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                                                                                                                     Date : 20040902

                                                                                                        Dossier : IMM-2942-04

                                                                                                    Référence : 2004 CF 1210

Ottawa (Ontario), le 2 septembre 2004

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE SNIDER

ENTRE :

                                               IVANOV, NIKOLA VLADOV

                                                                                                                               demandeur

                                                                    - et -

                   LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                 défendeur

                          MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LA JUGE SNIDER

[1]                Le demandeur faisait des courses pour le crime organisé, en Bulgarie. En décembre 1995, on lui a demandé de remettre une valise contenant un million de dollars US en argent comptant qui provenait d'un membre de la mafia locale à Sofia, en Bulgarie, à un membre d'une bande criminelle russe. Tout en sachant qu'il s'agissait probablement de produits de la criminalité, le demandeur a décidé de ne pas obtempérer, de s'approprier les fonds et de s'enfuir.


[2]                Le demandeur, sa femme et sa fille ont quitté la Bulgarie et ils sont demeurés illégalement aux États-Unis jusqu'en juillet 2002. Le demandeur et sa famille ont ensuite décidé de demander l'asile au Canada.

[3]                Dans la décision datée du 4 mars 2004, un tribunal de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié, Section de la protection des réfugiés (la Commission) a décidé que la femme et la fille du demandeur étaient à risque, conformément à l'alinéa 97(1)b) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés (LIPR), à cause des activités criminelles du demandeur. Toutefois, la Commission a décidé que le demandeur avait commis un crime grave de droit commun (un vol) en vertu de l'article 322 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46 et de l'alinéa Fb) de l'article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, le 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6 (Convention). La Commission a donc décidé que le demandeur était exclu, en conformité avec l'article 98 de la LIPR. Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la Commission de rejeter sa demande.

Questions en litige

[4]                Le demandeur soulève les questions suivantes :


1.          La Commission a-t-elle commis une erreur en décidant que le demandeur était exclu de la Convention en :

a)          ne tenant pas compte de la question de savoir si le demandeur avait l'intention requise de commettre un vol, en conformité avec l'article 322 du Code criminel;

b)          omettant de soupeser le préjudice potentiel que subirait le demandeur en rapport avec la gravité de l'infraction;

c)          ne tenant pas compte de facteurs atténuants?

Analyse

Question 1 : Le demandeur a-t-il commis un crime grave de droit commun?

[5]                Il est partout reconnu qu'une personne n'a pas qualité de réfugié au sens de la Convention s'il existe des motifs graves de croire qu'elle a commis un crime à l'extérieur du pays où elle demande l'asile (Convention, alinéa Fb) de l'article premier). Le Canada a adopté cette norme à l'article 98 de la LIPR qui prévoit :


La personne visée aux sections E ou F de l'article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger.

A person referred to in section E or F of Article 1 of the Refugee Convention is not a Convention refugee or a person in need of protection.



[6]                La norme de contrôle qui s'applique lorsque l'alinéa Fb) de l'article premier de la Convention entre en jeu varie selon que les questions en litige exigent une décision sur les faits, sur un point de droit ou sur une question de droit et de fait (Xie c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2004] 2 R.C.F. 372, aux paragraphes 18 et 19). La question d'ordre général que soulève le demandeur est de savoir si la Commission a erré en décidant qu'il avait commis un crime grave de droit commun. Pour trancher, la Commission a dû appliquer les faits en cause au droit. Il s'agit donc d'une question de fait et de droit à laquelle s'applique la norme de la décision raisonnable simpliciter.

a)          Le demandeur possédait-il l'intention requise pour commettre un vol?

[7]                Le demandeur prétend qu'il n'avait pas l'intention requise pour être coupable de vol au sens de l'article 322 du Code criminel. Il prétend, tout simplement, que les termes de l'article 98 n'englobent pas l'intention d'une personne de voler un voleur. Pour cette raison, le demandeur prétend qu'il n'a pas volé.


[8]                Il ne faut pas s'en étonner, le demandeur n'est pas la première personne à soulever cet argument devant un tribunal canadien. Dans R. c. Grasser (1981), 64 C.C.C. (2d) 520, à la page 523 (C.S. N.-É., div. d'app.), l'argument a été présenté pour être ensuite examiné et rejeté par la division d'appel de la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse. Dans Grasser, le tribunal a examiné la jurisprudence canadienne applicable, notamment les propos de la majorité des juges de la Cour suprême du Canada [1972] R.C.S. 2; 21 D.L.R. (3d) 202 :

[TRADUCTION] 731. Possession. Preuve prima facie du droit de propriété. La présomption prima facie de la loi est que celui qui a la possession de facto est propriétaire; par conséquent, pareille possession se trouve protégée, quelle qu'en soit l'origine, contre tous ceux qui ne peuvent justifier d'un droit supérieur. Cette règle s'applique tant en matières criminelles qu'en matières civiles. Ainsi, celui qui est réellement ou apparemment en possession sans pour autant avoir un droit de possession, a, contre un tiers ou contre celui qui commet une infraction, tous les droits et les recours de la personne ayant un droit de possession actuel et pouvant le prouver.

[9]                Puisque les droits et la possession vont de pair, il semble que l'alinéa 322(1)a) du Code criminel vise la personne qui vole un voleur :


(1) Commet un vol quiconque prend frauduleusement et sans apparence de droit, ou détourne à son propre usage ou à l'usage d'une autre personne, frauduleusement et sans apparence de droit, une chose quelconque, animée ou inanimée, avec l'intention :

(1) Every one commits theft who fraudulently and without colour of right takes, or fraudulently and without colour of right converts to his use or to the use of another person, anything, whether animate or inanimate, with intent

a)      soit de priver, temporairement ou absolument, son propriétaire, ou une personne y ayant un droit de propriété spécial ou un intérêt spécial, de cette chose ou de son droit ou intérêt dans cette chose; [Non souligné dans l'original.]

(a)    to deprive, temporarily or absolutely, the owner of it, or a person who has a special property interest in it of the thing or of his property or interest in it; (emphasis added)


[10]            L'argument du demandeur n'est donc pas fondé. Un voleur est un voleur. Il en est ainsi même s'il n'a voulu que voler un voleur et non le propriétaire légitime du bien qu'il s'est approprié pour lui-même. Le demandeur reconnaît avoir volé un million de dollars US. La Commission n'a pas commis une erreur susceptible de contrôle.


[11]            En modifiant un peu son argument, le demandeur soutient qu'il n'a pas volé l'argent, mais que le mafioso a lui-même renoncé à la possession de l'argent quand il a remis la valise pleine d'argent au demandeur. Il soutient donc que le mafioso, qui n'a jamais été le propriétaire légitime de l'argent, a transmis au demandeur le droit qu'il avait dans cet argent. Aucune jurisprudence n'a été présentée à l'appui de cette interprétation étonnante. Même si l'argument est quelque peu fondé (ce dont je doute fort), le dossier ne fait pas état du droit du mafioso avant qu'il ne renonce à la possession physique de l'argent. Le demandeur a reconnu, à plusieurs reprises, qu'il avait pris de l'argent dans lequel il n'avait aucun droit. Il a également reconnu qu'il ne savait pas qui était le propriétaire de cet argent.

[12]            La conclusion de la Commission selon laquelle il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur avait perpétré un crime en conformité avec l'article 322 du Code criminel et de l'alinéa Fb) de l'article premier de la Convention était raisonnable.

b)          La Commission était-elle tenue de soupeser le préjudice possible que pourrait subir le demandeur en rapport avec la gravité de son infraction?

[13]            Le demandeur soutient que la Commission devait soupeser la gravité du crime qu'il a commis, qui n'a causé aucun dommage corporel à quiconque, en rapport avec le préjudice corporel qu'il pourrait bien lui-même subir s'il devait retourner en Bulgarie.


[14]            Il est bien établi dans la jurisprudence de la Cour que ce type d'exercice n'est pas obligatoire en droit pour ce qui concerne les crimes graves de droit commun en vertu de l'alinéa Fb) de l'article premier de la Convention (Gil c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1995] 1 C.F. 508 (C.A.) au paragraphe 43; Malouf c. Canada (1995), 190 N.R. 230; [1995] A.C.F. no 1506 (C.A.F.), au paragraphe 4 et Xie, précité, au paragraphe 47). La Cour d'appel fédérale a rejeté catégoriquement cet argument dans Gil et Malouf et elle a confirmé la décision de la juge Kelen dans l'affaire Xie ([2004] A.C.F. no 1142), quand elle a dit, au paragraphe 38 :

Dès lors qu'elle avait conclu que l'exclusion s'appliquait, la Commission avait fait tout ce qu'elle devait faire pour l'appelante et elle ne pouvait rien faire de plus pour elle. L'appelante était dès lors exclue du droit à l'asile, une question qui relevait de la compétence de la Commission, et son seul recours était de présenter une demande de protection, une question qui ressortissait au ministre.

[15]            Même si, par suite de la décision de la Commission, le demandeur ne peut pas entrer au Canada à titre de réfugié au sens de la Convention ou de personne à protéger, il y a plusieurs étapes à franchir avant que le demandeur fasse l'objet d'une mesure de renvoi dans son pays natal. L'étape la plus importante est une demande d'évaluation des risques avant renvoi (ERAR) en conformité avec l'article 112 de la LIPR. C'est à cette étape que le décideur doit soupeser les deux éléments mentionnés par le demandeur, processus qui est semblable à celui dont il a été question dans Suresh et, si le demandeur obtient gain de cause lors de l'ERAR, la mesure de renvoi contre le demandeur sera suspendue.


c)          La pauvreté est-elle un facteur atténuant dont la Commission devait tenir compte avant de rendre sa décision?

[16]            Le demandeur prétend que la Commission devait tenir compte des facteurs atténuants suivants, ce qu'elle n'a pas fait :

·      la famille du demandeur est très pauvre;

·      le demandeur a été victime d'extorsion et de violence par les rackets de la protection;

·      le demandeur doit subvenir aux besoins de sa femme gravement malade et de son enfant.


[17]            Même si, en droit, il existe une obligation de tenir compte des facteurs atténuants, la décision de la Commission démontre qu'elle a bien tenu compte de la situation du demandeur. La Commission a dit, au début de sa décision, que le demandeur avait grandi dans les rues et qu'il n'avait travaillé, d'une manière régulière, qu'entre 1986 et 1990. Néanmoins, la Commission a conclu à l'absence de facteurs atténuants en l'espèce. Le demandeur a dit qu'il avait pris l'argent sans hésitation, qu'il n'avait aucun remord, et qu'il n'avait jamais songé à se dissocier de la mafia. Même si la Commission n'a pas précisément utilisé le terme « pauvreté » dans sa décision, une lecture complète de celle-ci révèle que la Commission était très certainement au courant du passé du demandeur et qu'elle en a tenu compte.

Conclusion

[18]            Pour ces motifs, la demande sera rejetée.

[19]            Le demandeur voudrait que je certifie la question suivante :

[traduction]

Compte tenu de Suresh, la Section des réfugiés est-elle tenue de soupeser la nature et la gravité du crime du demandeur par rapport à la nature et à la gravité du préjudice qu'il pourrait subir s'il était renvoyé dans son pays d'origine?

[20]            La question n'est qu'une variante de l'une des questions qui ont été certifiées par la juge Kelen dans l'affaire Xie, précitée. Puisque la Cour d'appel fédérale a répondu à la négative, la question qui est posée en l'espèce ne saurait être déterminante pour ce qui touche la demande d'asile du demandeur. Néanmoins, le demandeur soutient que je devrais certifier la question puisque selon lui, l'appelant dans Xie a l'intention d'en appeler de la décision de la Cour d'appel fédérale devant la Cour suprême du Canada. Selon moi, il ne s'agit pas d'un motif suffisant pour certifier une question. Je ne suis pas disposée à certifier la question mais je constate qu'en l'espèce, le demandeur a droit à une ERAR. À cette étape, l'analyse demandée sera effectuée.


                                                          ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE QUE :

1.    La demande soit rejetée.

2.    Aucune question de portée générale n'est certifiée.

                                                                                                                  _ Judith A. Snider _            

                                                                                                                                         Juge                         

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL. B.


                                                       COUR FÉDÉRALE

                                        AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                               IMM-2942-04

INTITULÉ :                                              IVANOV, Nikola Vladov

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                        OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                      LE 31 AOÛT 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                              LA JUGE SNIDER

DATE DES MOTIFS :                             LE 2 SEPTEMBRE 2004

COMPARUTIONS :

David Morris                                                                 POUR LE DEMANDEUR

Richard Casanova                                                         POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bell, Unger, Morris                                                        POUR LE DEMANDEUR

Morris Rosenberg                                                          POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

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