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Date : 20020710

Dossier : IMM-3734-01

Référence neutre : 2002 CFPI 768

Vancouver (Colombie-Britannique), le 10 juillet 2002

En présence de madame le juge Danièle Tremblay-Lamer

ENTRE :

                                            MARIE MARCELINA TRONCOSO SOTO

                                                                                                                                              demanderesse

                                                                              - et -

                      LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                                      défendeur

                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

  • [1]                 Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) selon laquelle la demanderesse n'était pas une réfugiée au sens de la Convention.
  • [2]                 La demanderesse est une citoyenne du Chili. Elle prétend craindre avec raison d'être persécutée du fait de son appartenance à un groupe social : les personnes ayant une déficience visuelle.
  
  • [3]                 Dans son Formulaire de renseignements personnels (le FRP), la demanderesse fait la liste des incidents de discrimination dont elle a fait l'objet depuis mars 1976. Dans sa revendication, elle met l'accent sur ce qu'elle a subi entre novembre 1999 et le 20 mars 2000. Au cours de cette période, elle a subi de nombreux actes de discrimination en raison de son chien-guide, Reeses. Le 7 mars 2000, elle a perdu son emploi chez Radio Armonia parce qu'elle ne voulait pas laisser son chien chez elle.
  • [4]                 La demanderesse est entrée au Canada avec un permis de visiteur le 16 août 2000. Elle a revendiqué le statut de réfugié le 13 septembre 2000.
  
  • [5]                 La Commission avait une seule réserve relativement au témoignage de la demanderesse : elle recevait une pension quand elle était en chômage, soit avant de commencer à travailler à la station de radio, mais il n'y a pas eu reprise du service de la pension après son renvoi. Indépendamment de cela, la Commission a jugé direct et crédible le témoignage de la demanderesse.
  • [6]                 La Commission a examiné le témoignage de la demanderesse et a reconnu qu'elle avait eu des difficultés à trouver un emploi. Cependant, elle a également conclu que la demanderesse était instruite et qu'elle avait une vaste expérience professionnelle, ayant occupé quatre postes différents de professeure d'anglais, langue seconde, à Santiago. La Commission a donc conclu que si la demanderesse retournait au Chili, elle aurait les moyens de gagner sa vie.
  
  • [7]                 La Commission comprenait que la demanderesse se sente frustrée d'avoir subi de nombreuses années de discrimination, mais elle a conclu que les mesures discriminatoires cumulatives dont la demanderesse a fait l'objet ne donnaient pas lieu à une crainte fondée de persécution. En conséquence, la Commission a conclu que la demanderesse n'était pas une réfugiée au sens de la Convention.
  • [8]                 La demanderesse soutient que la Commission a commis une erreur de fait quand elle a conclu qu'elle aurait les moyens de gagner sa vie si elle devait retourner au Chili, et ce, parce que la preuve n'appuie pas cette conclusion. La demanderesse affirme que cette erreur est importante parce que lorsqu'il s'agit de décider si la discrimination dont le demandeur fait l'objet constitue de la persécution, la Commission doit tenir compte de l'incapacité du demandeur de gagner sa vie.
  
  • [9]                 La demanderesse soutient également que la Commission a mal interprété la signification du terme « persécution » en s'attachant à l'aspect quantitatif de la discrimination et non pas à son aspect qualitatif. Ce faisant, la Commission a omis d'analyser les effets physiques, psychologiques et émotifs des nombreuses années de discrimination subies par la demanderesse.
  • [10]            Il ne sera pas toujours facile de faire la distinction entre la persécution et les autres actes de harcèlement qui ne justifient pas une protection internationale. Il s'agit là d'une question mixte de droit et de fait que la Commission doit trancher au cas par cas.
  
[11]            Dans l'arrêt Sagharichi c. Canada (M.E.I.), [1993] A.C.F. no 796 (C.A.), aux paragraphes 3 et 4, le juge Marceau explique que pour être qualifiés de persécution, les incidents de discrimination ou de harcèlement doivent être sérieux, systématiques ou permettre de conclure qu'il existe une possibilité sérieuse de persécution à l'avenir. Il ajoute que l'intervention de la cour de révision n'est pas justifiée à moins que la conclusion tirée ne semble arbitraire ou déraisonnable :

Il est vrai que la ligne de démarcation entre la persécution et la discrimination ou le harcèlement est difficile à tracer, d'autant plus que, dans le contexte du droit des réfugiés, il a été conclu que la discrimination peut fort bien être considérée comme équivalant à la persécution. Il est également vrai que la question de l'existence de la persécution dans les cas de discrimination ou de harcèlement n'est pas simplement une question de fait, mais aussi une question mixte de droit et de fait, et que des notions juridiques sont en cause. Toutefois, il reste que, dans tous les cas, il incombe à la Section du statut de réfugié de tirer sa conclusion dans le contexte factuel particulier, en effectuant une analyse minutieuse de la preuve présentée et en soupesant comme il convient les divers éléments de la preuve, et que l'intervention de cette Cour n'est pas justifiée à moins que la conclusion tirée ne semble arbitraire ou déraisonnable.

  • [12]            Les actes discriminatoires peuvent constituer de la persécution s'ils sont suffisamment graves et s'ils ont lieu sur une période de temps assez longue pour en conclure que l'intégrité physique ou morale du revendicateur est menacée (N.K. c. Canada (Solliciteur général), [1995] A.C.F. no 889, au paragraphe 21).
  • [13]            Il est incorrect de ne pas tenir compte de la preuve qui, en soi, ne constitue pas de la persécution, mais qui participe d'un mode de persécution (Bobrik c. Canada, [1994] A.C.F. no 1364, au paragraphe 22; V.F. c. Canada (Secrétaire d'État) (1994), 78 F.T.R. 283, au paragraphe 19).
  
[14]            Aux paragraphes 54 et 55 du Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié (le Guide), réédition, Genève, janvier 1992, le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés prévoit :

Dans de nombreuses sociétés humaines, les divers groupes qui les composent font l'objet de différences de traitement plus ou moins marquées. Les personnes qui, de ce fait, jouissent d'un traitement moins favorable ne sont pas nécessairement victimes de persécutions. Ce n'est que dans des circonstances particulières que la discrimination équivaudra à des persécutions. Il en sera ainsi lorsque les mesures discriminatoires auront des conséquences gravement préjudiciables pour la personne affectée, par exemple de sérieuses restrictions du droit d'exercer un métier, de pratiquer sa religion ou d'avoir accès aux établissements d'enseignement normalement ouverts à tous.

. . .

Lorsque les mesures discriminatoires ne sont pas graves en elles-mêmes, elles peuvent néanmoins amener l'intéressé à craindre avec raison d'être persécuté si elles provoquent chez lui un sentiment d'appréhension et d'insécurité quant à son propre sort. La question de savoir si ces mesures discriminatoires par elles-mêmes équivalent à des persécutions ne peut être tranchée qu'à la lumière de toutes les circonstances de la situation. Cependant, il est certain que la requête de celui qui invoque la crainte des persécutions sera plus justifiée s'il a déjà été victime d'un certain nombre de mesures discriminatoires telles que celles qui ont été mentionnées ci-dessus et que, par conséquent, un effet cumulatif intervient.

[15]            La Cour suprême du Canada reconnaît au guide un caractère persuasif. Dans l'arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, aux pages 713 et 714, le juge La Forest a noté :

[...] Bien qu'il ne lie pas officiellement les États signataires, ce guide a été approuvé par les États membres du comité exécutif du HCNUR, dont le Canada, et les tribunaux des États signataires se sont fondés sur lui.


  • [16]            La Cour a reconnu à plusieurs reprises que les actes discriminatoires qui ont des conséquences sérieuses sur le droit de gagner sa vie peuvent constituer de la persécution (V.F. c. Canada (Secrétaire d'État),précité, au paragraphe 20; Xie c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] A.C.F. no 286, au paragraphe 10; Lin c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] A.C.F. no 809, au paragraphe 6).
  • [17]            Comme nous l'avons dit précédemment, la Commission a conclu que si la demanderesse devait retourner au Chili, elle aurait les moyens de gagner sa vie. Plus précisément, la Commission a estimé que la demanderesse « [...] a réussi à obtenir plusieurs emplois, bien qu'elle ait été renvoyée de son poste le plus récent parce qu'elle emmenait son chien d'aveugle au travail » .
  
  • [18]            Je suis d'accord avec la demanderesse pour dire que cette conclusion ne s'appuie pas sur la preuve. Premièrement, cette conclusion est fondée sur l'expérience professionnelle de la demanderesse avant l'obtention d'un chien-guide. Depuis qu'elle a son chien-guide, le seul emploi qu'elle a occupé est celui à la station de radio, emploi dont elle a été renvoyée.
  • [19]            L'avocate du défendeur prétend que la demanderesse n'a pas besoin d'emmener son chien-guide au travail pour se trouver un emploi. Cet argument est à mon avis inacceptable. Pour les personnes atteintes d'une déficience visuelle ayant appris à se servir d'un chien-guide, l'utilisation sporadique du chien n'est pas une option.
  
[20]            Deuxièmement, lorsque j'examine l'expérience professionnelle de la demanderesse avant qu'elle n'obtienne un chien-guide, je note que tous les postes qu'elle a occupés étaient des postes à temps partiel (quelques heures par jour), et, sur le vu du témoignage de la demanderesse, ces emplois ne lui permettaient pas de subvenir à ses besoins.

[21]       En omettant d'examiner de façon exhaustive l'expérience professionnelle de la demanderesse et, plus particulièrement, l'expérience professionnelle qu'elle a acquise depuis qu'elle a un chien-guide, et en tirant la conclusion qu'elle serait capable de trouver un autre emploi, la Commission ne pouvait déterminer adéquatement si la restriction importante au droit de la demanderesse de gagner sa vie constituait de la persécution. Cette question est un élément crucial quant à la revendication de la demanderesse. Comme nous l'avons dit précédemment, des mesures de discrimination peuvent constituer de la persécution lorsqu'elles causent un préjudice grave à la personne affectée, par exemple lorsqu'elles imposent une restriction importante au droit de gagner sa vie. La Commission a tiré une conclusion de fait sans apprécier adéquatement les éléments de preuve dont elle était saisie, et elle a donc commis une erreur justifiant l'intervention de la Cour.

[22]       Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. L'affaire est renvoyée à un tribunal autrement constitué pour qu'il rende une nouvelle décision.

[23]       L'avocat de la demanderesse a demandé la certification des questions suivantes :

1.         Quels sont les facteurs à prendre en considération lorsqu'on est appelé à déterminer si la privation de droits économiques et sociaux comme les droits d'accès à l'emploi, au logement et à l'éducation est suffisamment grave pour constituer une crainte fondée de persécution?; et

2.         Peut-il y avoir une crainte fondée de persécution lorsqu'une personne est privée de droits économiques et sociaux comme les droits d'accès à l'emploi, au logement et à l'éducation et que l'État ne joue pas un rôle actif dans la privation de ces droits?


[24]       Je suis d'accord avec l'avocate du défendeur que les questions proposées ne devraient pas être certifiées. Les questions en l'espèce découlent de faits particuliers et, ne s'agissant pas de questions graves de portée générale, il ne convient pas de les certifier. La Cour ne certifiera donc pas ces questions.

                                           ORDONNANCE

[1]                 La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

[2]                 L'affaire est renvoyée à un tribunal autrement constitué pour qu'il rende une nouvelle décision.

    

« Danièle Tremblay-Lamer »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger, LL.M.


                          COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                       AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

   

DOSSIER :                                                         IMM-3734-01

INTITULÉ :                                                        MARIE MARCELINA TRONCOSO SOTO

demanderesse

- et -

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

  

LIEU DE L'AUDIENCE :                                Vancouver (C.-B.)

DATE DE L'AUDIENCE :                              Le 3 juillet 2002

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :              LE JUGE TREMBLAY-LAMER

DATE DES MOTIFS :                                     Le 10 juillet 2002

  

COMPARUTIONS :

M. Peter Golden                                                                                                       pour la demanderesse

Mme Pauline Anthoine                                                                               pour le défendeur

  

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Peter Golden                                                                                                             pour la demanderesse

Avocat

Victoria (C.-B.)

Morris Rosenberg                                                                                                     pour le défendeur

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ont.)

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