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Date : 20040128

Dossier : T-954-01

Référence : 2004 CF 132

ENTRE :

                                                                 DANIEL GRENIER

                                                                                                                                                     demandeur

                                                                                   et

                                                            SA MAJESTÉ LA REINE

                                                                                                                                               défenderesse

                                                           MOTIFS DU JUGEMENT

ME RICHARD MORNEAU, PROTONOTAIRE:

[1]                 Par le biais d'une action simplifiée, le demandeur recherche la défenderesse en responsabilité délictuelle par suite de deux événements s'étant déroulés respectivement le 29 mai 1998 et le 12 mai 1999 alors que le demandeur était détenu au pénitencier à sécurité maximum de Donnacona.

[2]                 Il y a lieu d'aborder ces événements de façon séparée puisque les faits à leur base sont différents et non reliés.


[3]                 Par ailleurs, vu entre autres qu'à l'audition les parties ont abordé l'événement du 12 mai 1999 en premier, il y a lieu de s'attaquer premièrement à cet événement même s'il survient dans le temps de façon postérieure à celui du 29 mai 1998.

Faits et analyse entourant l'événement du 12 mai 1999

[4]                 Suivant le demandeur, le 12 mai 1999 en début d'après-midi, les autorités carcérales sont entrées dans sa cellule d'une manière subite et avec force pour saisir illégalement sa radio. Ce serait alors sans raison aucune que les agents correctionnels se seraient jetés sur lui pour le maîtriser en employant une force excessive et en faisant usage à outrance d'une bonbonne de mace (l'équivalent, je crois comprendre, du poivre de Cayenne) alors que le demandeur n'offrait, selon lui, plus aucune résistance aux agents présents.

[5]                 La Cour a toutefois disposé en preuve pour apprécier le contexte exact de cet événement de plus que la seule version du demandeur.


[6]                 La Cour en effet a eu la chance et l'opportunité de visionner à répétition un enregistrement vidéo faisant état de l'entrée des agents dans la cellule du demandeur ainsi que des paroles et gestes qui ont alors été posés de part et d'autre. De plus, la Cour a entendu en témoignage le directeur de l'établissement pénitentiaire à sécurité maximum où était détenu à l'époque le demandeur, soit le pénitencier de Donnacona.

[7]                 Bien que non présent sur la scène même de l'événement, ce directeur, M. Lemieux, a visionné une fois de plus en cour l'enregistrement vidéo et a pu témoigner non seulement sur sa compréhension de ce qui s'y déroulait mais surtout et avant tout sur le contexte ayant amené ses agents à se présenter à la cellule du demandeur pour l'informer en personne qu'ils étaient là pour saisir ou enlever la radio de ce dernier.

[8]                 À l'égard de ce contexte, le demandeur a affirmé essentiellement en premier lieu qu'il ne comprenait pas du tout à l'époque pourquoi les agents se sont présentés à sa cellule pour lui retirer le privilège d'utiliser sa radio.

[9]                 Le demandeur a toutefois reconnu lui-même en témoignage qu'il avait été dans les jours précédents « tannant » avec sa radio et qu'il avait été averti en conséquence d'en baisser le volume. On comprend que dans les heures précédant l'intervention des agents à la cellule du demandeur, soit dans la nuit du 11 au 12 mai 1999, de minuit à deux heures du matin, le demandeur aurait récidivé en faisant jouer de nouveau sa radio de manière très forte.

[10]            Il ressort de la preuve que plus tard dans la matinée du 12 mai 1999, le demandeur aurait reçu la visite d'un surveillant correctionnel, M. Guimond.


[11]            Interrogé à savoir s'il se rappelait la raison de la visite de M. Guimond, le demandeur a, en premier lieu, déclaré qu'il ne se rappelait pas du tout du motif de cette visite. Lorsqu'il fut question à nouveau de cet aspect, le demandeur a indiqué alors que sa conversation avec M. Guimond concernait sa radio. Le demandeur n'a pu toutefois se rappeler plus avant la teneur même de cette conversation.

[12]            M. Lemieux dans son témoignage a relaté ce qu'il comprenait du contexte précédant l'intervention de ses agents.

[13]            Vu que M. Lemieux se trouve à la tête d'un pénitencier, son témoignage concernant particulièrement ce qui entoure le 12 mai 1999 est empreint parfois de ce que l'on pourrait considérer strictement comme du ouï-dire, c'est-à-dire que M. Lemieux rapporte ce que son personnel, et M. Guimond entre autres, lui a rapporté quant à l'utilisation par le demandeur de sa radio dans les jours précédant le 12 mai 1999. Je considère toutefois que le témoignage de M. Lemieux est admissible néanmoins en l'espèce compte tenu qu'il ne pouvait être témoin de tout et que de produire tous les témoins visuels aurait été fastidieux dans une action simplifiée.


[14]            M. Lemieux a donc témoigné que le 10 mai 1999, il fut noté que la radio du demandeur jouait à tue-tête. Au briefing du matin du 12 mai 1999, cette problématique fut discutée entre M. Lemieux et ses adjoints, dont M. Guimond. L'utilisation faite par le demandeur de sa radio préoccupait les autorités carcérales puisque l'on considérait que cela était de nature à empêcher les autres détenus de dormir et de se reposer adéquatement. Des plaintes auraient de fait été logées à cet effet. M. Lemieux a souligné que si des détenus ne peuvent dormir, cela les rend agités, ce qui peut très bien les amener à poser des gestes qui pourraient mettre en danger la sécurité de l'établissement. Il ressort que dans les jours entourant le 12 mai 1999, la tension entre les détenus et le personnel était soutenue.

[15]            Il fut donc convenu que M. Guimond irait s'entretenir avec le demandeur dans la matinée du 12 mai 1999 pour voir à obtenir la collaboration du demandeur quant à une utilisation plus restreinte de sa radio. M. Lemieux a rapporté que M. Guimond lui a dit que lorsqu'il a approché le demandeur à cet effet, ce dernier l'a plutôt éconduit et en a profité pour monter le volume de sa radio.

[16]            C'est face à cette dynamique qu'il fut décidé que l'on devait retirer la radio du demandeur.

[17]            Le demandeur a soutenu avec force et vigueur que les autorités carcérales disposaient à ses yeux d'alternatives autres pour lui retirer sa radio et que ces autres solutions auraient dû être utilisées. Il a souligné entre autres que l'on aurait pu lui retirer sa radio lorsqu'il quittait sa cellule pour prendre une marche ou pour aller à la douche. Le demandeur a soulevé aussi que l'on aurait pu simplement couper le courant dans sa cellule.


[18]            Je ne peux retenir ces prétentions du demandeur quant à ces supposées autres solutions. M. Lemieux a témoigné, et je retiens sa thèse, que son approche n'est pas de retirer un privilège à un détenu en procédant en catimini ou à distance. Contrairement aux États-Unis, il est de pratique au Canada de tenter de faire comprendre au détenu face à face le pourquoi de l'imposition d'une mesure. Selon lui, toutes les mesures alternatives soutenues par le demandeur n'auraient pas rencontré cet objectif. Couper le courant de la cellule aurait de plus affecté tous les appareils électriques du demandeur alors que les autorités cherchaient à cibler l'objet problème.

[19]            Il fut donc décidé par M. Guimond que l'on devait se rendre à la cellule du demandeur pour lui retirer sa radio.

[20]            Le briefing des agents impliqués de même que le déroulement de la saisie furent captés, tel que mentionné précédemment, sur bande vidéo par un préposé de la défenderesse.

[21]            Le demandeur a soutenu que la présence d'une caméra pour filmer toute la scène démontrait que les autorités s'attendaient assurément à ce qu'il y ait de la casse lors de l'entrée dans la cellule du demandeur. Encore ici je pense que le demandeur fait fausse route avec une telle approche.

[22]            M. Lemieux a témoigné que la caméra fut utilisée pour s'assurer qu'une preuve claire du déroulement de l'intervention soit disponible. J'ai compris que c'était là une mesure standard en pareilles circonstances. Il a noté que ses agents n'étaient pas casqués ou armés d'une façon particulière ou extraordinaire. Quant au fait qu'un agent ait en sa possession une bonbonne de poivre de Cayenne, il a indiqué que c'est une pratique normale que des agents aient en tout temps sur eux de telles bonbonnes puisqu'un trouble peut éclater à tout moment dans un pénitencier à sécurité maximum.

[23]            Ceci nous amène au visionnement de l'enregistrement effectué.

[24]            On y voit un agent déclarer que l'on se dirigeait à la cellule du demandeur pour retirer à ce dernier sa radio, et ce, suite à la demande de M. Guimond.

[25]            L'enregistrement démontre que trois ou quatre agents se dirigent à la cellule du demandeur.

[26]            Je note ici que je considère, compte tenu des motifs précédents, que c'est avec justification et non de façon illégitime que les agents se sont présentés à la cellule du demandeur.


[27]            Ces derniers ne sont pas entrés rapidement et en force dans la cellule du demandeur. De plus, je ne considère pas, contrairement au demandeur, que les agents se devaient de frapper à la porte de la cellule du demandeur avant d'y entrer ou qu'ils se devaient à travers la porte fermée de requérir que le demandeur leur remette sa radio. J'évalue, à l'instar du directeur de l'établissement, que cette dernière mesure dans les circonstances aurait été vaine, voire aurait compliqué les choses.

[28]            Lors de l'ouverture de la porte de la cellule du demandeur, un agent s'est avancé pour indiquer au demandeur, qui s'était dans l'intervalle levé de son lit, qu'ils étaient là pour saisir sa radio.

[29]            Bien que le son de l'enregistrement soit par temps difficile à saisir, il m'appert que l'agent a interpellé le demandeur en le vouvoyant et en empruntant un ton, une attitude et des paroles non agressives qui invitaient à la coopération.

[30]            Le demandeur a témoigné ne pas avoir eu à ce moment une idée des motifs derrière la présence des agents, et ce, principalement parce qu'au moment de cette entrée sa radio était fermée. Compte tenu du contexte des jours et des heures précédant cette entrée, je trouve pour le moins étonnant, voire peu crédible, cette position du demandeur. À tout hasard, les paroles introductives utilisées par l'agent ayant pénétré dans sa cellule étaient clairement de nature à éclairer le demandeur quant à la présence desdits agents.

[31]            Une fois les agents dans la cellule du demandeur, ils ont demandé au demandeur de s'éloigner vers le fond de sa cellule. M. Lemieux a indiqué que les agents avaient formulé là une exigence coutumière que s'impose en pareilles circonstances de manière à disposer d'une zone de sécurité entre les agents et le détenu. Cette demande fut formulée à mon avis correctement.

[32]            Plutôt que de se retirer tel que demandé, le demandeur, sans se lancer à l'assaut des agents, s'est néanmoins clairement braqué et a avancé quelque peu vers les agents tout en déclarant qu'il n'y aurait pas de saisie de sa radio. Je considère que le demandeur a alors pris une attitude tant verbale que non verbale assez menaçante. Il est raisonnable de considérer que par son attitude le demandeur n'entendait pas reculer et entendait prévenir toute saisie de sa radio.

[33]            Dès cet instant, le demandeur lui-même à mon avis a commencé fortement à se placer dans le trouble. Je pense en effet que le demandeur aurait dû coopérer et laisser les agents procéder.


[34]            Face à cette réaction de défiance du demandeur, c'est alors que les agents ont pris la seule attitude qu'ils se devaient de prendre. Ils ont serré les rangs et intimé de nouveau au demandeur de se diriger vers le fond de sa cellule. Un des agents qui avait jusque là dissimulé la présence de sa bonbonne de poivre de Cayenne (suivant M. Lemieux, et j'en suis, c'est là une pratique normale pour ne pas dès l'entrée en cellule provoquer le détenu) a alors clairement pointé sa bonbonne en direction du demandeur et a compté jusqu'à trois. Le demandeur tout au cours de cette trame a maintenu pleinement sa posture et a refusé de reculer. Qu'espérait le demandeur face à une telle défiance ? Faire prévaloir son autorité sur celle des agents au su des autres détenus qui par le bruit fait sur les murs adjacents semblaient très bien comprendre ce qui se déroulait ? Si les agents reculaient alors et ne procédaient pas au retrait de la radio, qu'aurait valu à l'avenir leur autorité aux yeux du demandeur et des autres détenus ? Une fois arrivé le compte de trois, l'agent tenant la bonbonne ne l'utilise néanmoins pas tout de suite. Il répète au demandeur de se retirer et attend encore quelque peu. Le demandeur demeure toujours défiant.

[35]            C'est alors que cet agent utilise sa bonbonne en direction du demandeur et que les autres agents saisissent ce dernier afin de le maîtriser et de lui passer les menottes. L'utilisation du poivre de Cayenne et l'action des agents me sont apparues plus que raisonnables. Entre autres, les agents n'ont pas véritablement frappé le demandeur; ils se sont contentés de le maîtriser afin de pouvoir le menotter.

[36]            Le demandeur soutient toutefois avec force que l'enregistrement vidéo démontre clairement qu'une fois maîtrisé, l'agent ayant utilisé initialement la bonbonne de poivre s'est sournoisement glissé le bras près du demandeur pour l'asperger de nouveau dans le visage.


[37]            Deux points doivent être mentionnés à cet égard. Premièrement, prenant même pour acquis que l'agent utilise une deuxième fois le poivre de Cayenne, je ne crois pas, si l'on se reporte alors à cet instant précis, que l'on peut considérer le demandeur comme maîtrisé et n'offrant plus de résistance. Au contraire, il n'est pas encore menotté et le demandeur semble toujours forcer pour se relever. Je considère qu'il aurait été raisonnable alors que le poivre soit de nouveau utilisé. Si effectivement le poivre fut utilisé, le tir ne peut avoir eu une si grande portée ou efficacité puisque la bande vidéo laisse voir peu de temps après le demandeur dans une autre cellule alors qu'il est debout et enguirlande les agents.

[38]            Deuxièmement, la bande vidéo ne laisse pas voir clairement que l'agent lorsqu'il se glisse le bras pour aider dans l'échauffourée utilise alors sa bonbonne de poivre.

[39]            Par ailleurs, le demandeur s'est également soulevé contre le fait que la bande vidéo laisse voir à la toute fin le fait que les agents saisissent non seulement sa radio mais également sa télévision.

[40]            Cet argument ne porte pas à mon avis.

[41]            Il est clair que les agents lors de leur entrée dans la cellule n'y venaient que pour y retirer la radio dans le but que le bruit inopportun ne se reproduise pas de nouveau. La télévision semble faire partie de la rafle un peu par inadvertance. À tout hasard, je ne considère pas que le demandeur ait approché la présente action en fonction de l'enlèvement également de la télévision. Ce point ne fait pas partie de sa déclaration d'action ou de son affidavit. C'est un incident plus que mineur dans la dynamique qui oppose les parties.


[42]            Enfin, le demandeur retient que le directeur avait le lendemain du 12 mai 1999 retiré l'acte d'accusation qui avait été porté contre le demandeur par suite de cette échauffourée. En témoignage, M. Lemieux a indiqué que s'il avait retiré l'accusation, c'est que ce document disposait que le demandeur avait foncé sur les agents. Or, le visionnement de la bande vidéo lui indiquait que l'on ne pouvait pas strictement dire que le demandeur « avait foncé » sur ses agents. Il a indiqué toutefois que si l'acte d'accusation avait été mieux rédigé et qu'on avait plutôt indiqué que le demandeur s'était avancé de façon agressive vers les agents, il n'aurait pas retiré ledit acte d'accusation.

[43]            Pour tous ces motifs, je ne considère pas que la défenderesse via ses préposés ait commis une faute à l'égard du demandeur relativement à quelque aspect de l'événement du 12 mai 1999.

[44]            Ainsi, la question 2 e) à l'ordonnance du 22 août 2003 fixant les questions à trancher à l'instruction, question qui se lit :

2 e)           Est-ce que les autorités du S.C.C. commirent une faute à l'égard du demandeur quant à la force alors employée ?

doit être répondue par la négative. Ainsi les autres questions à la même ordonnance qui auraient pu mériter une réponse advenant une réponse autre à la question 2 e) n'ont pas à recevoir réponse. Autrement dit, puisque l'on ne peut retenir de faute contre la défenderesse, il ne saurait être question d'octroi de dommages compensatoires ou exemplaires en faveur du demandeur.

[45]            Sur l'aspect des dommages, je noterais simplement ce qui suit. Pour établir le quantum des dommages qu'il réclame quant à l'événement à l'étude, soit 2 000 $ en dommages compensatoires et 15 000 $ en dommages exemplaires, le demandeur s'en rapporte à l'arrêt Bellefleur c. Montréal (communauté urbaine), [1999] R.R.A. 546 où de tels montants furent octroyés à un citoyen par suite d'une intervention des policiers.

[46]            Les faits premiers à la base de cette arrêt ne cadrent toutefois pas avec la dynamique qui nous occupe.

[47]            Dans l'arrêt Bellefleur, la Cour note que c'est sans justification que les policiers ont interpellé un client dans un établissement public et que face à un manque de collaboration de ce dernier les policiers n'étaient pas justifiés d'agir avec force à son encontre. Dans le cas qui nous occupe, la dynamique au départ, tel qu'on l'a vu, est toute autre et c'est le demandeur par son comportement et sa défiance répétés qui a amené les agents à intervenir.

[48]            En conséquence, même si l'on avait pu ici retenir une faute à l'égard des agents correctionnels, il n'aurait pas été question à mon avis de dommages exemplaires. Quant aux dommages compensatoires, ils auraient été sans doute assez restreints (de l'ordre de 1 000 $ à 2 000 $) puisque je n'ai pas l'impression que cette intervention des agents a véritablement marqué le demandeur tant au niveau physique que psychologique.

[49]            Nous pouvons donc maintenant porter notre attention sur l'événement du 29 mai 1998.

Faits et analyse entourant l'événement du 29 mai 1998

[50]            Le 29 mai 1998, alors que le demandeur quittait sa cellule pour se rendre à un cours, un agent correctionnel, Mme Lafontaine, avisa le demandeur que ce dernier ne pouvait circuler en pantoufles et qu'il devait en conséquence retourner à sa cellule pour changer de chaussures. La validité et la raisonnablilité de cet ordre ne sont pas remis directement en question ici par le demandeur. Toutefois, le 29 mai 1998 le demandeur refusa d'obtempérer à l'ordre de Mme Lafontaine et poursuivit son chemin dans un corridor menant à un carrefour où un autre agent, tout en gardant la grille de ce carrefour baissée, indiqua au demandeur de rebrousser chemin vers sa cellule; ce que fit le demandeur. Rendu aux abords de sa cellule, le demandeur croisa dans le corridor quelques agents correctionnels, dont Mme Lafontaine.

[51]            C'est alors que le demandeur posa un geste que les deux parties voient sous un jour fort différent. Malheureusement ici, contrairement à l'événement du 12 mai 1999, la Cour ne dispose pas d'une bande vidéo pour se faire une idée plus objective de la situation.


[52]            Si l'on s'en tient à la version du demandeur, en arrivant à la hauteur de Mme Lafontaine, il lança dans le corridor les feuilles qu'il tenait, et ce, en guise de simple geste de frustration et d'exaspération vu qu'il considérait qu'on lui faisait manquer un cours de formation faisant partie de son plan correctionnel, et ce, pour une simple histoire de pantoufles.

[53]            Le demandeur nie avoir lancé ses feuilles en visant Mme Lafontaine ou avoir eu l'intention par son geste de frapper cette dernière.

[54]            Toutefois, le même geste du demandeur, soit le lancer de feuilles, fut perçu par Mme Lafontaine comme une tentative par le demandeur de la frapper. Dans un rapport d'infraction qu'elle rédigea juste après le fait, soit vers 8 h 30 le 29 mai 1998, Mme Lafontaine indiqua :

Le précité est rapporté pour avoir tenté de me frapper avec sa main, j'ai dû faire un mouvement pour esquiver le coup.

[55]            Dans un rapport d'observation rédigé quelques instants après, Mme Lafontaine relata comme suit sa perception de l'événement. Bien que Mme Lafontaine parle du demandeur allant à son travail, plutôt qu'à un cours, ce fait appert sans importance pour le cadre de notre analyse.

Lors de la sortie pour le travail ce matin, le précité est sorti en pantoufle [sic] pour aller travaille [sic], je l'ai averti qu'il devait mettre des souliers pour le travail; il a continué vers le carrefour; l'officier du contrôle a averti le carrefour de la situation; l'officier (T. Guérin) l'a retourné pour se changer. Arriver [sic] au niveau du pavillon, celui-ci a fait un mouvement du revers de la main, comme pour me frapper; j'ai reculé et tout ce qu'il avait dans la main s'est éparpillé sur le plancher dans le corridor.

[56]            Un autre agent correctionnel (M. Bastien) présent lors de cet événement a déposé un affidavit pour les fins du mérite de la présente action. Il indique ce qui suit au paragraphe 7 de cet affidavit :


Arrivé au niveau du pavillon E, j'attendais avec d'autres AC le détenu Daniel Grenier. Alors qu'il se trouvait à une distance d'environ quatre pieds de l'AC Lafontaine, le détenu Grenier fit un geste du revers de la main vers cette dernière et lui lança son duotang, laissant échapper de nombreuses feuilles.

Le détenu Grenier était agressif verbalement car la grille donnant accès au secteur pavillonnaire était fermé [sic].

[57]            Les agents correctionnels ont donc perçu un lancer délibéré d'un duotang en direction de Mme Lafontaine; geste qui amena chez elle une réaction d'esquive.

[58]            Suite à ce lancer, le demandeur regagna sa cellule.

[59]            Le sous-directeur de l'établissement et directeur par intérim ce jour du 29 mai 1998, soit M. Lemieux dont il a été précédemment question, fut avisé par le surveillant correctionnel de ce qui s'était déroulé.

[60]            M. Lemieux décida de placer le demandeur en isolement préventif et, à cet égard, il fit amener une heure plus tard le demandeur de sa cellule pour le placer, de là, en isolement préventif. À l'occasion de ce transfert, un autre agent correctionnel (Mme Rochefort) constata ce qui suit :

Quand des officiers ont été cherchés le détenu GRENIER dans le G-217. J'ai été témoin de parole (sic) consernant (sic) L'officière GISELE LAFONTAINE. Je cite « La christ de veille folle m'a m'organisé pour qu'à sorte d'icitte. Si j'aurais une vie à faire, y'a de bonne connection dehors »

[Cité ici tel que dans l'affidavit de M. Guérette.]

[61]            En raison de la mesure d'isolement préventif prise par le directeur Lemieux, il ressort de la preuve que le demandeur restera en isolement préventif pour un total de quatorze jours.

[62]            Le 4 juin 1998, un Comité de révision des cas d'isolement a revu la situation d'isolement du demandeur et recommanda que cet isolement se poursuive. Après avoir rencontré le président de ce comité et le demandeur à la même époque, le directeur de l'établissement, M. Lemieux, maintint cet isolement.

[63]            Dans l'intervalle, soit le 1er juin 1998, le gérant de l'unité du demandeur, M. Guérette, décida de poursuivre le processus disciplinaire et porta contre le demandeur une accusation en vertu de l'alinéa 40m) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20, telle qu'amendée (la Loi).

[64]            Cet alinéa 40m) se lit :

40. Est-coupable d'une infraction disciplinaire le détenu qui :

m) crée des troubles ou toute autre situation susceptible de mettre en danger la sécurité du pénitencier ou y participe;

40. An inmate commits a disciplinary offence who

(m) creates or participates in

(i) a disturbance, or

(ii) any other activity

that is likely to jeopardize the security of the penitentiary;   


[65]            Le 11 juin 1998, un Comité disciplinaire reconnaissait le demandeur coupable de l'accusation portée et le demandeur fut condamné à une période de quatorze (14) jours d'isolement disciplinaire; ces jours se sont donc ajoutés aux quatorze (14) jours déjà passés par le demandeur en isolement préventif. (Au niveau du nombre de jours passés en isolement préventif et en isolement disciplinaire, la Cour retient ces chiffres même si la preuve est quelque peu flottante à ce niveau.)

[66]            Le 30 septembre 1999, suite à une demande de contrôle judiciaire logée par le demandeur à l'encontre de cette décision du Comité disciplinaire du 11 juin 1998, notre Cour cassa cette décision.

[67]            Qu'en est-il maintenant de l'analyse à tirer en l'espèce de cet événement du 29 mai 1998 et des conséquences qu'il a entraînées.

[68]            Le demandeur soutient, premièrement, que le fait de l'avoir transféré le 29 mai 1998 de la population carcérale générale à un isolement préventif équivaut à un emprisonnement et que c'est donc à la défenderesse de justifier cette mise en isolement préventif. Je suis d'accord avec le demandeur quant à cette approche.

[69]            Dans l'arrêt Brandon c. Canada (Service correctionnel) [1996] A.C.F. no 1 (ci-après l'arrêt Brandon), aux paragraphes 12 et 13 il est mentionné :


12.      Dans l'arrêt Saint-Jacques c. Canada (Procureur général), une affaire où le demandeur, incarcéré dans un pénitencier, disait avoir été emprisonné arbitrairement parce qu'il avait été placé en "isolement préventif", le juge Denault a conclu implicitement que le fait d'exclure un détenu de la population carcérale générale en vue de le transférer dans un lieu plus restrictif équivaut à un "emprisonnement". Il a été reconnu en l'espèce que l'isolement préventif et l'isolement disciplinaire sont tous deux plus restrictifs que l'emprisonnement au sein de la population carcérale générale. J'arrive ici à la même conclusion que le juge Denault, et je suis persuadé que cette conclusion est compatible avec d'autres arrêts. Il incombe donc aux défendeurs de prouver qu'ils étaient justifiés de garder le demandeur en isolement préventif du 7 juin au 17 juillet 1985 et en isolement disciplinaire et préventif du 6 janvier au 3 février 1986.

13.      Il a été admis devant moi que le directeur d'un pénitencier est autorisé à ordonner qu'un détenu soit placé en "isolement" (et je considère que ce mot englobe l'isolement préventif et l'isolement disciplinaire) s'il est convaincu que le détenu s'est comporté d'une manière qui met en péril la sécurité de l'établissement ou celle d'un détenu, et qu'il convient donc de l'empêcher de fréquenter d'autres détenus. Cela semble être le fond du paragraphe 40(1) du Règlement cité plus tôt.

[Les citations sont omises.]

[Voir également les décisions de la Cour suprême dans les arrêts Frey v. Fedoruk et al., [1950] R.C.S. 517, 523; R. c. Miller, [1985] 2 R.C.S. 613, 641.]

[70]            Le demandeur soutient toutefois que la défenderesse n'a pas réussi dans sa preuve par affidavit ou en témoignage en Cour à justifier cette mise en isolement préventif.

[71]            Je pense qu'en bout de ligne le demandeur a raison sur cet aspect particulier de son dossier, soit sa mise en isolement préventif du 29 mai au 11 juin 1998.

[72]            M. Lemieux décrit à son affidavit le contexte particulier que présentent le contrôle et la surveillance d'une population carcérale dans un pénitencier à sécurité maximum. Aux paragraphes 6 à 10 de son affidavit, ce dernier s'exprime comme suit :

6.              La population carcérale d'un établissement carcéral tel Donnacona, i.e. un pénitencier à sécurité maximum est composé [sic] d'une population particulière; non seulement, la population carcérale d'un tel établissement purge des sentences fédérale de longue durée, mais également requiert une vigilance particulière des employés du Service Correctionnel du Canada à cause de leur imprévisibilité comportementale et de leur propension à la violence;


7.              La population carcérale des détenus d'un établissement à sécurité maximum comme Donnacona est constituée notamment de gens comportant une dangerosité hors du commun, n'ayant aucune commune mesure avec une population carcérale propre à un autre type d'établissement carcéral;

8.              J'ai occupé des fonctions semblables dans d'autres établissements carcéraux, notamment dans des pénitenciers à sécurité médium;

9.              Le degré de vigilance et de sécurité propres et nécessaires à une population carcérale issue et résidant dans un établissement maximum diffèrent significativement d'un autre type de population carcérale résidant dans un autre établissement à sécurité médium et/ou minimum;

10.            En conséquence, le temps de réaction et la marge d'erreur des agents du SCC doivent être analysés contextuellement et les sécurités, tant de ces agents que des détenus s'avèrent constamment sous-jacente [sic] à quelqu'actions que ce soit des dits agents correctionnels et demeure [sic] une préoccupation constante dans mon évaluation du travail quotidien de ces agents correctionnels des établissements carcéraux que je suis appelé à diriger, plus particulièrement dans un établissement à sécurité maximum comme Donnacona.

[73]            Au paragraphe 11 du même affidavit il ajoute en conséquence que le geste posé par le demandeur en est un qui ne peut être toléré en établissement à sécurité maximum compte tenu de son caractère intentionnel.

[74]            En témoignage, ce dernier a ajouté qu'il voyait le geste du demandeur comme un défi et un déni de l'autorité carcérale et que ce geste, suivant sa connaissance des lieux et de l'horaire suivi habituellement par les détenus dans cette partie du pénitencier et de l'opportunisme dont peuvent faire preuve les détenus dans un pénitencier à sécurité maximum, aurait pu très rapidement, et donc dès l'instant, entraîner d'autres détenus à poser également des gestes de défiance et de désordre.

[75]            Selon M. Lemieux, le corridor à l'heure où le geste du lancer fut posé est habituellement emprunté par près de 240 détenus. Tout geste de défiance peut alors être imité, faire boule de neige, et mettre alors rapidement en danger la sécurité de l'établissement carcéral.

[76]            Je suis disposé à conclure que la perception du geste du demandeur par Mme Lafontaine de même que la perception de gravité et de sérieux rattachée au même geste par le directeur Lemieux étaient des perceptions ou conclusions que ces personnes pouvaient tirer.

[77]            À titre de réaction au geste du demandeur, les autorités carcérales ont pris deux actions, soit la mise en isolement préventif du demandeur pour quatorze (14) jours (soit du 29 mai au 11 juin 1998) et la mise en accusation du demandeur sous l'alinéa 40m) de la Loi.

[78]            Tel que nous le verrons plus loin, infra, paragraphes [100] et suivants, je ne pense pas que la défenderesse puisse être recherchée dans la présente action pour cette mise en accusation.

[79]            C'est plutôt à l'égard de la mise en isolement préventif du demandeur du 29 mai au 11 juin 1998 que le bât blesse selon moi.

[80]            La mise en isolement préventif ne peut s'effectuer de façon arbitraire et à cette fin elle est régie par les articles 31 à 37 de la Loi. L'article 31 dans sa partie pertinente dispose de ce qui suit :


31 (1) L'isolement préventif a pour but d'empêcher un détenu d'entretenir des rapports avec l'ensemble des autres détenus.

(2) Le détenu en isolement préventif doit être replacé le plus tôt possible parmi les autres détenus du pénitencier où il est incarcéré ou d'un autre pénitencier.

(3) Le directeur du pénitencier peut, s'il est convaincu qu'il n'existe aucune autre solution valable, ordonner l'isolement préventif d'un détenu lorsqu'il a des motifs raisonnables de croire, selon le cas :

a) que celui-ci a agi, tenté d'agir ou a l'intention d'agir d'une manière compromettant la sécurité d'une personne ou du pénitencier et que son maintien parmi les autres détenus mettrait en danger cette sécurité;

31. (1) The purpose of administrative segregation is to keep an inmate from associating with the general inmate population.

(2) Where an inmate is in administrative segregation in a penitentiary, the Service shall endeavour to return the inmate to the general inmate population, either of that penitentiary or of another penitentiary, at the earliest appropriate time.

(3) The institutional head may order that an inmate be confined in administrative segregation if the institutional head believes on reasonable grounds

(a) that

(i) the inmate has acted, has attempted to act or intends to act in a manner that jeopardizes the security of the penitentiary or the safety of any person, and

(ii) the continued presence of the inmate in the general inmate population would jeopardize the security of the penitentiary or the safety of any person,

[81]            Bien que l'on puisse apprécier de la preuve que le geste du demandeur ait mis en danger la sécurité du pénitencier, les explications fournies par M. Lemieux et M. Guérette démontrent que c'est à l'instant même du geste que ce danger s'est soulevé, soit que les autres détenus posent alors des gestes déplacés et que ces derniers se soulèvent. Ceci ne s'est toutefois pas produit et le demandeur a pu même regagner de lui-même sa cellule parmi la population générale de l'établissement.

[82]            De fait ce n'est qu'au bout d'une heure que l'on transféra le demandeur en isolement préventif. Si l'on devait empêcher le demandeur d'entretenir des rapports avec l'ensemble des autres détenus au sens du paragraphe 31(1) de la Loi, je pense que l'on n'aurait pas laissé le demandeur regagner sa cellule pendant près d'une heure.

[83]            Dans le même ordre d'idées, on ne m'a pas justifié suivant le paragraphe 31(3) de la Loi que le maintien au bout de cette heure du demandeur parmi les autres détenus était de nature à mettre en danger cette sécurité. Rien dans la preuve ne démontre que le geste du demandeur était autre chose qu'un geste isolé et que son maintien avec les autres détenus était pour mettre de nouveau la sécurité de l'établissement en jeu.

[84]            D'autre part, le paragraphe 31(2) de la Loi indique que le détenu en isolement préventif doit être replacé le plus tôt possible parmi les autres détenus. Encore ici je considère que les autorités n'ont pas justifié leur position. Il ressort de mon appréciation de la preuve que c'est essentiellement en raison du fait que le demandeur maintenait sa version des faits que l'on garda ce dernier en isolement préventif. Cette position du demandeur, hormis le fait qu'elle est logique, ne justifie en rien selon moi son maintien en isolement préventif. On a soulevé en preuve de la part de la défenderesse que cette attitude du demandeur indiquait qu'il y avait risque de récidive de sa part. Bien que je sois prêt à reconnaître aux autorités carcérales une grande déférence dans leur appréciation de la situation, je ne pense pas que cette affirmation soit justifiée et appuyée en l'espèce.


[85]            Pour ces motifs, j'en conclus à l'instar de la Cour dans l'arrêt Brandon, supra, paragraphe [69] et de la Cour dans l'arrêt Saint-Jacques c. Canada (Solliciteur général) (1991), 45 F.T.R. 1 que la défenderesse ne s'est pas acquittée ici du fardeau qui lui incombait de convaincre la Cour que du 29 mai au 11 juin 1998 l'isolement préventif du demandeur était justifié. Ainsi pour cette période, ma conclusion est que le demandeur fut emprisonné de façon arbitraire. Le demandeur a donc droit à cet égard à des dommages compensatoires et exemplaires.

[86]            Quant aux dommages compensatoires, le demandeur suivant en cela l'approche de la Cour dans les arrêts Brandon et Saint-Jacques a attribué une valeur à chaque jour d'isolement. Dans Brandon, la Cour en 1996 avait évalué à 10 $ par jour cette valeur. Selon le demandeur en dollars de 2003 cette valeur devait être portée à 30 $ par jour. Je pense sans en faire une règle nécessairement pour l'avenir qu'une valeur de 20 $ par jour est raisonnable. Le demandeur aurait donc droit à des dommages compensatoires de 280 $. Cette somme peut apparaître en bout de course minime mais comme l'a noté la Cour dans Brandon au paragraphe 17 en référant à la décision de la Cour dans l'arrêt Saint-Jacques :

Il ne faut pas perdre de vue que s'il n'avait pas été détenu en ségrégation administrative, le demandeur n'aurait pas été en liberté comme tout citoyen respectueux des lois, mais aurait été quand même détenu dans un pénitencier.

[87]            Toutefois, en raison des inconvénients dont fait état le demandeur dans son affidavit et qui peuvent être vus comme découlant de cette période d'isolement de quatorze (14) jours, je considère raisonnable d'augmenter cette somme à 3 000 $.


[88]            En ce qui a trait à la question des dommages exemplaires, le demandeur a référé cette Cour à l'arrêt Kevin Abbott c. La Reine, décision du 30 juin 1993, juge Cullen, dossier T-1788-87, où la Cour a accordé à un détenu une somme de 10 000 $ à titre de dommages exemplaires. Selon le demandeur, en dollars de 2003, cette somme devrait être de 20 000 $. Je doute que le passage du temps entre 1996 et 2003 justifie une telle majoration.

[89]            De plus, je ne considère pas que cet arrêt doit nous servir de guide pour la hauteur des dommages exemplaires ici à attribuer.

[90]            Les faits de l'affaire Abbott sont très différents des nôtres. Dans cet arrêt, le demandeur Abbott avait été atteint de plusieurs plombs d'un fusil de chasse tirés inutilement par un gardien d'un pénitencier au cours d'une mêlée survenue à l'intérieur dudit pénitencier. Toutefois, il appert que le demandeur n'était pas impliqué du tout dans ladite mêlée. Une fois atteint par le coup de feu, alors qu'il reposait par terre sans offrir la moindre menace et qu'il était blessé, le demandeur aurait été arrosé de mace. À cela on a ajouté à l'encontre du demandeur une accusation ridicule de port d'arme et une période d'isolement.

[91]            En page 77, la Cour conclut sur les dommages exemplaires comme suit :


Conformément aux commentaires du juge Muldoon, dans l'affaire LeBar, la liquidation des dommages-intérêts exemplaires doit représenter une sanction suffisante de la conduite répréhensible des préposés de la défenderesse, c'est-à-dire d'avoir perpétué les inventions ayant trait à la « participation » du demandeur à l'incident de Collins Bay qui a entraîné l'isolement du demandeur pendant une centaine de jours, alors qu'en fait, le rapport du SCC de décembre 1986 indiquait clairement que le demandeur n'était nullement mêlé aux événements qui s'étaient produits. Le demandeur n'a jamais « poursuivi les gardiens dans le passage pour tenter d'empêcher les agents d'atteindre les blocs » , et il n'était pas impliqué dans un « complot pour prendre le contrôle de la prison » , ou « de prendre des employés en otage » ou « d'assassiner des employés » . En outre, deux mois après que le rapport du SCC l'eut innocenté de toute participation à l'incident, il a été accusé de possession d'un couteau à beurre. Les accusations ont ensuite été abandonnées, mais le demandeur est demeuré en isolement pendant 15 jours de plus. À mon avis, il y a eu méconnaissance oppressive, abusive et délibérée du droit du demandeur d'être « libéré conditionnellement de sa détention illégale » , de sorte que la Cour accorde au demandeur la somme de 10 000 $ à titre de dommages-intérêts exemplaires.

(Souligné dans l'original.)

[92]            Je pense plutôt que le contexte général de l'arrêt Brandon est plus près du nôtre et que c'est en fonction de cet arrêt que l'on doit déterminer le montant des dommages exemplaires à attribuer ici.

[93]            Dans Brandon la Cour a accordé 3 000 $ de dommages exemplaires pour 68 jours d'isolement arbitraire. Ici, appliqué de façon mutatis mutandis, on devrait en théorie parler d'une somme avoisinant les 618 $ pour quatorze (14) jours d'isolement. Cette somme m'apparaît ridiculement basse et je pense que pour marquer d'une sanction suffisante l'arbitraire ici dénoncé, une somme de 2 000 $ est de mise.

[94]            Reste à regarder maintenant une situation de faits qui découle également de l'événement du 29 mai 1998.

[95]            Tel que mentionné précédemment, au paragraphe [63], le 1er juin 1998, le gérant de l'unité du demandeur, M. Guérette, décida de porter contre le demandeur une accusation en vertu de l'alinéa 40m) de la Loi. Tout comme M. Lemieux, M. Guérette a considéré que le geste du demandeur était sérieux et que ce geste se qualifiait à titre d'infraction sous l'alinéa 40m) de la Loi. Le demandeur reproche toutefois à M. Guérette le fait de ne pas avoir vérifié avec les agents ayant vécu l'événement si le geste du demandeur avait été posé en présence d'autres détenus.

[96]            Sur cet aspect, il appert que M. Guérette avant d'invoquer contre le demandeur l'alinéa 40m) de la Loi a consulté les rapports d'observation et d'infraction disponibles, a discuté de la situation avec plusieurs de ses collègues en plus de faire appel à sa propre expérience. Je ne pense pas que M. Guérette avait nécessairement à aller plus loin et parler aux agents sur place. À tout le moins, je ne pense pas qu'en omettant d'agir ainsi il ait commis une faute. Tout comme M. Lemieux, M. Guérette a considéré que le geste du demandeur se qualifiait à titre d'infraction sous l'alinéa 40m) de la Loi.

[97]            On reproche deuxièmement à M. Guérette d'avoir mal appliqué l'article 41 de la Loi quant à l'exigence imposée par cet article de tenter de régler toute question de façon informelle avant de porter une accusation. Cet article 41 se lit :


41 (1) L'agent qui croit, pour des motifs raisonnables, qu'un détenu commet ou a commis une infraction disciplinaire doit, si les circonstances le permettent, prendre toutes les mesures utiles afin de régler la question de façon informelle.

(2) À défaut de règlement informel, le directeur peut porter une accusation d'infraction disciplinaire mineure ou grave, selon la gravité de la faute et l'existence de circonstances atténuantes ou aggravantes.

41. (1) Where a staff member believes on reasonable grounds that an inmate has committed or is committing a disciplinary offence, the staff member shall take all reasonable steps to resolve the matter informally, where possible.

(2) Where an informal resolution is not achieved, the institutional head may, depending on the seriousness of the alleged conduct and any aggravating or mitigating factors, issue a charge of a minor disciplinary offence or a serious disciplinary offence.

[98]            Si l'on a bien saisi l'essence du témoignage de M. Guérette, il ne s'est pas vraiment attardé à cet aspect parce qu'il transigeait le 1er juin 1998 avec un événement déjà accompli. Je pense que sur cet aspect M. Guérette a tort. Le paragraphe 41(1) de la Loi indique bien que la possibilité de règlement informel s'applique à un détenu qui « commet ou a commis une infraction » .

[99]            Cette erreur de M. Guérette aurait pu affecter la légalité de sa décision si cet aspect avait été soulevé en contrôle judiciaire. Toutefois ici on doit évaluer si cette omission constitue une faute génératrice de responsabilité. Je ne le crois pas. M. Guérette a de bonne foi commis une erreur. De plus ici je pense qu'un régime encore plus protecteur s'applique en faveur de la défenderesse.

[100]        M. Guérette agissait ici en tant que poursuivant. Même s'il agissait ainsi dans un contexte disciplinaire, je ne vois pas pourquoi les enseignements de la Cour suprême dans l'arrêt Proulx c. Québec (Procureur général), [2001] 3 R.C.S. 9 ne seraient pas applicables.

[101]        Dans cet arrêt, la Cour suprême a établi que dans une action en dommages et intérêts fondée sur la conduite répréhensible du poursuivant, il fallait que le demandeur démontre, entre autres conditions, que la poursuite était motivée par malveillance ou dans un but illégitime. En page 31, la Cour énonce à cet effet ce qui suit :

Par conséquent, une action pour poursuites abusives doit reposer sur plus que l'insouciance ou la négligence grave. Une telle action exige plutôt des éléments de preuve révélant un effort délibéré de la part du ministère public pour abuser de son propre rôle ou de le dénaturer dans le cadre du système de justice pénale. En droit civil québécois, un tel comportement est inclus dans la notion de « faute intentionnelle » . L'élément clé de la poursuite abusive est la malveillance, mais la notion de malveillance dans ce contexte inclut la conduite du poursuivant qui est motivée par un « but illégitime » ou, pour reprendre les propos du juge Lamer dans l'arrêt Nelles, précité, par un but « incompatible avec sa qualité de "représentant de la justice" » (p. 194).

[102]        Suivant mon appréciation de la situation, la preuve au dossier ne démontre pas que M. Guérette a agi envers le demandeur avec malveillance ou pour un but illégitime dans le processus entourant la mise en une accusation sous l'alinéa 40m) de la Loi.

[103]        Il y a lieu également de dire un mot sur le suivi qu'a reçu cette accusation dans le processus disciplinaire.

[104]        Tel que mentionné au paragraphe [65], le 11 juin 1998, un Comité disciplinaire reconnut le demandeur coupable de l'accusation portée. À titre de peine, le demandeur dut purger quatorze (14) jours d'isolement en sus des quatorze (14) jours déjà passés par suite de la décision de M. Lemieux de le placer en isolement préventif.

[105]        Le 30 septembre 1999, le juge Blais de notre cour cassa toutefois cette décision : Daniel Grenier c. Canada (Procureur général), 30 septembre 1999, dossier T-1415-98.

[106]        Le juge Blais en est arrivé à la conclusion (paragraphe 24) que le Comité de discipline ne pouvait conclure à la culpabilité du demandeur parce qu'il n'avait pas devant lui la preuve des éléments constitutifs de l'infraction.

[107]        L'une ou l'autre des parties en l'instance n'a pas mis en preuve devant moi le dossier qui était devant le Comité disciplinaire, puis devant le juge Blais. On ignore donc la preuve ou l'absence de preuve qu'a pu apprécier le juge Blais dans sa conclusion quant à la légalité de la décision du Comité disciplinaire.

[108]        Puisqu'elle porte sur la légalité d'une décision dans le cadre d'une demande de contrôle judiciaire, cette décision en soi ne saurait nous lier.

[109]        Elle ne peut véritablement nous guider également puisque l'on ignore la preuve devant la Cour alors.

[110]        De plus, on peut croire que le dossier fut administré devant le juge Blais d'une façon particulière puisque la Cour aux paragraphes [12] et [15] semble retenir comme événement en soi du 28 mai 1998 le port de pantoufles par le demandeur. Or, on le sait, le strict port de pantoufles, bien qu'interdit, n'est pas le geste qui a amené les autorités à intervenir. (C'est le lancer du duotang et le geste du demandeur l'accompagnant qui ont été les faits substantifs en l'espèce.)

[111]        Dans le dossier qui nous occupe, soit celui d'une action, face à la preuve administrée devant moi tant en affidavits que de vive voix, j'en tire que l'on ne peut retenir de faute dans les faits entourant la mise en accusation.


[112]        On doit enfin noter que les quatorze (14) jours d'isolement qui ont suivi le 11 juin 1998 ont pris place en raison de la sentence imposée par le Comité disciplinaire et non en raison de la décision de placer le demandeur en isolement préventif dès le 29 mai 1998. La décision du Comité disciplinaire est un acte nouveau dans la chaîne d'événements provenant d'une entité qui doit être vue comme séparée des autorités carcérales. Le fait que cette décision du Comité fut cassée par cette Cour dans une demande de contrôle judiciaire visant à contrôler sa légalité ne peut rétroagir et être reproché à titre de faute à la défenderesse. La même approche doit être appliquée aux conséquences négatives que cette reconnaissance de culpabilité aurait eues sur le dossier correctionnel du demandeur.

[113]        Pour tous ces motifs, l'action du demandeur sera accueillie en partie, la défenderesse sera condamnée à payer au demandeur la somme de 3 000 $ à titre de dommages-intérêts compensatoires avec intérêts conformément aux dispositions applicables de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, telle que modifiée et de la Loi sur la responsabilité de l'État et le contentieux administratif, L.R.C. (1985), ch. C-50, telle que modifiée.

[114]        La défenderesse sera en outre condamnée à payer au demandeur la somme de 2 000 $ à titre de dommages exemplaires.

[115]        Le demandeur aura également droit aux dépens.

[116]        Un jugement sera émis en conséquence.

Richard Morneau

protonotaire

Montréal (Québec)

le 28 janvier 2004


                  COUR FÉDÉRALE

           AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

INTITULÉ:


T-954-01

DANIEL GRENIER

                                      demandeur

et

SA MAJESTÉ LA REINE

                                   défenderesse


LIEU DE L'AUDIENCE :Québec (Québec)

DATE DE L'AUDIENCE :25 et 26 novembre 2003

MOTIFS DU JUGEMENT DE ME RICHARD MORNEAU, PROTONOTAIRE

EN DATE DU :28 janvier 2004

ONT COMPARU:


Me Julie Gagné

POUR LE DEMANDEUR

Me Martin Lamontagne

POUR LA DÉFENDERESSE


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:


Labrecque, Robitaille, Roberge & Asselin

Québec (Québec)

POUR LE DEMANDEUR

Me Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada

POUR LA DÉFENDERESSE

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