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                                                                                                                                  Date : 19990323

                                                                                                                               Dossier : T-359-98

Ottawa (Ontario), le 23 mars 1999

En présence de Monsieur le juge Rothstein

Entre

                                              WESTWOOD SHIPPING LINES INC.,

                                                                                                                                       demanderesse

                                                                          - et -

                                    GEO INTERNATIONAL INC., GARRY HUNTLEY

                                                             et COLIN FARNUM,

                                                                                                                                            défendeurs

                                                                    JUGEMENT

1.          Par les motifs pris en l'espèce, l'action de la demanderesse contre le défendeur Garry Huntley est rejetée avec dépens.

2.          Les parties se mettront en rapport avec la Cour dans les sept jours qui suivent le présent jugement pour convenir d'une téléconférence sur la question des dépens.

                                                                                                                 Signé : Marshall E. Rothstein      

                                                                                            ________________________________

                                                                                                                                                     Juge                     

Traduction certifiée conforme,

Laurier Parenteau, LL.L.


                                                                                                                                  Date : 19990323

                                                                                                                               Dossier : T-359-98

Entre

                                              WESTWOOD SHIPPING LINES INC.,

                                                                                                                                       demanderesse

                                                                          - et -

                                    GEO INTERNATIONAL INC., GARRY HUNTLEY

                                                             et COLIN FARNUM,

                                                                                                                                            défendeurs

                                                         MOTIFS DU JUGEMENT

Le juge ROTHSTEIN

1           Il y a action en allégations mensongères contre le défendeur Garry Huntley qui était, à l'époque en question, directeur général de la défenderesse Geo International Inc.

2           La demanderesse était le transporteur maritime de trois conteneurs de chaussures de marche[1] de la Chine au Canada. Ces marchandises, débarquées à Vancouver début novembre 1997, ont été transportées par le train à Toronto. Les connaissements à ordre, remis à l'expéditrice Yancheng Eagle Shoes Co. Ltd., devaient être notifiés à Geo.

3           Fin octobre ou début novembre 1997, Kelly Kidd, commis au Service des clients importateurs de la demanderesse, a appelé Geo pour l'informer que deux premiers conteneurs arrivaient ou étaient déjà arrivés au Canada. Le 1er ou 2 novembre 1997, Huntley a appelé un autre commis au Service des clients importateurs de la demanderesse, Nikki Lawson, pour lui demander ce qu'il fallait faire pour la délivrance de ces conteneurs. Cette dernière l'a informé que Geo devait acquitter certains frais de transport et de terminal s'élevant à 1 180,00 $, et produire les connaissements-chargeur endossés. Une fois reçus les connaissements-chargeur endossés par Yancheng en Chine, faisant foi du paiement du prix des marchandises, Geo pourrait les produire à la demanderesse et celle-ci, assurée que les marchandises ont été payées, lui donnerait les numéros de réclamation qui lui permettraient de se faire délivrer les marchandises à la gare de conteneurs de la compagnie de chemin de fer à Toronto.

4           Au cours d'une seconde conversation téléphonique entre Huntley et Lawson le 3 novembre 1997 ou vers cette date, le premier a demandé s'il était possible de prendre livraison des deux premiers conteneurs qui étaient arrivés au Canada après paiement de certains frais de transport et de terminal, en attendant que Geo reçoive les connaissement-chargeur endossés pour les produire à la demanderesse. Lawson y a acquiescé. Le 3 novembre 1997, Huntley a envoyé par télécopie une copie du chèque de 1 180 $ représentant les frais de transport et de terminal en question, avec demande des numéros de réclamation. Dans le même temps, ce chèque a été envoyé à la demanderesse par coursier. Le 5 novembre 1997, Lawson a communiqué à Huntley les numéros de réclamation, grâce auxquels Geo s'est fait délivrer les deux conteneurs de chaussures de marche par la compagnie de chemin de fer.

5           Le 12 novembre 1997 ou vers cette date, Huntley a conclu le même arrangement avec Lawson après l'arrivée d'un troisième conteneur. Copie d'un chèque de 590 $ pour couvrir les frais de terminal a été envoyée par télécopieur à Lawson, avec demande du numéro de réclamation, pendant que le chèque était envoyé par coursier à la demanderesse. Lawson a communiqué à Geo le numéro de réclamation pour ce troisième conteneur, grâce à quoi Geo en a pris livraison auprès de la compagnie de chemin de fer.

6           La demanderesse n'avait pas pour habitude de communiquer les numéros de réclamation avant de recevoir les connaissements-chargeur endossés. Cependant, en de rares occasions, Lawson avait accepté de délivrer les marchandises sur promesse du destinataire de produire dès réception les connaissements-chargeur endossés. Elle n'aurait pas acquiescé à cet arrangement si elle avait quelque doute que ces connaissements ne seraient pas produits.

7           Le fait pour Lawson d'autoriser la délivrance des marchandises à Geo sans les connaissements-chargeur endossés n'était pas conforme aux conditions de vente, exprimées par la mention « 100% D.P. at sight » , qui signifie que Geo devait acquitter intégralement le prix d'achat pour avoir droit à ces connaissements.

8           La demanderesse n'a jamais reçu de Geo les connaissements-chargeur endossés. En fait, cette dernière ne les a jamais reçus elle-même puisqu'elle ne payait pas à Yancheng le prix des marchandises. Puisque la demanderesse a délivré les marchandises sans avoir reçu les connaissements-chargeur endossés et que Yancheng n'a pas reçu le prix des marchandises, celle-ci lui en a réclamé le dédommagement. Cette réclamation a été réglée à l'amiable pour la somme de 155 000 $ US. La demanderesse a également assumé à cette occasion des frais et dépens en Chine, à raison de 10 450 $ US. Sa perte s'élevait donc au total à 165 450 $US. Le montant n'est pas contesté par Huntley.

9           Il échet d'examiner si Huntley a fait des allégations mensongères à Lawson pour l'inciter à délivrer les marchandises à Geo.

10         Une allégation mensongère est une assertion de fait, faite sans que l'intéressé croie à sa véracité ou se soucie de ce qu'elle est véridique ou fausse, laquelle assertion a incité son interlocuteur à s'y fier pour agir en conséquence. Voir Fridman, G.H.L., The Law of Contract in Canada, 3e éd. (Toronto : Carswell, 1994), page 295. Dans Derry c. Peek (1889), 14 App. Cas. 337, lord Hershel a défini les éléments constitutifs de l'allégation mensongère dans ce célèbre passage en page 374 :

            [TRADUCTION]

Je pense que la jurisprudence a établi les critères suivants. En premier lieu, l'action en manoeuvre dolosive doit être fondée sur la preuve de la fraude, et rien de moins. En deuxième lieu, la fraude est établie par la preuve que l'allégation mensongère a été faite (1) sciemment, ou (2) sans que celui qui la fait croie à la véracité de ce qu'il dit, ou encore (3) sans qu'il se soucie de ce qu'il dit est vrai ou faux. Bien que j'aie séparé les deuxième et troisième éléments, je pense que le troisième n'est qu'une manifestation du deuxième, car quelqu'un qui fait une assertion dans ces conditions ne peut vraiment croire à la véracité de ce qu'il dit. Pour qu'une fausse allégation ne soit pas mensongère, il faut que l'intéressé croie sincèrement à la véracité de ce qu'il dit. Telle est probablement la condition nécessaire et suffisante, puisque celui-ci qui fait sciemment une fausse allégation, n'est certainement pas sous l'empire de cette croyance sincère. En troisième lieu, une fois la fraude prouvée, le mobile n'a aucune importance. Peu importe que l'intéressé n'eût pas l'intention de voler son interlocuteur ou de lui faire du tort.

11         Lord Hershel note encore qu'au même titre que la véritable conscience de l'acte, l'ignorance délibérée des faits peut fonder une action en allégations mensongères (page 376) :

[TRADUCTION]

Bien que, ainsi que l'a fait observer lord Blackburn dans Brownlie v. Campbell, [15 App. Cas., page 952], les moyens de savoir soient bien différents de la connaissance elle-même, si la personne qui a fait la fausse allégation avait délibérément ignoré les faits ou omis de s'en informer, on doit conclure à l'absence de cette croyance sincère, et il était tout aussi frauduleux que s'il avait délibérément allégué ce qui était faux.

12         L'allégation relative à quelque chose à venir ne constituera normalement pas une allégation mensongère de fait, en ce qu'un fait est quelque chose qui s'est produit ou qui se produit actuellement, mais l'allégation relative à une intention future peut, dans certains cas, être une allégation de fait. Dans Edgington v. Fitzmaurice (1885), 29 Ch.D. 459, le lord juge Bowen a tiré la conclusion suivante en page 483 :

            [TRADUCTION]

Une simple allusion aux fins auxquelles une fraction de la somme d'argent pourrait être affectée n'aurait pas fondé une action en manoeuvre dolosive. Il faut qu'il y ait fausse allégation relative à un fait existant, mais l'état d'esprit d'un homme est tout autant un fait que l'état de sa digestion. Il est vrai qu'il est très difficile de prouver quel est l'état d'esprit de quelqu'un à un moment donné, mais s'il peut être prouvé, il est tout autant un fait que n'importe quoi d'autre. Une fausse allégation quant à l'état d'esprit de quelqu'un est donc une fausse allégation de fait.

13         Huntley reconnaît qu'il a dit à Lawson que les connaissements étaient envoyés de Chine à Geo et qu'ils seraient remis à la demanderesse dès leur réception. Il a fait cette assertion pour l'inciter à délivrer les marchandises à Geo. Il échet d'examiner si en faisant cette assertion, il savait que ces connaissements n'étaient pas envoyés à Geo et ne seraient pas produits à la demanderesse, ou, à tout le moins, s'il l'a faite de façon insouciante, sans la croyance sincère qu'ils étaient envoyés à Geo. Dans l'un ou l'autre cas, l'allégation mensongère aura été prouvée.

14         La question se pose donc de savoir dans quel état d'esprit il a fait cette assertion. A-t-il, sciemment et de façon insouciante, fait une fausse allégation lorsqu'il parlait à Lawson et obtenait les numéros de réclamation, afin de faire délivrer les marchandises à Geo?

15         C'est un lieu commun que de dire que dans un procès contradictoire, il est rare que le défendeur reconnaisse tous les éléments constitutifs de l'allégation mensongère. Les preuves produites sont habituellement de nature indirecte. En l'espèce, Huntley ne reconnaît pas qu'il savait que les connaissements n'étaient pas envoyés de Chine ou qu'il avait une raison quelconque de penser qu'ils ne viendraient pas. Quelles sont alors les circonstances dont on pourrait tirer la preuve de l'allégation mensongère?

16         Huntley était le directeur général de Geo. Il reconnaît que chez cette compagnie, la moyen habituel de se faire délivrer les marchandises était de payer le fret et les frais de terminal nécessaires et de remettre à la compagnie de transport maritime le connaissement-chargeur endossé. Selon la demanderesse, il y a lieu pour la Cour d'en conclure qu'il devait en savoir suffisamment sur les modalités de délivrance des marchandises pour savoir que Geo n'allait pas en payer le prix et ne recevrait pas les connaissements-chargeur endossés de Chine, lorsqu'il a persuadé Lawson d'autoriser la délivrance des marchandises à Geo.

17         Il y a aussi la preuve que Geo connaissait des difficultés financières. Huntley reconnaît qu'il savait que Geo avait émis des chèques sans provision et qu'elle était en difficulté financière. Cela, dit la demanderesse, prouve qu'il savait ou aurait dû savoir qu'elle ne paierait pas les chaussures de marche.

18         Huntley reconnaît aussi qu'il a dit à Lawson que ces chaussures étaient requises d'urgence et que c'était la raison pour laquelle il lui demandait d'en autoriser la délivrance sur assurance de sa part que les connaissements étaient envoyés à Geo et seraient produits dès leur réception. Cependant, il ressort des preuves produites que les chaussures étaient toujours dans les entrepôts de Geo quelque quatre mois après. Selon la demanderesse, cela prouve que Huntley a menti au sujet du besoin urgent pour convaincre Lawson de lui donner les numéros de réclamation afin de se faire délivrer les marchandises sans les payer.

19         Huntley fait valoir qu'en appelant Lawson pour la convaincre d'autoriser la délivrance des chaussures de marche à Geo avant que celle-ci ne produise les connaissements-chargeur endossés, il n'a fait qu'exécuter les ordres du président de la compagnie, Colin Farnum. Celui-ci lui a donné l'ordre, dit-il, d'appeler la demanderesse pour savoir ce qu'il fallait faire pour se faire délivrer la marchandise. Il a alors appelé Lawson qui lui a fait savoir qu'il était nécessaire de payer certains frais de transport et de terminal, et de produire les connaissements-chargeur endossés. Il en a rendu compte à Farnum, lequel lui a donné l'ordre d'émettre un chèque couvrant les frais de transport et de terminal, et de demander à la demanderesse si les marchandises pouvaient être délivrées sur engagement de produire les connaissements-chargeur endossés dès qu'ils seraient reçus par Geo. Il a donc appelé Lawson et lui a dit que les connaissements étaient envoyés de Chine et seraient produits dès que Geo les aurait en main. Lawson a acquiescé à cet arrangement et les conteneurs ont été délivrés.

20         Il a eu ensuite une autre conversation avec Lawson au sujet du troisième conteneur. Cette fois encore, celle-ci a accepté que ce conteneur fût délivré dès paiement de certains frais de transport et de terminal et sur engagement de produire le connaissement-chargeur endossé dès réception par Geo. Il fait savoir que durant cette conversation téléphonique, Lawson lui a demandé s'il avait les connaissements-chargeur endossés pour les deux premiers conteneurs; il lui a répondu que Farnum s'en occupait et que ces connaissements arriveraient de Chine.

21         Il n'y a aucune contradiction essentielle entre les témoignages de Lawson et de Huntley au sujet de ces conversations.

22         Huntley témoigne que Farnum était un gestionnaire qui s'occupait lui-même des détails, et ne lui donnait guère d'explications sur ce qu'il faisait. Huntley dit qu'il ne lui était permis d'agir que conformément aux instructions expresses de Farnum et qu'il ne jouissait d'aucune latitude dans les décisions. Tout en sachant de façon très générale que Geo avait des difficultés financières, il n'en connaissait pas les détails. Il n'avait pas la signature sociale et n'avait pas accès aux états financiers de la compagnie. Il n'avait aucune part ni dans les transactions ni dans les arrangements de paiement entre Geo et ses fournisseurs. La compagnie continuait à payer ses employés pendant six mois après l'incident en question. Il ressort des preuves produites qu'avant l'incident qui est à l'origine de l'action en instance, Geo recevait au moins 50 à 60 conteneurs par an dans le cours ordinaire de ses affaires.

23         Selon Huntley, Farnum renégociait régulièrement les conditions avec les fournisseurs. À l'occasion, des marchandises avaient été délivrées avant paiement. Il savait que quatre conteneurs languissaient de 30 à 100 jours au terminal de conteneurs de Vaughan du Canadien Pacifique, mais pensait que cela tenait à ce que Farnum était en train de renégocier les conditions avec les fournisseurs. En conséquence, dit-il, il n'avait aucune raison de se méfier de l'ordre que celui-ci lui donnait d'essayer de se faire délivrer les chaussures de marche d'Yancheng sur promesse de faire tenir à la demanderesse les connaissements dès qu'ils arriveraient de Chine.

24         Quant à ses fonctions de directeur général, Huntley dit qu'il n'était directeur général que de nom, qu'il s'occupait en réalité des ventes et n'en savait guère sur les arrangements avec les fournisseurs.

25         Le 27 novembre 1997 ou vers cette date, Huntley reçut un appel téléphonique de Noel Asirvatham, directeur des ventes de la demanderesse pour l'Est canadien, qui lui demandait les connaissements-chargeur endossés pour les trois conteneurs déjà délivrés. Yancheng venait juste d'informer la demanderesse de la « rupture » du contrat avec Geo et de lui demander de ne pas délivrer les conteneurs. À ce moment-là, les trois conteneurs avaient été déjà délivrés à Geo. Asirvatham prit rendez-vous pour voir Huntley. Il témoigne que Huntley lui a dit qu'il n'y avait aucune raison de s'inquiéter et que les connaissements-chargeur endossés lui seraient remis dès que Geo les aurait reçus. Asirvatham fait savoir ensuite qu'il a appelé Huntley, probablement entre le 2 et le 9 décembre 1997, et a été dirigé sur Farnum. Par la suite, il n'a plus aucune communication avec Huntley.

26         L'état d'esprit dans lequel se trouvait Huntley au moment où il assurait Lawson que les connaissements arriveraient de Chine ne peut certainement pas être déterminé sans l'ombre d'un doute. Mais, par application de la norme de la probabilité la plus forte, je ne suis pas persuadé qu'il sût que Geo ne recevrait pas les connaissements de Chine, qu'il ignorât sciemment les faits ou qu'il eût fait avec insouciance des allégations dont il ne croyait pas sincèrement qu'elles étaient véridiques.

27         Il ressort des preuves produites que si Huntley avait pour attributions de remettre les connaissements aux compagnies de transport et d'arranger la délivrance des marchandises, il ne s'occupait pas des transactions avec les fournisseurs. C'est Farnum qui s'en occupait. Huntley n'aurait pu savoir que Geo ne payait pas Yancheng et ne comptait pas recevoir les connaissements-chargeur endossés, ou n'aurait pu s'en moquer totalement lorsqu'il convainquit Lawson de lui donner les numéros de réclamation, que si Farnum lui avait appris que Geo n'avait pas l'intention ou les moyens de payer les marchandises. Ou encore, il faut qu'il fût suffisamment informé pour ignorer délibérément ce qui sautait aux yeux, ou au moins pour soupçonner que Geo ne paierait pas les marchandises. Si Huntley faisait preuve d'ignorance délibérée ou devait avoir au moins des soupçons, par exemple du fait que Geo avait émis des chèques sans provision, il pourrait être considéré comme insouciant et dénué de toute croyance sincère en la véracité de l'affirmation faite à Lawson que les connaissements en question arrivaient de Chine.

28         À ce propos, je ne me fonde pas sur le témoignage de Huntley, que je considère comme intéressé. En effet, je pense que sa participation à la direction de la compagnie, toute limitée fût-elle, était bien plus importante qu'il ne le dit. Cependant, cela ne porte pas inéluctablement à conclure qu'il était suffisamment au courant des arrangements spécifiques de Geo avec Yancheng ou, en particulier, qu'il savait ou aurait dû savoir que Yancheng ne serait pas payée et que les connaissements ne viendraient pas.

29         Selon le témoignage d'Asirvatham, c'était durant la semaine à peu près qui suivit sa communication avec Huntley au sujet des connaissements qu'il fut dirigé sur Farnum par ce dernier, qui a cessé de s'occuper de la question. Si Huntley était davantage dans les confidences de Farnum, au point de savoir que Yancheng ne serait pas payée, il aurait eu un rôle plus actif dans les échanges avec Asirvatham et avec la demanderesse que ce n'était le cas en l'espèce. Au contraire, dès que la demanderesse s'est mise à réclamer avec instance les connaissements-chargeur endossés, c'est Farnum qui a pris l'affaire en main.

30         Selon les preuves produites, des marchandises ont été délivrées vers le milieu de 1996 sans production du connaissement-chargeur endossé. Dans cette affaire, qui ne concernait pas la demanderesse, le représentant du transporteur, Montreal Shipping Inc., s'est mis en rapport avec Huntley en décembre 1997. Celui-ci s'est occupé de l'affaire au début, disant au représentant de Montreal Shipping que le connaissement-chargeur endossé se trouvait soit chez le comptable soit en entrepôt. Le connaissement n'arrivait pas et là encore, la question est passée aux mains de Farnum et Huntley n'y prenait plus part. J'en conclus que Huntley était quelqu'un à la périphérie et que, malgré son titre de directeur général chez Geo, il ne participait pas de près aux achats de marchandises ou aux modalités de paiement, conclus entre Farnum et les fournisseurs.

31         Huntley aurait-il dû savoir que Yancheng ne serait pas payée et qu'elle n'enverrait pas les connaissements à Geo? Il savait que celle-ci avait normalement pour pratique de remettre les connaissements-chargeur endossés pour se faire délivrer les marchandises. Cependant, il témoigne que Farnum renégociait tout le temps avec les fournisseurs. De son côté, Lawson témoigne qu'il lui est arrivé, encore que rarement, d'autoriser la délivrance de marchandises sur promesse du destinataire de produire ultérieurement les connaissements-chargeur endossés, et qu'elle y était habilitée. Il ne s'ensuit pas qu'en persuadant Lawson d'autoriser la délivrance des marchandises avant la production des connaissements-chargeur endossés, Huntley devait savoir que Yancheng ne serait pas payée ou que ces connaissements n'arriveraient pas.

32         Huntley reconnaît qu'il a dit à Lawson que les marchandises Yancheng étaient requises d'urgence. S'il ne l'avait pas fait, il n'aurait eu aucune raison de lui demander d'autoriser leur délivrance avant la production des connaissements. Ce témoignage ne permet cependant pas de conclure qu'il devait savoir ou soupçonner que ces connaissements ne seraient jamais reçus pour être remis à la demanderesse.

33         Il savait que Geo était en difficulté financière. Il était au courant de certains chèques sans provision émis par la compagnie. Cependant, dans un cas spécifique dont les détails ont été portés à l'attention de la Cour, le mauvais chèque a été immédiatement remplacé par un autre, que la banque a subséquemment honoré. Selon les preuves produites, Geo était en novembre 1997 une entreprise en activité. Elle recevait chaque année au moins 50 à 60 conteneurs de ses fournisseurs. La Cour n'a été saisie d'aucune preuve que des cargaisons ne fussent pas régulièrement reçues ni payées.

34         Dans ce contexte, l'avocat de la demanderesse concède que, contrairement à ses propres conclusions, les preuves produites n'établissent pas que les communications de Huntley avec Lawson faisaient « partie d'une pratique frauduleuse ¼ à laquelle les défendeurs ¼ se livraient pour entrer en possession de marchandises sans les payer ¼ » . Pareille « pratique frauduleuse » eût-elle été prouvée, j'aurais conclu sans hésitation que Huntley ne pensait pas sincèrement que Yancheng serait payée et que les connaissements-chargeur endossés seraient envoyés à Geo. Puisque Geo recevait 50 à 60 conteneurs par an, manifestement après avoir payé la marchandise et que, à l'époque en question, elle était une entreprise en activité, j'ai du mal à croire que Huntley aurait dû savoir qu'elle ne payerait pas les marchandises d'Yancheng.

35         Comme noté supra, il n'est pas question en l'espèce de faits prouvés sans l'ombre d'un doute. Par application cependant de la norme de la probabilité la plus forte, je ne suis pas persuadé que la demanderesse se soit acquittée de la charge qui lui incombe de prouver tous les éléments constitutifs de l'allégation mensongère contre Huntley. Je ne suis pas persuadé que celui-ci sût que ses assertions étaient fausses ou qu'il fût délibérément ignorant ou encore qu'il fît preuve d'insouciance en assurant Lawson, sans y croire, que Geo recevrait les connaissements couvrant les marchandises d'Yancheng et les remettrait à la demanderesse.

36         Par conclusion subsidiaire, la demanderesse soutient que Huntley doit répondre du chef d'appropriation illicite. La Cour a déjà jugé que Geo et Farnum sont coupables d'appropriation illicite. En concluant que l'appropriation illicite a été prouvée contre Geo, la Cour s'est prononcée en ces termes [les motifs de ma décision du 24 juin 1998 dans ce dossier] :

Geo n'a rien payé pour les biens. Elle a néanmoins refusé de les rendre lorsqu'ils lui ont été réclamés, et elle a par la suite vendu 90 pour 100 d'entre eux et a conservé le produit de cette vente. Voilà une preuve concluante que Geo s'est emparée des biens et qu'elle s'en est servie comme s'ils lui appartenaient. La preuve de l'appropriation illicite a donc été faite.

37         Rien ne prouve que Huntley ait eu une part dans le refus de restituer les marchandises, dans leur vente, ou dans la réception et la conservation du produit de la vente. C'est pour ces actes que Geo a été jugée coupable d'appropriation illicite. Dans le cas de Huntley, un verdict d'appropriation illicite dépendrait des circonstances dans lesquelles il a persuadé Lawson de lui donner les numéros de réclamation, car il n'y a aucune preuve de sa participation subséquente au refus de restituer les marchandises, à leur vente ou au défaut d'en remettre le produit à Yancheng. Le fait de se faire donner les numéros de réclamation aurait pu valoir appropriation illicite de la part de Huntley personnellement s'il avait fait quelque chose d'illicite pour les obtenir, mais dans ce cas, il aurait fallu qu'il sache que les marchandises en question ne seraient pas payées ou qu'à tout le moins, il soit délibérément ignorant ou insouciant du fait qu'il ne pensait pas sincèrement qu'elles seraient payées. Cependant, j'ai déjà conclu que les éléments constitutifs de l'allégation mensongère n'ont pas été prouvés à son égard.

38         Les causes citées par l'avocat de la demanderesse [Caban v. Calgary Real Estate Ltd. et al. (1968), 1 D.L.R. (3d) 69 (C.S. Alb.); Federal Business Devlopment Bank v. T. & T. Engineering Ltd., [1982] 4 W.W.R. 126 (C.S.C.-B.); Shibamoto & Co. Ltd. et al. c. Western Fish Producers Inc. (Syndic de faillite) et al. (1991), 43 F.T.R. 1, confirmé (1992), 145 N.R. 91 (C.A.F.)] et dans lesquelles une personne physique a été jugée coupable d'appropriation illicite, font tous état d'un certain degré de connaissance qu'avait l'intéressé du caractère illicite de l'acte en cause ou de son ignorance délibérée de ce caractère illicite. En effet, dans Shibamoto, le juge Rouleau a conclu que l'individu impliqué « était le principal acteur, et non pas seulement un participant secondaire agissant pour le compte de la compagnie défenderesse » . Par contre, en l'espèce, le principal agent était Farnum alors que Huntley n'était qu'un participant secondaire.

39         Ainsi que l'a fait observer l'avocat du défendeur, l'action de la demanderesse fonde le chef d'appropriation illicite sur une « allégation mensongère » de la part de Huntley. Il a été jugé que celui-ci n'a pas fait d'allégations mensongères. Que la Cour le juge coupable d'appropriation illicite par un autre motif reviendrait à déborder des conclusions de la demanderesse et serait injuste pour Huntley. Il n'a pas été prévenu qu'il devrait produire des preuves et témoignages ou présenté des conclusions sur le chef d'appropriation illicite.

40         L'action contre Huntley est rejetée avec dépens. Les parties se mettront en rapport avec la Cour dans les sept jours qui suivent les présents motifs pour convenir d'une téléconférence en vue de résoudre la question des dépens.

                                                                                                                 Signé : Marshall E. Rothstein      

                                                                                            ________________________________

                                                                                                                                                     Juge                     

Ottawa (Ontario),

le 23 mars 1999

Traduction certifiée conforme,

Laurier Parenteau, LL.L.


                                                 COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                            SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                                  AVOCATS ET AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER No :                        T-359-98

INTITULÉ DE LA CAUSE :Westwood Shipping Lines Inc.

                                                            c.

                                                            Geo International Inc. et al.

LIEU DE L'AUDIENCE :                  Vancouver (Colombie-Britannique)

DATE DE L'AUDIENCE :    18 et 19 février 1999

MOTIFS DU JUGEMENT PRONONCÉS PAR LE JUGE ROTHSTEIN

LE :                                                      23 mars 1999

ONT COMPARU:

David McEwen                                                 pour la demanderesse

Ritchie Clark, c.r.                                              pour le défendeur Garry Huntley

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

McEwen, Schmitt & Co.                                   pour la demanderesse

Vancouver (C.-B.)

Devlin Jensen                                         pour le défendeur Garry Huntley

Vancouver (C.-B.)

agents de

Miller Thomson

Toronto (Ontario)



[1]Il y avait encore deux autres conteneurs, qui ne font cependant pas l'objet de cette action.

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