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Date : 20020702

Dossier : T-70-02

Référence neutre : 2002 CFPI 721

ENTRE :

                                                                  GARY SAUVE

                                                                                                                                          demandeur

                                                                          - et -

                                            SA MAJESTÉ DU CHEF DU CANADA

                                                                                                                                      défenderesse

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE LEMIEUX:

INTRODUCTION

[1]                Conformément à l'alinéa 221(1)f) des Règles de la Cour fédérale (1998), (les règles), la défenderesse, Sa Majesté du chef du Canada (la Couronne fédérale) demande la radiation de la déclaration du demandeur déposée le 14 janvier 2002 pour abus du droit au recours judiciaire.


CONTEXTE

[2]                La déclaration du demandeur présentée le 14 janvier 2002 est pratiquement semblable, à la lumière des faits substantiels ayant donné naissance à sa cause d'action, de la cause d'action elle-même et de la réparation demandée, à la déclaration qu'il a déposée le 10 octobre 1997, lorsqu'il a engagé une action en justice qui a été rejetée pour cause de retard en vertu du règlement 382 dans les circonstances suivantes.

[3]                Le 27 mai 1999, le juge Muldoon a émis un avis d'examen de l'état de l'instance au demandeur exigeant qu'il démontre pourquoi son action en justice ne devrait pas être rejetée pour cause de retard pour le motif que plus de 360 jours s'étaient écoulés depuis la présentation de la déclaration et qu'aucune requête visant la tenue d'une conférence préalable à l'instruction n'avait été déposée.

[4]                Le 3 novembre 1999, après avoir examiné les observations, le juge Dubé a ordonné que le demandeur réponde à la défense de la Couronne fédérale dans les vingt jours suivant l'ordonnance et qu'il institue une action, conformément aux règles.

[5]                Le 30 mars 2000, le juge Pinard a émis un deuxième avis d'examen de l'état de l'instance pour les mêmes motifs qu'avait énoncés le juge Muldoon précédemment.

[6]                Le 9 mai 2000, après avoir examiné les observations écrites du demandeur, le juge a ordonné que l'action soit rejetée pour cause de retard.

[7]                Gary Sauve a interjeté appel à l'encontre de la décision du juge McKeown devant la Cour d'appel fédérale. Le 17 octobre 2001, cette Cour a rejeté l'appel selon les motifs du jugement qu'a rendu le juge d'appel Sharlow et qui sont ainsi rédigés :

Considérant le défaut injustifié de l'appelant de se conformer à l'ordonnance de M. le juge Dubé rendue le 3 novembre 1999, après le premier examen de l'état de l'instance, il n'y a pas lieu d'intervenir dans la décision discrétionnaire de M. le juge McKeown de rejeter l'action après le deuxième examen de l'état de l'instance entrepris le 30 mars 2000.

[8]                L'avocat de la Couronne fédérale s'appuie sur trois décisions : la décision de la Chambre des lords dans l'arrêt Hunter c. Chief Constable of West Midlands et al., [1981] 3 All. E.R. 727, la décision de la Cour d'appel de l'Ontario dans l'arrêt Canam Enterprises Inc. c. Coles (2000), 51 O.R. (3d) 481 et la décision de la Cour d'appel du Manitoba dans l'arrêt Solomon c. Smith et al. (1987), 22 C.P.C. (2d) 12.


[9]                L'avocat de M. Sauve affirme que la deuxième action qu'a introduite le demandeur ne constitue pas une procédure abusive si la poursuite précédente intentée pour la même cause d'action est rejetée sans qu'une décision au fond ne soit rendue. Il mentionne deux décisions de la présente Cour, l'une rendue par le juge Rothstein, membre à cette époque de la Section de première instance, dans l'arrêt Lifeview Emergency Services Ltd. c. Alberta Ambulance Operators Association, [1995] A.C.F. no 1199, et l'autre rendue par le juge Blais, dans l'arrêt A.B. Hassle c. Apotex, [2001] A.C.F. no 809.

ANALYSE

[10]            Lord Diplock dans l'arrêt Hunter, précité, émet un commentaire concernant la procédure abusive de la Cour suprême. Il indique à la page 729 :

[TRADUCTION]

Elle concerne le pouvoir inhérent dont tout tribunal de droit doit être investi de manière à empêcher une utilisation abusive de ses procédures d'une manière qui, bien qu'elle ne soit pas incohérente avec l'application littérale de ses règles de procédure, néanmoins serait manifestement injuste envers une partie dans le cadre d'un litige qui lui est soumis ou, autrement, aurait pour effet de jeter le discrédit sur l'administration de la justice parmi les gens bien-pensants. Les circonstances dans lesquelles un abus du droit au recours judiciaire peut émaner varient considérablement; celles qui peuvent donner lieu à un appel immédiat doivent sûrement être uniques. À mon avis, il serait plutôt mal avisé si la présente Chambre profitait de cette occasion pour dire quoi que ce soit qui pourrait être perçu comme un moyen de limiter à l'égard de catégories établies les genres de circonstances en vertu desquelles la Cour doit assumer une responsabilité (je nie l'emploi du mot « discrétion » ) en vue d'exercer ce pouvoir salutaire.                 [Non souligné dans l'original.]

[11]            La radiation d'un acte de procédure, avec ou sans autorisation de la modifier, fait partie des Règles de la Cour fédérale (1998) (les règles), au même titre que le prévoient maintenant les Règles de gestion de l'instance.

[12]            La règle 221 est ainsi libellée :



221. (1) À tout moment, la Cour peut, sur requête, ordonner la radiation de tout ou partie d'un acte de procédure, avec ou sans autorisation de le modifier, au motif, selon le cas :

a) qu'il ne révèle aucune cause d'action ou de défense valable;

b) qu'il n'est pas pertinent ou qu'il est redondant;

c) qu'il est scandaleux, frivole ou vexatoire;

d) qu'il risque de nuire à l'instruction équitable de l'action ou de la retarder;

e) qu'il diverge d'un acte de procédure antérieur;

f) qu'il constitue autrement un abus de procédure.

Elle peut aussi ordonner que l'action soit rejetée ou qu'un jugement soit enregistré en conséquence.

Preuve

221(2)

(2) Aucune preuve n'est admissible dans le cadre d'une requête invoquant le motif visé à l'alinéa (1)a).

221. (1) On motion, the Court may, at any time, order that a pleading, or anything contained therein, be struck out, with or without leave to amend, on the ground that it

(a) discloses no reasonable cause of action or defence, as the case may be,

(b) is immaterial or redundant,

(c) is scandalous, frivolous or vexatious,

(d) may prejudice or delay the fair trial of the action,

(e) constitutes a departure from a previous pleading, or

(f) is otherwise an abuse of the process of the Court,

and may order the action be dismissed or judgment entered accordingly.

Evidence

221(2)

(2) No evidence shall be heard on a motion for an order under paragraph (1)(a).


[13]            La règle 382 qui traite des pouvoirs de la Cour concernant l'examen de l'état de l'instance est ainsi formulée :



382. (1) L'examen de l'état de l'instance est présidé par un juge ou un protonotaire affecté à cette fin.

Pouvoirs de la Cour

382(2)

(2) À l'examen de l'état de l'instance, la Cour peut :

a) exiger que le demandeur ou l'appelant donne les raisons pour lesquelles l'instance ne doit pas être rejetée pour cause de retard et, si elle n'est pas convaincue que l'instance doit être poursuivie, rejeter celle-ci;

b) exiger que le défendeur ou l'intimé donne les raisons pour lesquelles il n'y a pas lieu d'enregistrer un jugement par défaut et, si elle n'est pas convaincue que l'instance doit être poursuivie, rendre un jugement en faveur du demandeur ou de l'appelant, ou ordonner au demandeur ou à l'appelant de démontrer qu'il a droit au jugement demandé;

c) si elle est convaincue que l'instance doit être poursuivie, ordonner qu'elle le soit à titre d'instance à gestion spéciale et rendre toute ordonnance prévue à la règle 385.

382. (1) A status review shall be conducted by a judge or prothonotary assigned for that purpose.

Powers of Court on status review

382(2)

(2) At a status review, the Court may

(a) require a plaintiff, applicant or appellant to show cause why the proceeding should not be dismissed for delay and, if it is not satisfied that the proceeding should continue, dismiss the proceeding;

(b) require a defendant or respondent to show cause why default judgment should not be entered and, if it is not satisfied that the proceeding should continue, grant judgment in favour of the plaintiff, applicant or appellant or order the plaintiff, applicant or appellant to proceed to prove entitlement to the judgment claimed; or


[14]       Dans l'arrêt Canam Enterprises Inc., précité, le juge Finlayson, s'exprimant au nom de la majorité indique, concernant l'abus du droit au recours judiciaire, au paragraphe 31 du recueil :

[TRADUCTION]

[31] Cependant, nous ne sommes pas limités, relativement à la présente affaire, à l'application de la préclusion pour question déjà tranchée. La Cour peut encore employer la doctrine de la procédure abusive dans son sens large. L'abus du droit au recours judiciaire consiste en un principe discrétionnaire qui n'est pas limité par aucune catégorie établie. Il s'agit d'un principe tangible qui est employé devant le tribunal pour prononcer l'irrecevabilité des procédures qui sont incohérentes avec les objectifs de l'ordre public [...]. [Non souligné dans l'original.]

[15]            Dans le même arrêt, le juge d'appel Goudge, dont l'opinion diverge, élabore, aux paragraphes 55 et 56 du recueil, sur le concept de la procédure abusive, dans les termes suivants :

[TRADUCTION]

[55] La doctrine de l'abus du droit au recours judiciaire implique le pouvoir inhérent dont est investie la cour afin d'empêcher une utilisation abusive de ses procédures d'une manière qui serait manifestement injuste envers une partie dans le cadre d'un litige qui lui est soumis ou, autrement, qui aurait pour effet de jeter le discrédit sur l'administration de la justice. Il s'agit d'une doctrine souple qui n'est pas encombrée par les exigences particulières en matière de concepts, tels que la préclusion pour question déjà tranchée [...].

[56] L'une des circonstances où l'on considère qu'il s'agit d'un abus du droit au recours judiciaire est celle où la cour, qui est appelée à trancher le litige qui lui est présenté, conclus que celui-ci consiste essentiellement à plaidoyer de nouveau une requête à l'égard de laquelle la cour a déjà rendu une décision [...]. [Non souligné dans l'original.]


[16]            Dans l'arrêt Lifeview Emergency Services, précité, la requête du demandeur a été radiée au détriment de celle des défendeurs en vertu d'une disposition des Règles de l'Alberta qui exigeait que des démarches pertinentes soient entreprises dans le cadre d'une action en justice. En d'autres mots, la requête a été rejetée pour défaut de poursuite. Le demandeur a plus tard abandonné l'action en justice contre les autres défendeurs mais a intenté une nouvelle action devant la Cour fédérale portant essentiellement sur les mêmes questions en litige que la Cour de l'Alberta avait été appelée à trancher.

[17]            Le juge Rothstein a indiqué, au paragraphe 13 de l'affaire susmentionnée, que :

[TRADUCTION]

[13] En ce qui concerne la question de savoir s'il s'agit d'un abus du droit au recours judiciaire lorsqu'une action est abandonnée devant une cour et qu'une nouvelle poursuite est intentée devant une autre cour ayant une juridiction concurrente, je ne crois pas qu'il existe une règle de droit générale à cet égard. Bien sûr, dans certaines causes, lorsqu'une action est abandonnée et qu'une poursuite est intentée de nouveau, on peut conclure qu'il s'agit d'une procédure abusive, que cette action soit intentée devant la même cour ou devant une autre cour. Cependant, une telle conclusion devrait être fondée sur les faits relatifs à l'affaire. De plus, il est possible, dans le cas d'un système législatif particulier ou d'un ensemble de règles de procédure particulières, qu'une deuxième action intentée devant une cour ayant une juridiction compétente soit rejetée si une partie a d'abord choisi de poursuivre devant une autre cour. [Non souligné dans l'original.]

[18]            Dans l'arrêt Babavic c. Babowech, [1993] C.C.-B. no 1802, le juge Baker a énoncé le principe de l'abus du droit au recours judiciaire de façon quelque peu confuse et a indiqué que le pouvoir discrétionnaire dont les cours étaient investies afin de rejeter des actions pour le motif d'une procédure abusive s'étendait à toute circonstance où les procédures judiciaires sont employées à une fin abusive. Le juge Baker ajoute que les catégories de procédure abusive sont évidentes.

[19]            Comme je le constate, la jurisprudence a établi les paramètres suivants qui définissent la doctrine de l'abus du droit au recours judiciaire :


(1)        il s'agit d'une doctrine souple qui ne se limite pas à l'une ou l'autre des nombreuses catégories établies;

(2)         elle vise l'ordre public sur lequel on a recours pour prononcer l'irrecevabilité de procédures qui ne sont pas conformes à cette fin;

(3)        son application dépend des circonstances et est fondée sur les faits et le contexte;

(4)        elle vise à protéger les plaideurs contre des procédures abusives, vexatoires et futiles, sinon à empêcher qu'une erreur judiciaire ne soit commise;

(5)        un ensemble de règles de procédure particulières peut fournir un cadre particulier en vue de son application.

[20]            En appliquant ces principes à l'égard des circonstances particulières de l'affaire qui m'est soumise, je suis d'accord avec l'observation de l'avocat de la défenderesse selon laquelle le fait qu'il ait déposé de nouveau sa demande après son rejet en vertu des règles de la gestion de l'instance, en dépit du fait qu'elle n'a pas été admise sur le fond, constitue une procédure abusive. À mon avis, il avait toutes les possibilités raisonnables de présenter sa cause en vue d'obtenir une décision au fond. De plus, il a eu l'occasion de le faire sous ordonnance prononcée par le juge Dubé de la présente Cour, mais il n'a pas respecté cette ordonnance d'où le rejet de sa première action.


[21]            En confirmant le rejet de la première action du demandeur, le juge Sharlow a mis l'accent sur le fait qu'il avait omis, sans aucune justification, de se conformer à l'ordonnance prononcée par le juge Dubé, responsable de la gestion de l'instance. Si l'on se rappelle bien, cette ordonnance a fourni au demandeur une occasion d'instituer son action en produisant une réponse et en procédant conformément aux règles.

[22]            Je suis également d'accord avec l'observation de l'avocat de la défenderesse selon laquelle, si l'on tient compte des circonstances de cette affaire, en permettant au demandeur d'instituer une deuxième action qui, en fait, n'est que le simple reflet de sa première action, cela tournerait en dérision les Règles de la gestion de l'instance.

[23]            Les juges responsables de la gestion de l'instance prononcent une multitude d'ordonnances afin d'assurer la progression de l'action de façon ordonnée. Permettre à un demandeur de ne pas tenir compte de telles ordonnances, lui accordant la liberté de tout simplement instituer de nouveau une action qui ne serait que le reflet d'une autre, serait contraire au but de ces règles.

[24]            La Cour d'appel de l'Ontario, dans l'arrêt Nitsopoulos c. Marriott Corp. Canada, [2000] O.J. no 3953, confirme qu'il s'agit d'un abus du droit au recours judiciaire lorsqu'une action qui a précédemment été radiée pour le motif que le demandeur n'avait pas respecté les ordonnances prononcées par le juge responsable de la gestion de l'instance est instituée puis rejetée à nouveau.

[25]            J'ai demandé, à l'origine, que l'on me soumette des observations concernant le processus de gestion de l'instance de l'Ontario et des causes qui avaient fait l'objet d'une décision en vertu de ce processus de manière à ce qu'elles puissent profiter à la Cour.

[26]            Après réflexion, je constate dans la présente affaire que rien ne repose sur une quelconque différence qui existe entre les deux systèmes.

[27]            Pour tous ces motifs, la demande introductive du demandeur qui figure au dossier T-70-02 est radiée dans sa totalité sans frais et sans autorisation de modifier.

                                                                                                                            « François Lemieux »    

                                                                                                                                                     Juge                

OTTAWA (ONTARIO)

LE 2 JUILLET 2002

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL. L.


                                                 COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                            SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                        T-70-02

INTITULÉ :                                       Gary Sauve c. Sa Majesté la Reine

LIEU DE L'AUDIENCE :                Ottawa

DATE DE L'AUDIENCE :               Le 28 février 2002

MOTIFS DE L'ORDONNANCE PAR MONSIEUR LE JUGE LEMIEUX

DATE DES MOTIFS :                     Le 2 juillet 2002

COMPARUTIONS :

Bruce Sevigny                                                                          POUR LE DEMANDEUR

Anne Turley                                                                               POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

D. Bruce Sevigny & John R.S. Westdal

Cabinet d'avocats Sevigny                                                         POUR LE DEMANDEUR

Ottawa (Ontario)

Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)                                                                       POUR LE DÉFENDEUR


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