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                                                                                                                                  Date: 19990428

                                                                                                                              Dossier: T-790-98

ENTRE:

                                              CONSTANCE CLARA FOGAL et

                         THE DEFENCE OF CANADIAN LIBERTY COMMITTEE/

                                    LE COMITÉ DE LA LIBERTÉ CANADIENNE,

                                                                                                                                    demandeurs,

                                                                          - et -

                                SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA,

         LE SECRÉTAIRE D'ÉTAT, LE MINISTRE DES AFFAIRES EXTÉRIEURES,

                               LE MINISTÈRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET

                                           DU COMMERCE INTERNATIONAL,

                                      LE TRÈS HONORABLE SERGIO MARCHI,

                                     LE TRÈS HONORABLE JEAN CHRÉTIEN et

                                           D'AUTRES MEMBRES DU CABINET,

                                                                                                                                      défendeurs.

                                                 MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE MCKEOWN

1�        Les défendeurs demandent à la Cour de rejeter la demande de contrôle judiciaire parce qu'elle devenue théorique. Les demandeurs cherchent à obtenir un jugement déclaratoire, un bref de prérogative et une injonction interdisant la signature, la ratification et la mise en oeuvre de l'Accord multilatéral sur l'investissement (AMI). Depuis le dépôt de la demande, les négociations entreprises sous l'égide de l'Organisation de Coopération et de Développement économique (OCDE) relativement à l'AMI se sont terminées sans qu'un accord soit conclu. Les demandeurs soutiennent que les négociations se poursuivent à l'Organisation mondiale du commerce (OMC) et ailleurs, et que la définition de négociation utilisée par les défendeurs est trop restreinte.

2�        La requête soulève trois questions : (1) la Cour devrait-elle entendre une requête interlocutoire visant le rejet de la demande de contrôle judiciaire; (2) la demande de contrôle judiciaire est-elle devenue théorique ou existe-t-il un litige actuel; (3) si la demande est théorique, la Cour devrait-elle exercer son pouvoir discrétionnaire d'entendre la demande malgré tout?

LES FAITS

3�        L'avis introductif déposé le 23 avril 1998, présentait ainsi la demande :

[TRADUCTION]

une demande ..., en vue d'obtenir, sous le régime des articles 18 et 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, modifiée, un jugement déclaratoire ainsi qu'un bref de prérogative et une injonction accessoires à l'égard de la signature, de la ratification et de la mise en oeuvre de l'Accord multilatéral sur l'investissement, un traité qui a reçu ou doit recevoir la prétendue signature des défendeurs, en vertu de la prétendue prérogative de la Couronne, prétendument au nom du Canada, par l'intermédiaire de l'OCDE, et les demandeurs présenteront une demande ...

visant des redressements énumérés. Toutefois, il importe de signaler que la demande vise un traité, appelé l'AMI, négocié par le truchement de l'OCDE.

4�        Les négociations en vue de la conclusion de l'AMI ont débuté à la réunion de mai 1995 du Conseil de l'OCDE au niveau des ministres. Elles se sont poursuivies pendant le mois de septembre suivant. Le but était de parvenir à un accord pour la réunion annuelle des ministres de 1997. Au moment de cette réunion, toutefois, les négociations n'étaient pas encore terminées. Les ministres ont consenti à continuer les négociations jusqu'à leur réunion de 1998. Au mois de février 1997, une version préliminaire de l'AMI a été communiquée sur internet. Les négociations étaient toujours en cours à la date de la réunion du conseil de 1998. Lors de cette réunion, les ministres se sont entendus sur la tenue d'une période d'évaluation et ont convenu qu'il était nécessaire de tenir d'autres consultations entre les parties à la négociation et avec les citoyens intéressés de leur pays. La réunion subséquente du groupe de négociation devait se tenir au mois d'octobre 1998. La France s'est retirée des négociations à l'OCDE, et la réunion prévue du groupe de négociation ne s'est tenue qu'à titre de rencontre informelle, au cours de laquelle il n'y a pas eu de négociation concernant l'AMI. Aucune autre séance de négociation n'a été prévue.

5�        Les négociations à l'OCDE en vue de la conclusion de l'AMI ont pris fin sans que celui-ci ne soit conclu. Dans une lettre en date du 23 octobre 1998, le ministre du commerce international a informé les députés et les sénateurs en ces termes :

Comme vous le savez peut-être déjà, les négociations entourant un éventuel Accord multilatéral sur l'investissement (AMI), qui se déroulaient sous les auspices de l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), ont pris fin sans qu'un accord ne soit conclu. Cela a été confirmé lors de la dernière réunion que nos négociateurs ont tenue à Paris le 20 octobre dernier. Cette réunion a enfin permis de clarifier et de clore la question.

6�        Le 3 décembre 1998, les hauts fonctionnaires en charge de la politique d'investissement ont été consultés de façon informelle à l'OCDE. À la suite de cette réunion, l'organisme a publié un communiqué de presse déclarant qu'il ne se tenait plus de négociations relatives à l'AMI. Il s'ensuit que les négociations sont terminées et que l'équipe de négociation du Canada a été dissoute.

7�        La position du Canada est que l'OMC devrait être le lieu d'où émanerait d'éventuelles règles internationales en matière d'investissement. Actuellement, cet organisme ne préside à aucune négociation relativement à un AMI. Lors de la réunion de 1996 de l'OMC, tenue à Singapour, on a vainement tenté de promouvoir le lancement de telles négociations. Tout ce qui a été obtenu, c'est la constitution d'un groupe de travail chargé d'examiner la relation entre le commerce et l'investissement, à la condition expresse, cependant, que le travail entrepris n'anticiperait pas sur la question de savoir si des négociations se tiendraient plus tard. Pour les fins de la présente demande, je considère que le Canada est favorable à la conclusion d'une forme ou d'une autre d'AMI dans le cadre de l'OMC, mais que la date, la forme ou la faisabilité de ce nouvel accord sont inconnues.

8�        Les demandeurs contestent que les négociations à l'OCDE aient cessé. Compte tenu de la déclaration ferme du ministre et du communiqué de presse de l'OCDE, je ne puis conclure que des négociations continuent de se tenir, au sens que l'on donne normalement au mot « tenir » . Le gouvernement du Canada a dit clairement qu'il souhaite que de nouvelles négociations concernant un AMI s'ouvrent sous les auspices de l'OMC, mais la présente demande ne porte pas sur cette position.

9�        Les demandeurs font valoir que plusieurs des éléments de leur demande de redressement ne sont pas théoriques, pas plus que la demande visant à faire déclarer inconstitutionnels les articles 37, 38 et 39 de la Loi sur la preuve au Canada. Je conviens que certaines des questions de droit dont je suis saisi ne sont pas théoriques, comme l'étendue actuelle de la prérogative de la Couronne et la question de savoir si, en vertu de la Loi constitutionnelle de 1981 le pouvoir exécutif peut se prévaloir de cette prérogative sans autorisation parlementaire pour conclure des traités. La question de la compétence des défendeurs de négocier un traité analogue à l'AMI, dans le cadre constitutionnel, n'est pas théorique. Toutefois, l'objet de l'avis introductif de demande est devenu théorique. La requête visant à enjoindre à Mme Mackenzie de répondre aux questions à l'égard desquelles elle avait invoqué les articles 37, 38 et 39 pour refuser de le faire ne produirait aucune réponse affirmant que la question de l'AMI n'est pas close à l'OCDE. Ces questions    avaient été posées avant la clôture des négociations, et elles ne pouvaient donc inclure une question sur la fin de négociations visant à mener l'AMI à terme à l'OCDE.

ANALYSE

Première question :La Cour devrait-elle entendre une requête interlocutoire visant le rejet de la demande de contrôle judiciaire?

10�      Dans l'arrêt David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., [1995] 1 C.F. 588, à la p. 600, la Cour d'appel fédérale a statué que notre Cour avait compétence pour rejeter la suspension interlocutoire d'une demande de contrôle judiciaire ?qui n'a aucune chance d'être accueillie, tout en signalant que cette compétence ne pourrait être exercée que dans des cas très exceptionnels. La Cour fédérale a exercé ce pouvoir lorsque la demande de contrôle judiciaire était devenue théorique. Dans la décision Labbé c. Létourneau (1997), 128 F.T.R. 291, le juge MacKay s'est exprimé ainsi, à la p. 300 :

Une demande de contrôle judiciaire est habituellement examinée sur le fond le plus rapidement possible et il est inhabituel de radier une requête de cette nature sans entendre les arguments s'y rapportant. Néanmoins, il est certain que la Cour rejettera de façon sommaire une requête introductive d'instance qui n'a aucune chance d'être accueillie.

Il a ajouté :

À mon avis, tel est le cas de la requête introductive d'instance du colonel Labbé en l'espèce. Son objet et la réparation qu'elle vise sont devenus théoriques avant l'audition de la présente demande par suite de la comparution du colonel Labbé devant la Commission et de l'acceptation par celui-ci des mesures prises en vue de son témoignage à compter de la date d'audition de la présente affaire.

11�      La Cour a également refusé d'exercer cette compétence dans d'autres affaires, mais le caractère théorique n'était pas en cause. J'ai compétence pour rejeter la demande de contrôle judiciaire à ce stade interlocutoire si elle n'a aucune chance d'être accueillie.

            Deuxième question:La demande de contrôle judiciaire est-elle devenue théorique ou existe-t-il un litige actuel?

12�      L'arrêt de principe sur la théorie du caractère théorique est l'arrêt Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342. Le juge Sopinka, s'exprimant au nom de la Cour, a expliqué ainsi cette théorie, à la p. 353 :

La doctrine relative au caractère théorique est un des aspects du principe ou de la pratique générale voulant qu'un tribunal peut refuser de juger une affaire qui ne soulève qu'une question hypothétique ou abstraite. Le principe général s'applique quand la décision du tribunal n'aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties. Si la décision du tribunal ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, le tribunal refuse de juger l'affaire. Cet élément essentiel doit être présent non seulement quand l'action ou les procédures sont engagées, mais aussi au moment où le tribunal doit rendre une décision. En conséquence, si, après l'introduction de l'action ou des procédures, surviennent des événements qui modifient les rapports des parties entre elles de sorte qu'il ne reste plus de litige actuel qui puisse modifier les droits des parties, la cause est considérée comme théorique. Le principe ou la pratique générale s'applique aux litiges devenus théoriques à moins que le tribunal n'exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas l'appliquer. J'examinerai plus loin les facteurs dont le tribunal tient compte pour décider d'exercer ou non ce pouvoir discrétionnaire.

La démarche suivie dans des affaires récentes comporte une analyse en deux temps. En premier, il faut se demander si le différend concret et tangible a disparu et si la question est devenue purement théorique. En deuxième lieu, si la réponse à la première question est affirmative, le tribunal décide s'il doit exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l'affaire.

[Non souligné dans l'original]

Le juge Sopinka est ensuite passé (à la p. 354) au premier volet de l'analyse, lequel :

exige qu'on se demande s'il reste un litige actuel. Diverses circonstances, dont je vais donner des exemples, peuvent faire disparaître un litige et rendre la question théorique.

Il a conclu qu'il « n'y a[vait] plus de litige actuel ni de différend concret puisque le substratum du pourvoi de M. Borowski a[vait] disparu » . Dans cette affaire, M. Borowski contestait la constitutionnalité de certaines dispositions de l'article 251 du Code criminel. Dans l'intervalle, la Cour suprême avait invalidé ledit article dans l'arrêt R. c. Morgentaler (N0 2), [1988] 1 R.C.S. 30.

13�      En l'espèce, bien qu'ait pu exister un litige actuel lorsque la demande de contrôle judiciaire a été introduite, il ressort clairement des propos du ministre du Commerce international et de ceux de l'OCDE que toute possibilité d'accord a disparu. L'AMI qui était en cours de négociation ne s'est jamais réalisé, et les négociations à l'OCDE ont pris fin. Il me faut donc passer maintenant à la deuxième étape de l'analyse et examiner ce qui peut servir de fondement à l'exercice par la Cour du pouvoir discrétionnaire d'entendre ou de refuser d'entendre la demande.

Deuxième question:Si la demande est devenue théorique, la Cour devrait-elle exercer son pouvoir discrétionnaire d'entendre la demande de contrôle judiciaire malgré tout?

14�      Le juge Sopinka, dans l'arrêt Borowski, précité, a examiné les trois assises des lignes directrices servant à déterminer s'il y a lieu d'exercer le pouvoir discrétionnaire d'entendre une demande.

15�      Avant d'examiner les critères, le juge Sopinka a expliqué, à la p. 358 :

Pour formuler des lignes directrices applicables à l'exercice du pouvoir discrétionnaire visant à écarter une pratique habituelle, il est utile d'en étudier les assises. Dans la mesure où une assise donnée de cette pratique est faible ou inexistante, les raisons de l'appliquer diminuent ou disparaissent.

La première raison d'être de la politique ou de la pratique en question tient à ce que la capacité des tribunaux de trancher des litiges a sa source dans le système contradictoire. L'exigence du débat contradictoire est l'un des principes fondamentaux de notre système juridique et elle tend à garantir que les parties ayant un intérêt dans l'issue du litige en débattent complètement tous les aspects. Il semble que cette exigence puisse être remplie si, malgré la disparition du litige actuel, le débat contradictoire demeure.

En l'espèce, les deux parties reconnaissent que l'aspect contradictoire est très présent et que le premier critère est rempli.

16�      Le juge Sopinka s'est ensuite penché sur la question de l'économie des ressources judiciaires, à la p. 360 :

La deuxième grande raison d'être de la doctrine du caractère théorique tient à l'économie des ressources judiciaires. (Voir: Sharpe, "Mootness, Abstract Questions and Alternative Grounds: Deciding Whether to Decide", Charter Litigation.) La triste réalité est qu'il nous faut rationner et répartir entre les justiciables des ressources judiciaires limitées. ... La saine économie des ressources judiciaires n'empêche pas l'utilisation de ces ressources, si limitées soient-elles, à la solution d'un litige théorique, lorsque les circonstances particulières de l'affaire le justifient.

L'économie des ressources judiciaires n'empêche pas non plus d'entendre des affaires devenues théoriques dans les cas où la décision de la cour aura des effets concrets sur les droits des parties même si elle ne résout pas le litige qui a donné naissance à l'action. L'influence de ce facteur, combiné au premier facteur mentionné plus haut, est évidente dans l'affaire Vic Restaurant Inc. v. City of Montreal, précitée.

17�      Les demandeurs m'exhortent à appliquer l'arrêt Vic Restaurant Inc. v. City of Montréal, [1959] R.C.S. 58, en raison de la similitude des faits dans les deux affaires. Dans cette dernière affaire, toutefois, le restaurant qui avait demandé le renouvellement de permis autorisant la vente d'alcool et l'exploitation d'un restaurant avait été vendu, et la Cour ne pouvait donc ordonner par mandamus la délivrance de permis. Des poursuites étaient pendantes contre les demandeurs à l'égard d'infractions à du règlement municipal visé par la contestation judiciaire. La différence en l'espèce provient de ce que personne ne peut prévoir la nature du nouvel AMI. Un futur accord pourrait soulever certaines des mêmes questions juridiques, mais il se peut également qu'il en fasse naître de nouvelles.

18�      Le juge Sopinka a également écrit, à la p. 360 :

De même, il peut être justifié de consacrer des ressources judiciaires à des causes théoriques qui sont de nature répétitive et de courte durée. Pour garantir que sera soumise aux tribunaux une question importante qui, prise isolément, pourrait échapper à l'examen judiciaire, on peut décider de ne pas appliquer strictement la doctrine du caractère théorique.

Il a ajouté, à la p. 361 :

Le simple fait, cependant, que la même question puisse se présenter de nouveau, et même fréquemment, ne justifie pas à lui seul l'audition de l'appel s'il est devenu théorique. Il est préférable d'attendre et de trancher la question dans un véritable contexte contradictoire, à moins qu'il ressorte des circonstances que le différend aura toujours disparu avant d'être résolu.

Il y aura des affaires qui soulèveront les mêmes questions, mais le différend n'aura pas disparu avant d'être résolu. Les négociations relatives à l'AMI se sont poursuivies pendant trois ans avant qu'il y soit mis fin sans qu'elles aient donné de résultat. Rien ne permet de croire qu'un traité sera négocié, conclu et signé avant que les demandeurs n'aient l'occasion d'introduire une instance devant la Cour.

19�      Toujours au sujet de l'économie des ressources judiciaires, le juge Sopinka a encore dit, à la p. 361 :

On justifie également de façon assez imprécise, l'utilisation de ressources judiciaires dans des cas où se pose une question d'importance publique qu'il est dans l'intérêt public de trancher. Il faut mettre en balance la dépense de ressources judiciaires et le coût social de l'incertitude du droit.

Relativement à l'affaire Borowski, le juge a déclaré, à la p. 364 :

Aucun des autres facteurs dont j'ai parlé et qui justifieraient de consacrer des ressources judiciaires à l'affaire ne s'applique. L'affaire n'aura pas d'effets accessoires pratiques sur les droits des parties. Il ne s'agit pas d'une situation susceptible à la fois de se répéter et de ne jamais être soumise aux tribunaux. Il sera probablement possible de soumettre la question à la Cour à propos d'une loi précise ou peut-être à propos de l'examen d'un acte gouvernemental précis. De plus en l'espèce, une décision dans l'abstrait sur les droits du foetus ne favoriserait pas nécessairement l'économie des ressources judiciaires puisqu'il est probable que, de toute façon, les tribunaux soient appelés à se prononcer sur des textes législatifs ou des actes gouvernementaux précis.

À mon avis, les passages précédents s'appliquent très bien à l'affaire dont je suis saisi. En effet, les parties, comme je l'ai déjà mentionné, conviennent que certaines de ces questions seront soumises de nouveau à la Cour si le gouvernement entreprend des négociations et parvient à un nouveau projet d'entente en vue d'un AMI ou à une version définitive d'AMI, mais il est également incontestable que toute affaire future n'échapperait pas à un examen judiciaire.

20�      Le juge Sopinka a écrit au sujet de la troisième assise, à la p. 362 :

La troisième raison d'être de la doctrine du caractère théorique tient à ce que la Cour doit prendre en considération sa fonction véritable dans l'élaboration du droit. La Cour doit se montrer sensible à sa fonction juridictionnelle dans notre structure politique. On pourrait penser que prononcer des jugements sans qu'il y ait de litige pouvant affecter les droits des parties est un empiétement sur la fonction législative.

Examinant comment, dans l'affaire Borowski, le troisième critère serait déterminant pour ce qui est de l'exercice du pouvoir discrétionnaire judiciaire, il a affirmé, à la p. 365 :

Même si j'étais enclin à me prononcer en faveur de l'appelant pour les deux premiers facteurs, je refuserais d'exercer le pouvoir discrétionnaire de rendre une décision sur le fond du pourvoi à cause du troisième facteur. Un des éléments de ce troisième facteur est la nécessité d'être sensible à l'efficacité et à l'efficience de l'intervention judiciaire. La nécessité pour les tribunaux de faire preuve d'une certaine souplesse dans l'application de la doctrine du caractère théorique exige plus que la simple considération de l'importance de la question. L'appelant demande une opinion juridique sur l'interprétation de laCharte canadienne des droits et libertés en l'absence de loi ou d'acte gouvernemental qui donnerait lieu à l'application de laCharte. Seul le gouvernement peut le faire. L'appelant cherche en réalité à transformer le pourvoi en renvoi d'initiative privée. En fait, il ne cherche même pas à faire trancher la question qui était l'objet de l'action, c'est-à-dire la validité de l'art. 251 duCode criminel. Il veut maintenant poser une question qui a trait à laCharte canadienne des droits et libertés uniquement. On ne demande pas une réponse à une question théorique, mais une réponse à une question différente, à une question abstraite. Faire droit à cette demande empiéterait sur le droit du pouvoir exécutif d'ordonner un renvoi et pourrait empêcher le législateur de prendre une décision, en lui dictant les termes des dispositions législatives à adopter. Ce serait une dérogation marquée au rôle traditionnel de la Cour.

La présente espèce porte sur une allégation relative à un projet gouvernemental. Toutefois, ce que les demandeurs souhaitent véritablement obtenir, en bout de ligne, c'est une opinion relative à un accord qui peut se conclure après la tenue de négociations à quelque part. Comme dans l'affaire Borowski, les demandeurs cherchent à transformer la présente instance en renvoi d'initiative privée.

21�      Dans l'affaire Phillips c. Nouvelle-Écosse, [1995] 2 R.C.S. 97, le juge Sopinka a examiné la question du caractère théorique ainsi que celle, qui s'y rattache de près, de la nécessité d'un fondement factuel pour les contestations relatives à la Charte. Il a écrit, à la p. 111 :

Notre Cour a dit à maintes reprises qu'elle ne devait pas se prononcer sur des points de droit lorsqu'il n'est pas nécessaire de le faire pour régler un pourvoi. Cela est particulièrement vrai quand il s'agit de questions constitutionnelles et le principe s'applique avec encore plus de force si le fondement de la procédure qui a été engagée a cessé d'exister.

22�      J'ai déjà fait état de la possibilité que l'OMC puisse éventuellement entreprendre des négociations en vue de la conclusion d'un accord international portant sur les règles en matière d'investissement. Toutefois, la forme et le contenu de tout accord pouvant être conclu si des négociations devaient porter fruit ne sont actuellement que des conjectures. Selon moi, cette situation s'apparente beaucoup à celle qui a été soumise à la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Native Women's Association of Canada c. Canada (1992), 145 N.R. 253, aux p. 254 et 255, où le Juge en chef Isaac a statué :

Nous croyons qu'il n'a pas été satisfait à au moins deux de ces critères, soit l'économie des ressources judiciaires et l'opportunité de l'intervention judiciaire. Il est absolument impossible de déterminer si un tel processus de révision de la Constitution se répétera et, dans l'affirmative, la forme qu'il prendra et le moment où il aura lieu. Si on s'en remet à l'histoire, ce processus sera vraisemblablement différent de ceux qui ont mené à l'accord du Lac Meech et à l'entente de Charlottetown, qui différaient l'un de l'autre.

On ne peut avec certitude affirmer que les difficultés auxquelles les appelantes ont fait face au cours du processus adopté à Charlottetown se reproduiront ni établir les limites que, dans un contexte factuel différent, le tribunal se fixera pour intervenir dans un processus constitutionnel futur.

23�      Ayant conclu que la demande était théorique, je refuse d'exercer le pouvoir discrétionnaire judiciaire de statuer sur le fond pour les raisons exposées ci-dessus.

24�      Les demandeurs prétendent que la règle 64 des Règles de la Cour fédérale empêche la Cour de refuser d'entendre une demande de contrôle judiciaire lorsqu'un jugement déclaratoire est demandé. Voici le texte de ladite règle :

64.            Jugement déclaratoire Il ne peut être fait opposition à une instance au motif qu'elle ne vise que l'obtention d'un jugement déclaratoire, et la Cour peut faire des déclarations de droit qui lient les parties à l'instance, qu'une réparation soit ou puisse être demandée ou non en conséquence.

Les demandeurs ajoutent que l'examen de la prérogative de la Couronne relativement à la demande de jugement déclaratoire visant la constitutionnalité ainsi que les paramètres de cette prérogative en ce qui concerne le pouvoir de conclure des traités ne peuvent devenir théorique du fait du simple échec possible ou allégué de négociations données dans un forum particulier.

25�      La règle 64 ne permet pas d'échapper à la théorie du caractère théorique. Dans l'arrêt Operation Dismantle c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441, aux p. 479 à 482, le juge Wilson a abordé directement cette question. Elle s'es exprimée ainsi, en particulier, aux p. 481 et 482 :

Les appelants reconnaissent que le jugement déclaratoire d'inconstitutionnalité est un redressement discrétionnaire (Solosky c. La Reine, [1980 1 R.C.S. 821), mas ils disent que ce pouvoir discrétionnaire appartient au tribunal de première instance et ne peut être exercé qu'après audition sur le fond. En conséquence, leur demande de redressement n'aurait pas dû être radiée à ce stade préliminaire, quel que soit le sort réservé à leurs autres prétentions. Toutefois, comme le font remarquer les intimés, un jugement déclaratoire n'est discrétionnaire qu'en ce sens que le tribunal peut le refuser, même si on a apporté une preuve le justifiant: voir Zamir, The Declaratory Judgment (1962), à la p. 193. Donc la Cour saisie d'une requête en radiation qui invoque que la déclaration ne révèle aucune cause raisonnable d'action n'usurpe en rien le pouvoir discrétionnaire du tribunal de première instance.

Je signale également que dans l'arrêt Borowski, l'appelant demandait notamment un jugement déclaratoire et que la Cour a statué que le pourvoi était théorique et a refusé d'exercer son pouvoir discrétionnaire.

26�      Vu ma conclusion relative au caractère théorique et mon refuse d'exercer le pouvoir discrétionnaire en cause, il n'est pas nécessaire que j'examine la question de la qualité pour agir des demandeurs.

27�      La requête visant le rejet de la demande de contrôle judiciaire en raison de son caractère théorique est accordée et la demande est rejetée.

                                                                                    « William P. McKeown »

                                                                                    J.C.F.C.

Vancouver (Colombie-Britannique)

28 avril 1999

Traduction certifiée conforme

                             

Ghislaine Poitras, LL.L.


                                                 COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                            SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                                  AVOCATS ET AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :T-790-98

INTITULÉ :CONSTANCE CLARA FOGAL ET AL. ET SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA ET AL.

LIEU DE L'AUDITION :       VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

DATE DE L'AUDITION :     22 AVRIL 1999

MOTIFS DE L'ORDONNANCE DU JUGE MCKEOWN

EN DATE DU 28 AVRIL 1999

COMPARUTIONS :

ROCCO GALATI                                                                                pour les demandeurs

ALBERT PEELING

HARRY RANKIN, c.r.

MANUEL AZEVEDO

DAVID SGAYIAS                                                                               pour les défendeurs

LYNNE SOUBIÈRE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

GALATI, RODRIGUES & ASSOCIATES                                          pour les demandeurs

TORONTO (ONTARIO)

AZEVEDO & PEELING                                                                      pour les demandeurs

VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

MORRIS ROSENBERG                                                                      pour les défendeurs

SOUS-PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

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