLINQUANTS AUTOCHTONES

                                   DU SERVICE CORRECTIONNEL DU CANADA,

 

                                                                                                                                        demandeurs,

                                                                          - et -

 


                                         SOLLICITEUR GÉNÉRAL DU CANADA,

                                                                                                                                           défendeur.

 

 

 

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

 

 

LE PROTONOTAIRE

JOHN A. HARGRAVE

 

            Un Comité pour le transfert des délinquants autochtones de l'établissement Mountain, composé et représenté par cinq membres du pénitencier fédéral d'Agassiz, demande, au nom de quelque 1 800 détenus autochtones, la mise en application de l'article 81 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, chapitre 44.6 des Lois du Canada (ci-après la «Loi»). L'article 81 de la Loi est une disposition non impérative qui autorise le Solliciteur général du Canada à conclure un accord avec une collectivité autochtone pour que soient confiés à cette collectivité le soin et la garde d'un délinquant. Selon le défendeur, l'action devrait être radiée, et cela pour plusieurs raisons.

 

            Cette action semble avoir été introduite de bonne foi, mais je suis arrivé à la conclusion que, pour plusieurs raisons évidentes et simples, elle ne peut réussir et doit donc être radiée. Mais, plutôt que de me limiter à rendre une telle ordonnance, ce qui ne renseignerait guère le Comité sur les raisons de l'échec de son action, j'ai rédigé les présents motifs.


ANALYSE

            Je n'ai pas traité tous les arguments soulevés par l'avocate du défendeur dans son mémoire, mais plutôt uniquement ceux qui sont recevables ou qui pourraient l'être. J'examinerai d'abord le texte législatif mentionné dans la déclaration.

 

Texte applicable

            L'article 3 de la Loi décrit l'objet du Service correctionnel du Canada. Il prévoit notablement que «le système correctionnel vise à contribuer au maintien d'une société juste, vivant en paix et en sécurité, ... en aidant, au moyen de programmes appropriés dans les pénitenciers ou dans la collectivité, à la réadaptation des délinquants et à leur réinsertion sociale à titre de citoyens respectueux des lois».

 

            L'article 81 de la Loi permet au Solliciteur général du Canada d'appliquer un programme communautaire visant à confier le soin et la garde d'un délinquant à une collectivité autochtone :

81.(1) Le ministre ou son délégué peut conclure avec une collectivité autochtone un accord prévoyant la prestation de services correctionnels aux délinquants autochtones et le paiement par lui de leurs coûts.

 

(2) L'accord peut aussi prévoir la prestation de services correctionnels à un délinquant autre qu'un autochtone.

 

(3) En vertu de l'accord, le commissaire peut, avec le consentement des deux parties, confier le soin et la garde d'un délinquant à une collectivité autochtone.

 

 

 

D'après les pièces produites, je crois comprendre que le ministre n'a pas encore mis en pratique l'article 81.

 

            Le Comité demandeur, au nom de ses membres et au nom de tous les délinquants autochtones, se réfère à l'article 7 et au paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, Annexe B de la Loi constitutionnelle de 1982, dont voici le texte :

7Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale.

 

24(1)Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir la répartition que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.

 

 


Le Comité demandeur voudrait alors, par déclaration et par mandamus, obliger le Solliciteur général du Canada à mettre en application l'article 81 de la Loi.

 

Critère d'une radiation

            Selon le défendeur, la déclaration devrait être radiée en vertu de la règle 419(1) a) parce qu'elle ne révèle aucune cause raisonnable d'action, ou, subsidiairement, diverses parties de la déclaration devraient être radiées en vertu des alinéas b) à f) de la règle 419(1), au motif qu'elles sont scandaleuses, futiles ou vexatoires, ou au motif qu'elles constituent un emploi abusif des procédures de la Cour.

 

            Dans l'arrêt Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959, Mme le juge Wilson énonce de manière décisive le critère à appliquer dans la radiation d'une plaidoirie :

                Plus récemment, dans l'arrêt Dumont c. Canada (Procureur général), [1990] 1 R.C.S. 279, j'ai expliqué clairement, à la p. 280, que j'estimais que le critère formulé dans l'arrêt Inuit Tapirisat était le bon critère. Le critère est toujours de savoir si l'issue de l'affaire est «évidente et manifeste» ou «au-delà de tout doute raisonnable».

 

                Ainsi, au Canada le critère est ... : dans l'hypothèse où les faits mentionnés dans la déclaration peuvent être prouvés, est-il «évident et manifeste» que la déclaration du demandeur ne révèle aucune cause d'action raisonnable? Comme en Angleterre, s'il y a une chance que le demandeur ait gain de cause, alors il ne devrait pas être «privé d'un jugement». La longueur et la complexité des questions, la nouveauté de la cause d'action ou la possibilité que les défendeurs présentent une défense solide ne devraient pas empêcher le demandeur d'intenter son action.

 

 

 

Le critère que je dois appliquer pour savoir s'il convient ou non de radier la déclaration (ou certaines parties de la déclaration) du demandeur est le suivant : est-il évident et manifeste, ou, pour utiliser une autre expression, est-il «au-delà de tout doute raisonnable», que l'action ne peut réussir? Madame le juge Wilson poursuit d'ailleurs en disant que la plaidoirie ne devrait être radiée que si l'action est vouée à l'échec en raison d'un vice fondamental.

 

Qualité pour agir du Comité

            Le défendeur soutient d'abord que le demandeur, c'est-à-dire le Comité pour le transfert des délinquants autochtones de l'établissement Mountain, n'a pas qualité pour engager une action devant la Cour fédérale, mais que, de toute façon, puisqu'il est une association non dotée de la personnalité juridique, le Comité ne peut être représenté devant la Cour que par un avocat. À l'appui de la première partie de cette proposition, le défendeur se réfère à la règle 2 des Règles de la Cour fédérale, qui englobe dans le mot «demandeur» «toute personne par qui, ou pour le compte de qui, une procédure est engagée devant la Division de première instance»; le défendeur note ensuite que la règle 300(1) permet à un particulier d'agir seul, mais que la règle 300(2) oblige une personne morale à se faire représenter par un avocat, sauf lorsque la Cour autorise la personne morale à se faire représenter par l'un de ses dirigeants. D'où le défendeur conclut que, puisque le demandeur n'est ni un particulier ni une personne morale, il ne peut s'adresser à la Cour.

 

            Plusieurs observations viennent immédiatement à l'esprit. D'abord, la définition de «demandeur», dans la règle 2, n'est pas limitative, c'est plutôt une définition comprenant aussi les personnes qui engagent une instance.

 

            Deuxièmement, la règle 1713(1) prévoit qu'une personne peut être poursuivie sous le nom qu'elle utilise dans la gestion de ses affaires, ce qui nous conduit aux motifs de M. le juge Thurlow dans l'espèce CRTC c. Teleprompter Cable Communications Corporation, [1972] C.F. 1265. Dans cette affaire, le juge de première instance avait estimé que le CRTC pouvait soutenir une action en justice comme défendeur. Le CRTC interjeta appel. M. le juge Thurlow fit observer que le CRTC n'était pas une personne morale ou une entité ayant une personnalité juridique distincte de celle de ses membres et que Teleprompter aurait très bien pu joindre comme défendeurs chacun des membres du CRTC sous son propre nom ou sous le nom de sa charge. Voici ses propos :

                Hors les cas que prévoient les Règles 1708 à 1713, je ne connais aucune règle de cette Cour qui permette de désigner un groupe de défendeurs par le nom de ce groupe, mais d'autre part, je ne connais aucune règle de la Cour qui interdise une telle façon de procéder et il me semble que le fait de désigner le groupe par son nom officiel est particulièrement pratique et opportun dans un cas comme celui-ci où le but principal de l'action est d'obtenir que l'étendue des pouvoirs que confère la loi à ce groupe de personnes soit déterminée. J'estime donc que l'argument de l'appelant est de pure procédure, mal fondé et doit être rejeté. (p. 1267)

 

 

 

Or, on étirerait à l'extrême la remarque de M. le juge Thurlow si l'on devait permettre à une entité n'ayant pas la personnalité juridique, par exemple le Comité pour le transfert des délinquants autochtones, d'être demanderesse sous son propre nom, sans obliger les personnes concernées à engager un recours collectif sous leurs propres noms. En effet, selon la règle générale, les organismes dépourvus de la personnalité juridique ne sont pas des personnes morales et ne peuvent donc pas ester en justice. Cependant, si je devais radier la déclaration pour cet unique motif, j'autoriserais en l'espèce qu'un amendement soit apporté à l'intitulé de la cause pour que les membres du Comité apparaissent comme demandeurs sous leurs propres noms, au lieu du Comité.

 

            Troisièmement, si le demandeur n'est pas à ce stade représenté par un avocat, il ne s'agit pas là d'un vice fatal. La procédure n'est pas d'une nullité. En fait, si l'on devait laisser l'action continuer telle quelle, avec le Comité comme demandeur, il serait possible de la suspendre à condition qu'un avocat soit nommé à l'intérieur d'un certain délai.

 

            En résumé, dans la mesure où l'argument du défendeur concernant la capacité et la qualité pour agir se rapporte au Comité en tant que demandeur et à la représentation du Comité en justice, cet argument vise des imperfections qui peuvent être corrigées et, si l'argument appelle probablement la modification de l'acte de procédure ou la suspension de l'action, il ne saurait constituer pour autant un motif de radiation de l'action du demandeur. Cependant, les autres arguments du défendeur ont beaucoup plus de substance.

 

Recours fondé sur la Charte

            Le paragraphe 24(1) de la Charte, cité précédemment, offre un recours à «toute personne» victime de violation ou de négation des droits et libertés qui lui sont garantis par la Charte. Selon le défendeur, une association, telle que le Comité, dépourvue de la personnalité juridique ne fait pas partie de l'expression «toute personne» et, à l'appui de cette proposition, il cite l'ouvrage intitulé Cromwell on Locus Standi (Toronto, Carswell, 1986). Le passage qui traite des associations dépourvues de la personnalité juridique se lit ainsi :

(TRADUCTION)

                En ce qui concerne les associations dépourvues de la personnalité juridique, il existe encore peu de précédents tout à fait pertinents, et les commentateurs ont pour la plupart ignoré la difficulté. La règle générale indubitable est que les associations de ce genre ne sont pas des personnes morales et n'ont pas la capacité d'ester en justice. Cependant, même si le problème de la capacité est résolu, le critère de la qualité pour agir tel que l'énonce l'article 24, un critère selon lequel le requérant doit être une personne victime de violation ou de négation ou de ses droits et libertés, doit être observé. Et il n'est pas évident que les associations qui n'ont pas la personnalité juridique ont des droits aux termes de la Charte. Quoi qu'il en soit, le problème concerne surtout la capacité plutôt que la qualité pour agir (p. 98)

 

 

 

Ce passage est trop peu concluant pour autoriser la radiation d'une déclaration. De plus, l'action, telle qu'elle est intitulée par le Comité, est manifestement une action collective. Et c'est là, à mon sens, que les demandeurs se heurtent à une difficulté de taille.

 

Les actions collectives aux termes de la règle 1711

            Dans des motifs non publiés du 2 décembre 1996 se rapportant à l'affaire Pawar c. Sa Majesté la Reine, no du greffe T-1407-96, j'envisageais ainsi la nature et l'application de notre règle 1711 relative aux actions collectives :

                Les dispositions, relatives aux recours collectifs, de la règle 1711 des Règles de la Cour fédérale s'appliquent à la fois aux recours collectifs et aux actions catégorielles; v. Logan v. Canada (1994), 89 F.T.R. 37. Voici le premier paragraphe de cette règle :

 

1711.(1) Lorsque plusieurs personnes ont le même intérêt dans une procédure, la procédure peut être engagée et, sauf ordre contraire de la Cour, être poursuivie par ou contre l'une ou plusieurs d'entre elles en tant que représentant toutes ces personnes ou en tant que les représentant toutes à l'exception d'une d'entre elles ou plus.

 

                La règle ci-dessus vise à faire en sorte que toutes les personnes ayant le même intérêt soient liées par une même action et par un même jugement. Dans John v. Rees, [1970] Ch. 345, le juge Megarry, qui devait être par la suite le vice-chancelier de la Cour pendant de nombreuses années, avait à se prononcer sur l'application de la règle 12 de l'Ordonnance 15 d'Angleterre, qui est identique à notre règle 1711. Il a cité Duke of Bedford v. Ellis [1901] A.C. 1, page 8, où lord McNaughton évoquait la règle en equity qui devait devenir la règle 12 de l'Ordonnance 15, en soulignant qu'il s'agissait là d'une règle pragmatique, dont on devait donner une interprétation large et libérale et que s'il n'était pas possible de faire de tout intéressé une partie à l'instance, le demandeur devait en amener suffisamment pour que le litige pût être jugé de façon équitable et honnête. Et de conclure : (TRADUCTION) «Il m'apparaît évident qu'il ne faut pas voir dans cette règle un principe rigide, mais un outil pratique et flexible dans l'administration de la justice» (p. 370).

 

 

 

            Le premier argument du défendeur, un argument qui touche à la règle 1711, porte que le Comité n'est ni une personne physique ni une personne morale et qu'il ne peut donc invoquer la règle 1711 pour engager une action collective. Sans doute, mais le défaut pourrait être corrigé par la modification de l'intitulé de la cause.

 

            Il est plus important de savoir si le Comité demandeur a satisfait aux exigences ou éléments de preuve d'une action collective. Les éléments fondamentaux d'une action collective ou catégorielle sont décrits dans l'arrêt Duke of Bedford v. Ellis, [1901] A.C. 1. Cette affaire concernait une règle de la Chancellerie qui plus tard allait devenir la règle 12 de l'Ordonnance 15 d'Angleterre et qui préfigurait donc notre règle 1711. Il y a trois exigences : d'abord, les parties doivent avoir le même intérêt dans l'action; ensuite, elles doivent partager le même chef de plainte; et troisièmement, la réparation doit profiter à tous les membres du groupe. L'arrêt Duke of Bedford sert de fondement à de nombreuses décisions contemporaines; voir par exemple l'arrêt General Motors of Canada c. Naken, [1983] 1 R.C.S. 72.

 

            Les éléments fondamentaux ont également été énoncés par la Cour d'appel de la Colombie-Britannique dans l'arrêt Oregon Jack Creek Indian Band v. Canadian National Railway Co. (1989), 56 D.L.R. (4th) 404. Dans cette affaire, le tribunal devait examiner la règle 511 des Règles de la Cour suprême de la Colombie-Britannique, une règle qui correspond à notre règle 1711. Les éléments mentionnés par la Cour d'appel de la Colombie-Britannique, à la page 413, sont les suivants :

1.             La prétendue catégorie est-elle susceptible de définition claire et ferme?

 

2.Les principaux points de fait et de droit sont-ils essentiellement les mêmes pour tous les membres de la catégorie? et

 

3.Si la responsabilité est établie, existe-t-il une mesure unique de réparation pour tous les membres?

 

 

 

            En l'espèce, le défendeur soutient que je devrais appliquer la règle 5 des Règles de la Cour fédérale, dite «règle de substitution», pour introduire dans nos règles la British Columbia Class Proceedings Act, S.B.C. 1995, chapitre 21. Toutefois, comme je l'indiquais dans l'affaire Pawar, mentionnée ci-dessus, je ne suis pas convaincu que cela soit nécessaire. J'ai plutôt l'intention, comme l'a fait M. le juge Teitlebaum dans l'espèce Logan c. Canada (1995), 89 F.T.R. 37, de m'en remettre aux décisions antérieures de la Cour fédérale et à d'autres précédents faisant intervenir des règles comparables ou similaires. La jurisprudence dans le domaine est en effet abondante.

 

            Avant d'examiner si le Comité demandeur a satisfait aux divers critères requis pour faire de la présente instance une action collective, il faut décider une question préliminaire : le Comité est-il fondé à représenter la catégorie? Le Comité parle certainement au nom de ses cinq membres. Cependant, on me demande de tenir pour acquis le fait qu'il représente également quelque 1 800 autres délinquants autochtones. Certes, le Comité demandeur, un représentant qui s'est élu lui-même, n'a pas à obtenir le consentement de tous ceux qu'il prétend représenter : voir par exemple l'espèce Markt & Co. Ltd. v. Knight Steamship Company Limited, [1910] 2 K.B. 1021 (C.A.). Mais même compte tenu du contexte dans lequel la présente action a lieu, c'est-à-dire le milieu carcéral, je crois que le Comité aurait dû présenter des pièces attestant qu'il représente davantage que ses cinq membres. Pour cette raison, la procédure engagée est viciée.

 

            Je ne suis pas non plus persuadé que le Comité a la capacité de représenter équitablement et adéquatement quelque 1 800 autres personnes, d'autant plus qu'il n'est pas lui-même représenté en justice comme il devrait l'être. Sans doute un ou plusieurs délinquants autochtones pourraient-ils soumettre à la justice leur propre affaire, chacun d'eux comparaissant en son propre nom pour présenter ses arguments, mais en l'espèce le Comité prétend représenter lui‑même un grand nombre de personnes, ce qui est très différent. Pour cette raison, l'action doit être radiée. Mais l'affaire ne s'arrête pas là.

 

Catégorie identifiable

 

            Il importe d'identifier comme il convient les personnes au nom desquelles l'action collective ou catégorielle est engagée, et leur intérêt doit être démontré : voir par exemple l'affaire Mayrhofer c. Canada (1993), 61 F.T.R. 81, p. 94. M. Mayrhofer, un immigrant admis d'origine allemande, avait été détenu durant la Deuxième Guerre mondiale, de 1939 à 1944, année durant laquelle il fut expulsé. Il demanda d'être indemnisé pour la détention et pour le travail qu'il avait été tenu d'exécuter durant sa détention. Il voulut aussi, subsidiairement, former un recours collectif, la catégorie représentée comprenant ceux et celles qui avaient subi une discrimination fondée sur la race. Selon M. Mayrhofer, les membres de cette catégorie étaient connus du défendeur. M. le juge Teitlebaum estima qu'il s'agissait là d'une identification insuffisante. Au contraire, dans la présente affaire, même si la catégorie se modifie à mesure que les délinquants entrent dans le système et le quittent, elle est à mon avis suffisamment définie. Cependant, comme M. le juge Teitlebaum le faisait observer dans l'affaire Mayrhofer, il y a la question de l'intérêt de chacun des membres proposés de la catégorie, un aspect que j'examinerai maintenant.

 

Intérêt et sujet de plainte communs

            Selon l'arrêt Duke of Bedford, les parties représentées doivent avoir dans l'action un intérêt et un sujet de plainte communs doit être aussi le même.

 

            En l'espèce, l'intérêt et le sujet de plainte des membres de la catégorie proposée ne semblent pas les mêmes pour tous. Les délinquants sont incarcérés pour une multitude de raisons différentes. Pour certains, il pourra être tout à fait indiqué de les confier aux collectivités disposées à les recevoir, mais ce ne sera pas le cas pour d'autres. Les facteurs à considérer seront trop nombreux. Par exemple, dans l'affaire Kiist c. Canadian Pacific Railway Company, [1982] 1 C.F. 361, la Cour d'appel fédérale devait statuer sur une requête visant à faire radier une réclamation de producteurs de céréales contre la Canadian Pacific Railway Company, la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada et la Commission canadienne du blé. La réclamation était fondée sur le motif que les trois défenderesses n'avaient pas fourni d'installations suffisantes pour le transport du grain. La Cour jugea que la catégorie proposée contenait des demandeurs dont chacun dépendait de nombreuses variables, notamment les contingents additionnels et l'aptitude de chacun des producteurs à remplir son contingent. Chaque producteur serait un cas particulier. Finalement, la Cour a estimé que la catégorie proposée ne pouvait convenir à un recours collectif. Il n'en va pas différemment ici, l'article 81 n'obligeant pas le ministre à confier à des collectivités tous les délinquants autochtones. L'article 81 est une disposition facultative, qui obligerait le ministre à considérer le cas de chaque délinquant. Il faudrait à l'évidence que les délégués du ministre choisissent avec circonspection les bénéficiaires d'un tel programme. Les aspects factuels ne seraient pas les mêmes pour tous les membres de la catégorie de délinquants autochtones. Certains membres de la catégorie pourraient bénéficier de l'éventuelle mise en pratique de l'article 81 de la Loi, mais d'autres non. Et cela nous conduit au troisième critère énoncé dans l'arrêt Duke of Bedford, critère selon lequel la réparation doit bénéficier à tous les membres.


Les bénéficiaires de l'action collective

            Dans l'affaire Cairns c. Société du crédit agricole, no du greffe T-1511-91, M. le juge Denault note que, dans une action collective, «... la réparation souhaitée doit, de par sa nature, être avantageuse pour tous les membres de la catégorie; comme on le dit parfois, (TRADUCTION) «si les demandeurs gagnent, tous gagnent» : ...» (p. 5). Puis il mentionne la position de la Cour suprême du Canada sur la question de l'identité d'intérêt dans l'issue du jugement :

 

                La règle 1711 exige que les parties demanderesses et ceux qu'elles visent à représenter aient le «même intérêt» dans les procédures. Dans l'arrêt General Motors of Canada Limited et Naken, [1983] 1 R.C.S. 72, la Cour suprême du Canada a jugé que cela veut dire que les demandeurs doivent tous avoir le même intérêt dans l'issue du jugement.

 

 

 

M. le juge Denault fait ensuite observer qu'une action collective ne saurait permettre aux membres de la catégorie de demander divers types de réparation adaptés à une diversité de besoins, mais plutôt que chacun des demandeurs doit avoir le même intérêt dans l'issue du procès et que, à tout le moins, l'issue du procès doit avoir un effet pratique sur chaque membre de la catégorie. C'est aussi le point de vue adopté par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Naken (supra).

 

            La Cour d'appel fédérale faisait observer, dans l'arrêt Canada c. Perry [1982] 1 C.F. 624, p. 637, que la règle applicable aux actions collectives ne devrait pas être interprétée dans un sens strict et rigoureux, mais devrait plutôt être considérée comme une règle générale et non impérative (p. 637). Il n'en reste pas moins qu'en l'espèce, certains membres de la catégorie que le demandeur prétend représenter pourront bénéficier du redressement obtenu, et d'autres non. La présente procédure ne convient donc pas à une action collective. Elle est donc radiée.

 

Disposition non impérative

            Selon l'avocat du défendeur, n'est pas en droit une cause raisonnable d'action l'affirmation selon laquelle, en ne mettant pas en pratique l'article 81 de la Loi, le défendeur porte atteinte aux droits des demandeurs aux termes de l'article 7 de la Charte ou manque à une obligation que lui impose le législateur. Il invoque l'espèce Sa Majesté la Reine c. Sheldon S., [1990] 2 R.C.S. 254, dans laquelle le juge en chef Dickson a rendu l'arrêt unanime. Cette affaire concernait une disposition de la Loi sur les jeunes contrevenants qui prévoyait que le recours à des mesures de rechange à l'endroit d'un jeune contrevenant «peut» se faire. La disposition pertinente se lisait ainsi :

4. (1) Le recours à des mesures de rechange à l'endroit d'un adolescent à qui une infraction est imputée, plutôt qu'aux procédures judiciaires prévues par la présente loi, peut se faire si les conditions suivantes sont réunies :

 

a) ces mesures sont dans le cadre d'un programme de mesures de rechange autorisé soit par le procureur général ou son délégué, soit par une personne ou une personne faisant partie d'une catégorie de personnes désignée par le lieutenant-gouverneur en conseil d'une province;

                                                                                                                                                             (non souligné dans l'original)     

 

 

 

Le passage suivant de l'arrêt Sheldon S., aux pages 275-276, trouve application non seulement aux circonstances de l'espèce Sheldon S., mais aussi à celles du présent recours formé par le Comité pour le transfert des délinquants autochtones de l'établissement Mountain :

                Du point de vue de son contexte, de ses dispositions, de sa portée et de ses objets, j'estime que la Loi sur les jeunes contrevenants confère aux procureurs généraux provinciaux le pouvoir, sans leur imposer l'obligation, d'élaborer et de mettre en oeuvre des programmes de mesures de rechange. Le législateur fédéral a laissé aux provinces le soin de s'occuper d'une question qui, selon lui, se règle le mieux au niveau provincial. À mon avis, le Parlement a dû prévoir que le par. 4(1) entraînerait des différences entre les provinces quant au contenu des programmes de mesures de rechange et aussi quant à savoir si de tels programmes seraient même instaurés. En réalité, la loi visait à favoriser la diversité comme moyen de permettre «l'adaptation» de programmes de mesures de rechange aux moyens et aux besoins des régions.

 

 

 

Le juge en chef Dickson souligne que, pour arriver à cette conclusion, il a interprété les termes du texte législatif dans leur contexte intégral et dans leur sens grammatical et courant, en harmonie avec l'économie du texte législatif, l'objet du texte législatif et l'intention du législateur, de telle sorte que, par une interprétation globale, chacun des éléments du texte législatif s'insère logiquement dans l'ensemble du texte. Il arrive à la conclusion que le texte législatif confère le pouvoir, mais n'impose pas l'obligation, d'élaborer et d'appliquer des mesures correctives de rechange à l'intention des jeunes contrevenants.

 

            La conclusion selon laquelle une disposition non impérative n'entraîne pas l'obligation formelle d'autoriser des mesures de rechange trouve une application directe dans la présente affaire, car l'article 81 de la Loi est manifestement une disposition non impérative lorsqu'elle prévoit que le ministre peut conclure avec une collectivité autochtone un accord prévoyant la prestation de services correctionnels aux délinquants autochtones. Il n'y a en l'espèce aucune obligation. Il est indubitable que, vu cette absence d'obligation, l'action des demandeurs ne peut réussir : en bref, la cause d'action invoquée par les demandeurs est déraisonnable et l'action doit être radiée.

 

Possibilité d'un mandamus

            L'avocat du défendeur ajoute avec raison qu'une procédure de mandamus n'est pas recevable pour forcer le ministre à adopter une politique. Dans l'affaire Beauchemin c. C.E.I.C. (1988), 15 F.T.R. 83, le demandeur sollicitait un bref de mandamus ordonnant à la Commission de l'emploi et de l'immigration du Canada de lui verser des prestations d'assurance-chômage. Le tribunal fit observer que la requête en mandamus n'était pas recevable puisque la Commission n'est pas tenue juridiquement de verser des prestations. En l'espèce, j'ai déjà mentionné que le défendeur n'est pas tenu de mettre en pratique l'article 81 de la Loi.

 

CONCLUSION

            La présente action ne peut réussir, que ce soit comme action collective ou, après modification de l'intitulé de la cause, comme action engagée par l'un ou plusieurs des demandeurs sous leurs propres noms. Dans le premier cas, les membres de la catégorie n'ont pas tous le même intérêt ni le même sujet de plainte, et ils ne bénéficieront pas tous du redressement obtenu. Dans le premier comme dans le deuxième cas, l'action n'est pas fondée juridiquement, car l'article 81 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition n'oblige aucunement le défendeur à appliquer des mesures de placement dans la collectivité. Aucune modification de la procédure ne peut compenser cette absence d'obligation et la procédure est donc radiée pour défaut de cause raisonnable d'action, sans possibilité de modification.

 

            La radiation de l'action ne signifie pas que le Comité a perdu son temps, car j'imagine que les membres du Comité voulaient explorer la possibilité d'un redressement devant la Cour fédérale. Maintenant que l'action est radiée, les membres du Comité devraient peut-être engager leur effort sur une voie plus prometteuse.


            Les demandeurs ont plutôt bien plaidé leur cause. Ils ont fourni les détails qu'on leur demandait de fournir. Aux dires de tous, les demandeurs ont agi de bonne foi et avec mesure. Il semble d'ailleurs qu'il s'agit là de leur première tentative devant la Cour fédérale. Si je devais prononcer sur les dépens, il s'agirait de dépens symboliques. Cependant, d'une part je ne vois aucun avantage à ce que le défendeur consacre davantage de temps à cette affaire en faisant taxer ses dépens, d'autre part j'imagine sans mal que les demandeurs se heurteraient à des difficultés s'ils étaient condamnés aux dépens dans une affaire qui leur semblait défendable. Par conséquent, il n'y aura aucune adjudication des dépens.

 

 

 

 

                                                                                                                                   Le protonotaire

 

 

                                                                                                                                John A. Hargrave

 

Vancouver (Colombie-Britannique)

le 6 janvier 1997

 

 

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme :          _____________________________________

 

                                                                        François Blais, LL.L.


                           AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :COMITÉ POUR LE TRANSFERT DES

 DÉLINQUANTS AUTOCHTONES DE L'ÉTABLISSEMENT MOUNTAIN, AU NOM DE SES MEMBRES ET AU NOM DE TOUS LES DÉLINQUANTS AUTOCHTONES DU SERVICE CORRECTIONNEL DU CANADA,

 

                                                                          - et -

 


SOLLICITEUR GÉNÉRAL DU CANADA,

 

 

 

No DU GREFFE :                                         T-1940-96

 

 

 

REQUÊTE JUGÉE SUR PIÈCES, SANS COMPARUTION DES AVOCATS

 

 

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE DU PROTONOTAIRE JOHN A. HARGRAVE, en date du 6 janvier 1996

 

 

 

 

OBSERVATIONS ÉCRITES DE :

 

 

            E.C. Bolton, président

            M. Schemmann, secrétaire               pour les demandeurs

 

 

            Darlene Prosser                                             pour le défendeur

 

 

 

 

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

            George Thomson

            Sous-procureur général du Canada            pour le défendeur

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.