Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision





     Date : 19990607

     Dossier : T-300-97

Ottawa (ontario), le 7 juin 1999.

En présence de Monsieur le juge Lutfy

     Affaire intéressant une révocation de citoyenneté en vertu des articles 10 et 18 de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29 et de l"article 19 de la Loi sur la citoyenneté canadienne, S.R.C. 1952, ch.33;
     et une demande de renvoi à la Cour fédérale en vertu de l"article 18 de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29;
     et un renvoi à la Cour en vertu de l"article 920 des Règles de la Cour fédérale.


ENTRE :


LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,

     demandeur,

-et-

serge kisluk,

     défendeur.


décision

     Le défendeur a acquis la citoyenneté canadienne par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels, au sens de l"alinéa 18(1)b ) de la Loi sur la citoyenneté.

Allan Lutfy

J.C.F.C.

Traduction certifiée conforme


Laurier Parenteau, B.A.,LL.L.





     Date : 19990607

     Dossier : T-300-97


     Affaire intéressant une révocation de citoyenneté en vertu des articles 10 et 18 de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29 et l"article 19 de la Loi sur la citoyenneté canadienne, S.R.C. 1952, ch. 33;
     et une demande de renvoi à la Cour fédérale en vertu de l"article 18 de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29;
     et un renvoi à la Cour en vertu de l"article 920 des Règles de la Cour fédérale.

Entre :

Le ministre de la citoyenneté et de l"immigration,

demandeur,

-et-

serge kisluk,

défendeur.


motifs de la décision

LE JUGE LUFTY :

INTRODUCTION

[1]      Le ministre de la Citoyenneté et de l"Immigration cherche à obtenir la révocation de la citoyenneté du défendeur Serge Kisluk au motif qu"il a été reçu comme résident permanent au Canada et qu"il a acquis la citoyenneté canadienne par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels.1 Plus particulièrement, le demandeur allègue que le défendeur a omis de divulguer aux agents de l"immigration et de la citoyenneté canadienne ce qui suit :

[TRADUCTION]

     a)      [sa] collaboration avec les autorités allemandes et les services qu"il leur a rendus en Ukraine au cours de la période de 1941 à 1943 comme membre de la police auxiliaire ukrainienne (Schutzmannschaften) au commissariat général Volyn-Podolia dans le comté administratif de Turiysk, district de Kovel, une police auxiliaire sous commandement allemand;
     b)      [sa] participation, en tant que membre des dites armée allemande et police auxiliaire, à la perpétration de crimes et d"atrocités sur des civils ukrainiens.

[2]      Les principaux événements se seraient déroulés dans les villages ukrainiens de Sushibaba, Ozeryany, Makovichi, Kouïbychev et Svynaryn distants de quelques kilomètres l"un de l"autre. Ces villages font partie, ou sont proches, du comté administratif (raion ) de Turiysk, légèrement au sud de la ville de Kovel. Le comté de Turiysk et Kovel se trouvent à quelque 70 kilomètres au nord-ouest de Loutsk, un important centre de la région administrative (oblast) de Volyn au nord-ouest de l"Ukraine. Des témoignages ont été recueillis par commission rogatoire à Loutsk, Kouïbychev et Makovichi et des visites ont eu lieu à Ozeryany et Sushibaba.

[3]      Le défendeur reconnaît qu"il a été agent de police à Makovichi au cours de la période qui a suivi l"occupation allemande en juin 1941. Les parties ne s"accordent pas sur les fonctions du défendeur en tant qu"agent de police sous le régime allemand. Celui-ci reconnaît également qu"en 1940 et 1941, il a travaillé comme garde des chemins de fer, pour le compte des Allemands, dans le territoire qu"ils occupaient près de Cholm, juste à l"ouest de la rivière Boug.

[4]      Le défendeur a obtenu son visa d"immigration canadien en décembre 1948 au centre de traitement de l"Organisation internationale pour les réfugiés à Butzbach (Allemagne), le droit d"établissement au Canada en janvier 1949 et la citoyenneté canadienne en 1954. La question factuelle principale de ce renvoi est celle de savoir s"il a obtenu son visa, son droit d'établissement ou sa citoyenneté par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels relatifs à ses activités durant la guerre.

[5]      Le fardeau de la preuve incombe au demandeur. En ce qui concerne la norme de preuve à appliquer dans cette instance, j"adopte la déclaration qu"a faite mon collègue, le juge McKeown, dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l"Immigration) c. Bogutin:2 " J'applique la norme civile de preuve selon la prépondérance des probabilités, mais je dois examiner la preuve attentivement en raison des allégations graves qui doivent être établies par la preuve présentée. "

[6]      Les témoignages ont été reçus en février, juillet et août 1998. Les plaidoiries et les exposés écrits ont été présentés en septembre et octobre 1998. Suite à une décision prise dans une autre affaire de révocation de citoyenneté,3 d'autres observations ont été déposées en mars 1999 portant sur le pouvoir légal du gouvernement d"interdire au défendeur d"entrer au Canada, même s"il avait divulgué aux agents d"immigration ses activités durant la guerre.

[7]      L"exposé des présents motifs portera en premier lieu sur les déclarations du témoin expert de la demanderesse concernant la police auxiliaire ukrainienne sous l"occupation allemande, ce qui mènera à l"étude des questions suivantes :

C      le passé du défendeur et son rôle en tant que garde des chemins de fer et agent de police
C      les témoignages relatifs à certains incidents survenus entre 1941 et 1943 :
     (i)      l"incident de l"arbre à Svynaryn
     (ii)      le massacre de Juifs à Sushibaba
     (iii)      le passage à tabac de Moshko Goldshmidt à Chirnihiv
     (iv)      l"exécution d"une servante de la police de Makovichi
C      les activités du défendeur entre 1943 et 1948
C      le contrôle sécuritaire des immigrants : les collaborateurs
     (i)      les documents gouvernementaux
     (ii)      le témoignage des fonctionnaires de l'immigration
     (iii)      le témoignage des représentants de la Gendarmerie royale du Canada
C      le visa d"immigration du défendeur, son entrée au Canada et sa citoyenneté canadienne
C      le pouvoir légal d"interdire l"entrée de collaborateurs
C      l"exposé sommaire des constatations de faits

LA POLICE AUXILIAIRE : LES SCHUTZMANNSCHAFTEN

[8]      Le professeur Christopher Browning est historien et spécialiste de l"Allemagne national-socialiste et de l"Holocauste. Il a publié quatre ouvrages sur la question. Il reconnaît que son témoignage sur les activités allemandes durant l"occupation de l"Ukraine [TRADUCTION] " ne porte pas sur le contexte général ukrainien ".4 Son rapport d"expert décrit cependant, souvent à partir de documents allemands, l"organisation et les opérations des forces de police auxiliaires dans les territoires occupés en général ainsi qu"en Ukraine. Il a participé à la poursuite intentée en Angleterre contre un agent de la police auxiliaire de Domachevo, à quelque soixante kilomètres au nord-ouest de Kovel.

[9]      La police auxiliaire mise sur pied en Ukraine et dans d"autres territoires occupés par les Allemands était connue sous le nom de Schutzmannschaften , qui se traduit littéralement par [TRADUCTION] " main-d"oeuvre de protection ".5 Le professeur Browning a décrit ainsi les circonstances qui ont conduit à la création des Schutzmannschaften :

[TRADUCTION]

     Ayant à maintenir l"ordre dans de vastes régions soviétiques occupées, avec des ressources humaines limitées, Himmler a tiré la même conclusion que les militaires. Le 25 juillet 1941, un mois à peine après le début de la campagne orientale, il a observé que : " les fonctions de la police dans les territoires orientaux occupés ne peuvent être assumées exclusivement par la police et les SS qui sont déjà déployés et qui le seront. Il est donc nécessaire de constituer rapidement des formations de défense additionnelles à partir de segments de population que nous jugeons acceptables dans ces territoires..." Parmi les populations sous occupation, Himmler a désigné les Baltes, les Biélorusses et les Ukrainiens pour éventuellement constituer une force de police auxiliaire. [Pièce A-3, document 7] Une semaine plus tard, Daluege fournissait les détails de mise en oeuvre de l"autorisation de Himmler. Ces unités formées d"agents locaux s"appelleraient les Schutzmannschaften . La Police de sûreté serait chargée de sélectionner le personnel. Les Schutzmannschaften revêtiraient leur ancien uniforme russe (ou allemand) et porteraient un brassard spécial qui les identifierait. Leur formation devait se faire par les SS et par des officiers de police ou des sous-officiers compétents appartenant à la police chargée du maintien de l"ordre. [Pièce A-3, document 8]6


[10]      Le rapport du professeur Browning analyse le mode de recrutement des Schutzmannschaften :

[TRADUCTION]

     Au cours de l"été 1941, l"administration militaire a proposé d"offrir certains incitatifs afin d"attirer un nombre suffisant de volontaires pour la police locale. Tous les volontaires recevaient un salaire journalier ainsi que des provisions gratuites pour leurs épouses et leurs enfants. Si ces incitatifs n"attiraient pas le nombre voulu de volontaires, le commandant pouvait se tourner vers les camps de prisonniers de guerre pour recruter des agents dans certaines catégories de détenus libérables.

     ...

     Bref, grâce à un ensemble d"incitatifs, les Allemands ont réussi à persuader des Ukrainiens à demander de se joindre aux rangs des Schutzmannschaften . [Pièce A-3, documents 62 à 64].7

[11]      Le professeur Browning a également décrit le rôle qu"ont joué les Schutzmannschaften dans la persécution des Juifs, particulièrement ceux de la région de Volyn. Il dit :

[TRADUCTION]

     La participation des Schutzmannschaften ukrainiens à la seconde vague de massacres dans la région de Volyn-Podolia peut être documentée à l"occasion. Le Gebietsführer de Kreisgebiet Brest, le lieutenant. Ernst Deuerlein signale ce qui suit: " Les 19 et 20 septembre 1942, une action contre les juifs, qui a mené à l"exécution de quelque 2 900 d"entre eux, a été entreprise à Domachevo et Tomaschevka par un SD Sonderkommando , en collaboration avec un escadron monté de la gendarmerie stationné à Domachevo et les Schutzmannschaften . " ...Une autre fois, Deuerlein a rapporté qu"un Schutzmann a été blessé alors qu"il était affecté au cordon de sécurité lors de la liquidation des prisonniers du camp de travail forcé pour Juifs à Tryschyn le 21 octobre 1942. Lorsque ceux-ci ont tenté de s"évader, les gardes ont ouvert le feu et ont atteint accidentellement le Schutzmann ... Les rapports du bataillon de police 310 font également état de collaboration occasionnelle avec les Schutzmannschaften alors qu"ils poursuivaient des Juifs, en automne 1942, dans les zones nord de la Generalbezirk Volyn-Podolia.

     ...

     Dans son témoignage mémorable devant le Tribunal militaire international, l"ingénieur allemand Herman Friedrich Graebe a décrit ainsi le massacre de Juifs à Dubno, le 5 octobre 1942, alors que la seconde vague d"assassinats battait son plein : " Je me suis rendu au chantier de construction. Pas très loin de là, j"ai vu des monticules de terre de 30 mètres de long et 2 mètres de haut. Des camions se trouvaient en face d"eux. Des miliciens ukrainiens [armés], commandés par un SS, en faisaient sortir les gens. Ils montaient la garde autour des camions et escortaient vers la fosse les gens qui, conformément au règlement relatif aux Juifs, portaient tous un insigne jaune sur la poitrine et le dos... "8


[12]      Un document du 8 mai 1942, apparemment distribué par le Reich Commissar à ses subordonnés dans différentes régions de l"Ukraine, annonçait que : [TRADUCTION] " les Gitans devaient être, en général, traités comme les Juifs. " Le 9 juin 1942, le commissaire régional de Loutsk a envoyé cette information pour qu"elle soit transmise aux Schutzmannschaft. En ce qui concerne ce document, le professeur Browning a déclaré que :

[TRADUCTION]

     ...les Schutzmannschaften connaissaient déjà la teneur des règlements pris contre les Juifs lesquels s"appliqueront dorénavant aux Gitans qui seraient traités comme les Juifs, sans qu"il soit nécessaire de détailler ce que cela comporte, la prémisse étant que les Schutzmannschaften savent déjà ce que dictent les règlements à ce sujet.9


[13]      Se fondant sur son analyse de documents allemands, le professeur Browning a rendu compte de l"étendue du massacre des Juifs dans la région de Volyn et ses alentours. La première vague de tueries en Ukraine occidentale a eu lieu vers la fin juin et le début juillet 1941. Quelque 1 400 Juifs ont été fusillés à Loutsk. Un rapport d"activité allemand laissait entendre que le massacre de certains Juifs à Loutsk a été l"oeuvre [TRADUCTION] " ...d"Ukrainiens, aidés d"un peloton de police et d"infanterie ". Deux cent quarante Bolcheviks, " en majorité juifs ", ont été tués à Rovno. Cent quarante six exécutions ont eu lieu à Proskurov. À la fin du mois d"août 1941, des tueries ont eu lieu à Kamenets Podolsk (23 000) dans la partie méridionale de Volyn, et à Rovno (15 000). Rovno se situe à environ 100 kilomètres au sud-est du comté de Turiysk. D"autres exécutions de Juifs ont eu lieu durant l"été et l"automne 1942 : à Domachevo et Tomaschevka (2 900), Brest (20 000) et Pinsk (16 000).10

[14]      En ce qui concerne la région de Kovel, le professeur Browning se fonde sur des transcriptions de témoignages recueillis de Juifs réchappés et d"Allemands dans le cadre de l"enquête de 1966 sur des Allemands soupçonnés de crimes de guerre. Au début de juin 1942, près de 8 000 Juifs ont été passés par les armes près de Kovel. Les massacres de Juifs se sont poursuivis dans cette région en août 1942. Des documents allemands font état des besoins en camions et carburant pour [TRADUCTION] " l"évacuation du ghetto "11 et le [TRADUCTION] " traitement spécial réservé aux Juifs "12 à Loutsk.

[15]      La preuve orale et documentaire présentée par le professeur Browning a porté sur les exécutions de Juifs par des militaires et des policiers allemands autres que les Schutzmannschaften, dans les territoires occupés, y compris l"Ukraine. Il a également fait référence à l"ampleur des exécutions de Juifs dans d"autres régions que Volyn. Pour résumer le rôle d"appoint des Schutzmannschaften dans les exécutions allemandes de Juifs en Ukraine y compris à Volyn, le professeur Browning a conclu en ces termes :

[TRADUCTION]

     1.      Pour fournir la main-d"oeuvre nécessaire à la mise en oeuvre de la politique allemande dans les territoires soviétiques sous occupation, y compris l"Ukraine, les Allemands ont recruté, parmi les Ukrainiens, les Biélorusses et les Baltes, un grand nombre d"agents de la police auxiliaire. Ils s"appelaient les Schutzmänner et étaient affectés à des unités connues sous le nom de Schutzmannschaften.
     2.      En 1941 et 1942, les Schutzmannschaften étaient en général formés de volontaires.

     ...

     3.      Certains Schutzmänner étaient affectés aux bataillons de police mais, pour la plupart, ils travaillaient dans des postes de police, urbains ou ruraux, où ils constituaient la main-d'oeuvre indispensable à l"application de la politique allemande.
     4.      ...Les massacres de Juifs à Volyn-Podolia se sont déroulés en deux vagues : en été et en automne 1941 et 1942.
     5.      Les Allemands ont utilisé les Schutzmannschaften pour mettre à exécution la politique d"extermination de tous les Juifs dans les territoires soviétiques sous occupation, y compris dans la Generalbezirk de Volyn-Podolia, lors de massacres à grande échelle et pour traquer plus tard les Juifs qui se cachaient.13


[16]      En évaluant les conclusions du professeur Browning, je n"oublie pas la mise en garde, faite au nom du défendeur, quant à la fiabilité des documents allemands concernant le massacre des Juifs et le degré de participation des Ukrainiens aux exécutions, en particulier pour la région visée en l"espèce. Cependant, le témoignage du professeur Browning nous renseigne utilement sur le sort généralement réservé à la population juive de Kovel, Loutsk et d"autres municipalités dans un rayon d"à peu près cent kilomètres de cette région. Ce témoignage est important parce qu"il décrit l"impulsion générale donnée aux événements. Sa déposition et ses conclusions servent de toile de fond à la description que fait le défendeur de son rôle de garde des chemins de fer et, ultérieurement, d"agent de la police auxiliaire dans le comté de Turiysk ainsi qu"aux activités que lui attribuent les autres témoins de la demanderesse.

LE PASSÉ DU DÉFENDEUR ET SON RÔLE EN TANT QUE GARDE DES CHEMINS DE FER ET AGENT DE POLICE

[17]      Le défendeur a témoigné et a été contre-interrogé. Les réponses qu"il a données à l"interrogatoire au sujet de son passé, jusqu"à l"année 1941, peuvent être récapitulées en regard des parties pertinentes de son exposé sommaire des faits et témoignages :


  1. .      Le défendeur est né en 1922 au village de Svynaryn, dans la région ukrainienne de Volyn, qui était, à l"époque, sous occupation polonaise.
  2. .      Au cours de l"été 1939, son village et la région de Volyn ont été occupés par les troupes soviétiques suite à un pacte signé entre l"Allemagne nazie et l"Union Soviétique.
  3. .      Au moment de l"arrivée des Soviets, le défendeur, qui était un écolier, a été enrôlé de force dans les jeunesses communistes des envahisseurs soviétiques connues sous le nom de Komsomols.

  1. .      Suite à des commentaires faits innocemment mais imprudemment, par le défendeur sur le comportement totalitaire et la nature des forces d"occupation, il a été sévèrement battu par des sbires professionnels, ce qui a nécessité son hospitalisation pendant deux ou trois semaines.
  2. .      À peine sorti de l"hôpital il a été battu de nouveau sous le faux prétexte de s"être interposé entre un homme et la jeune femme que celui-ci courtisait.
  3. .      La troisième fois qu"il a été battu, il s"est fait dire clairement qu"on le tenait pour le fils d"un koulak, vu que son père avait été le " staroste " ou le " soltys " du village, ce qui serait l"équivalent d"un préfet.
  4. .      Des telles absurdités ont été alléguées pour prouver que la famille appartenait à la classe des koulaks vu que le toit de son étable était couvert de tôle galvanisée et luisait au soleil, un comportement non prolétaire ou même antiprolétaire.
  5. .      Il était évident que, par malveillance ou à cause de l"idéologie absurde et répressive importée par les Soviétiques, le défendeur et sa famille étaient visés.
  6. .      Le père du défendeur a pris conseil et, grâce à un voisin allemand, a réussi à faire partie d"un échange massif de personnes entre Soviétiques et Nazis dans les territoires qu"ils occupaient respectivement selon le partage convenu entre eux. Dans le but d"éviter des ennuis et se débarrasser d"éventuels opposants, Allemands et Soviétiques étaient prêts à se livrer à ce type d"échange pendant toute la période de leur supposée alliance, qui a duré jusqu"en 1941.
  7. .      Le défendeur avait été emmené, en même temps que sa famille, à Cholm et, étant d"âge à faire le service militaire, il a été examiné à cette fin.
  8. .      Les particularités de l"idéologie nazie étant ce qu"elles sont, le défendeur s"est vu refuser l"entrée dans l"armée nazie à cause de ses cheveux plutôt noirs que blonds et a été ballotté d"un endroit à l"autre comme garde des chemins de fer.
  9. .      On lui a donné un uniforme de garde des chemins de fer et il a été affecté à la surveillance du chargement des marchandises sur les trains dont une très grosse quantité d"oies destinées à l"alimentation dans les territoires allemands.
  10. .      Le défendeur est retourné chez lui en permission après que les Nazis eurent attaqué l'Union Soviétique et rapidement envahi les territoires contigus à ceux qu'ils avaient occupés en vertu du pacte Molotov-Ribbentropp. Une fois chez lui, il a pu constater, sans grande surprise, qu'il régnait un sentiment anticommuniste de plus en plus prononcé.
  11. .      Ce sentiment trouvait son expression dans l'obligation, imposée aux communistes fervents qui n'avaient pas réussi à se joindre aux troupes soviétiques en retraite (qui les avaient abandonnés parce qu'ils n'étaient pas immédiatement utiles à l'effort de guerre soviétique), de faire les mêmes choses humiliantes que le défendeur et ses amis avaient, eux-mêmes, dû accomplir lorsque les Soviétiques sont entrés pour la première fois.

[18]      Son témoignage a dévoilé d"autres faits pertinents.

[19]      Le défendeur a fréquenté l"école primaire jusqu"en quatrième année à Svynaryn et, de la cinquième à la septième année, à Kouïbychev. Il a fait des études secondaires à Loutsk, à quelque 75 kilomètres de Svynaryn, son village.

[20]      Son père était un [TRADUCTION] " bon agriculteur ". Les critiques politiques adressées à la famille avaient pour cible le toit en tôle galvanisée qui recouvrait son étable, indice apparent et défavorable de leur richesse matérielle.

[21]      En déclarant qu"on l'avait forcé à se joindre à l"organisation des jeunesses communistes, les Komsomols, il a ajouté que la plupart des jeunes de son village avaient fait de même [TRADUCTION] " surtout à cause de notre haine pour la Pologne, nous avons cru que les Soviétiques étaient les libérateurs ".14 L"incident décrit au paragraphe 4 de son exposé sommaire des faits et témoignages a entraîné son " renvoi " des Komsomols.

[22] Bref, la famille du défendeur s"est sentie harcelée par les Soviétiques. Le défendeur, ses parents et son cousin Myron Trotsiuk, également de Svynaryn, ont donc déménagé avec la [TRADUCTION] " Commission allemande " dans la partie polonaise sous administration allemande. Les biens de la famille ont été laissés à Svynaryn. Cela se serait passé à la fin de l"année 193915. Le défendeur a insisté sur le fait que la décision de sa famille de suivre les Allemands n"était pas due à sa réputation d"être anticommuniste, mais plutôt parce que [TRADUCTION] " ...nous voulions sauver nos vies vu que nous savions que nous finirions en Sibérie ou que nous serions détruits... par les Bolcheviks".16

     (i)      Le défendeur comme garde des chemins de fer

[23]      Quelque temps après avoir quitté Svynaryn, la famille du défendeur s"est retrouvée à Cholm, en Pologne. Celui-ci a parlé [TRADUCTION] " d'une sorte de comité ukrainien " qui coordonnait les activités des nombreux Ukrainiens résidant à Cholm., Ce comité a, semble-t-il, envoyé le père et la mère du défendeur travailler à Dresde en Allemagne, respectivement dans une fabrique de glacières et une autre de tabac. Le défendeur et son cousin Myron Trotsiuk sont restés à Cholm et ont été affectés au chargement des oies sur les trains. Au cours du procès, le défendeur a témoigné qu"il a fait ce travail [TRADUCTION] " pendant un, deux ou trois mois " alors qu"à l'interrogatoire préalable, il a déclaré ne l"avoir fait que pendant deux ou trois semaines.17

[24]      Ultérieurement, comme dit le défendeur : [TRADUCTION] " Lorsqu"en 1941, la guerre a éclaté, je crois que le comité s"est arrangé pour qu"on nous cofie la charge de surveiller et garder les trains allemands qui se dirigeaient vers le front [oriental]. " Le défendeur et M. Trotsiuk ont tous deux travaillé comme gardes [TRADUCTION] " pour que personne ne détruise le train ". Ils portaient des uniformes allemands et on leur avait donné des carabines. Le défendeur a reconnu que les gardes des chemins de fer faisaient partie de la police allemande, mais n'était pas certain qu'on pouvait les qualifier d"agents de la police militaire. Les trains qu"ils gardaient transportaient des chars d"assaut, des armes, des canons et des véhicules. Ils étaient rémunérés pour ce travail; ils étaient, en outre, logés et nourris et avaient droit à des vacances. Lorsqu"on lui a demandé s"il avait été forcé de travailler comme garde des chemins de fer, le défendeur a répondu : [TRADUCTION] " Je n"avais pas le choix. Il fallait que je fasse quelque chose, que je travaille quelque part, je n"avais donc pas le choix... l"important était que ma nourriture était assurée, et je ne me rappelle pas combien j"étais payé. "18

[25]      À un certain moment, en 1941,19 le défendeur et son cousin Myron Trotsiuk sont retournés à Svynaryn pour y passer deux semaines de vacances.

[26]      C"est peu après leur retour à Cholm, après ces vacances, qu"ils ont été relevés de leurs fonctions de garde des chemins de fer. Cela se serait passé aux environs du mois d"août 1941. Les Allemands leur ont donné des billets de train pour retourner à Svynaryn.19

     (ii)      Le défendeur comme agent de police

[27]      Il est retourné à Svynaryn après avoir perdu son poste de garde des chemins de fer. À son retour, on l"a recruté pour travailler comme agent de police dans le village voisin de Makovichi. L"emploi d"agent de police lui a été proposé par des inconnus.20 Il a d"abord répondu qu"il lui fallait réfléchir à leur offre. À la deuxième sollicitation, il a dit qu"il n"avait toujours pas pris de décision. À la troisième, il a accepté [TRADUCTION] " ... parce que, vous savez, à l"époque ça se passait ainsi; si vous refusiez, vous risquiez de finir avec une jambe ou un bras cassé ".21 Lorsque son avocat lui a demandé s"il avait eu une autre possibilité d"emploi, le défendeur a répondu qu"il aurait pu travailler à la ferme familiale. Il était logé et nourri au poste et recevait un modeste salaire mensuel pour son travail d"agent de police.22

[28]      Le défendeur présume que ces inconnus l"ont recruté parce qu"ils le savaient anticommuniste. Ils l"auraient également vu dans son uniforme de garde des chemins de fer au service des Allemands.23

[29]      Le défendeur a reconnu qu"en tant qu"agent de police il a pu, à l"occasion, porter l"uniforme, [TRADUCTION] " ...non pas l"uniforme vert allemand, mais vert ukrainien, comme l"uniforme actuel. Et j"avais un chapeau. Mais j"étais le plus souvent en tenue civile... ". Les agents de police portaient des brassards jaune et bleu et, certains d"entre eux, des chemises soviétiques. Les gens savaient qu"il était agent de police parce que, dit-il, [TRADUCTION] " ...j"avais une carabine et un chapeau. " Lorsqu"on lui a demandé pourquoi il avait besoin d"une carabine, il a répondu : [TRADUCTION] " c'est un symbole de puissance et d"autorité. L"arme est un symbole d"autorité. "24

[30]      Au moment de son recrutement, il savait que les Allemands [TRADUCTION] " prenaient nos jeunes pour le travail forcé. Ils pendaient nos concitoyens aux poteaux téléphoniques. " Il était au fait de l"oppression allemande des Juifs et, comme il le dit, [TRADUCTION] " non seulement les Juifs, mais les Ukrainiens aussi étaient passés par les armes et pendus par les Allemands. "25

[31]      On a demandé au défendeur comment il savait que [TRADUCTION] " les pelotons d"exécution allemands en avaient plein les bras " à un certain moment, une référence à une déclaration qu"il a faite dans son exposé sommaire des faits et témoignages.26 En réponse, il a déclaré : [TRADUCTION] " Tous les jours, vous pouviez voir les gens se faire enlever et disparaître. Ils ne revenaient pas... Et cela a continué en 1942. "27

[32]      Il a cependant nié avoir été au courant de l"exécution de Juifs en 1941 et 1942 dans un certain nombre de villes dans la région de Volyn ou aux alentours, y compris Kovel et Loutsk qui étaient proches du comté de Turiysk, où il a vécu et travaillé pendant une bonne partie de cette période. Lorsqu"on lui a demandé s"il avait entendu parler des exécutions de Juifs à Kovel en 1941 et 1942, le défendeur a répondu : [TRADUCTION] " Je n"avais rien entendu à propos des Juifs, mais je sais que trois Ukrainiens avaient été pendus là-bas au poteau téléphonique. "28 Le professeur Browning a fait état de 8 000 juifs tués à Kovel en juin 1942.29 On peut difficilement croire à la sincérité totale du défendeur lorsqu"il nie avoir jamais entendu parler d"exécutions de Juifs, alors qu"il était agent de police à quelque 40 kilomètres de cette ville.

[33]      Myron Trotsiuk aussi a été agent de police à Kouïbychev, à quelques kilomètres du poste de police où travaillait le défendeur. Celui-ci a dit que ni l"un ni l"autre ne se rendaient visite à leur lieu de travail et ne discutaient ensemble de leur travail d"agent de police. Selon lui, [TRADUCTION] " si je lui parlais de quelque chose, c"était plutôt de filles que de notre travail de policier. " Plus tôt, au cours du contre-interrogatoire, lorsqu"on lui a demandé si M. Trotsiuk était agent de police à Kouïbychev, il a répondu : [TRADUCTION] " Je le crois, oui. "30

[34]      Le défendeur reconnaît sa participation et son aide [TRADUCTION] " au maintien de l"ordre... afin d"assurer la stabilité civile nécessaire à la machine de guerre nazie pour qu"elle puisse avancer plus sûrement vers l"est ". L"exposé sommaire des faits et témoignages fait état de ce point:

[TRADUCTION]

     16.      Le défendeur a contribué au maintien de l"ordre mais n"a jamais pris part à l"application de mesures punitives contre la population locale, ni contre n"importe quelle population juive.     

     ...

     19.      Le défendeur était cependant obligé de rester au village pour aider au maintien de l"ordre et assurer la stabilité civile nécessaire à la machine de guerre nazie pour qu'elle puisse avancer plus sûrement sur le front de l"est.

[35]      Le défendeur nie sa participation [TRADUCTION] " à quelque action que ce soit contre les Juifs pour le compte des Allemands ". Il a déclaré qu"à Svynaryn, il a aidé un voisin juif âgé à se cacher des Allemands. Il a dit au début n"avoir pas vu de Juifs à Makovichi, mais a reconnu par la suite que les trois servantes du poste de police étaient juives.31

[36]      À plusieurs reprises, le défendeur a limité ses fonctions d"agent de police à des enquêtes sur de petits larcins [TRADUCTION] (" des voleurs de poulet ") et des querelles de ménage [TRADUCTION] (" des querelles de famille, par exemple, lorsqu"un mari bat sa femme "). Le chapardeur ou le conjoint violent était menacé d"être remis aux Allemands. Cela mettait sûrement fin à ce type de comportement.32

[37]      Le défendeur a reconnu que le commandant de la police de Makovichi recevait ses ordres des autorités policières allemandes du comté de Turiysk, bien que les communications aient eu lieu en ukrainien. La police de Turiysk recevait ses directives des collègues de Kovel où se trouvait, selon le professeur Browning, le commissariat de district établi dans le cadre de la Police de l"ordre allemande.33

[38]      En résumé, bien qu"il reconnaisse avoir fait partie pendant près de quatorze mois, depuis la fin 1941 à la fin mars 1943, d"un groupe de douze agents qui occupaient la résidence d"une personne d"origine tchèque, le défendeur nie que ses fonctions l"aient jamais obligé à s"occuper d"autres choses que de délits mineurs et de violence familiale. Le demandeur allègue que les fonctions du défendeur, et celles d"autres agents de police ukrainiens qui ont travaillé dans le comté de Turiysk, comprenaient leur participation à des activités nettement plus sérieuses, y compris à des actions menées contre des Juifs et d"autres Ukrainiens.


LES TÉMOIGNAGES RELATIFS À CERTAINS INCIDENTS SURVENUS ENTRE 1941 ET 1943

[39]      Le demandeur a fixé son attention sur quatre incidents. Trois d"entre eux impliqueraient le défendeur alors qu"il était garde des chemins de fer et agent de police.

     (i)      L"incident de l"arbre à Svynaryn

[40]      Le défendeur reconnaît de façon générale cet incident. Dans son exposé sommaire des faits et témoignages, il déclare ce qui suit :

[TRADUCTION]

     13. Le défendeur est retourné chez lui en permission après que les Nazis eurent attaqué l"Union Soviétique et rapidement envahi les territoires contigus à ceux qu"ils avaient occupés en vertu du pacte Molotov-Ribbentropp. Une fois chez lui, il a pu constater, sans grande surprise, qu"il régnait un sentiment anticommuniste de plus en plus prononcé.
     14. Ce sentiment trouvait son expression dans l"obligation, imposée aux communistes fervents qui n"avaient pas réussi à se joindre aux troupes soviétiques en retraite (qui les avaient abandonnés parce qu"ils n"étaient pas immédiatement utiles à l"effort de guerre soviétique), de faire les mêmes choses humiliantes que le défendeur et ses amis avaient, eux-mêmes, dû accomplir lorsque les Soviétiques sont entrés pour la première fois.
     15. Ces communistes convaincus étaient forcés de faire des tractions et des exercices pour leur santé à l"instar de ce qu"avaient dû faire le défendeur et ses amis pour créer le supposé nouvel homme soviétique.


Au procès, le défendeur a reconnu que lui et son cousin Myron Trotsiuk étaient chargés de forcer ces " communistes convaincus " à se livrer à ces exercices physiques.

[41]      Cet incident est survenu [TRADUCTION] " au printemps, peut-être en mai ou juin " de l"année 1941 alors que le défendeur et M. Trotsiuk étaient retournés à Svynaryn en congé. Ils portaient l"uniforme allemand ainsi que des pistolets que leur supérieur leur avait prêtés.34

[42]      D"après le défendeur, son cousin et lui ont pris trois communistes et, sous les yeux des villageois, [TRADUCTION] " les ont forcés à monter, descendre, monter, descendre et l"assistance criait : tuez ces bâtards " et [TRADUCTION] " à se jeter à terre, à se lever, courir, tomber à terre ". L"incident est survenu près de sa [TRADUCTION] " ... maison, de l"église et de l"arbre. Il y avait là un arbre, je me souviens d"une sorte d"arbre. Le tout s"est donc déroulé sur un terrain de deux acres. " Le défendeur a reconnu qu"il était en colère contre ces communistes qui avaient occupé, pillé et endommagé la maison et l"étable de sa famille sous l"occupation soviétique. Les activités qu"il a imposées aux communistes [TRADUCTION] " équivalaient à celles qu"eux-mêmes nous avaient infligées " quand ils nous occupaient. Il a reconnu qu"il voulait embarrasser les communistes : [TRADUCTION] " ... nous les embarrassions pour les punir. " Bien que son cousin et lui fussent armés, ils n"ont tiré sur personne. Lorsqu"il a nié avoir braqué son pistolet vers un individu au cours d"un incident ultérieur, le défendeur a déclaré [TRADUCTION] " J"ai seulement pointé un pistolet vers les communistes, près de cet arbre, lorsque je leur demandais de faire cela. Je n"aurai jamais pointé le pistolet vers quelqu"un d"autre." 35

[43]      Le demandeur a fait appel à deux autres témoins, Mmes Tetiana Myskolaivna Shimonovska et Yevhenya Serhiyivna Panasyuk, dont le témoignage faisait allusion à l"incident de l"arbre. Elles se souvenaient que cet incident était survenu en hiver. Les deux femmes connaissaient M. Kisluk depuis l"école à Svynaryn. L"une des deux seulement a impliqué M. Kisluk dans cet incident. À tout le mieux, le témoignage de ces deux femmes est vague. J"y attache peu d"importance, sinon aucune, vu son caractère généralement incertain.

[44]      En me fondant principalement sur le témoignage du défendeur, je conclus que lui et son cousin, armés et vêtus de l"uniforme allemand, ont embarrassé certains Ukrainiens, apparemment communistes, en les forçant à " s"exercer " en guise de punition pour le traitement infligé à la famille du défendeur en 1939.

     (ii)      Le massacre de Juifs à Sushibaba

[45]      Le demandeur s"appuie sur le témoignage, essentiellement incontesté, de Mme Nadyia Mykolayivna Kotiuk concernant le massacre de plus de 700 Juifs à Sushibaba, quelque trois jours après qu"on les eut rassemblés de force dans ce qu"elle a appelé [TRADUCTION] " le ghetto d"Ozeryany ". Mme Kotiuk a passé toute sa vie à Ozeryany.

[46]      Les Juifs provenaient de différents villages du comté de Turiysk et de la ville de Kovel.

[47]      Le ghetto d"Ozeryany comprenait une école dont la population juive avait fait un lieu de culte. Le bâtiment était ceinturé par des barrières munies de fil barbelé. Ceux qui ont rassemblé les Juifs dans le ghetto étaient des Allemands. Elle a identifié les gardes comme étant des [TRADUCTION] " ...policiers, les mantels...Ce mot signifie celui qui tue. " Les policiers qui gardaient le ghetto étaient armés. C"étaient des Ukrainiens d"Ozeryany et elle en connaissait quelques uns.36

[48]      Mme Kotiuk n"a été témoin d"aucun massacre de Juifs à Sushibaba. Elle a décrit leur transfert d"Ozeryany en ces termes : [TRADUCTION] " les gens criaient pendant que les Allemands les conduisaient, comme du bétail, hors de cet endroit, en les poussant vers le village de Sushibaba... Une charrette suivait et l"on y entassait ceux que les Allemands abattaient parce qu"ils ne pouvaient pas marcher et qu"on emmenait au cimetière, et c"est là qu"on les achevait. " Au contre-interrogatoire, Mme Kotiuk a déclaré :[TRADUCTION] " C"était la police qui exécutait les gens, mais je n"étais pas là. "37

[49]      Elle se souvient que, fillette, elle avait vu l"emplacement où les Juifs avaient été enterrés. Elle a dit que sa mère, malgré ses problèmes cardiaques, faisait partie de ceux qu"on obligeait à recouvrir le lieu de sépulture.

[50]      Mme Kotiuk était présente lorsque la Commission a visité le lieu de sépulture à Sushibaba. Elle a conduit la Commission à un monument sur lequel était gravée en ukrainien l"inscription suivante : [TRADUCTION] " Ci-gisent les corps de 762 Juifs enterrés en mémoire de nos co-villageois. " Selon Mme Kotiuk, le monument a été érigé ces dernières années.

[51]      Mme Kotiuk avait à peu près dix ans à l"époque où les événements d"Ozeryany et de Sushibaba se sont déroulés. Elle a très longuement témoigné au sujet de l"aide qu"elle et son frère ont apportée à quelques uns des enfants détenus dans le ghetto. Elle a dit avoir vu les Allemands tuer un Juif qui se cachait et un policier tuer un garçonnet. En contre-interrogatoire, elle a dit que le policier était originaire d"Ozeryany.38

[52]      M. Kisluk reconnaît qu"on l"avait mis au courant des exécutions de Juifs à Sushibaba, mais a nié que la police de Makovichi y avait participé :

[TRADUCTION]

     Q.      ...M. Kisluk, je crois que dans votre témoignage ici ou à l'interrogatoire préalable vous avez admis avoir entendu dire que des exécutions de Juifs avaient lieu à Sushibaba ?
     R.      Oui, c"est vrai, on me l"a dit.

    

     Q.      Est-ce que Sushibaba est très proche d"Ozeryany ?

    

     R.      Oui, proche. Oui.

    

     Q.      Est-ce que votre poste de police à Makovichi y a participé ?
     R.      Non, non.
     Q.      Pourquoi dites-vous cela ?
     R.      Parce qu"on m"a dit qu"il n"y avait personne de notre poste là-bas.

    

     Q.      Mais si quelqu"un d"autre venait témoigner de nouveau que la police ukrainienne avait gardé le ghetto et conduit les Juifs sur la route, vous dites que ce ne serait pas des agents de votre poste ?
     R.      Oui. Oui.39


Dans ces réponses, M. Kisluk nie que son poste de police ait pris part aux événements d"Ozeryany et Sushibaba. En revanche, il ne nie pas les assertions de Mme Kotiuk voulant que la police ukrainienne, et plus particulièrement des agents d"Ozeryany, aient pris part à ces mesures.

[53]      Mme Kotiuk ne connaît pas M. Kisluk et ne l"implique directement dans aucun des événements survenus à Ozeryany et Sushibaba, qui se sont cependant déroulés à moins de 15 kilomètres de Makovichi. Mme Kotiuk a déclaré que les tueries à Sushibaba ont commencé dès 1941, bien que, dans l"exposé sommaire des faits et témoignages, le défendeur les situe [TRADUCTION] " à la fin du printemps ou au début de l"été 1942 ". Je n"attache pas beaucoup d"importance à cette divergence. On peut déduire des réponses de M. Kisluk qu"il était un agent de police à ce moment-là. Quoi qu"il en soit, je suis convaincu que M. Kisluk était au courant de ces massacres, que ce soit avant d"être policier à Makovichi ou lorsqu"il l"était.

[54]      Le témoignage de Mme Kotiuk était clair et direct. Elle se souvient des horribles incidents dont, toute petite fille elle a été témoin à Ozeryany et Sushibaba. Son attitude durant son interrogatoire et la visite sur place était celui d"une personne qui se souvenait vivement des incidents survenus là-bas. Elle avait l"air sincère, sereine et dépourvue de tout autre motif que celui de partager son expérience avec la cour.

[55]      J"accepte son témoignage où elle affirme que des policiers ukrainiens d"Ozeryany ont participé à la garde du ghetto et à la marche des Juifs vers Sushibaba. Je ne tire pas de conclusion au sujet de la participation des policiers ukrainiens au massacre des Juifs à Sushibaba. Je conclus que les policiers de Makovichi, y compris le défendeur, étaient au courant, comme beaucoup de résidents de la région, des exécutions de Juifs à Sushibaba située à proximité. Cela concorde avec le fait que le défendeur savait de façon générale qu'en 1942, des gens étaient enlevés et qu"ils disparaissaient.40

     (iii)      Le passage à tabac de Moshko Goldshmidt à Chirnihiv

[56]      Volodimir Maximovich Mischuk est le témoin du demandeur en ce qui concerne cet incident.

[57]      M. Mischuk a grandi dans le village de Chirnihiv situé à environ trois kilomètres de Kouïbychev, et à quelques kilomètres seulement de Svynaryn. Il connaissait M. Kisluk depuis l"école élémentaire où ils étaient lui en cinquième année et M. Kisluk en septième année.

[58]      M. Mischuk a témoigné en disant que M. Kisluk et lui avaient été également les camarades de Maria et Valia, les deux filles d"un certain Uliyan Kosiuk. M. Mischuk a témoigné que, au cours d'une visite à la résidence des Kosiuk à Chirnihiv, il a vu M. Kisluk, accompagné d"un dénommé " Myron ", battre et menacer d"abattre Moshko Goldshmidt. Selon M. Mischuk :

[TRADUCTION]

     Nous étions là, assis en train de parler lorsque le maître de céans a dit : oh! regardez, ils s"en vont. Et j"ai vu Sergei et Myron, je les connaissais alors. Ils ont sauté de la charrette sur laquelle ils se trouvaient.
     Et Moshko s"est levé. Ils ont couru dans la maison et Moshko avait peur. Il portait ces insignes jaunes, ici et là (et le témoin de pointer vers l"avant et le dos de sa veste).
     Ils se sont saisis de Moshko . Je m"en souviens très bien, même aujourd"hui. Sergei a attrapé Moshko et l"a jeté à terre. Et ils ont couru, et ils lui donnaient des coups de pied.
     Et ils ont commencé à donner des coups de pied à Moshko qui a essayé de s"enfuir à quatre pattes. Et Moshko est sorti. Ils l"ont jeté dehors. Mais Sergei a sorti un pistolet de son étui et il allait probablement lui tirer dessus. C"est alors que Kosiuk Uliyan est accouru et s"est mis à supplier Sergei.
     Et Kosiuk Uliyan s"est mis à supplier, Seriozha, Seriozha, ne fais pas cela dans ma maison. Sergei a alors rengainé son pistolet, Moshko a quitté la maison et je suis rentré chez moi. Et ils ne m"ont fait aucun mal.41

M. Mischuk a déclaré que les insignes jaunes que portait M. Goldshmidt servaient à indiquer qu'il était juif. MM. Kisluk et Mischuk s"accordent pour dire que " Seriozha " ou " Serezha " sont des surnoms pour " Sergei ".42

[59]      Selon M. Mischuk, MM. Kisluk et Trotsiuk portaient l"uniforme militaire allemand et ont laissé entendre qu"ils revenaient d"Allemagne pour passer des vacances dans la région.

[60]      Il a dit que cet événement était arrivé vers la fin du printemps ou en début d"été. Les familles Kosiuk, Goldshmidt et Mischuk venaient du même village. La plus jeune des filles Kosiuk était dans la même classe que M. Mischuk et l"aînée, dans celle de M. Kisluk. M. Mischuk rendait visite à la famille Kosiuk : [TRADUCTION] " Je suis passé chez eux parce que nous avions été à l"école ensemble. " M. Mischuk pensait que MM. Kisluk et Trotsiuk venaient de Kouïbychev pour rendre visite à la famille parce que l"aînée des filles d"Uliyan, Maria, était une ancienne camarade de classe. MM. Kosiuk et Goldshmidt étaient des amis plus âgés. M. Goldshmidt était devenu trop vieux pour travailler. Sa femme était une sorte de colporteuse. M. Goldshmidt rendait également visite au père de M. Mischuk.43

[61]      M. Kisluk a nié avoir jamais entendu parler de Uliyan Kosiuk. Il a avoué être revenu dans la région de Svynaryn, avec son cousin Myron Trotsiuk, qu"il portait l"uniforme allemand et avait un pistolet que lui avait prêté son sergent. Lorsqu"on lui a demandé s"il était rentré chez M. Kosiuk en compagnie de M. Trotsiuk et s"il avait battu M. Goldshmidt, il a répondu [TRADUCTION] " C"est un mensonge provocateur par le KGB, il n"y a rien eu de cela. " En réponse à la question de savoir s"il avait jamais menacé d"abattre M. Goldshmidt avec son pistolet, M. Kisluk a répondu que la seule fois où il a pointé un pistolet c"était au moment de l"incident de l"arbre. Il a nié avoir connu M. Mischuk, mais il a admis qu"il lui aurait peut-être parlé une fois [TRADUCTION] " on nom m"est inconnu ". Lorsqu"on lui a demandé d"expliquer la raison du témoignage de M. Mischuk concernant cet incident, M. Kisluk a répondu : [TRADUCTION] " Je ne peux que supposer qu"il s"agit du travail des mêmes gens du KGB. Et, qui sait, peut-être que c"était un communiste engagé. Mais je vous dis qu"un tel événement n"a jamais eu lieu. "44

[62]      L"avocat du défendeur a soutenu que le témoignage de M. Mischuk devrait être rejeté à cause de l"antipathie qu"il voue aux nationalistes ukrainiens et de son activité après 1944, sous le régime soviétique, en qualité de chef du conseil du village et président des coopératives de production agricole. D"après le défendeur, la description donnée par M. Mischuk de l"uniforme que portaient les assaillants de M. Goldshmidt présentait quelques anomalies. À mon humble avis, aucun de ces arguments n"altère le compte rendu convaincant du souvenir que M. Mischuk garde de cet incident.

[63]      Le témoignage de M. Mischuk est précis quant au nombre de personnes impliquées dans l"incident. Il a été en mesure d"associer M. Kisluk avec un dénommé Myron, qui était parti avec lui en Allemagne. J"en déduis qu"il s"agissait là du cousin du défendeur, Myron. L"indication de M. Mischuk disant que Myron était la personne qui a accompagné le défendeur, est pertinente. Le défendeur nie vigoureusement l"incident : [TRADUCTION] " C"est un mensonge provocateur... par le KGB ".45 Il ne fournit aucune autre preuve importante. Il n"explique pas le témoignage de M. Mischuk voulant qu"il ait fréquenté la même école que le défendeur et les filles Kosiuk. Il n"explique pas la référence de M. Mischuk à Myron.

[64]      M. Mischuk était digne de foi. Son témoignage était clair et précis. Bien qu"ayant dit qu"il ne pouvait peut-être pas reconnaître actuellement M. Kisluk, le témoin a demandé si celui-ci assistait à l"audience parce que [TRADUCTION] " ...je lui aurais immédiatement tout dit. Tout, comme cela s"est passé. " C"était là une intervention spontanée de la part du témoin. L"avocat du demandeur lui a répondu que le défendeur n"était pas là.46 M. Mischuk n"a plus revu M. Kisluk depuis l"incident. Il avait appris qu"il était parti pour le Canada. Il savait que M. Kisluk avait visité son village en 1992 et, lorsqu"on lui a demandé au cours du contre-interrogatoire, ce qu"il aurait éventuellement dit au défendeur s"il l"avait rencontré alors, le témoin a déclaré : [TRADUCTION] " Je voulais lui parler directement, lui dire qu"il s"était trouvé au mauvais endroit et qu"il avait fait ce qu"il ne fallait pas faire. Qu"il avait tort. Quel besoin avais-tu de maltraiter Moshko, pourquoi avais-tu besoin de faire cela ? Pourquoi était-il nécessaire de t"engager chez les SS alors que tu étais ukrainien ? "47

[65]      Le comportement et l"attitude de M. Mischuk durant son témoignage m"ont convaincu de sa crédibilité. Je préfère sa relation claire des faits qui ont entouré cet incident à la dénégation vigoureuse du défendeur. Les déclarations spontanées de M. Mischuk sur son souhait de confronter M. Kisluk à propos de cet incident et le " besoin de s"engager chez les SS ", m"a donné l"impression qu"il était aussi en colère aujourd"hui qu"il l"avait été quelque 55 ans plus tôt à cause de ce qu"il avait vu dans la maison des Kosiuk. C"était là, à tout le moins, la frustration d"un Ukrainien au regard de la conduite et des activités de l"un de ses concitoyens. J'accepte le souvenir qu"il a de l"incident. Je conclus que le défendeur a activement participé au passage à tabac de Moshko Goldshmidt qu"il a menacé de son pistolet jusqu"à ce qu"on l"ait convaincu de laisser partir sa victime.

     (iv)      L'exécution d"une servante de la police de Makovichi

[66]      Le témoin du demandeur concernant cet incident est M. Iosyp Yakovich Shklyaruk qui était âgé de quinze ans en mars 1943, lorsqu"est survenu d"après lui cet incident.48 Il a toujours habité Makovichi.

[67]      Il a fait la connaissance du défendeur en 1942, au poste de police de Makovichi. Les agents de police, au nombre de douze environ, étaient installés dans la grande résidence familiale de Viaceslav Polivka, une personne d"origine tchèque. Les policiers étaient ukrainiens, à une exception près peut-être. M. Shklyaruk a connu les agents parce que M. Polivka l"engageait à l"occasion pour faire des travaux saisonniers à l"extérieur de la propriété.49

[68]      Une jeune femme d"environ 20 ans, qu"il décrit comme juive, tricotait des chandails et des chaussettes pour les policiers. Il dit avoir connu pour la première fois cette femme en 1942.50

[69]      En mars 1943, alors qu"il se rendait en visite chez son parrain en compagnie de son frère, il a aperçu cette jeune femme marcher à côté du défendeur, suivie par un autre policier qu'il a reconnu comme étant M. Teshyk. Ils portaient tous deux un uniforme et M. Teshyk avait une carabine. Il a ainsi décrit la jeune femme : [TRADUCTION] " Elle était très belle. Elle était juive. "51

[70]      Les deux agents de police et la jeune femme ont disparu dans les bois et, quelques minutes plus tard, M. Shklyaruk a entendu un coup de feu. Il n"a pas assisté à l"exécution mais il a vu quelques instants plus tard le cadavre de la victime. Il l'a vue d'une distance d'environ cinq ou six mètres.

[71]      Il est intéressant de noter, dans la plaidoirie du défendeur, sa réponse à l"allégation du demandeur. Celui-ci a allégué que :

[TRADUCTION]

     24.      En mars 1943, le défendeur a participé à l"exécution d"une jeune femme juive. Lui-même et un autre policier du poste de Makovichi ont été vus se dirigeant à pied vers Svynaryn. Le défendeur tenait une jeune femme par le bras et ils étaient suivis, quelques pas plus loin, par l"autre policier. La jeune femme, âgée d"environ 18 à 20 ans, était connue comme juive et elle travaillait au poste de police de Makovichi tricotant des chandails et des chaussettes pour les policiers. Le défendeur, l"autre policier et la jeune femme juive sont entrés dans la forêt et quelques minutes plus tard un seul coup de feu a été entendu. Les témoins se sont avancés dans la direction d"où était parti le coup de feu et ont trouvé le cadavre de la jeune femme juive. Le défendeur et l"autre policier ont été aperçus quittant les lieux.

La défendeur plaide ainsi :

[TRADUCTION]

     40.      En ce qui concerne le paragraphe 24 de l"exposé sommaire des faits et témoignages soumis par le demandeur, le défendeur dit qu"il connaissait effectivement la femme à laquelle ce paragraphe fait allusion, mais il la connaissait en tant que très bonne cuisinière au service de la police, et non comme la dépeint le ministre, comme tricoteuse de chandails et de chaussettes pour les policiers.
     41.      Le défendeur nie avoir jamais emmené ladite personne dans le bois, comme on l"allègue, ni fait quoi que ce soit qui lui nuise. D'après le souvenir qu"il en conserve, par ouï-dire plutôt que par connaissance directe malheureusement, quoi qui lui soit arrivé serait survenu non pas en 1943 alors que les Allemands occupaient la région depuis longtemps déjà, mais en 1941 quand ils venaient d"arriver et que les exécutions battaient leur plein. [Non souligné dans le texte.]

[72]      Le défendeur convient qu"une jeune femme juive, âgée d"environ 20 ans, effectuait des travaux domestiques au poste de police. Il reconnaît également que son commandant lui avait dit que cette femme, de même que deux autres servantes du poste de police, juives et plus âgées, avaient disparu et qu'il n'a appris leur exécution que quelque cinquante ans plus tard, en 1992. Il nie toute participation à l"incident rapporté par M. Shklyaruk ainsi que l"existence d"un agent de police nommé Teshyk. Selon ses dires :[TRADUCTION] " Je ne l"ai escortée nulle part et à l"époque, en 1943, j"étais déjà membre de [l"Armée des partisans ukrainiens] à Vovchuk et il n"y avait personne du nom de Teshyk... Je faisais déjà partie [de l"APU] le 27 février, plus ou moins, le 26 ou le 27. Je ne sais pas. "52

[73]      Au paragraphe 41 de son exposé sommaire des faits et témoignages, le défendeur allègue que quoi qu"il soit arrivé à cette jeune femme, cela est survenu en 1941. Au cours de l"interrogatoire préalable, il a répondu que le jeune femme juive [TRADUCTION] " ...était là jusqu"en mars 1943. "53 Il a dit que l"année 1941, mentionnée dans son exposé sommaire des faits et témoignages, n"était pas exacte. À l"audience, il a dit croire que la plus jeune des femmes a travaillé au poste de police jusqu"en septembre 1942.54 Il n"a donné aucune raison en ce qui concerne le changement de la date où la jeune femme a cessé de travailler au poste de police, soit en mars 1943 au lieu de septembre 1942, pas plus qu"il n"a expliqué pourquoi, au départ, il avait allégué dans son exposé sommaire que l"incident était survenu en 1941.

[74]      Le témoignage de M. Shklyaruk et celui du défendeur présentent un certain nombre de similitudes. Les deux s"accordent sur le fait que la femme existait et qu"elle a été exécutée. Ils conviennent tous les deux que le poste de police de Makovichi se trouvait dans une résidence qui appartenait à une famille d"origine tchécoslovaque55 et sur le fait que la police de Makovichi employait des femmes juives pour des travaux domestiques. M. Shklyaruk dit que la femme en question cousait alors que le défendeur déclare qu"elle était cuisinière.56 Ils s"accordent sur l"identité du commandant de police de Makovichi et sur celle d"un autre agent, mais ont donné aux autres des noms différents. Les deux conviennent que presque tous les policiers de Makovichi étaient ukrainiens et qu"ils portaient de temps à autre des brassards. Ils conviennent aussi que les policiers de Makovichi recevaient leurs ordres des forces allemandes à Turiysk.57

[75]      On a demandé au défendeur d"expliquer pourquoi M. Shklyaruk aurait rapporté cet incident quelque 50 ans plus tard :

     [TRADUCTION]
     Q.      M. Kisluk, êtes-vous au courant de faits quelconques qui expliqueraient que M. Shklyaruk se présente devant cette cour, plus de 50 ans après, et vous reconnaisse comme l"auteur de cet incident ?
     R.      La raison en est qu"il ne savait pas qui était le second policier. Le KGB ne le lui a pas dit. Et c"est seulement maintenant qu"il cite quelques noms. Mais ce policier ne se trouvait pas dans notre poste. Peut-être que le KGB lui a donné suffisamment de saucisses.
     Q.      Alors, M. Kisluk, à votre avis ce serait le KGB qui l"aurait poussé à dire cela ou bien est-ce une invention ?
     R.      Essentiellement, le KGB voulait alors détruire ma famille, et il continue à le faire jusqu"à présent. Il le ferait s"il le pouvait parce que cette fille, cette Tetiana Shimonovska, a dit qu"elle avait été torturée pour dire quelque chose contre moi. Harcèlement.58

Le défendeur a déclaré qu"il ne connaissait pas M. Shklyaruk avant ce procès. Rien ne prouve son hypothèse voulant que le témoignage de M. Shklyaruk ne soit qu"une invention du KGB. Même en admettant que celui-ci ait été un partisan communiste et le défendeur, une victime sous l"occupation soviétique, ce témoignage ne peut pas être rejeté simplement parce que le défendeur soutient qu"il a été inspiré ou imposé par le KGB.

[76]      Le témoignage de M. Shklyaruk était clair et détaillé. Il l"a présenté de manière alerte et sûre. Il était le second témoin à regretter l"absence du défendeur aux audiences tenues en Ukraine59 et rien dans son comportement ne permet de croire que la description qu"il a faite de l"incident différait essentiellement de ce qu"il avait vu plus de cinq décennies plus tôt.

[77]      Son témoignage en 1998 concordait essentiellement avec la déclaration détaillée qu"il a faite à la Gendarmerie royale du Canada en 1994, déclaration qu"il dit n"avoir plus revue, avant son contre-interrogatoire, depuis qu"il l"a signée quatre ans auparavant. Dans sa déclaration écrite, il a dit se souvenir du village, mais non pas du nom du policier qui accompagnait le défendeur avec la jeune femme juive. Au cours du procès, il a déclaré spontanément que le deuxième agent s"appelait Teshyk. Ce n"est pas là une raison de rejeter ce témoignage.

[78]      L"essentiel du témoignage de M. Shklyaruk contre le défendeur est relaté au paragraphe 24 de l"exposé sommaire des faits et témoignages du demandeur. Ces allégations, détaillées au point d"inclure la date de mars 1943, donnaient avis au défendeur de la gravité des charges qui pesaient contre lui. Au départ, celui-ci a allégué que, quoi qu"il soit arrivé à la jeune femme, cela serait survenu en 1941. Le témoignage qu"il a rendu plus tard sous serment renferme des déclarations contradictoires concernant la date de cessation de services de la jeune femme en tant que servante auprès de la police. À l'interrogatoire préalable, il a déclaré qu"elle cessé son travail en mars 1943, alors qu"à l"audience il a donné la date de septembre 1942. À tout le moins, cela montre la négligence dont a fait preuve le défendeur dans son témoignage dans la présente instance, surtout dans le contexte de cette importante allégation. En l"espèce, cependant, j"ai conclu en outre que ses différentes datations jettent de sérieux doutes sur sa crédibilité.

[79]      J'accepte le témoignage de M. Shklyaruk quant au souvenir qu'il garde de cet événement et quant au rôle qu"y a joué le défendeur, de préférence à la vague dénégation de celui-ci. Pour tout dire, je ne crois pas que le témoignage de M. Shklyaruk soit fabriqué. M. Shklyaruk y implique le défendeur et contredit de façon importante les affirmations de ce dernier suivant lesquelles les fonctions de la police de Makovichi se limitaient aux vols de poulets et aux querelles de ménage. Selon la prépondérance des probabilités et après un examen minutieux de la preuve restreinte au regard du sérieux de l"allégation, je conclus que le défendeur, accompagné d"un autre policier armé de Makovichi a conduit de force la servante vers son lieu d"exécution et qu"il était présent quand elle a été abattue.

LES ACTIVITÉS DU DÉFENDEUR ENTRE 1943 ET 1948

[80]      Le défendeur dit avoir quitté ses fonctions à la police au début de l"année 1943 pour rejoindre l"Armée des partisans ukrainiens qui combattaient les partisans allemands et soviétiques. Il dit avoir rejoint l"APU en fin février 1943, [TRADUCTION] " le 26 ou le 27 ".60 Entre les mois de mars et août 1943, il se trouvait à l"administration centrale du personnel à Kurin où il [TRADUCTION] " ... surveillait les tailleurs qui fabriquaient les uniformes et les cordonniers. Et j"étais également en charge des approvisionnements... ".61 En septembre 1943, il a été envoyé à Kolki, une ville située à quelque 70 kilomètres à l"est du comté de Turiysk, pour y être formé comme opérateur radio, mais certaines caractéristiques auditives et vocales le rendaient inapte à cette fonction.62

[81]      En novembre 1944, alors qu"il faisait partie de l"APU, le défendeur a été blessé à la jambe. Il est resté dans un bunker, proche du village de Berezowicze, pendant environ trois semaines, pour se soigner. Tôt un matin, alors qu"il se trouvait dans le bunker, lui-même et deux autres membres de l"APU ont été capturés par les Allemands. Selon les propres termes du défendeur, [TRADUCTION] " ... l"Armée rouge n"était même pas encore à Zhitomir ". Zhitomir se trouve à environ 300 kilomètres de l"endroit où le défendeur dit avoir été capturé par les Allemands. Avec deux camarades de l"APU il a été emmené à la rivière Boug pour creuser des tranchées.63

[82]      Berezowicze se trouve à quelque 20 kilomètres au sud de Makovichi et à environ 50 kilomètres à l"ouest de Loutsk. Au contre-interrogatoire, l"avocat de la demanderesse a contesté les dates auxquelles le défendeur dit avoir été capturé par les Allemands :

[TRADUCTION]

     Q.      M. Kisluk, n"est-il pas vrai qu"en novembre 1944, l"Armée rouge était aux portes de Varsovie. Êtes-vous d"accord là-dessus ?
     R.      Oui, c"est exact.
     Q.      Or, si c"est le cas, comment se fait-il que les Allemands vous aient capturé alors qu"ils se retiraient dans l"ordre ? Veuillez me l"expliquer s"il vous plaît.
     R.      Quand les Allemands m"ont capturé ?
     Q.      Vous avez dit en novembre 1944.
     R.      Oui, mais les choses ont commencé à bouger très vite sur ce front. Les Bolcheviks avançaient très vite.
     Q.      Encore une fois je vous dis, M. Kisluk, qu"au moment de votre capture, qui a eu lieu d"après vous en novembre 1944, c"est déjà bien derrière le front de l"Armée rouge ?
     R.      Quand j"ai été capturé, Loutsk n"était pas encore tombée aux mains des Bolcheviks. Peut-être qu"à un endroit le front a cédé et ils ont avancé.
     Q.      M. Kisluk, je vous dis que vous ne pouviez pas avoir été capturé de la manière que vous avez décrite vu que l"Armée rouge avait avancé bien au-delà de l"endroit où vous vous trouviez.
         Êtes-vous d"accord ou pas ?
     R.      (Le témoin, en anglais) Je ne suis pas d"accord.64 [Non souligné dans le texte.]

[83]      Lorsqu"on l"a directement interrogé, le défendeur a déclaré spontanément que l"Armée rouge n"était pas encore arrivée à Zhitomir, à quelque 300 kilomètres à l"est de Berezowicze, où il dit avoir été capturé par les Allemands. Au contre-interrogatoire, il reconnaît qu"en novembre 1944, le mois où il dit avoir été capturé, l"Armée rouge avait avancé jusqu"à Varsovie, soit 250 autres kilomètres au nord-ouest de Berezowicze. Lorsqu"on lui fait part de cette incohérence, il dit maladroitement " peut-être qu"à un endroit le front a cédé ". On aurait pu s"attendre à ce qu"il défende plus vigoureusement ce qu"il tenait pour vrai.

[84]      En début de la procédure dans son exposé sommaire des faits et témoignages, le défendeur a fait référence à l"incident au cours duquel il avait été [TRADUCTION] " pris dans une poussée allemande " alors qu"il se remettait dans le bunker de sa blessure à la jambe. C"est le défendeur même qui a fait de sa capture par les Allemands une question de fait. Il témoignait alors dans une procédure mettant en cause sa citoyenneté canadienne. Son témoignage concernant la date et les circonstances entourant sa capture, dans le contexte du point d"avancée de l"Armée rouge, prouve sa négligence et, plus vraisemblablement, un manque de plausibilité au regard d"un incident d"une telle importance.

[85]      Le défendeur s"est alors replié avec les troupes allemandes de territoires ukrainiens et polonais vers l"Allemagne. Pour transporter les munitions, on lui a donné une charrette tirée par un cheval. Les Allemands ne lui payaient rien pour ce travail, mais lui fournissaient une certaine quantité de nourriture. Au début, il a déclaré qu"il n"était pas gardé par les Allemands, mais qu"il était accompagné par des militaires. Lorsqu"il a dit qu"on l"avait forcé à faire ce travail, on lui a demandé d"expliquer la raison pour laquelle les Allemands ne l"avaient pas mis sous garde permanente. Encore une fois, ses réponses ont été ambiguës et il a reconnu que quelques personnes s"étaient [TRADUCTION] " évadées ".65

[86]      Durant ce repli, un avion allemand larguait à basse altitude des bombes et, selon le défendeur [TRADUCTION] " ... elles tombaient tout autour de moi, à ne pas m"en croire. J"ai alors fait le signe de croix en me disant que ma fin était proche. Puis, à cause du froid, ou quelque autre chose, j"ai eu environ cinq plaies au [cou]. " On l"a placé dans un hôpital militaire allemand pendant plusieurs semaines et, une fois remis, il a travaillé comme infirmier dans le même hôpital jusqu"à l"arrivée des troupes américaines en avril 1945. Il a alors été transféré par les Américains à la ville de Bad Nauheim.66

[87]      Le défendeur déclare qu"à Bad Nauheim il a été logé, avec deux autres personnes, dans une chambre au dernier étage du Grand Hôtel. Les Américains l'ont mis en charge de l"ascenseur, emploi qu"il a occupé [TRADUCTION] " pendant environ une demi-année ".67 L"hôtel était occupé par l"armée américaine et le général Patton, aux dires du défendeur, prenait chaque jour l"ascenseur. Le défendeur recevait un salaire et était logé et nourri en contrepartie de ses services.

[88]      Il s"est ensuite inscrit à un cours de conduite en vue d"obtenir un permis qu"il a reçu le 23 octobre 194668 et il a pu, par la suite, conduire des véhicules militaires américains. Il recevait pour cela un salaire et le déjeuner.

[89]      En contre-interrogatoire, il a déclaré qu"il avait été garçon d"ascenseur [TRADUCTION] " pendant peut-être un mois, deux ou trois. Je ne sais pas. "69 Ayant à expliquer le vide entre le moment où il a travaillé comme garçon d"ascenseur de un à six mois à partir du printemps 1945, et son nouvel emploi de chauffeur militaire après avoir obtenu son permis de conduire en octobre 1946, il a dit ceci :

     [TRADUCTION]
     R.      Cela signifie que j"ai travaillé comme liftier probablement jusqu"au mois d"août environ parce que j"apprenais à conduire et que j"essayais de passer l"examen, que j"ai d"ailleurs réussi, ce qui m"a permis d"avoir cet emploi deux ou trois semaines plus tard.
     Q.      M. Kisluk, l"année que vous mentionnez me pose un problème parce que vous avez dit que les Américains ont libéré l"hôpital en 1945, or si vous avez travaillé comme liftier jusqu"en août, cela nous mènerait seulement jusqu"au mois d"août 1945, alors que votre permis de conduire n"a été émis qu"en octobre 1946.
         Pouvez-vous m"expliquer cela ?
     R.      Je veux dire que j"ai travaillé comme liftier jusqu"au mois d"août 1946. Je ne sais pas quand exactement, mais c"est ainsi que cela s"est passé. Après avoir obtenu mon permis, j"ai quitté pour occuper un autre emploi.
     Q.      Simplement pour comprendre ce qui en est, il ne s"agit plus maintenant de quelques mois, nous parlons de l"emploi de liftier qui aurait duré presque un an. Est-ce bien cela ?
     R      Oui, Il se pourrait qu"il en ait été ainsi. Je n"ai pas vraiment mesuré le temps. Oui, il se peut que cela ait duré un an. C"était un bon emploi, j"ai rencontré tous les généraux américains. Ils m"appelaient George. J"ai même, une fois, pris un verre avec Eisenhower, John, le fils du général. Il s"appelait John, un lieutenant.
     Q.      Vous convenez donc avec moi, maintenant que je vous ai montré le permis de conduire daté d"octobre 1946, que cela vous a aidé à vous souvenir de la période où vous avez été garçon d"ascenseur ?
     R.      Oui, c"est vrai. C"est vrai.70

[90]      Le défendeur a cherché de l"aide auprès de l"Administration des Nations Unies pour les secours et la reconstruction dans la période séparant son emploi de liftier et celui de chauffeur. Il a présenté sa demande en un lieu situé situé à environ une heure de train de Bad Nauheim. Il a été reçu par des fonctionnaires qui parlaient ukrainien et on lui a simplement demandé de déclarer son lieu de naissance. Il n"a eu à remplir aucun document. Il a qualifié cette installation de camp pour personnes déplacées. On lui a délivré [TRADUCTION] " ...une petite carte, PD, pour que je n"ai pas à faire la queue au cinéma; je montrais ma carte et j"entrais tout de suite dans la salle ".71 Il ne pouvait pas se souvenir si son nom figurait sur la carte. Il ne l"utilisait que pour aller au cinéma.

[91]      Le défendeur a déclaré avoir travaillé comme chauffeur pour les Américains jusqu"à deux ou trois mois avant son départ de Bad Nauheim pour le Canada, en décembre 1948.72 Les faits entourant ce départ seront analysés après l"examen des témoignages concernant le processus de sélection de l"immigration canadienne en Europe à la fin de l"année 1948.

LE CONTRÔLE SÉCURITAIRE DES IMMIGRANTS : LES COLLABORATEURS

     (i)      Les documents gouvernementaux

[92]      C'est en 1947 que le contrôle sécuritaire des immigrants européens éventuels, après la Seconde Guerre mondiale, y compris les personnes déplacées, a été envisagé. Le 5 février 1947, le Cabinet a convenu que [TRADUCTION] " ... le contrôle sécuritaire des candidats à l'immigration au Canada soit exigé dans les seuls cas où les autorités d'immigration estimaient qu'il fallait compléter, par des enquêtes de sécurité spéciales, les renseignements dont elles disposaient ".73

[93]      En août 1947, une troisième équipe d'inspecteurs de l'immigration est venue s'ajouter aux deux premières détachées en Allemagne au mois de mars. Chaque équipe se composait d'un agent d'immigration, d'un médecin, d'un agent de sécurité et, le cas échéant à titre complémentaire, d'un représentant du ministère du Travail et d'interprètes.74 En août 1948, l'organisme de contrôle sécuritaire canadien opérant en Europe comprenait treize agents d'immigration, onze agents de sécurité et dix médecins, répartis en quelque neuf équipes placées sous la direction de l'administration centrale à Karlsruhe (Allemagne).75

[94]      Dans un rapport présenté le 30 mars 1948 au groupe de sécurité, la Gendarmerie royale du Canada a donné un aperçu des catégories d'immigrants assujetties à une attestation de sécurité :

     [TRADUCTION]
     Cinq catégories d'immigrants font l'objet de méthodes qui varient dans chaque cas et dont les autorités d'immigration et la GRC sont convenues. Ces catégories sont les suivantes :
     a)      Les proches parents dont les répondants demeurent au Canada.
     b)      Les proches parents, les personnes déplacées dont les répondants demeurent au Canada.
     c)      Les personnes déplacées venues au titre des catégories d'emploi spéciales.
     d)      Les agronomes choisis par les fonctionnaires de la colonisation des chemins de fer.
     e)      Tous autres immigrants ne tombant pas dans les quatre premières catégories et dont l'admission est subordonnée à un décret spécial du conseil, notamment les employés de bureau, les enseignants, les hommes de profession libérale, les travailleurs scientifiques, etc.
     Les méthodes d'examen respectivement applicables aux catégories b) et c) (personnes déplacées) et aux catégories a), d) et e) se distinguent principalement l'une de l'autre.
     Les personnes déplacées sont interrogées verbalement dans les camps où elles se trouvent. Leurs papiers sont examinés ainsi que tous autres documents disponibles.
     Les demandes des autres immigrants éventuels - catégories a), d) et e) - sont vérifiées en regard des données obtenues par nos correspondants, sans que les requérants eux-mêmes ne soient interrogés par l'enquêteur sécuritaire dont l'acceptation ou le rejet est sans appel. Les demandes d'appel d'une décision de rejet ont été repoussées en raison du caractère impraticable d'une telle procédure.76

Ce rapport de la GRC renfermait également des données statistiques sur les quelque 8 000 demandes d'immigration en souffrance ainsi que des renseignements sur [TRADUCTION] " les combattants d'unités de choc et les collaborateurs " :

     [TRADUCTION]
     Les personnes déplacées portant les marques du groupe sanguin des combattants d'unités de choc nazies ne sont pas admissibles pour des raisons de sécurité. Il en va de même pour les personnes provenant de pays occupés par les Allemands dont on sait qu'elles ont collaboré avec l'appareil nazi ou ont volontairement servi dans les forces allemandes.77 [Non souligné dans l'original]

Voilà qui montre le souci de dépister les collaborateurs, au moins depuis le mois de mars 1948.

[95]      Le 20 novembre 1948, la Gendarmerie royale du Canada, dans une note de service intitulée [TRADUCTION] " Sélection des personnes sollicitant l'admission au Canada ", a établi les motifs de rejet suivants lors d'une enquête de sécurité :

     [TRADUCTION]
     Un ou plusieurs faits suivants révélés au cours de l'interrogatoire ou de l'enquête rendront le candidat inadmissible :
     a)      Communiste connu ou personne fortement soupçonnée de l'être.
         Agitateur communiste ou personne soupçonnée d'être un agent communiste.
     b)      Membre des SS ou de la Wehrmacht allemande.
         Personne dont on découvre qu'elle porte des marques du groupe sanguin des SS (NON allemande).
     c)      Membre du parti nazi.
     d)      Criminel (connu ou soupçonné de l'être).
     e)      Joueur professionnel.
     f)      Prostitué(e).
     g)      Trafiquant de marché noir.
     h)      Personne évasive ou qui ne dit pas la vérité lors de son interrogatoire.
     i)      Défaut de produire des documents reconnaissables et acceptables au sujet de la date de son arrivée et de la durée de son séjour en Allemagne.
     j)      Déclaration inexacte; usage d'un nom faux ou fictif.
     k)      Collaborateurs résidant actuellement dans un territoire antérieurement occupé.
     l)      Membre du parti fasciste italien ou de la mafia.
     m)      Trotskyste ou membre d'un autre mouvement révolutionnaire.

     NOTE

     Tout renseignement général de nature à discréditer le requérant, mais qui n'est pas d'ordre sécuritaire, tels que la nationalité, une mesure disciplinaire ou un refus de travailler, etc. devrait être porté à l'attention du consul chargé des visas d'immigration ou de l'agent des visas.78 [Non souligné dans l'original]

[96]      Cette liste a été mise au point au cours de l'été 1948. Dans une note de service du 26 juillet 1948, l'officier en charge de la Division spéciale à Ottawa avait écrit à son homologue de Londres (Angleterre) au sujet du contrôle des visas effectué par la division et il a résumé en ces termes la politique à adopter :

     [TRADUCTION]
     4.      Il faudrait, nous semble-t-il, adopter la politique suivante. Nous donnerons l'autorisation sécuritaire à condition qu'il n'y ait aucun autre motif de refus, par exemple, si le requérant ou la requérante est connu(e) comme communiste, criminel(le) ou collaborateur/collaboratrice, etc. La question de savoir s'il (si elle) devrait être accepté(e) ou non simplement en raison de sa nationalité, devrait être laissée à l'appréciation de l'agent des visas.

     ...

     6.      Auriez-vous donc l'obligeance de communiquer ces instructions à nos hommes en Allemagne et en Autriche ainsi qu'à notre personnel en poste à Rome, La Haye, Bruxelles, Paris, etc.79 [Non souligné dans l'original]

Cette note a fait suite aux observations du commissaire adjoint de la GRC lorsqu'il a rendu visite à ses collègues en Europe, y compris en Allemagne. La référence aux termes " collaborateur " dans cette note constitue une preuve documentaire supplémentaire du souci précoce de passer au crible de telles personnes.

[97]      La liste ébauchée par l'officier de Londres (Angleterre) chargé de superviser le travail des agents de sécurité de la GRC sur le terrain européen, n'incluait pas les alinéas k), l) et m) figurant au paragraphe 95 ci-dessus. C'est en réaction à l'ébauche originale de son collègue de Londres que l'officier responsable de la Division spéciale à Ottawa a noté ceci : [TRADUCTION] " Il y a une catégorie d'immigrants indésirables qui n'y a pas figuré; ce sont les collaborateurs qui résident actuellement dans un territoire antérieurement occupé. Ce genre d'immigrants seraient certainement indésirables et nous estimons qu'il faudrait les inclure. "80 C'est à la suite de cet échange que l'alinéa k) a été ajouté à la liste.

[98]      Un document daté du 29 mars 1949 rédigé par le groupe de sécurité sous le titre [TRADUCTION] " Problèmes actuels du contrôle sécuritaire des immigrants ", a souligné la difficulté de procéder à cette démarche derrière le Rideau de fer :

     [TRADUCTION]
     16.      La GRC a informé le Département de l'immigration et le ministère des Affaires extérieures que les tentatives visant à sélectionner les ressortissants de pays situés derrière le " Rideau de fer " qui veulent se porter candidats, s'avèrent vaines. Il est impossible d'obtenir dans le pays d'origine un renseignement quelconque d'ordre sécuritaire; seul existe le contrôle effectué à Londres. C'est une méthode empirique qui ne peut éventuellement dépister qu'une personne parmi plusieurs centaines ou un millier d'autres et repérer seulement les communistes bien connus ou les collaborateurs des nazis. La GRC considère, par conséquent, que le contrôle des demandes présentées derrière le " Rideau de fer " est actuellement impossible. Seule la Tchécoslovaquie fait exception à la règle vu qu'on trouve de bonnes sources de renseignement à l'extérieur de ce pays. Ces sources finiront par tarir, mais elles sont utiles pour le moment.

     ...

     19.      Il est à noter que :
     a)      Les organisations communistes opérant à l'étranger font tout leur possible pour que des communistes s'infiltrent dans notre pays. D'autres groupes en font autant pour les anciens nazis et leurs collaborateurs. On a la preuve que de telles opérations ont été planifiées et qu'elles ont réussi dans un certain nombre de cas.
     b)      Si le flux migratoire se maintient à son rythme actuel, il faut clairement comprendre que des risques en découlent pour la sécurité et qu'il faut les accepter. Le contrôle sécuritaire sera nécessairement incomplet et l'on ne peut présumer qu'il existe un système de dépistage satisfaisant par lequel tous ceux qui viennent au Canada doivent passer.
     c)      Si la situation actuelle est jugée si grave qu'il faille instaurer et maintenir un système de contrôle de sécurité efficace, alors le nombre actuel des immigrants à destination du Canada doit être considérablement réduit.
     d)      Un nombre accru d'agents de sécurité canadiens ne répond nullement à l'état actuel des choses du fait que nous ne maintenons pas outremer un service de renseignements ou un organisme de sécurité et que nous comptons, pour cela, sur les pays amis qui effectivement recueillent et collationnent de tels renseignements.81 [Non souligné dans l'original]

Ce document du groupe de sécurité (notamment la citation tirée du paragraphe 19) qui a été rédigé durant les quatre mois qui ont suivi la note de service du 20 novembre 1948 de la GRC, indique qu'on s'inquiétait de l'infiltration de collaborateurs nazis au Canada, non seulement par le biais d'organisations communistes, mais aussi par [TRADUCTION] " d'autres groupes ". Voilà la preuve documentaire que l'alinéa k) de la note de service en question, quel que soit le sens qu'on lui prête, peut ne pas indiquer nécessairement que le gouvernement se soucie uniquement des collaborateurs [TRADUCTION] " vivant actuellement " derrière le Rideau de fer.

[99]      Le 22 août 1949, le président du groupe de sécurité a informé le Cabinet que [TRADUCTION] " les seules catégories de demandeurs qui sont rejetés pour des raisons de sécurité sont : les communistes connus ou fortement soupçonnés de l'être, les membres du parti nazi allemand; d'autres partis fascistes ou de toute organisation révolutionnaire; les collaborateurs et les personnes qui font usage de noms ou de documents faux ou fictifs. "82 Encore une fois, le mot " collaborateurs " n'est pas limité au sens que lui donne l'alinéa k) de la note de service de la GRC.

[100]      Le 28 octobre 1949, le Bureau du Conseil privé a émis la directive du cabinet no 14 [TRADUCTION] (Refoulement des immigrants pour des raisons de sécurité) concernant la nécessité de ne pas divulguer les motifs des refus d'admission au Canada. Ce document disait en partie ce qui suit :

     [TRADUCTION]
     Les personnes déplacées et certaines catégories d'immigrants éventuels qui désirent entrer au Canada font l'objet d'une enquête par la GRC conformément aux procédures établies. Les personnes entrant dans certaines catégories (c.-à-d. les communistes, les membres du parti nazi ou d'un parti fasciste ou de tout groupe révolutionnaire, les " collaborateurs " et les personnes qui font usage de noms ou de documents faux ou fictifs) sont considérées inadmissibles au sens de la Loi sur l'immigration et leur demande de visa est rejetée.83

Une directive du cabinet, communiquée à plusieurs instances gouvernementales, est un document auquel j'attache plus d'importance qu'à une seule autre note de service rédigée par un fonctionnaire. Une telle directive est ordinairement l'expression d'une politique gouvernementale énoncée après mûr et long examen. La directive du cabinet no 14 ne restreint pas les réserves du gouvernement au regard des " collaborateurs " de la même manière que le fait l'alinéa k) de la note de service de la GRC.84

[101]      En 1951, un nouvel examen de la liste établie par la GRC le 20 novembre 1948 a fait référence à l'alinéa k) en ces termes :

     [TRADUCTION]
     Catégorie " K " - Collaborateurs, actuel motif général de refoulement . Il est recommandé que la collaboration ne constitue pas, en soi, un motif de refoulement, à l'exception des sujets dont les crimes sont tels qu'ils les rendent indésirables.85 [Non souligné dans l'original]

[102]      En avril 1952, on a demandé au groupe de sécurité de limiter l'interdiction frappant les collaborateurs tout en notant le point de vue dissident de la GRC :

     [TRADUCTION]
     10. ... La politique actuelle en matière d'immigration sécuritaire interdit l'admission des collaborateurs, mais ces dossiers ont été jusqu'ici traités au cas par cas selon qu'ils étaient fondés ou non.
     11. Les missions consultées sont généralement d'avis que même s'il faudrait maintenir les restrictions sur les sujets coupables de crimes graves, il y aurait lieu de passer outre aujourd'hui à la question de la collaboration, sauf si cela comporte un risque réel et actuel pour le Canada ou ses institutions. ...
     12. La GRC incline à croire cependant, que la collaboration comporte par elle-même un risque pour le Canada et ses institutions, car elle estime qu'une personne qui a été déloyale envers son pays de naissance, peut l'être tout autant sinon davantage, le cas échéant, envers son pays d'adoption. La GRC hésiterait donc à accepter tout assouplissement des restrictions imposées aujourd'hui aux anciens collaborateurs.

En mai 1952, le groupe de sécurité paraît avoir adopté le point de vue de la GRC. Le contrôle des collaborateurs se poursuivrait. Cette catégorie se définissait maintenant ainsi : [TRADUCTION] " c) Les anciens collaborateurs qui devraient être exclus en raison de leur turpitude morale, à l'exception des collaborateurs de moindre rang dont les actes étaient commis sous la contrainte. "86

[103]      Je reviendrai sur mon évaluation de ces documents gouvernementaux une fois que j'aurai étudié les témoignages des fonctionnaires de l'immigration et des représentants de la GRC.

     (ii)      Le témoignage des fonctionnaires de l'immigration

[104]      Le défendeur est arrivé au Canada le 13 janvier 1949. Son titre de voyage, qui lui a été délivré par l'Organisation internationale pour les réfugiés le 9 décembre 1948 au Centre de réinstallation de l'O.I.R., à Butzbach, en Allemagne, portait un visa d'immigration daté du 20 décembre 1948.

[105]      Le demandeur a présenté trois spécimens de formulaire de demande d'aide87 dont l'O.I.R., ou l'organisme prédécesseur, le Conseil provisoire, se servait dès 1947.88 Tous ces formulaires exigeaient des intéressés qu'ils divulguent leurs lieux de résidence et de travail durant les 12 dernières années. Des mentions manuscrites portées sur un document de l'O.I.R. destiné aux fonctionnaires, concernant le mode d'emploi de ces formulaires, faisaient état des difficultés qu'il y aurait à obtenir ces renseignements.89

[106]      La directive sur l'admissibilité émise par le C.P.O.I.R. le 25 juin 1947, comprend entre autres personnes qui [TRADUCTION] " ne relèveraient pas de l'organisation ", les suivantes :

     [TRADUCTION]
     a)      Les criminels de guerre, les quislings et les traîtres;
     b)      Toute autre personne dont on peut prouver :
         (i)      qu'elle a aidé l'ennemi à persécuter les populations civiles des pays membres de l'ONU;
         (ii)      qu'elle a délibérément aidé les forces ennemies, depuis le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, dans leurs opérations contre les Nations Unies. La simple poursuite d'activités normales et pacifiques sans objectif précis d'aider l'ennemi contre les alliés ou la population civile d'un territoire sous occupation ennemie, ne sera pas considérée comme " une assistance volontaire ", non plus que les actes de nature humanitaire en général, comme les soins aux blessés ou aux mourants, sauf si une aide de cette nature prodiguée à des ressortissants ennemis avait également pu être prodiguée à des ressortissants alliés et leur a été sciemment refusée.90

Le même document reprend également la définition que donne l'O.I.R. d'une personne déplacée :

     [TRADUCTION]
     Le terme " personne déplacée " s'applique à toute personne qui, suite aux mesures des autorités nazies et fascistes, a été déportée du pays dont elle ressortit ou de son ancien lieu de résidence habituelle ou qui a été contrainte de les quitter, notamment les personnes qu'on a soumises au travail forcé ou qu'on a déportées pour des raisons d'ordre racial, religieux ou politique.91

[107]      Entre juin 1948 et avril 1952, M. Roger St. Vincent était attaché à la mission canadienne de l'immigration à Karlsruhe, en Allemagne. Peu après son arrivée en juin 1948, on l'a chargé d'accompagner une équipe de trois Canadiens comprenant un agent d'immigration, un médecin et un agent de sécurité, pour sélectionner des immigrants éventuels au centre de traitement de l'Organisation internationale pour les réfugiés, à la Funk Kaserne, juste au nord de Munich. Après avoir observé la procédure suivie dans cinq cas environ, il a assumé les fonctions de l'agent d'immigration dans cette équipe.

[108]      M. St. Vincent a déclaré que le formulaire de demande d'immigration au Canada était rempli par des employés de la section canadienne au camp de l'O.I.R., à partir de renseignements fournis dans le formulaire de demande de cette organisation. Le formulaire de demande canadien comprenait les nom et prénoms de l'intéressé(e), la date et le lieu de naissance, le sexe, la profession, les membres de la famille à charge, les antécédents scolaires et professionnels ainsi que des renseignements sur le lieu de résidence depuis les années 1938-1939.

[109]      L'agent de sécurité interrogeait tout d'abord l'immigrant éventuel. S'il ne lui accordait pas l'autorisation sécuritaire, l'intéressé était conduit devant l'agent d'immigration. M. St. Vincent, après examen du dossier, avait coutume d'informer le sujet qu'il ne remplissait pas les conditions voulues pour émigrer au Canada. Dans ces cas-là, il passait outre à l'examen médical. Si l'autorisation sécuritaire était accordée, le médecin procédait à l'examen de l'intéressé avant son ultime entrevue avec l'agent d'immigration. Une fois pleinement satisfait des réponses obtenues, M. St. Vincent passait de dix à quinze minutes avec l'immigrant. Si le demandeur n'obtenait pas l'autorisation sécuritaire, l'agent d'immigration n'avait d'autre choix que de rejeter sa demande. S'il l'obtenait, il était loisible à l'agent d'immigration, à la lumière de tous les renseignements obtenus, d'accueillir ou de rejeter la demande. M. St. Vincent appliquait ce processus d'entrevue à trois volets à tous les cas dont il était saisi.

[110]      Au sujet du titre de voyage délivré par l'O.I.R. au défendeur, M. St. Vincent a dit connaître M. Ed Schramec. Il avait visité à deux reprises le centre de traitement de l'O.I.R. à Butzbach où les méthodes d'entrevue appliquées là-bas étaient, selon lui, les mêmes que celles de tous les autres centres de l'O.I.R. Il a confirmé qu'il ne se limitait jamais dans ses entrevues à poser cette seule question : [TRADUCTION] " À quel endroit allez-vous ? "92

[111]      M. St. Vincent a confirmé que les mêmes procédures étaient suivies dans tous les camps. Les agents d'immigration n'étaient jamais présents aux entrevues menées par les agents de sécurité. S'il estimait que les réponses du candidat étaient trop souvent vagues au cours de la dernière entrevue, l'agent d'immigration pouvait, une nouvelle fois, renvoyer la demande à l'agent de sécurité, même si celui-ci avait déjà délivré l'autorisation sécuritaire.

[112]      M. St. Vincent était un témoin digne de foi. Il a paru avoir peu de difficulté à se rappeler les événements entourant ses fonctions d'agent d'immigration. Son témoignage concernant le moment où l'agent de sécurité recevait les formulaires de demande d'immigration ne concorde pas avec celui de M. Donald Cliffe. J'attache peu d'importance à cette divergence.

[113]      M. Andrew C.A. Kaarsberg a été le second agent d'immigration à témoigner. Il est arrivé à Karlsruhe, en Allemagne, pendant la période de Noël 1948. Il a fait partie, jusqu'au mois d'août 1950 en qualité d'agent d'immigration, de l'équipe de trois personnes chargée d'examiner les demandes d'immigration.

[114]      Il s'est rappelé lui aussi que l'agent de sécurité voyait en premier lieu le candidat. Les agents d'immigration n'assistaient ni ne participaient jamais à cette entrevue. L'intéressé était ensuite reçu par le médecin pour être finalement interrogé par l'agent d'immigration. Il a confirmé que celui-ci n'avait d'autre choix que de rejeter la demande de visa en l'absence d'une autorisation sécuritaire. Si elle était obtenue, il pouvait toujours user de sa discrétion selon sa perception quant à l'aptitude du sujet à s'adapter à la vie au Canada.

[115]      M. Kaarsberg a déclaré que le processus auquel il a commencé à participer au début janvier 1949, en tant que membre de l'équipe, avait été instauré quelques mois avant son arrivée en Allemagne et qu'il n'a jamais visité le centre de traitement de Butzbach. À son arrivée, dit-il, huit ou neuf équipes oeuvraient déjà en Allemagne.93

[116]      Il a confirmé que M. Schramec, qui a signé le titre de voyage délivré par l'O.I.R. à l'intimé, travaillait en Allemagne peu de temps avant que lui-même n'y arrive et qu'il y est peut-être resté au-delà d'une période d'affectation.

[117]      M. Kaarsberg a confirmé que, même avant l'adoption du formulaire de demande OS-8, il existait un questionnaire semblable portant sur les données personnelles et les antécédents professionnels du demandeur.94 M. Kaarsberg n'a pu reconnaître les formulaires de demande de l'O.I.R., mais a affirmé que l'agent d'immigration disposait, au moment de l'entrevue avec le requérant, de renseignements remontant à 1938.

[118]      On a demandé à M. Kaarsberg, au cours du contre-interrogatoire, s'il pouvait reconnaître les formulaires de demande de l'O.I.R., à quoi il a répondu par la négative; cependant, après avoir examiné ledit formulaire et le questionnaire concernant la résidence et l'emploi depuis 1939, il a ajouté ce qui suit :

     [TRADUCTION]
     LE TÉMOIN : Je peux bien dire -- les renseignements là, je ne crois pas que c'était tout à fait le format, mais les renseignements que nous voulions obtenir de l'O.I.R. sur l'individu sont là.
     Il y a une section pour les antécédents scolaires et une autre pour résumer ce qu'il avait fait durant les 12 dernières années. Voilà le genre de choses dont nous nous occupions. Et nous inscrivions nos propres notes sur le dossier. Mais je ne peux garantir que c'était là le document, et je ne crois pas que ce l'était.

     ...

     LE TÉMOIN : Mais je peux vous dire tout de suite que ce n'était pas le document. C'était la demande adressée à l'O.I.R. pour qu'elle l'accepte. Nous n'avons jamais vu celui-là, du moins je ne l'ai jamais vu, devrais-je dire.
     Le formulaire que l'O.I.R. m'a remis, comme je m'en souviens et si je peux m'expliquer un petit peu, demandait le nom du requérant, ses date et lieu de naissance, son état civil, le nom de sa femme s'il était marié, sa scolarité, de sorte que nous avions un aperçu de ce que l'individu pouvait faire et de ses aptitudes, s'il en avait.
     Puis les emplois qu'il a occupés qu'est-ce que c'était, durant le temps passé en Allemagne, mais même avant cela aussi, s'il avait fui d'un pays quelconque vers l'Allemagne.
     Ainsi, nous avions sous les yeux le portrait d'un homme ou d'une famille qui -- ce qui nous intéressait, c'était de savoir si l'individu pouvait s'adapter et s'établir au Canada ? C'était là mon travail.95 [Non souligné dans l'original]

Si je comprends bien le témoignage de M. Kaarsberg, en sa qualité d'agent d'immigration, il recevait des renseignements portant aussi sur les antécédents professionnels de l'immigrant au cours des 12 dernières années, mais ils étaient consignés dans un formulaire différent de celui de l'O.I.R.

[119]      M. Kaarsberg est âgé de 86 ans. Ses réponses étaient claires, directes et il a généralement fait preuve d'une bonne mémoire quant à son rôle d'agent d'immigration en Allemagne entre janvier 1949 et août 1950. Sa crédibilité n'était pas mise en cause.

[120]      Je conclus, à partir de ce témoignage, que lorsque le défendeur a obtenu un visa d'immigration le 20 décembre 1948 à Butzbach, en Allemagne, on avait déjà institué un processus de sélection confié à des équipes de trois membres formées d'un agent d'immigration, d'un médecin et d'un agent de sécurité. Il y avait à l'époque huit ou neuf de ces équipes en Allemagne. D'après le témoignage de MM. St. Vincent et Kaarsberg, que j'accepte, il n'aurait pas fallu que le médecin et l'agent d'immigration rencontrent les personnes déplacées en quête d'un visa d'entrée au Canada, avant que celles-ci n'aient passé l'entrevue avec l'agent de sécurité.

[121]      M. Aldard W. Gunn est le troisième agent d'immigration qui a témoigné. Il a pris service tout d'abord au Canada où il interviewait généralement les visiteurs immigrants à leur arrivée et ce, jusqu'en 1953 où il a été affecté en Belgique, soit quelque cinq ans après l'arrivée du défendeur au Canada. C'est pourquoi, son témoignage sur son expérience européenne n'est pas aussi pertinent, en l'espèce, que celui de MM. St. Vincent et Kaarsberg. Il a toutefois confirmé dans l'ensemble la procédure d'entrevue à trois volets concernant les immigrants éventuels. En contre-interrogatoire, il a déclaré que le formulaire de demande canadien, qui avait cours avant le mois de décembre 1950, et qu'il disait être le formulaire Imm-362, contenait des questions sur le lieu de résidence du candidat et ses antécédents professionnels depuis 1938.96

     (iii)      Le témoignage des représentants de la GRC

[122]      La demande de visa d'immigration présentée par le demandeur a été traitée à Butzbach, en Allemagne, en décembre 1948. L'intéressé n'a convoqué comme témoin aucun agent de sécurité de Karlsruhe qui avait acquis une expérience sur le terrain, fin 1948 et début 1949.

[123]      M. Donald D. Cliffe était un agent de sécurité qui a servi en Allemagne en 1953-1954, principalement au centre de traitement de la Funk Kaserne de l'Organisation internationale pour les réfugiés, près de Munich. Il a débarqué en Europe en mars 1951 en tant qu'agent de sécurité affecté en Italie. Il a confirmé la procédure d'entrevue de chaque demandeur de visa d'immigration par une équipe de trois personnes, ainsi que l'ont décrit MM. St. Vincent et Kaarsberg. Il a également confirmé l'intérêt qu'il portait aux renseignements concernant le lieu de résidence des personnes déplacées et leurs antécédents professionnels au cours des dix années précédentes et spécialement durant la guerre.97

[124]      Les observations écrites du demandeur font correctement état de l'interprétation que donne M. Cliffe du mot " collaborateur " à l'alinéa k) et qu'on trouve dans les documents de la GRC et du groupe de sécurité datant de fin 1948 et du début 1949 concernant les " Collaborateurs résidant actuellement dans un territoire antérieurement occupé " :

     [TRADUCTION]
     On a demandé à M. Cliffe comment il définissait, sur le plan pratique, la collaboration eu égard aux critères de refoulement, pièce A-3-152, alinéa k) " collaborateurs résidant actuellement dans un territoire antérieurement occupé ". Il a évoqué deux scénarios. Dans celui de l'Ouest où il met en cause un Français, un Belge, un Hollandais, un Danois et un Norvégien, il dit ceci :
         " un collaborateur serait une personne de l'une ou l'autre de ces nationalités qui a décidé d'aider les envahisseurs allemands. Je ne parle pas ici de livraison d'articles d'épicerie aux occupants, mais d'une participation active qui met en danger ses concitoyens. "
     M. Cliffe a poursuivi en disant : " Je veux dire par là qu'elle a mis en péril la vie de ses concitoyens. " Durant le contre-interrogatoire, on a demandé à M. Cliffe ce qui suit au sujet de l'alinéa " k " : " ... si un collaborateur a été assez chanceux pour traverser le Rhin venant de la France, il échapperait, d'après mon interprétation de cet alinéa, à votre exclusion pour raison de sécurité. " À quoi M. Cliffe a répondu ce qui suit :
         " Non, nous avons interprété cela de cette façon : si les Allemands ont envahi un pays, y compris les pays baltes et l'Ukraine, et qu'un ressortissant d'un de ces pays décidait de collaborer avec eux, il était alors reconnu comme collaborateur. Je vous avais déjà dit que si ces individus ont collaboré avec les Allemands et que les Russes ont commencé à avancer, ces collaborateurs se sont tout naturellement repliés sur l'Allemagne pour échapper aux Russes. Ils n'avaient donc aucune possibilité de demeurer dans leur pays d'origine comme ce serait le cas pour le Français, le Belge ou le Hollandais. "

L'interprétation que donnait M. Cliffe du terme " collaborateur " ne se limitait pas à la teneur de l'alinéa k). Comme il le disait : [TRADUCTION] " ... Je me mettais en quête de gens qui, après l'invasion de leur pays, ont activement appuyé les Allemands et les ont aidés à arrêter un certain nombre de leurs concitoyens. ... C'est cela un collaborateur. "98

[125]      Pour M. Cliffe, un agent auxiliaire de la police en Ukraine était un collaborateur. Si le demandeur de visa reconnaissait qu'il était un auxiliaire de la police, M. Cliffe lui aurait posé des questions supplémentaires sur les tâches qu'il effectuait, son grade et la raison de sa nomination à ce poste. S'il conservait quelque doute à la fin de l'entrevue, [TRADUCTION] " le Canada obtenait le bénéfice du doute. " Il a également confirmé qu'il ne s'était jamais contenté dans une entrevue de demander uniquement au candidat où il allait résider.99

[126]      M. William Kelly, ancien sous-commissaire de la Gendarmerie royale du Canada a servi à Londres (Angleterre), entre juin 1951 et août 1954. Il avait, entre autres fonctions, celle de superviser le travail des agents de sécurité chargés d'examiner les demandeurs de visas en Europe. Les instructions qu'il donnait à ses agents sur le terrain divergeaient nettement du sens littéral des termes " collaborateurs résidant actuellement dans un territoire antérieurement occupé ". Voici ce qu'il dit :

     [TRADUCTION]
     R.      Ils essayaient de nous dire, je crois, que l'individu devait être interviewé dans quelque territoire éloigné de ... ou ... " ... collaborateurs résidant de façon permanente (sic) dans des territoires antérieurement occupés."
         Il devait résider dans un territoire antérieurement occupé, sinon, eh bien, cette disposition ne s'appliquait pas.
         Bien, dans la mesure de ce qu'était mon interprétation, et de celle que j'ai communiquée aux agents de contrôle des visas qui n'en avaient pas besoin car ils avaient travaillé sur la même base que je vais décrire. ... Un collaborateur était un collaborateur quel que soit le lieu où il passait l'entrevue. ... Ou le lieu où il a collaboré. S'il avait collaboré avec les autorités allemandes, c'était de la collaboration, un point c'est tout, et cela justifiait son refoulement.
     Q.      Encore une fois, c'est ce que vous avez dit, je crois, mais quelle que soit l'interprétation qu'on donnait à cela, et d'après votre expérience, c'était la façon dont on procédait lorsque vous êtes entré en scène ?
     R.      Oui, oui.

     ...

     R.      Et nos gens avaient été en poste près de deux ans, peut-être plus, quand la lettre [du 20 novembre 1948] a été rédigée.
     Q.      Oui ?
     R.      Ils auraient donc acquis une assez bonne expérience de la collaboration.100 [Non souligné dans l'original]

[127]      M. Kelly a été contre-interrogé sur le même sujet concernant sa définition du mot collaborateur compte tenu de l'alinéa k) et de la note de service du 20 novembre 1948 de la GRC qu'il a reconnue comme étant [TRADUCTION] " un des documents dont on s'est servi dans le processus " :101

     [TRADUCTION]
     Q.      ... nous avons examiné à plusieurs reprises l'alinéa k), et si on l'interprète littéralement et de façon très très technique et étroite, n'êtes-vous pas d'avis qu'on pourrait, si l'on était un avocat de type classique, dire que dès lors qu'un individu avait collaboré puis avait passé en Allemagne, on ne pourrait pas l'exclure en vertu d'une interprétation stricte de cette disposition ?
     R.      Je suis d'accord.
     Q.      Parce qu'il s'agit uniquement de ceux qui vivaient dans des territoires antérieurement occupés. L'Allemagne n'a jamais été occupée, sauf par nous, bien entendu, mais elle n'a jamais été occupée par les forces allemandes, qui étaient les siennes.
         Or, si l'on interprétait cela, si un avocat des années 90 devait se présenter devant vous dans les années 50, il pourrait soutenir que son client ne tombe pas dans cette catégorie.
     R.      Eh bien, je savais qu'on interprétait différemment le texte ainsi que notre action. Mais quelqu'un doit prendre une décision. On a toujours considéré que c'était un collaborateur, quel que soit le lieu où il a collaboré, et le lien de son entrevue ne faisait aucune différence.
         Et j'étais d'accord sur cette interprétation, c'est-à-dire s'il a collaboré, peu importe, c'était un collaborateur.
     Q.      Pourrais-je vous demander alors, et c'est -- je ne suis pas -- mon distingué collègue ne vous tient évidemment pas pour un expert et je n'essaie pas de vous amener à jouer ce rôle, mais vous êtes un agent de sécurité qui a acquis au fil de ces années une très très grande expérience et atteint un grade très élevé.
         Pourriez-vous nous dire pourquoi, selon vous, cet alinéa a été rédigé de la sorte alors qu'on aurait pu tout simplement dire qu'un collaborateur est quelqu'un qui a aidé l'ennemi.
     R.      Non, je ne pourrais pas vous le dire; sauf que si vous lisez la lettre de Parsons, vous constaterez qu'elle est rédigée dans les mêmes termes que ce document-ci.
     Q.      Je vois.
     R.      Et je n'en connais pas la raison, parce qu'il ne semble pas raisonnable qu'un individu qui a collaboré avec l'ennemi dans un pays donné ne soit pas du tout inquiété, parce qu'il a réussi à passer une entrevue avec les agents d'immigration dans un autre pays.102 [Non souligné dans l'original]

[128]      M. Kelly donne du mot " collaborateur ", une interprétation plus large que celle de l'alinéa k). Il a témoigné en disant que les agents sur le terrain, aussi bien ceux qui s'y trouvaient avant fin 1948 qu'après, lorsque le texte de l'alinéa en question leur a été communiqué, interprétaient ce texte de la même façon que lui. Il a confirmé, pareillement, que son interprétation du mot " collaborateur " était celle qui avait cours sur le terrain lorsqu'il a été affecté à Londres au milieu de 1951.103

[129]      J'hésite à tirer des conclusions certaines sur la foi d'un seul document gouvernemental, surtout s'il est présenté par quelqu'un d'autre que son auteur. C'est en substance le même genre de preuve par ouï-dire que le témoignage du sous-commissaire Kelly qui disait connaître l'intérêt de ces agents de sécurité pour les collaborateurs avant même son arrivée en Europe en 1951. Une évaluation doit reposer sur l'ensemble de la preuve fournie par ceux qui font état de leurs propres expériences et aussi sur la preuve par ouï-dire obtenue de documents ou de certains témoins.

[130]      Dans cette optique, et sur la foi des éléments de preuve dont je dispose, je conclus qu'en décembre 1948, les agents de contrôle des visas auraient tenu les collaborateurs des nazis pour indésirables ou dangereux pour la sécurité. Je forme cette conclusion en dépit du libellé de l'alinéa k) (" collaborateurs résidant actuellement dans un territoire antérieurement occupé ") de la note de service de la Gendarmerie royale du Canada datée du 20 novembre 1948.

[131]      À mon avis, une multitude d'autres documents antérieurs et postérieurs à décembre 1948 font état de la réserve manifestée à l'endroit des collaborateurs des Nazis, mais sans dire quoi que ce soit à propos du lieu de résidence actuel.104 À partir de ces documents, des formulaires de demande de l'O.I.R. demandant des renseignements sur le lieu de résidence et les antécédents professionnels depuis 1938, ainsi que des témoignages de MM. Kelly et Cliffe105 dont une partie consiste en simple ouï-dire qu'il faut examiner attentivement, je conclus qu'en décembre 1948, la procédure canadienne de sélection des immigrants se souciait des collaborateurs des Nazis dont les demandes étaient traitées dans les centres de personnes déplacées de l'O.I.R., à Butzbach, en Allemagne, tout autant que des mêmes collaborateurs " résidant actuellement dans un territoire antérieurement occupé ".

LE VISA D'IMMIGRATION DU DÉFENDEUR, SON ENTRÉE AU CANADA ET SA CITOYENNETÉ CANADIENNE

[132]      Le défendeur a résidé à Bad Nauheim (Allemagne), entre 1945 et 1948.

[133]      Le 3 novembre 1948, un groupe confessionnel dénommé Caritas a adressé, de ses bureaux à Stuttgart, en Allemagne, une lettre au défendeur l'informant de ce qui suit :

     [TRADUCTION]
     Nous avons appris que vous avez obtenu votre permis d'immigration au Canada sur la base d'un contrat de travail conclu avec une compagnie canadienne. Votre numéro de série est PG 1344.
     Veuillez répondre au questionnaire ci-joint soit à la machine à écrire, soit nettement en lettres d'imprimerie et nous le retourner de façon que nous puissions entreprendre les autres démarches nécessaires à votre immigration.106

[134]      Le défendeur ne croyait pas, d'après le souvenir qu'il en conservait, qu'il avait pris l'initiative de cette lettre dont il a été surpris. Il a reçu par la suite au moins deux autres lettres de Caritas.

[135]      Avant de recevoir ces lettres, le défendeur avait pris contact avec son oncle paternel qui demeurait à St. Catharines (Ontario). Celui-ci, accompagné de sa seconde femme, avait quitté l'Ukraine pour s'installer au Canada peu avant la guerre. En même temps que Caritas écrivait au défendeur, celui-ci recevait des lettres de son oncle concernant les démarches qu'il faisait pour préparer et payer son entrée au Canada. L'oncle possédait une petite exploitation agricole de cinq acres près de St. Catharines.

[136]      En décembre 1948, le défendeur a quitté Bad Nauheim pour Butzbach, en Allemagne, afin d'obtenir son visa pour le Canada. Interrogé pour savoir s'il avait dû emporter avec lui des documents ou des lettres à Butzbach, il a répondu : [TRADUCTION] " Je crois que tout ce qui me concernait se trouvait là-bas. ... Je me rappelle qu'en premier lieu j'ai simplement envoyé ma photo quelque part. "107

[137]      Le défendeur a reconnu le titre de voyage de l'Organisation internationale pour les réfugiés qu'on lui avait remis à Butzbach. Ce document porte la date du 9 décembre 1948 au-dessous de la signature de l'agent de réinstallation de l'O.I.R. chargé apparemment de le délivrer. Il a confirmé que la photo jointe au document était celle qu'il avait envoyée auparavant. Le document en question note, à la rubrique emploi, que l'intéressé est un ouvrier agricole ayant le statut de personne déplacée. Il est utile de revoir plus en détail les renseignements personnels qui figurent sur le titre de voyage. Les réponses étaient dactylographiées sur le formulaire approprié :108

     [TRADUCTION
     NOM DE                             

     FAMILLE              KISLUK              PRÉNOM(S)      Serhij

     NOM DE JEUNE FILLE (le cas échéant)

     DATE DE NAISSANCE          22 oct. 1922              SEXE M      No PD Statut de PD

     LIEU ET PAYS

     DE NAISSANCE          Swinarin (Pologne)

     NATIONALITÉ              Polonais ukrainien

     OCCUPATION              Ouvrier agricole

     NOM DU PÈRE

     NOM DE JEUNE FILLE DE LA MÈRE

     Description du titulaire

     Taille          173 cm          Poids      65 kg

     Cheveux      noirs

     Yeux          bruns

     Nez          normal

     Forme du visage      rond

     Traits

     distinctifs      aucun

     .......................................

         Elsie W. Poole

         Agent de réinstallation

         (Signature et titre de

         l'agent certificateur de l'O.I.R.)

     Date          9 déc. 1948

     Lieu          Centre de réinstallation de l'O.I.R.

             Butzbach

[138]      Le défendeur ne se rappelait pas avoir rencontré un certain E. L. Schramec, l'agent d'immigration canadien qui a signé le visa étampé sur le titre de voyage de l'O.I.R., le 20 décembre 1948. Il se souvient avoir rencontré un fonctionnaire dans un bureau à Butzbach qui lui a parlé en allemand. Il ne se rappelle pas avoir rempli un formulaire quelconque au cours de son entrevue à Butzbach. Voici les propos qu'il a échangés avec son avocat :

     [TRADUCTION]
     Q.      Vous rappelez-vous maintenant quelles étaient les questions qu'on vous a posées ?
     R.      Je me rappelle simplement qu'on m'a demandé si j'étais un membre des SS et chez qui je me rendais.
     Q.      Vous rappelez-vous ce que vous avez répondu à cela ?
     R.      J'ai dit que je n'étais pas un membre des SS et que j'allais chez mon oncle.109

Il ne se rappelle pas être entré en communication avec l'O.I.R. avant cette entrevue, sauf la seule fois où il a obtenu l'aide de l'U.N.R.R.A.

[139]      Au contre-interrogatoire, le défendeur a été confronté avec les réponses qu'il a données au cours de l'interrogatoire préalable relativement aux questions qu'on lui a posées au cours de son entrevue à Butzbach :

     [TRADUCTION]
     Q.      ... êtes-vous interrogé par quelqu'un du Canada ?
     R.      On m'a demandé chez qui je me rendais.
     Q.      Vous rappelez-vous le nom de la personne qui vous a interrogé ?
     R.      Non, je ne me le rappelle pas.
     Q.      Étais-ce un homme ou une femme ?
     R.      Oui, c'était un homme. J'ai dit que je me rendais chez un oncle, un point c'est tout.
     Q.      Cette personne ne vous a pas posé d'autres questions ?
     R.      Non, elle ne m'a rien demandé d'autre.
     Q.      Vous dites donc que lorsque vous avez été interviewé par cette personne qui venait de la part des autorités canadiennes, elle vous a simplement demandé chez qui vous comptiez vous rendre ?
     R.      Je crois qu'il en a été ainsi, car mon voyage était payé. Il se peut que l'on ait posé plus de questions à ceux qui étaient engagés à contrat, mais comme mon voyage était payé, c'était la seule question.

     ...

     Q.      Vous avez répondu que vous alliez chez votre oncle et à la ferme ?
     R.      Oui.
     Q.      C'est tout ce qu'on vous a demandé ?
     R.      Oui.110

[140]      Nulle part durant l'interrogatoire préalable trouve-t-on une référence quelconque du défendeur à une question qu'on lui aurait posée lors de son entrevue, sinon celle de savoir chez qui il se rendait. Au cours de son interrogatoire principal, le défendeur a ajouté qu'on lui a également posé une seconde question, savoir s'il était membre des SS. Interrogé sur la divergence constatée entre son témoignage à l'interrogatoire préalable et à l'audience, il a répondu que [TRADUCTION] " ... une erreur de sténographie ou autre chose se serait glissée, parce que j'ai bien dit cela ".111 Il ressort clairement de la transcription sténographique présentée en preuve, que le défendeur a déclaré à l'interrogatoire préalable qu'on ne lui avait posé qu'une seule question à l'entrevue, mais aucune mention n'a été faite de celle qui concerne les SS.

[141]      Le titre de voyage délivré par l'O.I.R. au défendeur porte aussi le timbre du ministère de la Santé nationale et du Bien-être social en date du 17 décembre 1948, avec la mention " approuvé " inscrite par un fonctionnaire non identifié. Le défendeur a admis qu'il a passé un examen médical et radiologique " probablement " à Butzbach, un jour peut-être avant d'avoir rencontré le fonctionnaire qui lui a posé une ou deux questions. Il pense être resté deux ou trois jours à Butzbach avant de continuer route vers le Canada.112

[142]      Le titre de voyage du défendeur comprenant ses données personnelles a été apparemment signé par l'agent de réinstallation de l'O.I.R., le 9 décembre 1948 quelques jours avant l'arrivée de l'intéressé à Butzbach. Son visa lui a été délivré le 20 décembre 1948 après son bref séjour au centre de traitement de l'O.I.R. Il est probable, comme l'a dit le défendeur lui-même, (" Je crois que tout ce qui me concernait se trouvait là-bas ", précité, paragraphe 136) qu'il aurait rempli un quelconque formulaire de demande de l'O.I.R. avant le 9 décembre 1948, ce qui concorde avec le processus décrit par les fonctionnaires de l'immigration.

[143]      D'après le rapport des autorités canadiennes113, le défendeur s'est embarqué à Cuxhaven, en Allemagne, en 1949 sur le navire S/S Scythia qui est arrivé à Halifax le 23 janvier 1949. Le timbre apposé par Immigration Canada sur les documents de voyage du défendeur indique qu'il a débarqué le 24 janvier 1949.

[144]      Le rapport des autorités canadiennes porte l'annotation manuscrite que le métier ou l'occupation du défendeur dans son propre pays a été modifié de " chauffeur " à " étudiant ". L'intéressé soutient que la mention " étudiant " était la bonne. Il insiste à dire que personne n'a soulevé ce point avec lui durant le voyage et il ne donne aucune autre explication de ce changement.

[145]      Le rapport indique également que le défendeur avait l'intention de travailler comme ouvrier agricole sur l'exploitation de son oncle à St. Catharines (Ontario), ce qui diffère apparemment des renseignements qui figurent dans les lettres de Caritas indiquant qu'il devait être engagé par une compagnie canadienne.114 Cette divergence n'a pas été expliquée dans le témoignage.

[146]      D'après M. Kisluk, il a, à son arrivée à St. Catharines, secondé son oncle sur la ferme et un mois plus tard environ, a été engagé par Alliance Paper Mill Ltd. où le fils de cet oncle travaillait aussi. Il a été mis à pied environ huit mois plus tard. Peu après, il a été embauché par General Motors après avoir faussement déclaré qu'il avait déjà travaillé dans une fabrique d'automobiles Opel en Allemagne. Il a passé douze ans à G.M. avant de lancer, pour son propre compte, une série d'entreprises commerciales. En guise d'explication à sa fausse déclaration il a eu cette phrase-ci : [TRADUCTION] " ... pour se défendre dans la vie, il faut parfois dire des contre-vérités. L'Union soviétique tout entière était bâtie sur le mensonge. "115

[147]      En 1953, dans le cadre de sa demande de citoyenneté canadienne, le défendeur a été interrogé par un agent de la GRC à Niagara Falls (Ontario). Il a dit qu'on lui avait peut-être demandé s'il avait fait partie des SS.116 Le rapport confidentiel que l'agent en question a adressé à ses supérieurs disait ceci :

     [TRADUCTION]
     Le demandeur est arrivé à Halifax, le 24 janvier 1949 à bord du navire S/S Scythia. De là il s'est rendu directement à St. Catharines (Ontario) où il est demeuré jusqu'à présent, travaillant huit mois comme ouvrier chez Alliance Paper Mills Ltd., Merriton (Ontario) et, jusqu'à ce jour, chez McKinnon Industries Ltd., St. Catharines (Ontario).
     L'intéressé est entré en Allemagne en 1944 comme travailleur forcé; il a produit à ce point d'entrée une pièce d'identité pour fins d'immigration au Canada portant le no 19-682 ainsi qu'une fiche de débarquement qui, une fois examinées, semblaient régulières l'une et l'autre.117

En réponse à deux questions du formulaire, il a répondu qu'on ne l'avait jamais soupçonné d'avoir participé à des activités subversives et que l'opinion publique ne verrait pas d'un mauvais oeil qu'on lui octroie la nationalité. Cette entrevue a eu lieu le 14 octobre 1953.

[148]      Le 22 mars 1954, le défendeur a signé sous serment une demande de citoyenneté comprenant la déclaration suivante, dactylographiée et attestée par lui : [TRADUCTION] " Je suis de bonne moralité. "118

LE POUVOIR LÉGAL D'INTERDIRE L'ENTRÉE DE COLLABORATEURS

[149]      Le défendeur soutient qu'en décembre 1948, le pouvoir légal d'interdire l'entrée d'immigrants éventuels au Canada, y compris les collaborateurs, soit parce qu'ils étaient indésirables, soit qu'ils constituaient un risque pour la sécurité même s'ils étaient en règle avec la Loi sur l'immigration119 et son règlement, n'existait pas. La position du défendeur à ce sujet suppose implicitement que la Loi sur l'immigration, notamment les articles 3 et 38, avaient supplanté la prérogative royale relative à l'exclusion des étrangers pour raison de sécurité.120 D'après mon interprétation de cet argument, même si le défendeur avait divulgué ses activités durant la guerre en tant que garde des chemins de fer et membre de la police auxiliaire sous les Schutzmannschaften, aucun pouvoir légal n'existait qui eut permis de faire obstacle à son entrée au Canada, s'il satisfaisait, par ailleurs, aux exigences de la loi.121

[150]      Le demandeur a tout d'abord répondu que l'examen de la question du pouvoir légal ne relève pas de la compétence de la Cour dans le cadre d'un renvoi effectué en application de l'article 18 de la Loi sur la citoyenneté. J'ai choisi de ne prendre aucune décision quant au bien-fondé de cet argument. À mon avis, l'importance de la question soulevée par le défendeur dans le présent contexte justifie qu'on s'y attarde.

[151]      La réponse fondamentale du demandeur sur la question du pouvoir légal comporte deux volets. En premier lieu, le règlement pris en application de la Loi sur l'immigration a accordé aux agents d'immigration le pouvoir d'interdire à une personne l'entrée au Canada. Subsidiairement, ce pouvoir pourrait se fonder sur la doctrine de la prérogative royale. Il est approprié, à mon avis, d'étudier d'abord cette question.

a)      La doctrine de la prérogative royale et le pouvoir légal requis

[152]      La prérogative royale visant à contrôler l'admission des étrangers dans le pays a été reconnue en common law dès 1820 :

     [TRADUCTION]
     Les amis étrangers peuvent en toute légalité entrer au pays sans aucune autorisation ou protection de la Couronne, bien que celle-ci, même en common law et en droit international (et indépendamment du pouvoir dont elle est investie par la Alien Act, 55 G.S. ch. 54 dont la portée s'étend même aux marchands étrangers), semble posséder le droit d'ordonner leur renvoi du pays ou de leur en interdire l'accès, selon que Sa Majesté le juge à propos.122

[153]      Aussi récemment que dans l'affaire Chiarelli c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration)123, le juge Sopinka, appelé à examiner les droits que l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés reconnaît à un résident permanentsujet à déportation, disait ce qui suit : " Le principe le plus fondamental du droit de l'immigration veut que les non-citoyens n'aient pas un droit absolu d'entrer au pays ou d'y demeurer. "124

[154]      Une prérogative royale est définie, à juste raison, comme étant : [TRADUCTION] " Le pouvoir discrétionnaire ou arbitraire rémanent qui, à un moment quelconque, est légalement laissé à la discrétion de la Couronne. "125 Une prérogative peut être supplantée par une loi.126 Toutefois, si la loi connexe n'a qu'un effet incident, une prérogative royale peut subsister.127

[155]      L'article 17 de la Loi d'interprétation128 dispose que nul texte ne lie Sa Majesté ni n'a d'effet sur ses prérogatives, " sauf indication contraire y figurant ". Les mots " indication contraire " ont reçu une interprétation large et comprennent :

     ... (1) des termes qui lient expressément la Couronne (" Sa Majesté est liée "); (2) une intention claire de lier qui, ... " ressort du texte même de la loi ", en d'autres termes, une intention qui ressorte lorsque les dispositions sont interprétées dans le contexte d'autres dispositions, ... et (3) une intention de lier lorsque l'objet de la loi serait " privé [...] de toute efficacité " si l'État n'était pas lié ou, en d'autres termes, s'il donnait lieu à une absurdité (par opposition à un simple résultat non souhaité). Ces trois éléments devraient servir de guide lorsqu'une loi comporte clairement une intention de lier la Couronne.129

[156]      Il s'agit donc de savoir, en l'espèce, si la Loi sur l'immigration, dans la forme qu'elle revêtait en 1948, prévoyait, sur le plan législatif, un plan d'ensemble pour contrôler l'admission et le renvoi des sujets étrangers, écartant de ce fait la prérogative royale. À cet égard, les articles 3 et 38 de la Loi sur l'immigration sont pertinents.

[157]      En 1948, l'article 3 disposait que :130


No immigrant, passenger, or other person, unless he is a Canadian citizen, or has Canadian domicile, shall be permitted to enter or land in Canada ... who belongs to any of the following ... prohibited classes ..."

Nul immigrant, passager, voyageur, ni autre individu, à moins qu'il ne soit citoyen du Canada ou n'ait un domicile au Canada, n'est admis à entrer ou à débarquer au Canada ... s'il appartient à l'une des ... " catégories interdites ", ...

Venait ensuite une longue liste de ces catégories.

[158]      Il est également utile de citer les parties pertinentes de l'article 38, habilitant le gouverneur en conseil à prendre des règlements :131


38. The Governor in Council may, by proclamation or order...

c) prohibit or limit in number for a stated period or permanently the landing in Canada, or the landing at any specified port or ports of entry in Canada, of immigrants belonging to any nationality or race or of immigrants of any specified class or occupation, by reason of any economic, industrial or other condition temporarily existing in Canada or because such immigrants are deemed unsuitable having regard to the climatic, industrial, social, educational, labour or other conditions or requirements of Canada or because such immigrants are deemed undesirable owing to their peculiar customs, habits, modes of life and methods of holding property, and because of their probable inability to become readily assimilated or to assume the duties and responsibilities of Canadian citizenship within a reasonable time after their entry. [Emphasis added.)]

38. Le gouverneur en son conseil peut, par proclamation ...

c) Interdire, pendant une période de temps déterminée ou d'une manière permanente, le débarquement au Canada ou le débarquement à tous les ports d'entrée désignés, au Canada, ou limiter le nombre d'immigrants appartenant à quelque nationalité ou race, ou d'immigrants d'une catégorie ou occupation particulière, à cause d'une situation économique, industrielle ou autre régnant temporairement au Canada, ou parce que ces immigrants sont jugés impropres, eu égard aux conditions ou exigences climatériques, industrielles, sociales, éducationnelles, ouvrières ou autres du Canada, ou parce que ces immigrants sont considérés comme non désirables par suite de leurs coutumes, habitudes, modes de vie et méthodes particulières de posséder des biens, et vu leur probable inaptitude à s'assimiler facilement ou à assumer les devoirs et les responsabilités du citoyen canadien dans un temps raisonnable après leur arrivée au pays. [Non souligné dans l'original]

[159]      Ni l'un ni l'autre de ces textes ne lie clairement et expressément la Couronne.132 Par conséquent, la mise à l'écart de la prérogative royale touchant l'exclusion d'immigrants éventuels pour des raisons de sécurité, doit nécessairement se faire par voie d'interprétation fondée sur la teneur de la loi. À mon avis, cette mise à l'écart totale de la prérogative royale, même par déduction, est une question incertaine à tout le moins.

[160]      Il est bon de revoir tout d'abord l'historique législatif de la Loi et dans le contexte de l'intérêt que le Canada porte de nos jours aux questions de sécurité nationale. La Loi de l'immigration de 1910 a été édictée avant que le Canada n'accède à sa pleine indépendance et prenne en main la gestion de ses affaires étrangères.133 De 1920 jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, la Gendarmerie royale du Canada, dont la responsabilité incombait au ministre de la Justice, a dispensé à l'État de maigres services de sécurité et de renseignement.134 Durant ces années, les opérations de sécurité portaient essentiellement sur des éléments de la société canadienne qu'on disait subversifs.135 C'est seulement après le début de la Seconde Guerre mondiale que la Division de la sécurité et du renseignement de la Gendarmerie royale du Canada a pris une expansion notable.136

[161]      Lorsque les articles 3 et 38 de la Loi de l'immigration ont été édictés en 1910 puis modifiés en 1919,137 les ressources que le Canada consacrait à la sécurité étaient minimes. Dans ce contexte historique, il est improbable que le Parlement ait envisagé le genre de préoccupations qui ont surgi à la fin des années 1940 au chapitre de la sécurité, lorsqu'il a identifié les catégories d'immigrants interdits et, plus particulièrement, " les conditions ou exigences " concernant les immigrants convenables et désirables.

[162]      En second lieu, les mots " conditions ou exigences ... ou autres " figurant à l'alinéa 38c ), font partie du membre de phrase suivant : " ... jugés impropres, eu égard aux conditions ou exigences climatériques, industrielles, sociales, éducationnelles [et] ouvrières " au Canada. Il est difficile de séparer les termes " conditions ou exigences ... ou autres " du Canada de cette liste de facteurs socio-économiques qui portent en premier lieu sur le caractère approprié des immigrants éventuels et n'a apparemment rien à voir avec la sécurité nationale.

[163]      Enfin, en 1948, la loi n'a pas reconnu aux résidents européens le droit d'entrer au Canada. Les immigrants éventuels d'outre-mer n'étaient pas autorisés à entrer ou à débarquer au Canada, même si leur entrée n'était pas interdite par l'article 3 et s'ils s'étaient par ailleurs conformés à la Loi. Ainsi, même si un immigrant d'outre-mer ne tombait pas dans l'une des catégories interdites, il ne jouissait pas pour autant du droit d'entrée.138 Le droit de l'immigrant de s'établir au Canada, droit qui même aujourd'hui est restreint, a été instauré pour la première fois en 1976.139

[164]      Le contexte historique entourant l'adoption de la Loi sur l'immigration, la teneur incertaine du paragraphe 38c) et l'absence du droit des immigrants éventuels de s'établir au Canada, soulèvent, à mon humble avis, la question de savoir si la loi a pleinement supplanté la prérogative royale relative à l'exclusion des étrangers pour des raisons de sécurité nationale. Cependant, je ne suis pas tenu de décider si le pouvoir d'interdire légalement l'entrée pour des raisons de sécurité reposait uniquement sur la doctrine de la prérogative royale étant donné mes conclusions quant à l'effet des décrets du conseil qui étaient en vigueur en 1948. Je passe maintenant à l'étude de ces décrets.

b)      Les décrets du conseil et le pouvoir légal requis

[165]      En mars 1931, le gouverneur en conseil, dans le dessein de faire échec au chômage né de la dépression, a interdit le débarquement au Canada des immigrants de toutes catégories et professions à quatre exceptions près. Les quatre catégories qui faisaient exception comprenaient les sujets britanniques, les citoyens des États-Unis, l'épouse et les enfants célibataires d'une personne résidant légalement au Canada ainsi que les agriculteurs possédant des ressources suffisantes pour s'adonner à l'agriculture au Canada. Voici les paragraphes pertinents du décret du conseil :

     À compter du 18 mars 1931 et tant qu'il n'en aura pas été ordonné autrement, le débarquement au Canada d'immigrants de toutes catégories et professions est interdit, sauf dans les cas suivants : -
     Le préposé de l'immigration peut permettre à un immigrant, qui par ailleurs se conforme aux dispositions de la Loi de l'immigration, de débarquer au Canada, s'il est démontré à la satisfaction dudit préposé que cet immigrant est ...140 [Non souligné dans l'original]

[166]      L'emploi de termes exprimant une faculté (" peut permettre ") dans le décret du conseil accordait à l'agent d'immigration le pouvoir discrétionnaire d'admettre les personnes entrant dans les catégories d'immigrants autorisés.141 À mon avis, l'interdiction générale décrétée au paragraphe introductif du décret du conseil, jointe à l'emploi du terme " peut ", qui exprime une faculté, accordait également à l'agent d'immigration le pouvoir discrétionnaire de refuser l'entrée à des immigrants. Autrement dit, le fait d'être compris dans une catégorie exemptée, tel que l'énonce ce décret, ne créait pas le droit de débarquer au Canada. Ni l'article 3 de la Loi ni ce décret du conseil ne créaient pareil droit.

[167]      Pour plus de commodité, le décret en question sera appelé ci-après C.P. 695.

[168]      En novembre 1947, le décret C.P. 695 a été abrogé et remplacé par le décret C.P. 4849.142 Les paragraphes pertinents sont demeurés les mêmes. La principale différence consistait dans l'ajout de catégories d'immigrants admissibles, notamment de nouvelles catégories de travailleurs, une personne entrant au Canada pour épouser un résident légal du pays, ainsi qu'une personne honorablement licenciée des Forces armées canadiennes qui était autrefois entrée au Canada comme non-immigrante.

[169]      En juin 1949, le décret C.P. 4849 a été abrogé à son tour et remplacé par le décret C.P. 2743.143 Encore une fois, la teneur du décret C.P. 4849 restait essentiellement la même. Le nouveau décret du conseil a simplement ajouté une exemption à l'interdiction générale en faveur des citoyens français.

[170]      En juin 1950, le décret C.P. 2743 a été abrogé et remplacé par le décret C.P. 2856.144 Encore une fois, l'interdiction générale concernant le débarquement d'immigrants de toutes catégories et le pouvoir discrétionnaire accordé à l'agent d'immigration ont été maintenus. La seule modification notable était la suppression de toutes les catégories d'immigrants admissibles, à l'exception des sujets britanniques, des citoyens des États-Unis et de la France ainsi que les personnes honorablement licenciées des Forces armées canadiennes qui étaient auparavant entrées au Canada comme non-immigrantes. Les catégories supprimées ont été remplacées par celles qui figurent dans le texte suivant, qui paraphrase le paragraphe 38c) de la Loi sur l'immigration :145


4. A person, who satisfies the Minister, whose decision shall be final, that:-


(a)      he is a suitable immigrant having regard to the climatic, social, educational, industrial, labour, or other conditions or requirements of Canada; and
(b)      he is not undesirable owing to his peculiar customs, habits, modes of life, methods of holding property, or because of his probable inability to become readily adapted and integrated into the life of a Canadian community and to assume the duties of Canadian citizenship within a reasonable time after his entry. [Emphasis added.]

4. Une personne qui fournit, à la satisfaction du Ministre, dont la décision est définitive, les renseignements suivants :

a)      Qu'elle est un immigrant convenable, eu égard aux conditions climatériques, sociales, éducatives, industrielles, ouvrières ou autres, ainsi qu'aux besoins du Canada; et
b)      Qu'elle n'est pas indésirable en raison de ses coutumes ou de ses habitudes particulières, ou de son mode d'existence ou de son régime de propriété particulier, ou à cause de son incapacité probable de s'adapter promptement à la vie d'une collectivité canadienne, de s'y intégrer et d'assumer les devoirs de la citoyenneté canadienne dans un délai raisonnable après son entrée. (Non souligné dans l'original)

[171]      L'avocat du défendeur soutient qu'avant l'entrée en vigueur du décret C.P. 2856 en juillet 1950, le pouvoir d'interdire l'entrée d'immigrants éventuels au Canada pour des raisons de sécurité nationale n'existait pas en droit. D'après mon interprétation de cet argument, les mots " conditions ou exigences ... ou autres " figurant dans le décret du conseil et tirés du paragraphe 38c ) de la Loi, constituent le fondement du tout premier pouvoir légal d'interdire l'entrée de collaborateurs, soit parce qu'ils sont indésirables, soit qu'ils présentent un danger pour la sécurité.146

[172]      Sauf tout respect, je ne partage pas cet avis. Je ne dispose d'aucun élément de preuve direct suivant lequel le décret C.P. 2856 ait eu pour objet de s'attaquer aux questions dont les responsables se préoccupaient et discutaient en 1949 au sujet du pouvoir légal.147 De même, rien ne prouve qu'il y ait eu un lien entre la directive du cabinet no 14 du mois d'octobre 1949148 et le décret C.P. 2856. Ce qui importe davantage, c'est qu'il est douteux, à mon point de vue, les mots " conditions ... ou autres " de l'alinéa 4a ) du décret C.P. 2856 aient pu, à bon droit, s'étendre à la sécurité nationale s'il est improbable, comme on l'a noté plus tôt, que le Parlement ait envisagé cette question lorsque l'alinéa 38c), sur lequel repose le décret du conseil, a été édicté en 1910 et modifié en 1919. À mon avis, le pouvoir légal d'interdire l'entrée des personnes indésirables ou présentant un risque pour la sécurité, découle du pouvoir discrétionnaire conféré aux agents d'immigration d'autoriser le débarquement au Canada, et non pas des mots " conditions ... ou autres " figurant au décret C.P. 2856. Le même pouvoir légal, objet du décret C.P. 4849 de novembre 1947, a été maintenu dans le décret substitutif C.P. 2856 de juin 1950.

[173]      Ces quatre décrets du conseil (C.P. 695, C.P. 4849, C.P. 2743 et C.P. 2856) avaient le même objet et le même effet. Ils frappaient d'interdiction générale le débarquement d'immigrants de toutes catégories et professions, tout en accordant aux agents d'immigration le pouvoir discrétionnaire de permettre le débarquement de certaines catégories qui faisaient exception à l'interdiction générale. En raison de cette interdiction générale et du pouvoir discrétionnaire de l'agent d'immigration, je conclus, à la lumière des décrets du conseil précités, y compris le décret C.P. 4849 qui était en vigueur en décembre 1948, que les immigrants éventuels reconnus comme collaborateurs des Allemands ou qui constituaient par ailleurs une menace à la sécurité nationale, pouvaient être refoulés du Canada.149

[174]      Mon point de vue à cet égard est conforté par une deuxième série de décrets du conseil prescrivant que les passeports de certains étrangers doivent nécessairement porter le visa d'un fonctionnaire de l'immigration. Ces règlements sont, à tout prendre, plus convaincants quant à l'existence d'un pouvoir légal d'interdire l'entrée d'immigrants éventuels pour des raisons de sécurité nationale.

[175]      C'est en 1921 que la notion de visa paraît avoir été introduite dans la Loi de l'immigration. L'article 37 de cette loi autorisait le gouverneur en conseil à prendre des règlements concernant les exigences d'ordre monétaire et autres à l'égard de catégories d'immigrants déterminées. Cet article a été modifié en 1921 par l'adjonction de la phrase suivante :150


... and may provide also that passports shall not be recognized unless issued within a time limited by regulations or unless viséd in the manner required. [Emphasis added.]

... et peuvent aussi porter que les passeports ne seront pas admis s'ils n'ont pas été délivrés dans le délai déterminé par les règlements ou visés de la manière prescrite. [Non souligné dans l'original]

[176]      En novembre 1938, le décret du conseil C.P. 3016 a été adopté prescrivant que " le passeport de tout étranger partant directement ou indirectement d'Europe doit porter le visa d'un fonctionnaire d'immigration canadien posté en Europe ".151 [Non souligné dans l'original.]

[177]      En novembre 1947, toujours en vertu de l'article 37 de la Loi sur l'immigration, le décret C.P. 3016 a été abrogé et remplacé par le décret C.P. 4851.152 La seule modification de fond qu'il comportait était l'adjonction du paragraphe 4 afin de tenir compte, sans doute, des personnes déplacées munies de titres de voyage délivrés par l'Organisation internationale pour les réfugiés. Le nouveau décret du conseil disait en partie ce qui suit :

     À compter de la date des présentes, toute personne qui cherche à entrer ou à débarquer au Canada, doit être en possession d'un passeport non périmé délivré par le pays duquel une telle personne est sujet ou citoyen :

     Toutefois :

     ...

     2.      Le passeport de tout étranger partant directement ou indirectement d'Europe doit porter le visa d'un fonctionnaire d'immigration canadien posté en Europe;

     ...

     4.      Un papier de voyage établissant l'identité du titulaire peut être accepté au lieu d'un passeport à l'égard d'un immigrant qui a été déplacé de son pays d'origine par suite de la guerre et qui n'a pas en sa possession un passeport valide. [Non souligné dans l'original.]

Dans le contexte de la présente espèce, le décret C.P. 4851 reconnaissait le titre de voyage délivré au défendeur par l'O.I.R. en lieu et place du passeport, à condition qu'il porte le visa d'un fonctionnaire d'immigration posté en Europe.

[178]      Ni la Loi ni les décrets du conseil en vigueur en 1948 n'énonçaient de critères précis pour la délivrance de visas. De même, aucune mesure législative ne reconnaissait à l'immigrant éventuel le droit d'obtenir un visa. En 1948, l'octroi d'un visa était discrétionnaire. Les agents d'immigration avaient reçu des instructions de service et des formulaires concernant les renseignements à obtenir des immigrants éventuels avant de leur délivrer un visa. Déjà en 1947, le ministre du cabinet chargé de l'immigration obtenait l'aide d'enquêteurs chevronnés de la Gendarmerie royale du Canada pour prêter main-forte aux agents d'immigration dans la procédure de contrôle de sécurité des demandeurs de visa en Europe.153

[179]      Il est reconnu qu'un pouvoir discrétionnaire ne peut pas être exercé arbitrairement et de mauvaise foi.154 À mon avis, des renseignements fournis par un agent de sécurité disant d'un immigrant éventuel, qui s'est par ailleurs conformé aux exigences de la Loi sur l'immigration et de son règlement, qu'il présentait un danger pour le Canada en 1948, constituaient une raison valable pour que l'agent d'immigration puisse exercer négativement le pouvoir discrétionnaire établi par les décrets du conseil C.P. 4849 et 4851.155 Cet état de choses reflétait tout simplement les préoccupations d'ordre sécuritaire exprimées dans les divers documents du cabinet et du groupe de sécurité.

[180]      Me fondant sur les décrets du conseil C.P. 4849 et 4851, je suis persuadé qu'en décembre 1948, les agents d'immigration avaient légalement le pouvoir d'interdire effectivement l'entrée et l'établissement d'immigrants au Canada au motif qu'ils étaient indésirables ou qu'ils mettaient en jeu la sécurité du pays. Ce résultat est tout à fait cohérent avec l'interdiction d'entrer faite dans l'alinéa 3(i) de la Loi aux [TRADUCTION " personnes qui ne remplissent pas ni n'observent les conditions et prescriptions de tout règlement ".

[181]      Vu la conclusion à laquelle j'ai abouti, il n'est pas nécessaire que j'examine les observations du demandeur relatives au décret du conseil du 6 juin 1947, C.P. 2180, concernant la sélection et le transport au Canada de personnes déplacées.

EXPOSÉ SOMMAIRE DES CONSTATATIONS DE FAITS

[182]      Après l'occupation soviétique de Volyn, la famille du défendeur a quitté Svynaryn à la fin de 1939 à destination de Cholm, en Pologne. Ses parents ont été envoyés peu après à Dresde, en Allemagne. Le défendeur est resté à Cholm ou dans ses environs, travaillant comme garde des chemins de fer, portant arme et uniforme militaire allemand tout au long de 1940 et durant les premiers mois de 1941. Il a pu rentrer à Svynaryn pour y passer ses vacances au printemps ou au début de l'été 1941. En août 1941, peu après ce congé, il a été remercié de son poste de garde des chemins de fer. Il s'est alors replié sur Svynaryn où il a été engagé comme agent de police à Makovichi de fin 1941 jusqu'à fin 1943.

[183]      Je comprends que la vie personnelle du défendeur a été perturbée par la guerre. Sa famille a quitté le confort relatif de Svynaryn pour éviter, semble-t-il, d'être harcelée par des sympathisants communistes, une circonstance que le défendeur n'aurait pu maîtriser. Rien ne prouve vraiment qu'il ait été forcé de s'employer comme garde des chemins de fer ou agent de police. Il a reconnu avoir travaillé comme garde des chemins de fer intégré à la police allemande, parce qu'il devait travailler quelque part et n'avait pas d'autre choix. Il était payé et nourri. De son propre aveu, il aurait pu, à son retour à Svynaryn en 1941, travailler sur la ferme familiale. Au lieu de cela, il a été recruté comme agent de police; là encore, il était payé, logé et nourri. Même s'il n'a peut-être pas été en quête de cet emploi, son idée voulant que " si vous refusiez, vous risquiez de finir avec une jambe ou un bras cassé ",156 ne suffit pas à prouver qu'on l'avait forcé ou contraint à occuper ces emplois. On ne l'a pas recruté dans un camp de prisonniers de guerre ou de travail forcé. Je conclus que le défendeur a volontairement aidé les forces allemandes en acceptant de servir en qualité de garde des chemins de fer et d'agent de police.

[184]      J'ai conclu que les policiers ukrainiens venus d'Ozeryany gardaient le ghetto et conduisaient les Juifs à pied jusqu'à la ville toute proche de Sushibaba.157 J'ai conclu également que le défendeur était au courant de ces événements lorsqu'il travaillait comme policier auxiliaire à quelques kilomètres de là, à Makovichi.158 J'ai conclu aussi qu'il s'est chargé d'escorter, pour le compte de la police de Makovichi, la servante juive jusqu'au lieu de son exécution.159 Sur la base de ces conclusions et du témoignage du professeur Browning, je n'ajoute pas foi aux affirmations répétées du défendeur que son rôle de policier à Makovichi consistait seulement à faire enquête sur des cas de petits larcins et de violence domestique. La police ukrainienne d'Ozeryany aidait les Allemands bien davantage. Il n'y a aucune raison de croire que les fonctions de la police auxiliaire de Makovichi, ville distante de quelques kilomètres à peine, se limitaient à celles que décrit le défendeur. Lui-même n'a pas hésité à employer la force dans des circonstances qui n'avaient rien à voir avec les simples activités policières. Même comme garde des chemins de fer en congé, il a, à deux occasions, employé la force.160 Je conclus que les agents de police de Makovichi, durant la période de service du défendeur, étaient membres de la police auxiliaire mise sur pied par les Allemands sous le nom de Schutzmannschaften, ainsi que l'a décrit le professeur Browning.161

[185]      De par ses activités comme garde des chemins de fer et agent de police auxiliaire, je conclus que le défendeur a collaboré avec les Allemands entre 1940 et 1943. C'était un collaborateur nazi au sens des documents gouvernementaux et de l'interprétation des agents de sécurité de la GRC en décembre 1948.

[186]      D'après le témoignage du professeur Browning, le groupe des Schutzmannschaften constituait une force de police auxiliaire dans les collectivités rurales sous l'égide des Schutz Staflel ou police S.S.162

[187]      Le défendeur dit dans son témoignage qu'on lui a demandé, lors de son entrevue à Butzbach, s'il était membre des S.S. Il a répondu par la négative. Aucune preuve n'établit qu'il savait en 1948 que les Schutzmannschaften ou son corps policier auxiliaire en faisaient partie. Il n'ignorait pas, cependant, que la police de Makovichi recevait ses ordres de la police allemande sous la direction, l'autorité et le pouvoir de laquelle elle agissait.

[188]      Je constate, au vu des éléments que renferme le titre de voyage délivré au défendeur par l'Organisation internationale pour les réfugiés, que celui-ci a donné certains renseignements personnels à l'O.I.R. avant le 9 décembre 1948, date qui figure sous la signature de l'agent certificateur de cet organisme. Cette conclusion concorde avec le témoignage des fonctionnaires de l'immigration canadiens selon qui le traitement des personnes déplacées cherchant à entrer au Canada était effectué par l'O.I.R. avant que les fonctionnaires canadiens ne procèdent à leur sélection.163

[189]      Encore une fois, me fondant sur le titre de voyage délivré au défendeur par l'O.I.R. et sur le propre aveu de l'intéressé, je conclus que le 17 décembre 1948 ou vers cette date, le défendeur a été reçu par un médecin agissant au nom des services d'immigration canadiens et qu'il a passé l'examen médical.

[190]      De même, considérant le visa apposé sur le titre de voyage en question et le témoignage des fonctionnaires de l'immigration, je conclus que le défendeur a été interviewé par l'agent d'immigration E.L. Schramec, le 20 décembre 1948 ou vers cette date.

[191]      Plus tôt dans les présents motifs, j'ai accepté le témoignage de fonctionnaires de l'immigration voulant qu'il y ait eu en décembre 1948 quelque huit ou neuf équipes de trois personnes chargées de sélectionner les personnes déplacées en quête d'un visa d'entrée au Canada.164 J'ai également accepté les témoignages suivant lesquels les demandeurs de visa n'auraient pas dû être reçus par le médecin ni par l'agent d'immigration avant d'être interrogés par l'agent de sécurité. À partir de cette preuve et de ma constatation que le défendeur a été reçu par un médecin et un agent d'immigration, à Butzbach, en Allemagne, je conclus, selon la prépondérance des probabilités et après un examen [TRADUCTION] " plus attentif des témoignages en raison des graves allégations mises de l'avant ",165 que le défendeur a été également reçu par un agent de sécurité. Il a fait l'objet d'une vérification par l'une des équipes de trois personnes. Cette conclusion est confortée par la déclaration que l'intéressé a faite au procès, mais non à l'enquête préalable, suivant laquelle on lui a demandé s'il était membre des S.S. Je conclus, sur la base du témoignage des fonctionnaires de l'immigration, que ni le médecin ni l'agent d'immigration n'aurait posé cette question qui était du ressort de l'agent de sécurité qui a rencontré le défendeur.

[192]      Le défendeur a modifié son témoignage sur des faits importants. Il a situé l'exécution de la servante à des années différentes. Interrogé sur le changement de son témoignage quant à savoir si on lui a posé une seule ou deux questions durant l'entrevue à Butzbach, il a insisté à dire que le compte rendu de l'interrogatoire préalable était incomplet. Il a considérablement modifié son témoignage relatif à sa période d'emploi comme garçon d'ascenseur auprès des forces militaires américaines une fois mis en face de la date de délivrance de son permis de conduire un véhicule motorisé. Invité à expliquer les circonstances de sa " capture " par les Allemands, il s'est informé auprès de son avocat de la date de cet événement puis a expliqué différemment la présence des Allemands à cet endroit, considérant la progression de l'armée soviétique.

[193]      Le défendeur a affirmé que les seules questions qu'on lui ait jamais posées l'ont été à Butzbach, en Allemagne (" où allez-vous ? " et " faisiez-vous partie des S.S. ? ") ainsi qu'une autre question " sans importance " posée par les fonctionnaires de l'O.I.R. Ni les Allemands, lorsqu'il a été capturé et qu'il a travaillé dans leur hôpital militaire, ni les militaires de haut rang des forces américaines qui l'avaient engagé comme garçon d'ascenseur et chauffeur, n'ont jamais manifesté de l'intérêt pour ses activités entre 1940 et 1943.166 Rien de tout cela n'est digne de foi.

[194]      Pas plus que ne le sont ses dires au sujet de ses fonctions d'agent de police à Makovichi ou de sa non-participation au passage à tabac de Moshko Goldshmidt et à l'exécution de la servante.

[195]      Somme toute, je ne crois pas le témoignage de l'intimé sur aucune question litigieuse.

[196]      Je rejette son témoignage suivant lequel, à l'interrogatoire préalable tenu à Butzbach, on lui a posé une seule question, celle de savoir chez qui il se rendait, pas plus d'ailleurs que sa déposition au procès voulant qu'on lui ait posé deux seules questions : savoir s'il faisait partie des S.S. et chez qui il se rendait.167 J'accepte les témoignages de l'agent d'immigration Roger St. Vincent et de l'agent de sécurité Donald Cliffe suivant lesquels ils ne se limitaient jamais, dans une entrevue, à poser une seule question.168 Je déduis du témoignage de l'agent d'immigration Andrew Kaarsberg qu'il ne se contentait pas, dans ses entrevues, à poser simplement une ou deux questions. J'accepte également le témoignage de ces mêmes agents disant qu'en décembre 1948, les immigrants éventuels qui faisaient l'objet de vérification par les équipes d'inspection de trois personnes, étaient interrogées sur leurs antécédents professionnels remontant à 1939.169

[197]      Selon la prépondérance des probabilités et après un examen minutieux et attentif des éléments de preuve dont je dispose, je conclus que l'agent d'immigration E.L. Schramec et l'agent de sécurité qui ont interrogé le défendeur, lui ont posé des questions au sujet des emplois qu'il a occupés pendant la Seconde Guerre mondiale. Je conclus qu'il a délibérément passé sous silence l'aide qu'il a fournie aux Allemands dans ses fonctions de garde des chemins de fer et d'agent de la police auxiliaire à Makovichi. Je conclus également que sa réponse durant son entrevue avec la G.R.C. en 1953 relative à la citoyenneté, voulant qu'il soit " entré en Allemagne comme travailleur forcé ", dissimulait des faits essentiels. M'appuyant sur mes conclusions concernant la participation du défendeur aux incidents survenus entre 1941 et 1943, je conclus que sa déclaration faite sous serment dans sa demande de citoyenneté de 1954 attestant de sa bonne moralité est fausse.

[198]      Pour ces motifs, je conclus que le défendeur Serge Kisluk a été admis comme résident permanent au Canada et qu'il a obtenu la nationalité canadienne par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels.

                                 " Allan Lutfy "

     J.C.F.C.


Ottawa (Ontario)

le 7 juin 1999



Traduction certifiée conforme


Laurier Parenteau, B.A., LL.L.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER


No DU GREFFE :              T-300-97

INTITULÉ DE LA CAUSE :      LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION c. SERGE KISLUK

LIEUX DE L'AUDIENCE :      TORONTO (ONTARIO)

                     OTTAWA (ONTARIO)

                     LOUTSK (UKRAINE)

                     KOUÏBYCHEV (UKRAINE)

                     MAKOVICHI (UKRAINE)

LIEUX VISITÉS :              OZERYANY (UKRAINE)

                     SUSHIBABA (UKRAINE)

DATES DES AUDIENCES :      2, 3, 4, 9 ET 10 FÉVRIER 1998

                     DU 23 AU 26 FÉVRIER 1998

                     DU 13 AU 30 JUILLET 1998

                     25, 26, 27, 28 AOÛT ET 1ER ET 2 SEPTEMBRE 1998

                     DU 21 AU 24 SEPTEMBRE 1998

                     29 ET 30 OCTOBRE 1998

                     11 MARS 1999

MOTIFS DE LA DÉCISION PAR M. LE JUGE LUTFY

EN DATE DU :              7 JUIN 1999



ONT COMPARU :


GRAHAM REYNOLDS, c.r.,      POUR LE DEMANDEUR

PETER HAJECECK

DAVID LITTLEFIELD

YVES LEBOEUF

OREST H. T. RUDZIK,          POUR LE DÉFENDEUR

NESTOR WOYCHYSHYN

     Page : 2



PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :


OREST H. T. RUDZIK,          POUR LE DÉFENDEUR

TORONTO (ONTARIO)

MORRIS ROSENBERG          POUR LE DEMANDEUR

SOUS-PROCUREUR GÉNÉRAL

DU CANADA

__________________

1      Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29, articles 10 et 18.

2      (1998), 144 F.T.R. 1, paragraphe 113. Voir également Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l"Immigration) c. Katriuk, [1999] J.C.F. 217 (QL)( 1re inst.) paragraphe 38.

3      Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l"Immigration) c. Dueck, [1998] J.C.F. 1829 (QL) (1re inst.).

4      Transcription, p. 436 .

5      Transcription, p. 311.

6      Pièce A-22, p. 21 et 22. L"un des documents allemands, daté du 31 juillet 1941, sur lequel s"est fondé le professeur Browning est l"oeuvre du Reichsführer SS et chef de la police allemande. On y lit en partie (pièce A-3, document 8) : [TRADUCTION] " Les officiers, les chefs de la police, les SS et les Wachtmeisters compétents [un grade à peu près équivalent à celui de caporal] de la Ordnungspoliziei assureront la formation et, pour le moment, la direction des Schutzmannschaften ."

7      Pièce A-2, p. 26 et 28

8      Pièce A-2, p. 44 et 45. Voir également la pièce A-14.

9      Transcription, p. 365. Voir la pièce A-3, document 80 des documents allemands relatifs au traitement des Juifs et des Gitans.

10      Pièce A-2, p. 36 à 43.

11      Pièce A-3, document 82.

12      Pièce A-3, documents 83 et 84. Voir également la pièce A-2, aux pages 40 et 41 concernant les tueries à Kovel.

13      Pièce A-2, p. 47 et 48.

14      Transcription, p. 3966.

15      Transcription, p. 4099.

16      Transcription, p. 4108.

17      Transcription, p. 3978 à 3981 et p. 4112 à 4113.

18      Transcription, p. 3981 à 3983, p. 4114 à 4117. Voir également p. 3626 à 3631

19 Dans son interrogatoire, le défendeur a déclaré qu"il avait pris un congé ou des vacances, de son emploi de garde des chemins de fer [TRADUCTION] " au printemps, peut-être en mai ou juin " de l"année 1941 (transcription, p. 3985). Lors de l"interrogatoire préalable, il a dit qu"il pensait avoir pris ses vacances en juillet ou en août 1941. Au contre-interrogatoire, il a reconnu qu"il ne se souvenait pas précisément des dates de ses vacances, ou de son congé. (Transcription, p. 4126 et 4127).

19      Transcription, p. 3983 à 3984 et 3989 à 3990.

20      Transcription, p. 3994 : [TRADUCTION] " Je ne savais rien d"eux, même pas leur nom. "

21      Transcription, p. 3995

22      Transcription, p. 3998 et 3999, 4008 et 4152

23      Transcription, p. 3998.

24      Transcription, p. 3635 et 3636, 4000, 4153 et 4158. Les allusions du défendeur aux brassards et aux vêtements soviétiques correspondent à la description faite par le professeur. Browning sur la tenue des Schutzmannschaften , supra paragraphe 9.

25      Transcription, p. 3992, 4147 et 4172

26      Paragraphe 41 de l"exposé sommaire des faits, infra paragraphe 71.

27      Transcription, p. 3633.

28      Transcription, p. 4174 à 4179.

29      Supra, paragraphe 14.

30      Transcription, p. 4158, 4159, 4164 et 4165.

31      Transcription, p. 4004, 4005, 4183 et 4184.

32      Transcription, p. 4001 et 4002. Voir également les p. 4154, 4160 à 4169, 4180, 4181, 4188 et 4189.

33      Transcription, p. 293 à 297 et 310, p. 4002 et 4003, 4156 et 4157, pièce A-7 et pièce A-3, document 72.

34      Transcription, p. 3985 et 3986. Le témoignage est un peu incertain quant à l"époque de l"année, le printemps ou l"été de 1941, où cet incident est survenu : supra note 19.

35      Transcription, p. 3988 et 3989, 4135, 4205 et 4214.

36      Transcription, p. 1176 à 1178

37      Transcription, p. 1178 et 1224.

38      Transcription, p. 1178, 1180 et 1249.

39      Transcription, p. 4169 et 4170.

40      Supra, paragraphe 31.

41      Transcription, p. 1415 et 1416.

42      Transcription, p. 1416, 1421, 4094 et 4095

43      Transcription, p. 1418, 1438 et 1439

44      Transcription, p.4214 et 4215.

45      Transcription, p. 4214.

46      Transcription, p. 1419. Le 12 janvier 1998, presque six semaines avant le témoignage de la Commission, le juge McKeown a sommé la demanderesse de payer des frais raisonnables de déplacement et de séjour en Ukraine au défendeur et à son avocat.

47      Transcription, p. 1449.

48      Transcription, p. 1300 et 1308.

49      Transcription, p. 1302 à 1305.

50      Transcription, p. 1308-8

51      Transcription, p. 1307 à 1309.

52      Transcription, p. 4184 et 4210.

53      Transcription, p. 4208.

54      Transcription, p. 4207.

55      Transcription, p. 4170.

56      Transcription, p. 4000 et 4184. Le témoignage du défendeur correspond à ce qu"on lit dans son exposé sommaire des faits et témoignages dans lequel la servante est qualifiée [TRADUCTION] " de très bonne cuisinière"

57      Transcription, p. 1306 et 4157. M. Shklyaruk dit à la p. 1306 : [TRADUCTION] " Ils venaient à ce poste et les convoquaient à celui du comté pour leur transmettre des instructions, ils leur donnaient des ordres. "

58      Transcription, p. 4211 et 4212. Voir également p. 4210.

59      Transcription, p.1343.

60      Transcription, p. 4009 à 4012 et 4215.

61      Transcription, p.4219.

62      Transcription, p. 4012 et 4218.

63      Transcription, p. 4017, 4018, 4222 et 4223.

64      Transcription, p. 4232 et 4233.

65      Transcription, p. 4020 , 4021 et 4233 à 4235.

66      Transcription, p. 4022, 4023 et 4027.

67      Transcription, p. 4035.

68      Pièce R-62.

69      Transcription, p. 4242.

70      Transcription, p. 4243 et 4244.

71      Transcription, p. 4051.

72      Transcription, p. 4047.

73      Pièce A-3, document 241.

74      Pièce A-3, document 247.

75      Pièce A-3, document 256.

76      Pièce A-3, document 138, p. 4 de l'annexe "A".

77      Ibid., p. 6.

78      Pièce A-3, document 152.

79      Pièce A-3, document 144.

80      Pièce A-3, document 148.

81      Pièce A-3, document 258.

82      Pièce A-3, document 261.

83      Pièce A-3, document 159.

84      Pièce A-16, paragraphes 22 à 24, transcription, p. 854 à 856.

85      Pièce A-3, document 161, lettre du sous-ministre responsable de l'immigration au secrétaire du groupe de sécurité.

86      Pièce A-3, document 163, p. 3 et document 164.

87      Pièces A-30, A-31 et A-32, qui sont également produites comme pièce A-3, documents 166, 167 et 175.

88      Pièce A-3, document 166 et documents 168 à 176. Ces documents ont été produits par le C.P.O.I.R., ou l'O.I.R. Les documents 166, 167 et 175 ont été présentés durant le témoignage de M. Donald Cliffe. Le demandeur a également voulu soumettre, en tant que preuve par ouï-dire, la transcription du témoignage de Michael Thomas, un fonctionnaire de l'O.I.R. qui a comparu dans une autre instance, accompagnée d'un certain nombre de documents auxquels il s'est référé. Le défendeur s'y est opposé. M. Thomas a été victime d'un accident cérébrovasculaire peu avant la date prévue pour sa comparution en l'espèce pour témoigner devant la commission. Vu les observations de l'avocat portant sur les critères de nécessité et de fiabilité, j'ai décidé de maintenir l'objection du défendeur au sujet du témoignage de M. Thomas, tout en recevant, à titre de preuve dans cette affaire, les documents 166 et 168 à 176, dans la mesure où ils se rapportent directement aux pièces A-30, A-31 et A-32, du fait qu'ils (i) fixent un délai pour la présentation de formulaires de demande d'assistance de l'O.I.R. et (ii) qu'ils identifient les personnes admissibles à cette aide (voir en particulier la pièce A-3, document 168). Les documents 168 et 169 portent tous deux la date du 25 juin 1947 et paraissent directement liés au document 166, soumis par les soins de M. Cliffe qui a également présenté le document 175. Les deux documents restants, soit les documents 174 et 176, ont également été reçus pour répondre au souhait du défendeur voulant que je me réfère à tous les documents si l'un quelconque devait être admis. Les documents 174 et 176 ont été créés à la fin de 1948. Les parties pertinentes du document 176, à la page 33, figurent plus en détail dans le document 168.

89      Pièce A-3, document 169.

90      Pièce A-3, document 168.

91      Ibid.

92      Transcription, p. 2133.

93      Transcription, p. 1992-1993 et 2001. Voir également la pièce A-3, document 256.

94      Transcription, p. 2059.

95      Transcription, p. 2073 et 2074.

96      Transcription, p. 1686 à 1688.

97      Transcription, p. 1800 à 1802 et p. 1811.

98      Observations écrites du demandeur, paragraphe 349. Les extraits pertinents du témoignage de M. Cliffe sont tirés de la transcription, p. 1813 à 1818 et 1861 et 1862.

99      Transcription, p. 1814 à 1816 et 1820.

100      Transcription, p. 2483 et 2484 et 2490.

101      Transcription, p. 2477.

102      Transcription, p. 2534 à 2536.

103      Transcription, p. 2484 et 2488 et 2489.

104      Supra, paragraphes 94, 96, 98 et 99.

105      Supra, paragraphes 124 à 128. Aucune objection n'a été soulevé au sujet du témoignage de MM. Kelly et Cliffe.

106      Pièce R-33.

107      Transcription, p. 4063.

108      Pièce A-27.

109      Transcription, p. 4063.

110      Transcription, p. 4252 et 4253.

111      Transcription, p. 4255.

112      Transcription, p. 4065 à 4067 et 4250 et 4251.

113      Pièce A-28.

114      Supra, paragraphe 133.

115      Transcription, p. 4266.

116      Transcription, p. 4080.

117      Pièce A-3, document 183.

118      Pièce A-3, document 184.

119      S.R.C. 1927, ch. 93.

120      La question du pouvoir légal, dans le présent contexte, suppose l'existence d'une prérogative royale parallèle et peut-être même chevauchante, visant à assurer la sécurité nationale. Le demandeur allègue qu'une telle prérogative découle implicitement de la prérogative royale touchant les affaires internationales et la défense nationale. L'avocat n'a produit aucune déclaration qui fasse clairement état d'une prérogative en rapport avec la sécurité nationale. Nombreux cependant sont les cas où la sécurité nationale est évoquée dans différents contextes : les habilitations ministérielles de sécurité (Thomson c. Canada (Sous-ministre de l'Agriculture), [1992] 1 R.C.S. 385, et Lee c. Procureur général du Canada, [1981] 2 R.C.S. 90); l'essai d'armes nucléaires au Canada (La Reine et al. c. Operation Dismantle Inc. et al., [1983] 1 C.F. 745 (C.A.), confirmé dans [1985] 1 R.C.S. 441); l'immunité de certains documents détenus par la Couronne (Goguen c. Gibson, [1983] 2 C.F. 463 (C.A.), p. 479); la responsabilité du secrétaire à l'Intérieur de garantir la sécurité internationale (Regina v. Secretary of State for the Home Department, Ex parte Northumbria Police Authority, [1989] 1 Q.B. 26 (C.A.)); et l'application extraterritoriale des politiques gouvernementales en droit international (United States of America v. Ivey (1995), 130 D.L.R. (4th) 674, confirmé dans 139 D.L.R. (4th) 570 (C.A. Ont.)). Aucune de ces décisions n'aborde la question de la surveillance et de la direction des services chargés de la sécurité nationale et du renseignement. Avant la création du Service canadien du renseignement de sécurité en 1984 (S.C. 1984, ch. 21), la Gendarmerie royale du Canada dispensait des services de sécurité et de renseignement au gouvernement fédéral. Il est à tout le moins discutable, à mon point de vue, que le gouvernement canadien ait rempli son obligation d'assurer la sécurité nationale par l'exercice d'une prérogative royale, du moins avant 1960 lorsque la loi a intégré pour la première fois [TRADUCTION] "les services de sécurité et de renseignement qui peuvent être requis par le ministre" aux fonctions de la GRC. Voir C.P. 1960-379, compris dans le DORS/72-624, alinéa 44e ) et Canada, Commission d'enquête concernant certaines activités de la Gendarmerie royale du Canada, deuxième rapport, vol. 1 (Imprimeur de la Reine, Ottawa, 1981) (commissaires : D.C. MacDonald, D.S. Rickerd et G. Gilbert), p. 64.

121      Certains documents présentés en l'espèce évoquent la question du pouvoir légal. Le 5 août 1946, le cabinet a décidé de ne pas modifier la Loi sur l'immigration en vue d'y ajouter [TRADUCTION] " les membres du parti nazi, du parti fasciste, les criminels de guerre et groupes assimilés " comme catégories de personnes dont l'entrée ou le débarquement au Canada est interdit. Le cabinet a conclu que [TRADUCTION] " le problème pouvait être réglé par d'autres moyens " (pièce A-3, document 233). Le groupe de sécurité a interprété cette décision du cabinet dans le sens que la question du contrôle de sécurité [TRADUCTION] " ... devrait être traité par une mesure administrative ministérielle, plutôt que par une loi " (pièce A-3, document 234). Le 20 septembre 1946, un haut fonctionnaire, faisant rapport au secrétaire du cabinet, a opiné que l'autorisation sécuritaire [TRADUCTION] " était une exigence administrative et non légale " (pièce A-3, document 236). La décision d'écarter l'option consistant à modifier la Loi sur l'immigration a été évoquée dans une note de service adressée au Premier ministre, laquelle renvoyait à des décisions antérieures statuant que le triage des indésirables devrait se faire par [TRADUCTION] " la voie administrative ". On ne décèle dans aucun de ces documents une opinion quelconque qu'on pourrait attribuer à des fonctionnaires du ministère de la Justice. Bien que j'aie pris bonne connaissance de ces notes de service, je n'ai attaché une importance appréciable à aucune des opinions juridiques qu'elles renferment.

122      J. Chitty, A Treatise of the Law of the Prerogatives of the Crown and the Relative Duties of the Subject (Londres : Butterworth & Son, 1820), p. 49.

123      [1992] 1 R.C.S. 711.

124      Ibid., p. 733.

125      Procureur général c. De Keyser's Royal Hotel, [1920] C.A. 508 (Ch.L.), p. 526.

126      Ibid., p. 539 et 540 par lord Atkinson : [TRADUCTION] "... lorsque ... une loi est adoptée qui exprime la volonté et l'intention du Roi et des trois États du Royaume, elle restreint la prérogative royale, tant qu'elle reste en vigueur, dans la mesure suivante : la Couronne ne peut faire la chose visée qu'en vertu et en conformité des dispositions légales et sa prérogative de l'entreprendre est suspendue".

127      Vancouver Island Peace Society c. Canada, [1994] 1 C.F. 102 (1re inst.); conf. (1995), 89 F.T.R. 136 (C.A.); permission d'interjeter appel rejetée sans énoncé de motifs [1995] C.S.C.R. no 103.

128      L.R.C. (1985), ch. I-21. En français, l'article 17 se lit comme suit : " Sauf indication contraire y figurant, nul texte ne lie sa Majesté ni n'a d'effet sur ses droits et prérogatives. "

129      Alberta Government Telephones c. Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes), [1989] 2 R.C.S. 225, p. 281.

130      S.R.C. 1927, c. 93, article 3.

131      Ibid., paragraphe 38c). Il est intéressant de noter que la version française de "conditions or requirements" ("conditions ou exigences") précède et modifie les facteurs socio-économiques qui sont énumérés.

132      Supra, paragraphe 155.

133      S.C. 1910, ch. 27. Dans le renvoi : Offshore Mineral Rights of British Columbia, [1967] R.C.S. 792, la Cour suprême du Canada a observé que le Canada [TRADUCTION] " ... a accédé [à sa souveraineté] au cours de la période entre sa signature, à titre distinct, du traité de Versailles de 1919 et le Statut de Westminster de 1931 ", p. 819.

134      Canada, Commission d'enquête concernant certaines activités de la Gendarmerie royale du Canada, second rapport, vol. 1 (Ottawa : Imprimeur de la Reine, 1981) (Commissaires : D.C. MacDonald, D.S. Rickerd et G. Gilbert), p. 58 à 60.

135      Ibid., p. 58, paragraphe 38.

136      Ibid., p. 60, paragraphe 46.

137      S.C. 1919, c. 25.

138      Ce point de vue s'est reflété dans un discours de M. Mackenzie King à la Chambre des communes, le 1er mai 1947, où il dit : " Je tiens à préciser que le Canada a parfaitement le droit de choisir les personnes qu'il juge désirables en tant que futurs citoyens. Aucun étranger ne possède le " droit fondamental " de devenir canadien. C'est une faveur. Cette question relève de notre politique intérieure. " (Pièce A-3, document 243)

139      Loi sur l'immigration, S.C. 1976-77, ch. 52, articles 4 et 5. Les parties n'ont pas abordé, ni n'ai-je examiné de quelque façon définitive que ce soit, la question de savoir si le paragraphe 33(3) de la Loi accordait " le droit d'entrer " aux personnes qui ont fourni les renseignements requis, à la satisfaction de l'agent examinateur à un port d'entrée au Canada.

140      Pièce A-3, onglet 116, qui est le décret en conseil du 21 mars 1931, C.P. 695.

141      Le mot "peut" est interprété d'habitude comme comportant une faculté : Loi d'interprétation , L.R.C. (1985), c. I-21, article 11. Voir également Stevenson Construction Co. c. Canada (1978), 24 N.R. 390 (C.A.F.), paragraphe 26; McHugh v. Union Bank of Canada, [1913] C.A. 299, p. 314 et 315; et Smith & Rhuland Ltd. c. La Reine, [1953] 2 R.C.S. 95, p. 97. Cependant, le mot "peut" sera interprété comme créant l'obligation d'exercer un pouvoir, lorsque le contexte impose une telle interprétation : Julius v. Lord Bishop of Oxford (1880), 5 App. Cas. 214 (Ch.L.), p. 223; et Regina v. Moore (1985), 49 O.R. (2d) 1 (C.A.).

142      Pièce A-3, document 134 qui est le décret du conseil du 26 novembre 1947, C.P. 4849.

143      Décret du conseil du 2 juin 1949, C.P. 2743.

144      Décret du conseil du 9 juin 1950, C.P. 2856.

145      Le lecteur notera la concordance de la version anglaise du paragraphe 38c) de la Loi avec le paragraphe 4a) du C.P. 2856. La version française de ces dispositions varie. Voir également supra, note 132.

146      À l'appui de son argument, le défendeur s'est appuyé sur la décision Dueck, supra, note 3. Ayant examiné attentivement les motifs exposés dans cette affaire, j'ai conclu que les observations du demandeur étaient, en l'espèce, sensiblement différentes. Celui-ci paraît en particulier s'appuyer davantage en l'espèce sur le décret C.P. 4849 que dans l'affaire Dueck. De même, la référence qu'a faite le défendeur au paragraphe 73 de la décision Bogutin, supra, note 2, n'est pas d'un grand secours dans ce cas-ci. La transcription des observations orales de l'avocat dans Bogutin révèle, à l'examen, que la question du pouvoir légal n'a été que superficiellement évoquée dans ce cas-là.

147      La preuve concernant l'intérêt que portaient les responsables à la question du pouvoir légal est mince, à tout le moins. J'ai dit plus tôt, supra, note 122, que la preuve ne comportait aucune opinion du ministère de la Justice que les fonctionnaires du B.C.P. auraient sollicitée. Il ressort de mes motifs que je ne partage pas, sauf tout respect, le souci manifesté à ce moment-là.

148      Supra, note 84.

149      D'aucuns soutiendront peut-être que l'interdiction générale faite par ces quatre décrets du conseil constituait une législation déléguée ultra vires. On peut alléguer que l'alinéa 38c) de la Loi ne prévoyait pas l'interdiction générale énoncée dans le premier paragraphe de chaque décret. Aucune des parties n'a soulevée cette question en l'espèce et il n'est pas nécessaire que je la tranche. Cependant, même si ces décrets étaient invalides, il est possible, à mon avis, de retracer encore le pouvoir légal d'interdire l'entrée de collaborateurs parce qu'ils sont indésirables ou qu'ils compromettent la sécurité, dans les décrets du conseil qui ont établi l'exigence du visa, en application de l'article 37 de la Loi, infra, paragraphes 174 à 180.

150      S.C. 1921, ch. 32, article 11.

151      Décret du conseil en date du 29 novembre 1938, C.P. 3016. Ce décret a abrogé et remplacé, avec quelques modifications de détail seulement, un décret du conseil antérieur daté du 31 janvier 1923, C.P. 185.

152      Pièce A-3, document 136 qui est le décret du conseil du 26 novembre 1947, C.P. 4851. Le 2 juin 1949, ce décret a été abrogé et remplacé par le décret C.P. 2744 lequel a maintenu le même cadre discrétionnaire en matière de visa, avec des modifications qui n'ont aucun rapport avec la présente instance. J'ai observé plus tôt, à la note 122, supra, que le cabinet avait écarté l'option de modifier la Loi sur l'immigration en vue d'inclure à l'article 3 des catégories d'immigrants interdites. Au même moment, à l'été 1946, les responsables envisageaient également de modifier le règlement sur l'immigration. Il est intéressant de noter que l'un d'eux estimait que même une modification législative [TRADUCTION] " ... ne donnerait pas le pouvoir d'instituer une forme appropriée de contrôle des visas à l'étranger... " et qu'une présentation au cabinet devrait proposer [TRADUCTION] " ... que le visa soit refusé pour des raisons de sécurité et que les autorités d'immigration procèdent à cet égard par voie administrative, en attendant que le groupe de sécurité ait eu l'occasion d'étudier plus à fond les voies et moyens de traiter l'ensemble de ce problème ". Quelque 16 mois plus tard, le décret du conseil C.P. 4851 a été adopté sans qu'il y soit fait mention des intérêts sécuritaires du Canada. Je ne peux que conclure de cela que le gouvernement a continué de s'attaquer aux questions de sécurité, avec la participation de la GRC, par le biais de la procédure de contrôle des visas mise en place par les décrets du conseil C.P. 3016 et 4851.

153      Dès 1945, les agents de la Gendarmerie royale du Canada secondaient ceux de l'immigration en matière d'octroi du droit d'établissement aux personnes qui sont entrées au Canada après le 1er septembre 1939 comme non-immigrantes. (Pièce A-3, document 236. Voir également le décret du conseil du 26 octobre 1945, C.P. 6687.) Dès 1947, les instructions officielles données aux agents d'immigration concernant le contrôle de sécurité des personnes déplacées faisaient référence à des arrangements spéciaux conclus avec la Gendarmerie royale du Canada : pièce A-3, document 128, page 6. La participation de la GRC fait également l'objet d'une note au cabinet, datée du 8 août 1947, signée par le ministre responsable de l'immigration : pièce A-3, document 247.

154      Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121, p. 140, motifs du juge Rand.

155      Bien que l'avocat n'ait pas soulevé cette question, d'aucuns pourraient opiner que le rôle de l'agent de la GRC restreignait indûment l'exercice, par l'agent d'immigration, du pouvoir discrétionnaire d'émettre un visa, comme l'y autorise le décret du conseil C.P. 4851. À mon avis, un tribunal appelé à examiner l'exercice de ce pouvoir en 1948 n'aurait pas conclu que la procédure contrevenait aux principes du droit administratif. Même 30 ans après, dans l'affaire R. v. Homse Secretary, ex p., Hosenball, [1977] 3 All E.R. 452 (C.A.), portant sur la délivrance d'une ordonnance d'expulsion, le lord juge Lane a déclaré à la page 464, que [TRADUCTION] " des principes différents et rigoureux s'appliquent aux questions qui mettent en jeu la sécurité du royaume. On ne peut décider dans le vide de ce qui est juste : il faut le déterminer en regard de tout le contexte entourant une cause donnée. " Voir également Schmidt v. Secretary of State for Home Affairs , [1969] 2 Ch. 149 (C.A.), p. 171 et 172.

156      Supra, paragraphe 27.

157      Supra, paragraphe 55.

158      Ibid.

159      Supra, paragraphe 79.

160      Supra, paragraphes 44 et 65.

161      Supra, paragraphes 9 à 15.

162      D'après ce que je comprends de son témoignage, les Schutzmannschaften représentaient des SS sur le plan strictement local et ces formations se composaient de citoyens recrutés dans les territoires sous occupation allemande.

163      Supra, paragraphes 108 et 118.

164      Supra, paragraphe 120.

165      Supra, paragraphe 5.

166      Transcription, p. 4266 et 4267.

167      Transcription, p. 4063.

168      Transcription, p. 1820 et 2133.

169      Supra, paragraphes 108, 117, 118 et 123. D'après la version de l'intimé, que je ne crois pas, il a déclaré en réponse à la seule question concernant ses activités en temps de guerre, qu'il n'était pas membre des S.S. Toujours selon cette version, il admet qu'on lui a posé une question qui était nettement importante. Il y a répondu faussement puisque j'ai conclu que les Schutzmannschaften faisaient partie des S.S. Même s'il ignorait cela, l'importance de la question exigeait qu'il y réponde franchement. Qu'il se soit abstenu d'ajouter qu'il a servi les Allemands comme agent de la police auxiliaire constitue une tromperie. Comme l'a dit lord Fraser dans Khawaja v. Secretary of State for the Home Department, [1983] 1 All E.R. 765 (Ch.L.), p. 772 : [TRADUCTION] " La tromperie peut découler, dans certains cas, du silence qu'on garde au sujet d'un fait important. " Voir également Canada (Ministre de la Main-d'oeuvre et de l'Immigration) c. Brooks , [1974] R.C.S. 850, p. 873.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.