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     Date: 19980122

     Dossier: T-241-97


AFFAIRE INTÉRESSANT LA LOI SUR LA CITOYENNETÉ,

L.R.C. (1985), ch. C-29,


ET l'appel de la décision du

juge de la citoyenneté,


ET


CHUN HON (TONY) LEUNG,


appelant.


MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE GIBSON :

[1]      L'appelant interjette appel contre une décision par laquelle un juge de la citoyenneté a rejeté, le 18 décembre 1996, la demande qu'il avait présentée en vue d'obtenir la citoyenneté pour le motif que les conditions de résidence prévues à l'alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté n'étaient pas remplies. Voici ce que le savant juge de la citoyenneté a dit :

         [TRADUCTION]                 
         Selon la preuve qui a été versée dans votre dossier et selon la preuve qui a été présentée à l'audience, vous avez obtenu le droit d'établissement le 9 mai 1993; vous vous êtes absenté du Canada pendant 762 jours en tout, au cours des quatre années précédant la date de votre demande (soit le 18 octobre 1995). Pendant cette période, vous n'avez été présent au Canada que pendant 333 jours. Dans ces conditions, vous deviez me convaincre, pour que les conditions de résidence soient remplies, que vos absences (du moins en partie) pourraient être considérées comme une période de résidence au Canada.                 
         Selon les jugements rendus par la Cour fédérale, il faut, pour établir la résidence, que la personne en cause démontre, en pensée et en fait, qu'elle a axé son mode de vie sur le Canada. Si pareille preuve est établie, les absences n'influent pas sur la résidence dans la mesure où il est démontré que la personne en question a uniquement quitté le Canada temporairement et qu'elle a maintenu au Canada une forme réelle et tangible de résidence. J'ai donc minutieusement examiné votre cas en vue de déterminer si vous aviez établi votre résidence au Canada avant de vous absenter, de façon que ces absences puissent néanmoins être considérées comme des périodes de résidence.
         Après avoir examiné la preuve testimoniale et documentaire, je n'ai pu conclure que vous aviez établi une résidence au Canada parce que vous y aviez axé votre mode de vie.

[2]      Pour les motifs susmentionnés, le savant juge de la citoyenneté a cité quatre jugements de cette cour; j'en mentionnerai deux. En premier lieu, il y a l'affaire Mitha1, dans laquelle Monsieur le juge Cattanach a dit ceci :

             À mon sens, pour savoir si les absences physiques du Canada s'expliquent pour des fins assez temporaires pour qu'elles n'interrompent pas la continuité de la résidence, il faut d'abord établir une "résidence" c'est-à-dire savoir dans quelle mesure la personne "s'établit ou conserve ou centralise son mode de vie habituel avec son cortège de relations sociales, d'intérêts et de convenances au lieu en question". Il faut toutefois distinguer la "résidence" au sens courant et le "concept de séjour ou de visite".

[2]      En second lieu, il y a l'affaire Hui2 (voir, en ce sens, l'affaire Pourghasemi [1993] A.C.F. no 232), dans laquelle Monsieur le juge Muldoon a dit ceci :

         Le législateur entend conférer la citoyenneté non pas à des étrangers de fait, mais à des personnes qui ont résidé au Canada, et non pas à l'étranger, pendant trois des quatre années précédentes. Il entend conférer la citoyenneté à ceux qui se sont "canadianisés" en résidant avec les Canadiens au Canada. Ceci ne peut se faire en habitant à l'étranger, ni d'ailleurs en ouvrant des comptes bancaires et en déposant des loyers, des meubles, des vêtements et, encore plus important, des enfants et des conjoints - en un mot, tout sauf la personne intéressée elle-même - au Canada, tout en demeurant personnellement en dehors du Canada. Le législateur exige, pour être admissible à la citoyenneté, trois années de présence au Canada au cours des quatre années précédentes. Le législateur ne parle pas de déposer quoi que ce soit, ni d'établir un pied-à-terre où les meubles du requérant pourraient se "canadianiser", ni de former l'intention, un jour, de devenir citoyen, ni d'acquérir un permis de conduire provincial.

[3]      Les faits de cette affaire peuvent être résumés comme suit : le requérant est né à Canton, en Chine, le 31 juillet 1952. Lorsqu'il avait six ans, il s'est installé à Hong Kong où il a obtenu le statut de résident permanent. Il travaillait depuis 1979 pour Associated Merchandise Corporation (A.M.C.), société qui s'occupe de localisation de marchandises et de mise au point de produits à l'échelle mondiale. En 1993, l'appelant était devenu directeur, Marchandises, d'A.M.C., à Hong Kong. Eaton's étant l'un des clients d'A.M.C. dont l'appelant était responsable. A.M.C. a décidé d'ouvrir un bureau au Canada pour mieux servir Eaton's et pour localiser des marchandises au Canada. L'appelant s'est vu attribuer la responsabilité d'ouvrir le bureau au Canada.

[4]      L'appelant a peut-être bien décidé de venir au Canada parce que, comme il l'a dit dans son témoignage, son avenir à Hong Kong, en 1991, le préoccupait.

[5]      En novembre 1991, l'appelant est arrivé dans la région de Toronto avec sa femme et son fils; il détenait un permis de travail. Initialement, il est resté chez un ami, mais en décembre 1991, il a acheté une maison qui, depuis lors, est occupée par sa femme, son fils ou lui. L'appelant a inscrit son fils à l'école. Les indices normaux de la résidence sont présents en ce sens que l'appelant a un numéro d'assurance sociale, une carte d'assurance-maladie et un permis de conduire. Il a ouvert des comptes bancaires. Il a vendu son appartement à Hong Kong et il a apporté les effets de la famille au Canada. Depuis son arrivée, il produit des déclarations de revenu au Canada.

[6]      Dans l'exercice de ses fonctions depuis qu'il est arrivé au Canada, l'appelant a visité des fabricants, il s'est mêlé au personnel d'Eaton's avec lequel il traite, dans le cadre de ses activités professionnelles et de réunions intimes; il s'est intéressé aux affaires canadiennes, il a fait des dons de bienfaisance et il a également fréquenté les deux frères de sa femme et les enfants de ceux-ci, qui habitaient au Canada.

[7]      Au cours de l'année qui a suivi son arrivée au Canada, l'appelant a demandé le statut d'immigrant ayant obtenu le droit d'établissement pour sa femme, son fils et lui-même.

[8]      Apparemment, le bureau qu'A.M.C. avait ouvert au Canada ne s'est pas avéré viable. À un moment donné au printemps 1993, l'appelant a été informé qu'il pouvait rester au Canada et chercher un autre emploi ou s'installer ailleurs tout en continuant à travailler pour A.M.C.

[9]      Le 9 mai 1993, l'appelant et sa famille ont obtenu le droit d'établissement au Canada. L'appelant a témoigné qu'en convenant d'accepter le droit d'établissement au Canada, il avait perdu son statut de résident permanent à Hong Kong, de sorte qu'il était devenu, au mieux de sa connaissance, apatride.

[10]      L'appelant n'a pas réussi à trouver un autre emploi au Canada. Un poste supérieur chez A.M.C. est devenu vacant à Singapour; ce poste a été offert à l'appelant, qui a accepté l'offre, en considérant le poste comme "temporaire". L'appelant est allé travailler à Singapour le 30 juin 1993.

[11]      Avant de s'installer à Singapour, l'appelant s'était absenté du Canada relativement peu souvent et brièvement. Depuis qu'il est parti à Singapour, c'est plutôt le contraire qui arrive. L'appelant est revenu brièvement au Canada pour y passer ses vacances. Sa femme passait apparemment la plupart de son temps avec lui à Singapour. Par contre, son fils est resté au Canada; il a poursuivi ses études, a vécu dans la maison familiale, habituellement seul, et a demandé et obtenu la citoyenneté canadienne. Presque tous les effets de la famille sont au Canada. À Singapour, l'appelant occupe un appartement meublé qu'il loue et il loue sa voiture. Dans son témoignage, l'appelant a exprimé l'espoir, ou peut-être pourrait-il dire la conviction, qu'A.M.C. ouvrira peut-être de nouveau un jour au Canada un bureau où il pourrait travailler et, que cet espoir ou cette conviction se réalise ou non, l'appelant s'est fermement engagé à revenir au Canada, "là où il a son foyer", dans l'avenir.

[12]      Compte tenu de l'aperçu que je viens de donner, il s'agit de déterminer, premièrement, si l'appelant a de fait axé son mode de vie sur le Canada; deuxièmement, s'il a démontré, depuis qu'il a quitté le Canada pour vivre à Singapour, qu'il a l'intention de continuer à axer son mode de vie sur le Canada; troisièmement, si en fait il a continué à axer son mode de vie sur le Canada.

[13]      Il ne m'est pas difficile de conclure que, pendant l'année et demie où il a travaillé au Canada, l'appelant a axé son mode de vie sur le Canada. Il a établi tous les indices normaux d'un mode de vie axé sur le Canada, pour sa famille et lui, aux dépens de son statut incertain à Hong Kong et au risque de devenir apatride, même s'il savait, lorsqu'il a accepté le droit d'établissement, que sa situation professionnelle était pour le moins précaire. Bref, il s'est pleinement engagé envers le Canada.

[14]      Lorsqu'il s'est installé à Singapour avec sa femme, qui l'accompagnait la plupart du temps, l'appelant a tout fait pour continuer à axer son mode de vie sur le Canada, en démontrant une intention, de fait, une ferme résolution, de maintenir ses liens ici.

[15]      Dans l'affaire Aviles3, voici ce que Monsieur le juge Rothstein a dit :

         J'estime qu'il est dans l'intérêt du Canada que les immigrants comme les Garcia soient disposés à assumer le risque de retourner dans des parties du monde où la situation est moins stable qu'au Canada dans l'exercice de leurs fonctions au service d'un employeur canadien, plutôt qu'à demeurer au Canada, comme prestataires de l'aide sociale ou bas salariés, simplement dans le but de satisfaire aux exigences en matière de résidence fixées par l'alinéa 5(1)(c) de la Loi sur la citoyenneté. Il me semble qu'il serait quelque peu arbitraire de pénaliser les requérants en l'espèce à cause des exigences du travail qu'accomplit M. Garcia pour son employeur canadien.

Dans ce cas-ci, bien sûr, l'employeur de l'appelant n'est pas un employeur canadien. Il n'est pas non plus possible de dire que l'emploi à Singapour n'est pas stable. Néanmoins, je suis convaincu que le principe énoncé par Monsieur le juge Rothstein peut raisonnablement s'appliquer compte tenu des faits de l'espèce. L'appelant a fait face à une décision fort difficile. Il pouvait rester au Canada en sa qualité d'immigrant ayant obtenu le droit d'établissement au risque de ne pas avoir d'emploi ou de trouver un emploi de niveau inférieur. L'autre solution consistait à accepter auprès de l'employeur chez qui il travaillait depuis longtemps des responsabilités importantes et stimulantes à Singapour à des conditions relativement intéressantes qui lui permettraient ainsi qu'à sa famille de continuer à vivre dans l'aisance. Je suis d'accord avec Monsieur le juge Rothstein pour dire qu'il serait "quelque peu arbitraire" d'interpréter le droit canadien de la citoyenneté d'une façon qui aurait en réalité pour effet d'empêcher l'appelant d'adopter la solution qu'il a choisie en interprétant ce choix comme démontrant que l'appelant a renoncé à son intention d'axer son mode de vie sur le Canada.

[16]      J'examinerai maintenant la question de savoir si l'appelant a en fait continué à axer son mode de vie sur le Canada depuis qu'il a été muté à Singapour.

[17]      Dans l'affaire Chang, [1997] A.C.F. no 1507, j'ai cité en les approuvant les remarques suivantes que Monsieur le juge Dubé avait faites dans le jugement Lui-Tsun James Yun4 :

         Comme j'ai eu l'occasion de le déclarer dans la décision Siu Chung Hung, qui est très semblable au cas en l'espèce, "le lieu où résidence une personne n'est pas celui où elle travaille, mais celui où elle retourne après avoir travaillé". Un demandeur de la citoyenneté qui élit domicile de façon évidente et définitive au Canada, dans l'intention bien claire d'avoir des racines permanentes dans ce pays, ne devrait pas être privé de la citoyenneté simplement parce qu'il doit gagner sa vie et celle de sa famille en travaillant à l'étranger. Certains résidents permanents peuvent travailler à partir de leur propre maison, d'autres y reviennent après le travail tous les jours, d'autres à la fin de la semaine et d'autres enfin après de longs séjours à l'étranger. Les indices les plus éloquents du maintien de la résidence sont l'établissement d'une personne et de sa famille dans le pays, jumelé à une intention manifeste d'élire leur domicile permanent au Canada.
                                 [J'ai omis les renvois.]

[18]      Cela étant, je conclus que l'appelant a de fait continué à axer son mode de vie sur le Canada.

[19]      Bref, je conclus que l'appelant et sa famille se sont établis au Canada, que l'appelant a démontré qu'il a manifestement l'intention de faire du Canada son lieu de résidence permanente et que, même s'il revient chez lui d'une façon irrégulière et pour des périodes relativement brèves, il a de fait maintenu son lieu de résidence dans la région de Toronto et qu'il a donc continué à axer son mode de vie sur le Canada.

[20]      Pour les motifs susmentionnés, cet appel est accueilli; je recommande que la citoyenneté soit attribuée à l'appelant.

     "Frederick E. Gibson"

    

     Juge

Toronto (Ontario),

le 22 janvier 1998.

Traduction certifiée conforme

François Blais, LL.L.

COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

Avocats et procureurs inscrits au dossier

DOSSIER :      T-241-97

INTITULÉ DE LA CAUSE :      AFFAIRE INTÉRESSANT LA Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29
     ET l'appel de la décision du juge de la citoyenneté
     ET
     CHUN HON (TONY) LEUNG

DATE DE L'AUDIENCE :      LE 19 JANVIER 1998

LIEU DE L'AUDIENCE :      TORONTO (ONTARIO)

MOTIFS DU JUGEMENT DU      JUGE GIBSON
     EN DATE DU 22 JANVIER 1998

ONT COMPARU :

     Benjamin J. Trister

         pour l'appelant

     Peter K. Large

         amicus curiae

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

     GREENBERG TRISTER TURNER

     Avocats

     401, rue Bay, bureau 3000

     Toronto (Ontario)

     M5H 2Y4

         pour l'appelant

     Peter K. Large

     Avocat

     610-372, rue Bay

     Toronto (Ontario)

     M5H 2W9

         amicus curiae

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     Date: 19980122

     Dossier: T-241-97

AFFAIRE INTÉRESSANT LA Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29

ET l'appel de la décision du juge de la citoyenneté

ET

CHUN HON (TONY) LEUNG,


appelant.

     MOTIFS DU JUGEMENT

__________________

1      [1979] A.C.F. no 501.

2      (1994) 75 F.T.R. 81.

3      (1994), 26 Imm. L.R. (2d) 283 (C.F. 1re inst.).

4      T-2066-96, (10 octobre 1997) (inédit).

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