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     T-1516-95

Ottawa (Ontario), le 18 septembre 1997

En présence de : Monsieur le juge Muldoon

Entre :

     M. LE JUGE THOMAS A. BECKETT,

     requérant,

     - et -

     LE COMMISSAIRE À LA MAGISTRATURE FÉDÉRALE,

     intimé.

     ORDONNANCE

     VU l'avis introductif d'instance en contrôle judiciaire présenté par le requérant afin d'obtenir, entre autres choses, l'annulation de la décision en date du 23 juin 1995 par laquelle l'intimé a refusé de verser au requérant les indemnités qu'il réclamait pour ses déplacements quotidiens entre sa résidence d'Etobicoke (Ontario) et la Cour unifiée de la famille située à Hamilton (Ontario), dont l'audition a eu lieu à Toronto le 19 juin 1997 en présence des avocats des deux parties; et

     APRÈS avoir entendu les plaidoiries des avocats et après avoir sursis au prononcé de son jugement,

LA COUR ORDONNE l'annulation de la décision en date du 23 juin 1995 de l'intimé; et

LA COUR ORDONNE EN OUTRE à l'intimé, par lui-même ou par son personnel subalterne, conformément au paragraphe 34(1) de la Loi sur les juges, L.R.C. (1985), ch. J-1, modifiée, et à la présente ordonnance, de rembourser tous les frais de transport régulièrement réclamés que le requérant a engagés depuis qu'il a droit au remboursement de tels frais en raison de sa nomination et de son affectation en 1990 comme juge de juridiction supérieure de la Cour unifiée de la famille à Hamilton, pour les déplacements (par les moyens convenables les moins coûteux) entre sa résidence d'Etobicoke (Ontario) et la Cour à Hamilton (Ontario). L'intimé n'est pas tenu de rembourser au requérant les frais qui ont été engagés quotidiennement pour déjeuner, et

LA COUR DÉCLARE que s'il existe une différence importante entre les dates a) de la nomination et b) de l'affectation du requérant, événements qui ont été évoqués plus haut, et c) la date de l'assermentation du requérant comme juge de juridiction supérieure de la Cour unifiée de la famille, la responsabilité de l'intimé quant au versement des indemnités de déplacement en question sera engagée à partir de la dernière date, parmi les dates susmentionnées, à laquelle le requérant était pleinement autorisé à exercer ses nouvelles fonctions et à faire la navette aux frais de l'État, et

LA COUR STATUE qu'aucune partie n'a droit ou n'est condamnée aux dépens.

                                 F. C. Muldoon

                                          Juge

Traduction certifiée conforme             

                                 Marie Descombes, LL.L.

     T-1516-95

Entre :

     M. LE JUGE THOMAS A. BECKETT,

     requérant,

     - et -

     LE COMMISSAIRE À LA MAGISTRATURE FÉDÉRALE,

     intimé.

     MOTIFS DE L'ORDONNANCE

Le juge Muldoon

     La présente affaire concerne fondamentalement l'interprétation des lois, et les deux parties invoquent pratiquement la même jurisprudence et la même doctrine.

     Le requérant est un juge de la Cour de justice de l'Ontario (Division générale) qui, dans l'exercice de ses fonctions judiciaires, est légalement affecté à la Cour unifiée de la famille à Hamilton (Ontario) depuis le 1er septembre 1990. Avant d'exercer ses fonctions actuelles, le requérant était juge des cours de comté et de district de l'Ontario depuis 1984, poste qu'il occupait lorsqu'il a été affecté à la Cour unifiée de la famille à Hamilton. À ce moment-là, le requérant résidait à Hamilton, mais il a par la suite volontairement et spontanément déménagé sa résidence à Etobicoke (Ontario) au su de son juge en chef à l'époque. La municipalité d'Etobicoke n'est pas située dans la région du centre sud de l'Ontario, où se trouve la Cour unifiée de la famille, mais dans la région métropolitaine de Toronto. Il ressort de la preuve que les districts et les centres judiciaires font partie de zones plus vastes appelées régions.

     L'intimé ne manque pas d'informer la Cour que le requérant ne répondait plus aux exigences de résidence de la Loi sur les juges (L.R.C. (1985), ch. J-1, ci-après la Loi) lorsqu'il a quitté Hamilton pour s'installer à Etobicoke, et c'est vrai, mais ce n'est pas très pertinent. C'était l'époque où la Loi contenait des dispositions prescrivant le lieu de résidence des juges. Le Parlement a abrogé ces dispositions en 1990 en édictant l'article 28 de la Loi sur la réorganisation judiciaire de l'Ontario (1989), L.C. 1990, ch. 17.

     L'intimé, M. Guy Y. Goulard, est un haut fonctionnaire qui occupe le poste de commissaire à la magistrature fédérale par suite d'une nomination faite sous le régime de l'article 73 de la Loi. Le commissaire a " rang et statut d'administrateur général de ministère " et " est nommé par le gouverneur en conseil ". Plus particulièrement, l'une des responsabilités de l'intimé est de surveiller l'application de la partie I de la Loi, où figurent notamment les dispositions relatives aux indemnités de déplacement et autres payables aux juges dans l'exercice de leurs fonctions.

     Il convient de noter qu'en 1989-1990, le gouvernement et la législature de l'Ontario ont réorganisé les tribunaux de cette province en exerçant le pouvoir conféré à la province par le paragraphe 92(14) de la Loi constitutionnelle de 1867, 30 et 31 Victoria, ch. 3 (R.-U.). Les cours de comté et de district, qui étaient des cours inférieures d'archives dont les juges étaient nommés et rémunérés par le gouvernement fédéral (le Dominion, comme il était assez heureusement appelé), ont été abolies, et les juges ont tous été assermentés comme juges de la nouvelle cour supérieure d'archives issue de la réunification, à savoir la Cour de justice de l'Ontario (Division générale). Ainsi, le requérant a été transféré à la nouvelle cour supérieure et a continué de faire partie des " juges nommés en vertu de l'article 96 " (décret modificateur C.P. 1991-447, p. 4). Vu la caractéristique particulière de poids et contrepoids de la Constitution canadienne concernant le pouvoir judiciaire, les provinces constituent, organisent et maintiennent des cours supérieures de juridiction tant civile que criminelle en vertu du paragraphe 92(14), tandis que le " Dominion " (pour employer un mot suranné mais concis) nomme les juges en vertu de l'article 96 et verse les traitements, allocations et pensions de tous les juges de cours supérieures en vertu de l'article 100 de la Loi constitutionnelle de 1867 . Bien que la Loi sur les juges, qui est une loi fédérale, ait une portée transprovinciale ou nationale, elle contient également des dispositions propres à la structure et à la terminologie judiciaires de chaque province.

     Pendant la période allant de 1985 à 1989, c'est-à-dire avant que la Loi ne soit modifiée, les articles 4, 5 et 6 prescrivaient les exigences de résidence applicables aux juges de l'Ontario nommés en vertu de l'article 96. En voici le libellé :

     Résidence         
         4. Les juges de la Cour suprême de l'Ontario doivent résider dans la circonscription territoriale dénommée "Municipality of Metropolitan Toronto" ou dans un rayon de quarante kilomètres autour de cette zone, sauf autorisation du gouverneur en conseil de résider dans un autre lieu de la province pour une période déterminée. S.R., ch. J-1, art. 8; 1974-75-76, ch. 48, art. 4; 1976-77, ch. 25, art. 3.         
         5. Sous réserve de l'article 6, les juges des cours de comté résident dans le ou l'un des comtés qui sont du ressort du tribunal. S.R., ch. J-1, art. 34; 1974-75-76, ch. 48, art. 20.         
         6. Les juges des cours de comté de l'Ontario peuvent néanmoins résider en tout lieu du district de la cour de comté établi par la loi intitulée County Judges Act de cette province que le gouverneur en conseil autorise ou approuve. S.R., ch. J-1, art. 34; 1974-75-76, ch. 48, art. 20.         

     Si l'abrogation, en 1990, des dispositions de la Loi relatives à la résidence, qui n'ont été remplacées par aucune disposition provinciale, avait alors validé les demandes de remboursement des frais de déplacement du requérant, à supposer qu'il ait officiellement soumis de telles demandes, alors il aurait eu droit au remboursement des montants précis réclamés depuis 1990 ou lorsqu'il a présenté ses demandes de remboursement pour la première fois par la suite, et ce jusqu'à aujourd'hui et au-delà.

     La décision exacte de l'intimé dont le requérant demande l'annulation est exposée dans la lettre en date du 23 juin 1995 que le commissaire a adressée aux procureurs du requérant. En voici le libellé :

     [TRADUCTION]         
     Maître,         
     La présente fait suite à vos lettres en date du 18 avril et du 19 juin 1995 et à la conversation téléphonique que vous avez eue avec le sous-commissaire, M. Denis Guay, concernant les frais de déplacement du juge Thomas Beckett.         
     Conformément à l'article 38 de la Loi sur les juges, le juge de la Cour de justice de l'Ontario (Division générale) qui, dans l'exercice de ses fonctions, siège dans un autre centre judiciaire de sa région de nomination ou d'affectation que celui dans lequel ou près duquel il réside a droit à une indemnité de déplacement pour ses frais de transport.         
     Toutefois, un juge qui ne réside pas dans sa région de nomination ou d'affectation ne peut pas se réclamer des dispositions de l'article 38 et, par conséquent, n'a pas droit, dans l'exercice de ses fonctions dans sa région de nomination ou d'affectation, à une indemnité de déplacement pour ses frais de transport.         
     Comme le juge Beckett réside à l'extérieur de sa région d'affectation, la seule disposition en vertu de laquelle il pourrait se faire rembourser ses frais de déplacement entre son lieu de résidence à Etobicoke et la Cour unifiée de la famille à Hamilton serait le paragraphe 36(2) de la Loi sur les juges. Toutefois, avant que cela ne puisse se faire, il faudrait que le juge en chef Roy McMurtry rédige une lettre demandant l'adoption d'un décret autorisant le juge Beckett à résider à l'extérieur de la région du centre sud.         
     Si vous avez besoin d'un complément d'information sur cette question, n'hésitez pas à communiquer avec moi ou avec M. Denis Guay au (613) 995-7438.         
     Veuillez agréer, Maître, l'expression de mes sentiments distingués.         

                                 Le commissaire,

                                 [signature]

                                 Guy Y. Goulard

     (dossier de la demande du requérant, onglet 5, p. 14 et 15)

     (dossier de la demande de l'intimé, onglet 1, p. 6 et 7)

     Avant de citer les dispositions pertinentes et d'en donner une interprétation juste, il convient de mentionner qu'il y a une disposition invoquée par l'intimé qui paraît dénuée de pertinence et qui peut donc être écartée sur-le-champ. Il s'agit du paragraphe 36(2) de la Loi sur les juges, disposition relative à la résidence qui a par la suite été modifiée et est encore en vigueur. Cette disposition ne vise nullement les juges de l'Ontario. Elle est ainsi libellée :

         36. (1) Il n'est versé aucune indemnité de déplacement :         
     a) aux juges de la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse pour vacation dans la ville d'Halifax;         
     b) aux juges de la Cour suprême de l'Île-du-Prince-Édouard pour vacation dans la ville de Charlottetown;         
     c) aux juges de la Cour d'appel ou de la Cour suprême de la Colombie-Britannique pour vacation dans la ville de Victoria ou de Vancouver, sauf s'ils résident dans l'autre de ces villes ou à proximité de celle-ci.         
         (2) Le paragraphe (1) n'a pas pour effet d'empêcher les juges qui résident dans une localité approuvée par le gouverneur en conseil de toucher une indemnité de déplacement. S.R., ch. J-1, art. 21; 1978-79, ch. 11, art. 8; 1980-81-82-83, ch. 50, art. 14; 1984, ch. 41, art. 2.         

     Manifestement, et à n'en pas douter, les deux paragraphes de l'article 36 ne visent pas les juges de l'Ontario, mais uniquement ceux de la Nouvelle-Écosse, de l'Île-du-Prince-Édouard et de la Colombie-Britannique. Cette disposition ne peut donc pas être invoquée pour refuser la demande de remboursement du requérant. Elle n'a rien à voir avec les demandes de remboursement des frais de déplacement des juges de l'Ontario. Le paragraphe 36(2) ne requiert pas l'approbation d'un juge en chef à cet égard, encore moins celle du juge en chef de l'Ontario, contrairement à ce qui est mentionné aux paragraphes 8, 9 et 10 de l'affidavit signé par l'intimé le 15 août 1995. La pièce A, à savoir la lettre dans laquelle le juge en chef McMurtry refuse de donner son approbation, est, toute révérence gardée, complètement dénuée de pertinence. Les règles de politesse toujours salutaires ne sont malheureusement pas les règles de droit.

     Cela dit, l'effet incontestable du paragraphe 36(2) de la Loi est de créer une exception au refus du législateur, énoncé au paragraphe 36(1), de verser une indemnité de déplacement aux juges des trois provinces en question qui sont nommés en vertu de l'article 96. Ce faisant, toutefois, le paragraphe 36(2) contribue à mettre en évidence " [le droit des] juges de toucher une indemnité de déplacement [par application du paragraphe 34(1)] ". Malheureusement pour ceux qui doivent tenter d'interpréter la Loi sur les juges , le paragraphe 34(1) contient une anomalie en ce qui concerne l'Ontario dont on devrait sûrement ne tenir aucun compte, plutôt que d'obliger la Cour à forger des dispositions législatives qui sont la prérogative exclusive du Parlement.

     Voici le texte du paragraphe 34(1), qui crée et exprime " [le droit des] juges de toucher une indemnité de déplacement ".

         34. (1) Sous réserve des autres dispositions du présent article et des articles 35 à 39, les juges d'une juridiction supérieure [entre autres le requérant], d'une cour de comté ou de la Cour canadienne de l'impôt qui, dans le cadre de leurs fonctions judiciaires, doivent siéger en dehors des limites où la loi les oblige à résider ont droit à une indemnité de déplacement pour leurs frais de transport et les frais de séjour et autres entraînés par la vacation.         

C'est l'expression " [lieu] où la loi les oblige à résider " qui fait ressortir l'anomalie, étant donné qu'aucun des avocats n'a été en mesure de nommer une loi obligeant un juge de l'Ontario à résider dans un lieu particulier. Aucune loi semblable n'est en vigueur en Ontario. Le paragraphe 34(2), qui empêche un juge de toucher une indemnité de déplacement pour vacation dans son lieu de résidence ou à proximité de celui-ci, ne s'applique certainement pas en l'espèce. L'article 35 ne nous intéresse pas non plus, car il ne s'applique qu'aux juges des cours de comté. L'article 36 a déjà été traité. L'article 37 s'applique aux juges des cours de comté seulement. L'article 38 ne s'applique qu'aux juges des cours de district de l'Ontario. L'intimé n'a pu invoquer la moindre disposition prescrivant que l'indemnité de déplacement que le requérant réclame en l'espèce doit lui être refusée.

     L'anomalie que la Cour vient d'évoquer en ce qui concerne les juges de l'Ontario n'existe pas relativement aux juges d'autres provinces, sans doute, vu le paragraphe 92(14) de la Loi constitutionnelle de 1867. Parmi les nombreux exemples que les procureurs du requérant ont soumis à la Cour, il y a celui des dispositions édictées par le Manitoba à l'article 9 de la Loi sur la Cour du Banc de la Reine, L.M. 1988-89, ch. 4, qu'il convient d'examiner. Cette disposition est ainsi libellée :

     Résidence du juge en chef         
     9(1)      Le juge en chef réside dans la ville de Winnipeg ou à proximité de celle-ci.         

     Résidence des juges

     9(2)      Suite à sa nomination, un juge réside dans le centre judiciaire ou à proximité du centre judiciaire que prescrit le lieutenant-gouverneur en conseil, sur recommandation du procureur général et après consultation du juge en chef.         
     Changement de résidence
     9(3)      Le juge qui établit sa résidence en conformité à une directive donnée en vertu du paragraphe (2) ne peut, par la suite :         
         a) être obligé d'établir sa résidence dans un autre centre judiciaire ou à proximité de cet autre centre, sauf s'il y consent;         
         b) établir sa résidence dans un autre centre judiciaire ou à proximité de cet autre centre, sauf si le lieutenant-gouverneur en conseil, sur recommandation du procureur général et après consultation du juge en chef, consent à ce changement de résidence.         
     Juges à l'extérieur de Winnipeg         
     9(4)      Au moins trois juges résident dans un centre judiciaire ou à proximité d'un centre judiciaire situé hors de la ville de Winnipeg.         

     D'autres provinces ont édicté le même genre de dispositions concernant les exigences de résidence applicables aux juges des cours supérieures provinciales, en dépit du fait que ces juges sont tous nommés en vertu de l'article 96 et reçoivent tous des traitements versés par le Parlement en vertu de l'article 100 de la Loi constitutionnelle de 1867. Ces provinces considèrent manifestement que les exigences de résidence s'inscrivent dans l'exercice du pouvoir que leur confère le paragraphe 92(14) de la Loi constitutionnelle de 1867 de constituer, maintenir et organiser les cours supérieures des provinces (et les cours de comté lorsqu'elles existaient). L'exception notable et alarmante à la liste des provinces qui ont édicté ce genre de dispositions est l'Ontario.

     Par conséquent, l'expression " où la loi les oblige à résider " employée au paragraphe 34(1) de la Loi sur les juges a une signification précise dans les provinces qui ont des dispositions pertinentes sur la question, mais elle ne veut rien dire en Ontario. Elle ne veut rien dire parce qu'il existe un vide dans la législation ontarienne. Aucune partie n'a été en mesure d'invoquer une loi semblable de l'Ontario. Il convient de faire remarquer en passant que le Parlement a profité de l'édiction de l'article 13 de la Loi de 1992 sur la réorganisation judiciaire de la Nouvelle-Écosse, L.C. 1992, ch. 51, pour abroger l'article 35 de la Loi sur les juges, qui n'a pas été remplacé par une autre disposition. (Dossier de la demande de l'intimé, onglet 6.) Il découle donc de ce qui précède que les mots " les oblige à résider " employés dans la Loi sur les juges ne s'appliquent tout simplement pas en Ontario.

     Comme les mots " les oblige à résider " ne s'appliquent pas au requérant, ils sont " invisibles " dans son cas, de sorte que les prescriptions grammaticales et légales du paragraphe 34(1) sont les suivantes : " doivent siéger en dehors des limites où [ils] résid[ent] ". Ces mots définissent donc le droit du requérant de toucher une indemnité de déplacement par application du paragraphe 34(1) de la manière prévue au paragraphe 36(2) de la Loi.

     Pourquoi l'intimé refuse-t-il de verser au requérant l'indemnité de déplacement à laquelle le paragraphe 34(1) lui donne droit? Il semble bien que l'intimé est un fonctionnaire consciencieux et juste ayant rang de sous-ministre, dont la pensée, ou celle de ses procureurs, est contaminée par l'ancienne notion in consimili casu, consimile debet esse remedium, c'est-à-dire " dans une affaire similaire, il devrait y avoir une réparation similaire ". Cette maxime exprimant un voeu, d'origine ancienne, ne semble pas s'appliquer en l'espèce, car l'abrogation récente par le Parlement des exigences de résidence applicables aux juges et le refus de la législature ontarienne de légiférer dans un domaine qui relève de sa compétence sont deux facteurs qui ont placé les juges de l'Ontario dans une position nettement différente. De fait, une ancienne maxime toujours en vigueur au Canada dit ceci : Lex Angliae [lex Canadae , également] sine Parliamento mutari non potest, ce qui veut dire " les lois anglaises [les lois canadiennes également] ne peuvent être modifiées que par le Parlement ". Dans un contexte fédéral canadien, il faut considérer que le mot " Parlement " comprend les législatures provinciales vu le partage constitutionnel des pouvoirs.

     Cela dit, il ne semble pas y avoir de raison de ne pas laisser le Parlement, qui s'est retiré d'un domaine généralement au profit des provinces, continuer de réglementer cette question par voie législative dans une ou plusieurs provinces, dans la mesure où, en agissant ainsi, il ne porte pas atteinte à l'article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés. Il est toutefois évident que le Parlement, dans le cas qui nous intéresse, s'est retiré de ce domaine et a décidé de ne conserver l'exercice d'aucun pouvoir législatif quant aux exigences de résidence des juges de l'Ontario.

     La Cour déclare que les passages tirés de l'ouvrage de P. A. Côté Interprétation des lois (Cowansville (Québec): Les Éditions Yvon Blais Inc.), 2e éd., 1992, et de l'ouvrage de Ruth Sullivan Dreidger on the Construction of Statutes (Toronto: Butterworths), 3e éd., 1994, ne démontrent pas que la présente Cour ou n'importe quelle cour est habilitée à légiférer dans un domaine de compétence fédérale ou provinciale. En l'espèce, les mots que le Parlement et la législature ontarienne emploient, ou n'emploient pas, n'admettent pas deux interprétations; et il n'existe pas la moindre ambiguïté. Il se peut que le législateur ait commis un oubli, mais même ce fait ne confère à aucune cour, supérieure ou autre, la compétence voulue pour légiférer. C'est une bonne chose, aussi. La Charte donne beaucoup de latitude aux tribunaux pour se lancer ou s'ingérer dans le processus législatif, et c'est amplement suffisant. Quoi qu'il en soit, l'intimé, qui est assimilé à un sous-ministre de la justice, a eu tout le temps voulu pour proposer ou parrainer des dispositions précises visant à corriger toute anomalie que le Parlement peut remarquer.

     Comme on l'a vu, l'article 36 s'applique à des juges autres que les juges de l'Ontario. Les mots " les oblige à résider " employés au paragraphe 34(1) s'appliquent à des juges autres que les juges de l'Ontario, mais ont par ailleurs une application générale. Si d'autres provinces abrogeaient leurs dispositions relatives à la résidence des juges, leurs juges seraient dans la même position que ceux de l'Ontario. Bien entendu, l'intimé ne peut pas obliger la législature ontarienne à édicter des dispositions semblables ou analogues à celles qui sont en vigueur au Manitoba et dans d'autres provinces. De la même façon, toutefois, l'intimé ne peut pas convaincre la Cour d'usurper les pouvoirs législatifs du Parlement.

     Le souci que se fait l'intimé pour l'argent des contribuables (c'est une attitude honorable et justifiable pour un fonctionnaire) est apparent au paragraphe 24 de son exposé des faits et du droit, qui est ainsi libellé :

     [TRADUCTION]         
     24.      Dans le cas présent, nous soumettons que si l'interprétation législative du requérant est acceptée, il s'ensuivrait que tous les juges pourraient avoir droit au remboursement de leurs frais de déplacement quotidien entre la région judiciaire dans laquelle ils ont été affectés et n'importe quel endroit au Canada où ils ont décidé de vivre. Cela imposerait un fardeau déraisonnable au contribuable. Cela donnerait lieu à une situation absurde en ce sens que l'administration des tribunaux serait compromise par les problèmes administratifs qu'une telle interprétation créerait.         

     (dossier de la demande de l'intimé, onglet 2, p. 15)

Ce passage est peut-être aussi représentatif d'un élan d'imagination des procureurs de l'intimé, mais la sollicitude envers les contribuables est louable.

     Le paragraphe 26 de l'exposé des faits et du droit de l'intimé est également contestable :

     [TRADUCTION]         
     26.      Nous alléguons que l'argument du requérant fondé sur l'interprétation des lois obligerait la Cour à écarter les dispositions expresses de la Loi en vigueur. La Loi prévoit les circonstances dans lesquelles une indemnité de déplacement est versée aux juges. Le requérant demande à la Cour d'adopter un régime d'admissibilité beaucoup plus étendu. Il demande également à la Cour de rendre une décision qui va à l'encontre de l'intention du législateur. La conclusion logique, fondée sur une telle interprétation, pourrait entraîner une absurdité qui nuirait à la gestion efficace de l'organe judiciaire et à l'administration de la justice.         

Les procureurs de l'intimé présument que l'intention du Parlement est celle que l'intimé préconise. C'est une hypothèse, mais c'est peut-être à cause du territoire géographique exceptionnellement vaste de l'Ontario et de la taille de ses districts et régions judiciaires, en particulier dans le nord de l'Ontario, où les distances sont grandes entre les endroits habités, que le Parlement, ou la législature ontarienne, a refusé de prendre un règlement sur la résidence des juges. La Cour ne sait pas si cette hypothèse est fondée, ni l'intimé au dire de tous.

     La version modifiée la plus récente de l'article 38 de la Loi dispose donc :

         38. Le juge de la Cour de l'Ontario (Division générale) qui, dans l'exercice de ses fonctions, siège dans un autre centre judiciaire de sa région de nomination ou d'affectation que celui dans lequel ou près duquel il réside a droit à une indemnité de déplacement pour ses frais de transport et les frais de séjour et autres entraînés par la vacation.         

On pourrait bien considérer que l'intention du Parlement qui est exprimée dans la disposition précitée, de même que l'échange de lettres qui a eu lieu en mars 1991 entre le regretté juge en chef Callaghan et le commissaire à la magistrature fédérale de l'époque, M. Pierre Garceau (documents obtenus sur présentation d'une demande fondée sur la règle 1612, onglets 10, 11 et 12) appuient cette hypothèse au point de permettre de tirer une conclusion.

     Par conséquent, ni la Cour, ni l'intimé en vérité ne peuvent affirmer péremptoirement que l'interprétation littérale manifeste du paragraphe 34(1) de la Loi sur les juges, dans l'optique de l'existence d'un vide législatif en Ontario, " pourrait entraîner une absurdité " parce que ni la Cour ni l'intimé ne peuvent dire de façon péremptoire ou concluante quelle était précisément l'intention du Parlement relativement aux juges de l'Ontario. Qui peut affirmer que cette intention doit être exactement la même que dans le cas des juges d'autres provinces? Par contre, la législature ontarienne, qui n'a aucun pouvoir législatif extraterritorial, ne s'occupe pas des juges d'autres provinces. Le Parlement ou la législature provinciale pourrait prendre un règlement sur la résidence des juges, mais ils ont tous deux refusé de le faire. Comme la Cour n'est pas une législature, la demande du requérant devra être accueillie. Celui-ci a droit aux indemnités de déplacement qu'il réclame et pour lesquelles il a déjà soumis un " Compte d'indemnités de voyage (article 34 de la Loi sur les juges) ", également appelé " Account for Travelling Allowance (section 34 of Judges Act) ", depuis la date de sa nomination, de son affectation ou de son assermentation comme juge de la Cour de justice de l'Ontario (Division générale) en 1990, en prenant la dernière date. Ce droit remonte au moment où il est devenu admissible à se déplacer entre son lieu de résidence et la cour, dans l'exercice de ses nouvelles fonctions, aux frais du contribuable. Les indemnités de déplacement auxquelles le requérant a droit sont celles dont il a régulièrement demandé le versement pour les frais de transport entre sa maison ou sa résidence à Etobicoke (Ontario) et la Cour unifiée de la famille à Hamilton (Ontario) par le moyen de transport convenable le moins coûteux, par exemple le train, l'autobus ou un véhicule automobile particulier. Les contribuables ne devraient pas avoir à payer le déjeuner du requérant chaque jour ouvrable ordinaire où il se rend à la Cour unifiée de la famille, car il se procurerait de toute façon quelque chose à manger pendant les jours ouvrables ordinaires, qu'il se rende ou non au bureau quotidiennement dans le district dans lequel il réside. Si c'est ce que le requérant entendait par l'expression [TRADUCTION] " toutes les autres indemnités appropriées " qu'il emploie dans son avis de requête introductive d'instance, alors la Cour rejette une telle demande de remboursement car son statut de personne " en déplacement " est, à cet égard, une migration quotidienne entre son domicile et son lieu de travail. Le requérant n'est pas une personne " en déplacement " comme s'il était loin de chez lui et vivait dans un hôtel ou un appartement éloigné. Une personne qui fait la navette quotidiennement peut apporter son lunch ou l'acheter dans un restaurant ou une cafétéria. Une personne qui est vraiment " en déplacement " peut difficilement préparer son lunch à la maison chaque soir car elle est à l'extérieur de la ville pendant un certain nombre de nuits. Quoi qu'il en soit, les autres " indemnités appropriées " que le requérant demande à toucher devraient être examinées par l'intimé afin de déterminer s'il est opportun de les verser.

     La Cour ignore s'il existe un délai d'origine législative ou réglementaire pour la présentation à l'intimé des demandes de remboursement des frais engagés par les juges, si ce n'est que ces demandes devraient être soumises au plus tard le 31 mars de chaque année relativement aux frais engagés au cours de l'année précédente.

     En ce qui concerne les dépens dans le cadre d'un contrôle judiciaire, la Cour applique la règle 1618, qui est ainsi libellée :

         1618. Il n'y aura pas de frais à l'occasion d'une demande de contrôle judiciaire, à moins que la Cour n'en ordonne autrement pour des raisons spéciales.         

Aucune raison spéciale ne justifie l'attribution des dépens en l'espèce. Par conséquent, aucune partie n'a droit ou n'est condamnée aux dépens. La Cour ne peut certainement pas présumer que l'intimé avait des motifs répréhensibles de refuser de verser les indemnités de déplacement en question.

                                 F. C. Muldoon

                                         Juge

Ottawa (Ontario)

Le 18 septembre 1997

Traduction certifiée conforme             

                                 Marie Descombes, LL.L.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

NO DU GREFFE :                  T-1516-95

INTITULÉ DE LA CAUSE :          M. le juge Thomas A. Beckett,

     requérant,

                         - et -

                         Le commissaire à la magistrature fédérale,

     intimé.

LIEU DE L'AUDIENCE :          Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :          Le 19 juin 1997

MOTIFS DE L'ORDONNANCE DU JUGE MULDOON

EN DATE DU 18 SEPTEMBRE 1997

ONT COMPARU :

Waldemar Zimmerman et                  POUR LE REQUÉRANT

Rick Bialachowski

Peter Vita                          POUR L'INTIMÉ

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

Zimmerman and Associates                  POUR LE REQUÉRANT

Hamilton (Ontario)

M. George Thompson                      POUR L'INTIMÉ

Sous-procureur général du Canada

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