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  No du greffe T-608-92

 

  OTTAWA (ONTARIO) LE 24 FÉVRIER 1997

 

  EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE CULLEN

 

ENTRE :

 

RANJIT PERERA,

FRANK BOAHENE et

FRED BLOCH,

 

  demandeurs,

 

  - et -

 

  LA REINE DU CHEF DU CANADA,

 

  défenderesse.

 

 

 

  O R D O N N A N C E

 

 

 

  LA COUR ORDONNE le rejet de la requête présentée en vertu de la Règle 474.

 

  LA COUR ORDONNE le rejet de la requête présentée en vertu de la Règle 419, sous réserve que les alinéas suivants soient radiés de la Déclaration deux fois modifiée : les sous-alinéas 12a)(iii), 12b)(iii), 12c)(iii), 12d)(i) et 12d)(ii). Ces sous-alinéas ont trait à un redressement ne relevant pas de la compétence de la Cour.

 

  LA COUR PROPOSE que les causes des trois demandeurs soient entendues séparément, mais consécutivement, sous réserve de ce qu'en décidera le juge présidant à l'instance.

 

 

 

  B. Cullen 

  Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme______________________________

 

  François Blais, LL.L.


 

 

 

 

  No du greffe T-608-92

 

 

ENTRE :

 

 

RANJIT PERERA,

FRANK BOAHENE et

FRED BLOCH,

 

  demandeurs,

 

  - et -

 

  LA REINE DU CHEF DU CANADA,

 

  défenderesse.

 

 

 

  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

 

 

 

LE JUGE CULLEN

 

 

La requête déposée en vertu de la Règle 474

 

  M'étant vu confier cette tâche par le juge en chef adjoint, et ayant lu une grande partie de la documentation versée au dossier, j'avais bon espoir de pouvoir parvenir à résoudre un certain nombre de questions et de réduire par là même le temps nécessaire à l'instance. Ce désir était vraiment trop ambitieux compte tenu des positions arrêtées des deux parties. L'affaire a déjà pris beaucoup trop longtemps, bien qu'il y ait à cela des raisons, dont il a d'ailleurs été fait état.

 

  J'avais espéré que les avocats parviendraient à s'entendre sur de nombreux points en litige. Il semblerait que cette affaire ne se prête pas vraiment à une telle approche. Il est typique, par exemple, d'assister à ce genre d'échange entre les parties : le demandeur soutient qu'il a rapporté la preuve d'une discrimination devant la Commission d'appel de la Commission de la fonction publique, auquel la défenderesse répond, «Non! La question n'est pas réglée et doit être encore débattue.»

 

  Malheureusement, pour les parties, la Cour et les avocats, il faudra un long procès pour résoudre les questions de droit et les questions de fait extrêmement difficiles qui se posent en l'espèce.

 

  Pour parvenir à un accord, il faut que les parties y soient disposées, la Cour pouvant alors proposer les moyens d'y parvenir. À mon avis, cette affaire ne peut pas être réglée si ce n'est par une instance longue et coûteuse.

 

  La Règle 474 autorise un redressement inhabituel, normalement réservé aux situations où les parties sont convenues des faits, voire où elles s'entendent sur la question de droit qu'il y aura à trancher. Cette Règle confère à la Cour un pouvoir correctif et non simplement consultatif. Pour les raisons exposées ultérieurement, on ne saurait en l'espèce invoquer la Règle 474.

 

  Après avoir examiné la Règle 474 des Règles de la Cour fédérale et les trois critères qui, selon la jurisprudence, permettent de l'invoquer, j'estime qu'en l'occurrence les conditions nécessaires ne sont pas réunies.

 

  D'abord, les faits essentiels de l'affaire sont eux-mêmes contestés. L'intimée a formellement nié qu'il y ait eu discrimination. On ne saurait, en réponse à l'argument invoqué par l'intimée, se contenter de dire que les faits ne sont pas contestés puisque l'intimée n'a pas déposé de défense ou contre-interrogé les auteurs des affidavits versés au dossier par les requérants. L'avocat de l'intimée a clairement fait savoir qu'il n'était pas d'accord avec la démarche suivie par les requérants et qu'il entendait, par conséquent, ne rien faire qui serait susceptible de justifier une requête fondée sur la Règle 474. Les requérants ne peuvent donc pas invoquer la discrimination comme fait susceptible de fonder une requête présentée en vertu de la Règle 474. Les affidavits produits par les requérants, et les allégations de discrimination qu'ils contiennent, ne soulèvent aucun point de droit sur lequel la Cour pourrait en l'occurrence statuer de manière péremptoire.

 

  Deuxièmement, il n'y a pas, en l'espèce, de pure question de droit sur laquelle la Cour pourrait statuer dans le cadre d'une requête fondée sur la Règle 474, étant donné qu'une telle décision exigerait de la Cour qu'elle se prononce sur certains des faits actuellement en litige. Il n'appartient pas à la Cour de le faire dans le cadre d'une décision préliminaire sur un point de droit. L'intimée fait en outre valoir que les questions de droit n'ont elles-mêmes pas été formulées d'une manière acceptable aux deux parties.

 

  Troisièmement, les requêtes fondées sur la Règle 474 doivent normalement permettre d'abréger un procès. Aucun des arguments invoqués devant la Cour ou développés par écrit ne me portent à penser qu'il en serait ainsi. Il n'est pas évident qu'une requête fondée sur la Règle 474 permettrait d'accélérer l'instance.

 

  L'intimé soutient très vigoureusement qu'en l'espèce tout est en litige. Je suis malheureusement d'avis qu'il faudra une instance en bonne et due forme pour régler le différend opposant les parties. Ce n'est pas dans cette salle d'audience et par le biais d'une requête fondée sur la Règle 474 que l'on parviendra à résoudre tant de questions en litige. Les questions de droit formulées par les requérants ne peuvent pas être tranchées avec netteté.

 

  En conséquence, la requête est rejetée.

 

La requête présentée en vertu de la Règle 419

 

  La défenderesse demande à la Cour, sur le fondement de la Règle 419, de radier la Déclaration modifiée deux fois des demandeurs et d'ordonner l'ajournement indéfini de l'instance. La défenderesse sollicite subsidiairement de la Cour une ordonnance enjoignant aux premier et troisième demandeurs de se soumettre à des interrogatoires préalables afin que l'on puisse voir quels sont les volets de la présente action qui relèvent de la Commission canadienne des droits de la personne aux termes de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R., ch. H-6, demandant en outre que la cause de chacun des trois demandeurs soit entendue séparément.

 

  Il ne fait aucun doute qu'il y a lieu de rejeter la requête fondée sur la Règle 419. Pour les motifs exposés ci-dessous, je ne vois aucune raison d'ordonner la radiation de la Déclaration.

 

  Il convient d'établir une distinction entre l'espèce et l'affaire Le Bureau des gouverneurs du Seneca College of Applies Arts and Technology c. Pushpa Bhadauria, [1981] 2 R.C.S. 181, [l'arrêt Bhadauria], affaire relative au Code des droits de la personne de l'Ontario. Dans l'arrêt Bhadauria, la Cour suprême du Canada a décidé que la discrimination consistant à refuser, à de multiples reprises, de laisser quelqu'un accéder à un emploi, censément en raison de l'origine raciale de l'intéressé, n'est pas constitutif d'un quasi-délit au regard de la common law. Mais, cette décision se fondait sur le fait que le Code des droits de la personne de l'Ontario confère au tribunal provincial des droits de la personne une compétence exclusive à l'égard de plaintes en matière de discrimination. On ne trouve aucune disposition équivalente dans la Loi canadienne sur les droits de la personne. La loi fédérale et la loi provinciale prévoient, en matière de droits de la personne, des recours très différents. Le principe dégagé dans l'arrêt Bhadauria ne saurait, par conséquent, être appliqué en l'espèce.

 

  La défenderesse se fonde sur l'arrêt Moore [1] pour affirmer que la Cour devrait ordonner la radiation de l'instance engagée par les demandeurs, estimant que celle-ci est superflue étant donné l'existence d'un recours fondé sur la Loi canadienne sur les droits de la personne. L'arrêt Moore cité à cet égard par la défenderesse doit, en raison des circonstances propres à cette affaire, être distingué du présent dossier, cette jurisprudence n'étant d'ailleurs plus applicable en raison des changements apportés à la loi à cause de la Charte. D'ailleurs, l'arrêt Moore a été rendu par une Cour d'appel provinciale, et ce bien avant que la Cour suprême ne se prononce dans l'arrêt qui a fixé la jurisprudence en matière de droits à l'égalité, l'arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia (1989) 56 D.L.R. (4th) 15. Dans sa démarche, l'arrêt Moore s'inspire de l'arrêt McKinney c. Bureau des gouverneurs de l'Université de Guelph (1987), 46 D.L.R. (4th) 193, 63 O.R. (2d) 1 [l'arrêt McKinney]. L'arrêt McKinney, cependant, n'a pas été repris dans l'arrêt Andrews. Et enfin, ainsi que l'avocat des demandeurs le fait à juste titre remarquer, l'arrêt Moore ne constitue guère un plaidoyer vibrant en faveur de la radiation de la Déclaration. Le juge Macfarlane, de la Cour d'appel de la Colombie-Britannique, prenant la parole au nom de la Cour (p. 43 du recueil) conclut, justement, que l'ordonnance de radiation traduisait de manière incomplète les décisions prises par le juge siégeant en son cabinet, ainsi d'ailleurs que la conclusion à laquelle était parvenue la Cour d'appel de la Colombie-Britannique. C'est ainsi que le juge Macfarlane laissait à l'appelante la possibilité de demander au juge siégeant en son cabinet l'autorisation de déposer une nouvelle déclaration exposant les faits sur lesquels elle se fondait pour alléguer une violation des dispositions de la Charte.

 

  Il m'a toujours été loisible d'autoriser les demandeurs à rectifier leur Déclaration modifiée deux fois. Mais, les circonstances mêmes de cette affaire, les retards que cela occasionnerait, les trois versions successives de la Déclaration déjà déposée, sont autant d'éléments portant à penser qu'une autorisation de rectifier la déclaration ne contribuerait guère à faire avancer les choses. D'ailleurs, les demandeurs ont peut être épuisé le délai prévu pour de telles rectifications.

 

  Étant donné l'importance essentielle que revêt l'arrêt Andrews dans les affaires qui, comme la présente, se fondent sur les dispositions de la Charte, l'arrêt Moore, du point de vue du droit, sonne faux à l'époque où nous sommes. L'arrêt Moore n'est pas compatible avec la primauté de la Charte.

 

  La loi fédérale sur les droits de la personne ne contient aucune disposition interdisant d'engager une action distincte sur le fondement de la Charte. La Loi sur les droits de la personne offre une voie de recours, et la Charte en offre une autre. Les demandeurs peuvent les invoquer toutes les deux, en même temps s'ils le veulent. La Loi canadienne sur les droits de la personne n'exclut nullement l'action engagée en l'espèce.

 

  L'action des demandeurs se fonde sur la Charte, la loi suprême du pays. Les larges pouvoirs de réparation que confère l'article 24 de la Charte offre un recours plus large que celui que prévoit la Loi canadienne sur les droits de la personne. Il ne s'agit nullement, en l'espèce, d'une action futile et vexatoire justifiant une intervention de la Cour au titre de la Règle 419. En effet, la Charte confère aux demandeurs le droit d'intenter une action devant la Cour. Ce droit leur est garanti malgré la compétence conférée à la Commission canadienne des droits de la personne en ce domaine. L'intimé ne saurait invoquer la Loi sur les droits de la personne pour se mettre à l'abri d'une action intentée sur le fondement de la Charte.

 

  L'idée qu'il n'y aurait en l'espèce aucune cause d'action raisonnable, est sans fondement. Les considérations dont il y a lieu de tenir compte à cet égard ont été exposées par le juge Estey dans l'arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans l'affaire Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat et autre, [1980] 2 R.C.S. 735 aux pp. 740 et 741 :

 

 

  Comme je l'ai dit, il faut tenir tous les faits allégués dans la déclaration pour avérés. Sur une requête comme celle-ci, un tribunal doit rejeter l'action ou radier une déclaration du demandeur seulement dans les cas évidents et lorsqu'il est convaincu qu'il s'agit d'un cas «au-delà de tout doute» : Ross v. Scottish Union and National Insurance Co. En l'espèce, dans sa défense, Bell Canada a soulevé une question de droit : Quelle est la position du gouverneur en conseil lorsqu'il agit en vertu de l'article 64 de la Loi nationale sur les transports, précitée, et en quoi consistent le pouvoir et la compétence du tribunal à cet égard? Aucune plaidoirie additionnelle ni aucune preuve ne sont nécessaires pour trancher cette question. Par conséquent, je souscris à l'opinion du juge de première instance selon laquelle il s'agit d'un cas où le tribunal peut à bon droit trancher pareille question au stade préliminaire de l'action.

 

Ce principe a été cité et appliqué dans l'affaire Baird c. La Reine, [1984] 2 C.F. 160 (C.A.F.), affaire qui, comme en l'espèce, mettait en cause la violation d'une obligation imposée par la loi. Rappelons donc que la Cour n'ordonnera la radiation d'une instance que dans les cas évidents, lorsque la Cour est convaincue, sans nul doute, qu'il n'existe aucune cause raisonnable d'action. Or, ce n'est pas le cas de l'affaire qui retient ici notre attention. Dans ma conclusion concernant la requête présentée en vertu de la Règle 474, j'ai décidé que la présente affaire pose effectivement des questions complexes, tant au niveau du droit qu'au niveau des faits. Ce n'est pas par le biais d'une requête fondée sur la Règle 419 qu'il convient de trancher des affaires soulevant des questions d'une telle complexité.


  La radiation d'instance répond à des critères particulièrement exigeants. Les principes généralement applicables ont été heureusement résumés dans l'affaire Jane Doe v. Police Board of Commissioners, [1991] 72 D.L.R. (4th) 580 aux pp. 583 et 584 [l'affaire Jane Doe]. Les quatre principes en question sont les suivants.

 

  1)  Du moment qu'il existe une cause d'action raisonnable fondée en droit, peu importe qu'elle soit inusitée. Comme nous l'avons dit plus haut, la cause d'action est en l'espèce juridiquement fondée.

 

  2)  Pour dire s'il existe effectivement une cause d'action, les faits substantiels qui sont invoqués doivent être considérés comme avérés. Lorsqu'on a demandé à l'avocat précédent des demandeurs de fournir des détails supplémentaires, il a révélé de nombreux faits démontrant des différences de traitement et étayant les allégations de discrimination. On n'a depuis demandé aux demandeurs aucun détail supplémentaire. La différence de traitement est invoquée dans les écritures. Les faits sont suffisamment nombreux pour étayer les allégations.

 

  3)  Si les faits, tenus pour avérés, révèlent une cause d'action raisonnable, c'est-à-dire une cause d'action susceptible d'aboutir, la poursuite de l'action doit être autorisée. Les faits substantiels qui sont plaidés étayent la cause d'action. On ne peut absolument pas dire en l'espèce que les demandeurs n'ont aucune chance d'obtenir gain de cause, étant donné que la Commission d'appel de la fonction publique a déjà donné raison au premier demandeur.

 

  4)  En cas de requête en radiation, la déclaration doit être interprétée avec un maximum de générosité. C'est ce que j'ai fait.

 

  Puis, enfin, dans une action ayant des points communs avec l'affaire Jane Doe [2] précitée, la Cour a décidé que les recours offerts par la Charte ne pouvaient pas être supplantés par le recours offert à un demandeur par le régime d'indemnisation prévu dans la Loi sur l'indemnisation des victimes d'actes criminels, L.R.O. 1980, chap. 82. Il en va de même en l'espèce, et le régime d'indemnisation que prévoit la Loi canadienne sur les droits de la personne ne permet pas d'écarter le recours garanti aux demandeurs par la Charte.

 

  Par conséquent, la Cour rejette cette requête en radiation de la Déclaration modifiée deux fois. Cela dit, j'ordonne que soient radiés de la Déclaration modifiée deux fois les sous-alinéas suivants : les sous-alinéas 12a)(iii), 12b)(iii), 12c)(iii), 12d)(i) et 12d)(ii). Ces sous-alinéas ont trait à des recours qui ne relèvent pas des compétences de la Cour.

 

  Je propose en outre, afin d'économiser temps et argent, que la cause de chacun des trois demandeurs soit entendue séparément, mais consécutivement, en commençant par la cause du premier demandeur.

 

 

 

 

 

OTTAWA  B. Cullen 

Le 24 février 1997  J.C.F.C.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme______________________________

 

  François Blais, LL.L.


  COUR D'APPEL FÉDÉRALE DU CANADA

  SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

 

  AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

No DU GREFFE :T-608-92

 

 

INTITULÉ :Ranjit Perera et al. c. La Reine

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :Ottawa (Ontario)

 

 

DATE DE L'AUDIENCE :Le 10 février 1997

 

 

MOTIFS DE JUGEMENT DE monsieur le juge Cullen

 

 

DATE :Le 24 février 1997

 

 

 

 

ONT COMPARU :

 

 

Me Peter Engelmann

 

  POUR LE DEMANDEUR

 

 

Me Geoffrey Lester

 

  POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

 

 

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

Caroline, Engelmann & Gottheil

Ottawa (Ontario)

 

  POUR LE DEMANDEUR

 

 

George Thomson

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

  POUR LA DÉFENDERESSE



[1]   Moore v. The Queen in right of British Columbia et al (1988), 50 D.L.R. (4th) 29 (C.A.C.-B.) [l'arrêt Moore].

[2] Jane Doe v. Police Board of Commissioners (Metropolitan Toronto) (9189) 48 C.C.L.T. 105 à la p. 169 (C.S. Ont.).

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