Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

     Date : 19981016

     T-938-95

E n t r e :

     MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,

     demandeur,

     et

     JOHANN DUECK,

     défendeur.

     MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE NOËL

[1]      Les présents motifs font suite à la requête présentée par Johann Dueck (le défendeur) en vue d'obtenir une ordonnance rejetant le présent renvoi au motif qu'il n'y a aucune cause d'action valable, que les actes de procédure ne sont pas pertinents et qu'ils sont scandaleux ou vexatoires, et que la Cour devrait rendre un jugement sommaire en sa faveur au motif qu'il n'y a pas de véritable question à juger.

Genèse de l'instance

[2]      Le 27 janvier 1995, le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (le demandeur) a envoyé au défendeur un avis de révocation de citoyenneté (l'avis). Cet avis informait le défendeur que :

the Minister of Citizenship and Immigration intends to made to the Governor in Council a report within the meaning of sections 10 and 18 of the Citizenship Act, R.S.C. 1985, c. C-29, as amended and section 19 of the Canadian Citizenship Act, R.S.C. 1952, c. 33, as amended, on the grounds that you have been admitted to Canada for permanent residence and have obtained Canadian citizenship by false representations or fraud or by knowingly concealing material circumstances in that you failed to divulge to Canadian immigration and citizenship officials your membership in the Selidovka district (raion) police in German occupied Ukraine during the period 1941 to 1943, and your participation in the executions of civilians and prisoners-of-war during that time... [emphasis added]

le ministre de la Citoyenneté et de l"Immigration a l"intention de faire un rapport au Gouverneur en conseil aux termes des articles 10 et 18 de la Loi sur la citoyenneté , L.R.C. (1985), ch. C-29, telle que modifiée, et de l"article 19 de la Loi sur la citoyenneté canadienne , S.R.C. (1952), ch. 33, telle que modifiée, au motif que vous avez été admis au Canada à titre de résident permanent et avez acquis la citoyenneté canadienne par fraude ou par moyen d"une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels en ce que vous avez omis de révéler aux autorités canadiennes de l"immigration et de la citoyenneté votre appartenance à la police de district (terme russe: raion) de Selidovka de 1941 à 1943 durant l"occupation allemande de l"Ukraine, ainsi que votre participation pendant cette période aux exécutions de membres de la population civile et de prisonniers de guerre... [Non souligné dans l'original.]

[3]      L'avis informait en outre le défendeur que, pour le cas où le gouverneur en conseil se déclarerait convaincu, sur le fondement du rapport, que le défendeur avait acquis la citoyenneté canadienne par fraude ou au moyen d'une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels, il cesserait d'être un citoyen canadien à la date fixée dans un décret du gouverneur en conseil.

[4]      Il importe également de souligner que l'avis informait le défendeur que, dans les trente jours suivant la date d'envoi de l'avis, il pouvait demander au ministre de renvoyer " l'affaire " à la Section de première instance de la Cour fédérale du Canada (la Cour). En outre, l'avis informait le défendeur que, s'il formulait une telle demande :

         [TRADUCTION]                 
         [...] l'affaire sera renvoyée à la Cour et le rapport en question ne sera pas soumis au gouverneur en conseil, sauf si la Cour décide que vous avez acquis la citoyenneté canadienne par fraude ou au moyen d'une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels [...]                 

[5]      Par suite de la demande que le défendeur a présentée le 4 mai 1995, un avis de renvoi (le renvoi) a été déposé devant la Cour dans le présent dossier. Voici le texte de ce document :

         [TRADUCTION]                 
             SACHEZ que le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, conformément à la demande faite par le défendeur et à l'article 920 des Règles de la Cour fédérale, renvoie par la présente à la Cour la question de l'obtention de la citoyenneté par le défendeur et demande à la Cour de rendre un jugement déclarant que le défendeur a été admis au Canada à titre de résident permanent et a acquis la citoyenneté canadienne par fraude ou au moyen d'une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels.                 
             SACHEZ ÉGALEMENT qu'à l'appui du présent renvoi, le sous-procureur général du Canada a, pour le compte du ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, déposé le présent avis au greffe de la Cour et, en annexe, une copie de l'avis de révocation de citoyenneté en date du 27 janvier 1995, ainsi que la demande en date du 23 février 1995 par laquelle le défendeur a demandé au ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration de renvoyer l'affaire à la Cour [...]                 

[6]      Le 17 mai 1995, le demandeur a, conformément au sous-alinéa 920b)(iii) des anciennes Règles de la Cour fédérale, déposé au greffe un résumé des faits et de la preuve sur lesquels il avait l'intention de s'appuyer lors de l'audition de l'affaire. Dans son résumé, le demandeur alléguait que, durant l'occupation allemande de Selidovka, en Ukraine, entre 1941 et 1943, le défendeur était connu sous le nom d'Ivan Ivanovich Dik et qu'il faisait partie de la police régionale locale de Selidovka (raoin). Il alléguait en outre dans son résumé que la police de Selidovka étaient une organisation de volontaires composée de collaborateurs locaux et que le défendeur avait agi comme chef de police adjoint, chef de police ou assistant du chef de police et qu'il avait également servi au besoin d'interprète auprès des membres des forces de l'occupant allemand.

[7]      Le demandeur a également formulé des allégations précises au sujet des actes commis par la police régionale de Selidovka et par Dueck en particulier. Ces allégations se trouvent aux paragraphes 3 à 9 du résumé du demandeur. En voici le texte :

         3.      Pendant toute la durée de l'occupation allemande, la police régionale de Selidovka a participé à des arrestations et exécutions de civils, notamment de Juifs, et de membres de l'Armée rouge qui étaient prisonniers de guerre. La police régionale de Selidovka a participé à l'identification, à l'arrestation et à l'interrogatoire des personnes soupçonnées d'être des partisans et des fonctionnaires communistes. Elle a en outre participé à la séquestration de civils pris en otage, à la confiscation de biens au profit des autorités allemandes, ainsi qu'à des rafles de jeunes gens en vue de les envoyer aux travaux forcés en Allemagne. Ces activités ont été effectuées soit en collaboration directe avec les forces de l'occupation allemande, soit de façon indépendante, sur les ordres des forces de l'occupation allemande.                 
         4.      Vers la fin de l'automne ou en décembre 1941, le défendeur s'est, en compagnie de plusieurs autres personnes, rendu chez les Kovalevsky, une famille juive de Selidovka. Quelques jours plus tard, des membres de la police régionale de Selidovka ont procédé à l'arrestation de membres de la famille Kovalevsky, y compris des femmes et des enfants. Le défendeur était au nombre des policiers qui ont participé à l'exécution subséquente de trois membres de la famille Kovalevsky, ainsi que de l'ancien milicien Pridatko, dans les tranchées situées derrière l'ancien bureau de recensement militaire, dans le vieux centre de Selidovka.                 
         5.      À la fin de l'automne, vers le mois d'octobre ou de novembre 1941, également dans les tranchées situées derrière l'ancien bureau de recensement militaire, dans le vieux centre de Selidovka, le défendeur était l'officier de police supérieur qui assistait à l'exécution par la police de l'arrondissement de Selidovka d'une quinzaine de personnes, dont les habitants suivants de Selidovka : Pirogov, Ivan Kornienko et Vasily Vorona.                 
         6.      À la fin de l'automne 1941, la police régionale de Selidovka a, en collaboration avec des membres des forces de l'occupation allemande et sur les ordres de ceux-ci, procédé à l'exécution de sept prisonniers de sexe masculin qui portaient des uniformes de l'Armée rouge au puits de la mine Yekaterinovskaya à la ferme collective Rekonstruktsiya, à la périphérie de Selidovka. Le défendeur était au nombre des officiers de police supérieurs présents et il servait d'interprète auprès des Allemands sur les lieux de l'exécution.                 
         7.      En décembre 1941, toujours au puits de la mine de Yekaterinovskaya, la police régionale de Selidovka a, en collaboration avec des membres des forces de l'occupation allemande et sur les ordres de ceux-ci, procédé à l'exécution d'une dizaine de personnes, dont deux femmes et quelques hommes en uniforme de soldat. Le défendeur était au nombre des officiers de police supérieurs présents et il servait d'interprète auprès des Allemands sur les lieux de l'exécution.                 
         8.      À l'automne 1942, la police régionale de Selidovka a prêté main-forte à la gendarmerie de campagne allemande lors de l'exécution de huit à dix prisonniers au puits de la mine de la ferme collective de Rekonstruktsiya. Des agents de la police régionale de Selidovka agissaient comme gardiens autour du site d'exécution. Le défendeur était présent sur les lieux de l'exécution et a personnellement indiqué aux agents de police où se placer pour l'encerclement du site.                 
         9.      Au cours de l'hiver 1942-1943, lorsque l'armée soviétique a temporairement percé le front, la police régionale de Selidovka arrêté et pris en otage une trentaine de civils de sexe masculin de Selidovka, à une usine de Selidovka. Des agents de police montaient la garde autour de l'usine pour empêcher les otages de s'enfuir. Lorsque d'autres villageois ont tenté d'apporter des vivres et de l'eau aux otages, le défendeur a frappé les villageois avec son fouet et les autres policiers les ont repoussés à coups de crosse de fusil. Le défendeur était l'agent de police supérieur qui était présent et il a été entendu en train de donner des ordres à d'autres policiers.                 

[8]      Il était également précisé dans le résumé qu'à l'époque où le défendeur a présenté sa demande d'immigration au Canada, l'admission au Canada était interdite aux personnes qui avaient servi dans une armée ennemie à quelque titre que ce soit, à celles qui provenaient de pays occupés par l'Allemagne dont on savait qu'elles avaient collaboré avec la machine nazie, et à celles qui entraient dans la catégorie générale des " collaborateurs ". Suivant le demandeur, le défendeur n'a pas révélé son appartenance à la police régionale de Selidovka ou le fait qu'il occupait un rang élevé au sein de celle-ci et il n'a pas divulgué sa participation aux crimes commis par la police régionale de Selidovka, notamment aux exécutions massives de civils et de prisonniers de guerre. Si ces faits avaient été révélés, le défendeur se serait vu refuser un visa d'immigrant ainsi que la permission de s'établir au Canada.

[9]      Finalement, il est allégué dans le résumé que, lorsqu'il a présenté sa demande de citoyenneté, le défendeur s'est présenté aux autorités canadiennes comme une personne de bonne moralité, malgré son appartenance à la police régionale de Selidovka, le rang élevé qu'il occupait au sein de la police régionale de Selidovka, sa participation à des crimes " notamment à des exécutions massives de civils et de prisonniers de guerre " qui avaient été commis par la police de Selidovka et son omission de révéler les renseignements en question dans sa demande d'immigration au Canada. Bien que le défendeur se soit présenté comme une personne ayant acquis un domicile canadien, à l'époque où il a présenté sa demande de citoyenneté canadienne, une personne ne pouvait acquérir un domicile canadien que si elle avait déjà obtenu le droit d'établissement au Canada. En outre, une personne ne pouvait obtenir le droit d'établissement que si elle avait d'abord été légalement admise au Canada.

[10]      Le 6 octobre 1998, dans son exposé introductif, le demandeur a porté les éléments suivants à la connaissance de la Cour :

         [TRADUCTION]                 
         Monsieur le Juge, dans le résumé des faits et de la preuve, les paragraphes 4 à 8 renferment des allégations au sujet de la participation du défendeur à certaines exécutions déterminées. Malgré le fait que le demandeur fera allusion dans sa preuve au fait que ces exécutions ont eu lieu, je ne prévois pas pour le moment, Monsieur le Juge, que le ministre présentera des éléments de preuve tendant à démontrer que le défendeur a participé aux exécutions en question.                 
         LA COUR : Mais n'est-ce pas là l'allégation en cause?                 
         Me VICKERY : Monsieur le Juge?                 
         LA COUR : N'est-ce pas là l'allégation?                 
         Me VICKERY : Pas du tout, Monsieur le Juge. Ce n'est qu'un moyen subsidiaire.                 

La Cour a par la suite demandé au demandeur s'il avait l'intention de conserver ces allégations. Le demandeur lui a répondu qu'il retirerait toutes ses allégations au sujet de la participation du défendeur aux événements relatés aux paragraphes 4 à 8.

[11]      Le résumé modifié a été déposé devant la Cour le 9 octobre 1998. En conséquence, bien qu'il soit toujours allégué que la police de Selidovka a participé aux exécutions relatées aux paragraphes 4 à 8 du résumé, il n'y est plus allégué que le défendeur a participé aux exécutions en question. La seule activité criminelle précise qui est reprochée au défendeur est l'événement survenu au cours de l'hiver 1942-1943, alors qu'au cours de la prise d'otages effectuée par la police régionale de Selidovka, le défendeur aurait battu des villageois à coups de fouet pendant que d'autres policiers les repoussaient à coups de crosse de fusil. Il est allégué que le défendeur était l'officier de police supérieur qui était présent sur les lieux et qu'on l'a entendu donner des ordres à d'autres policiers. Les autres allégations qui demeurent sont que le défendeur était chef de police adjoint, chef de police ou assistant du chef de police à l'époque où la police régionale de Selidovka se serait livrée aux actes criminels reprochés et qu'au besoin, il servait d'interprète aux forces de l'occupation allemande.

Thèse des parties

[12]      En raison des modifications ainsi apportées au résumé, le défendeur présente une requête en vue d'obtenir une ordonnance rejetant le présent renvoi. La thèse du défendeur est que, dans son avis, le demandeur invoque [TRADUCTION] " un seul motif cumulatif pour réclamer la dénaturalisation et la révocation de la citoyenneté1 ". Ainsi, il n'y a qu'une seule allégation et qu'une seule cause d'action, celle suivant laquelle le défendeur aurait omis de divulguer aux autorités canadiennes son appartenance à la police régionale de Selidovka et sa participation à l'exécution de civils et de prisonniers de guerre entre 1941 et 1943. Le défendeur soutient qu'aux termes du paragraphe 221(1) des Règles de la Cour fédérale (1998) , un acte de procédure peut être radié s'il ne révèle aucune cause d'action valable. Suivant le défendeur, le critère prévu au paragraphe 221(1) est celui de savoir si, en les tenant pour avérés, les faits révèlent l'existence d'une cause d'action. Le défendeur fait valoir que, comme le demandeur a retiré toutes les allégations suivant lesquelles le défendeur aurait participé à des exécutions massives, même si la véracité de tous les faits articulés dans le résumé modifié pouvait être établie, les faits en question n'établiraient pas la cause d'action invoquée dans l'avis.

[13]      Le défendeur affirme également que toute instance qui ne conduit pas à un résultat pratique est vexatoire. Il est également frivole et vexatoire de conserver un acte de procédure malgré un aveu qui rend l'allégation caduque. Ainsi, suivant le défendeur :

         [TRADUCTION]                 
         Si le ministre devait soumettre au gouverneur en conseil un rapport dans lequel il recommande la révocation de la citoyenneté du défendeur en invoquant un autre motif que celui qui est énoncé dans l'avis de révocation et sans fournir un nouvel avis de révocation et donner l'occasion de renvoyer cette affaire à la Cour, il outrepasserait sa compétence. Il ne se serait pas conformé à une condition préalable prévue par la loi2. [Mots soulignés dans l'original.]                 

Ainsi, compte tenu du caractère cumulatif de l'allégation, toute conclusion que la Cour est appelée à tirer au sujet des faits sur le fondement du résumé modifié est sans objet. En effet, une telle conclusion se rapporterait à une allégation au sujet de laquelle le ministre n'a pas le pouvoir de faire un rapport.

[14]      Finalement, le défendeur affirme que, eu égard à l'allégation contenue dans l'avis et de l'absence de faits appuyant cette allégation, il a droit à un jugement sommaire en vertu du paragraphe 216(1) des Règles de la Cour fédérale (1998). La thèse du défendeur est qu'il n'y a pas de véritable question à juger en l'espèce.

[15]      En réponse à cette requête, le demandeur rétorque qu'il n'est pas obligatoire d'énoncer des motifs particuliers dans l'avis ou que l'avis articule les faits essentiels sur lesquels l'instance est fondée. L'avis a simplement pour objet d'aviser le défendeur de l'intention du ministre de soumettre un rapport au gouverneur en conseil et du droit du défendeur de saisir la Cour de la question. Suivant le demandeur, c'est le résumé et non l'avis qui constitue l'acte introductif d'instance dans le présent renvoi. En outre, le résumé renferme les faits essentiels et les allégations sur lesquels repose la présente instance, et le résumé et la déclaration de position du défendeur (la déclaration du défendeur) constituent les actes de procédure.

[16]      Suivant le demandeur, la présente instance est une action qui est soumise aux règles régissant les actes de procédure. Le demandeur soutient que :

         [TRADUCTION]                 
         L'avis de renvoi ne renferme aucune déclaration circonscrivant les faits essentiels qui peuvent être plaidés. Le ministre y déclare expressément qu'il réclame un jugement déclarant [TRADUCTION] " que vous avez été admis au Canada à titre de résident permanent et avez acquis la citoyenneté canadienne par fraude ou par moyen d'une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels ". Le résumé des faits et de la preuve et la déclaration de position du défendeur renferment ensuite les faits essentiels et les allégations permettant de trancher la question énoncée dans l'avis de renvoi3.                 

Qui plus est, les actes de procédure ont mis le défendeur au courant des allégations le concernant, notamment de celles relatives à son rôle de collaborateur.

[17]      À titre subsidiaire, le demandeur soutient que si la Cour retient la proposition que l'avis constitue un acte de procédure, l'avis, le résumé et la déclaration du défendeur constituent ensemble les actes de procédure sur lesquels la présente instance est fondée.

[18]      Le demandeur fait en outre valoir qu'en ce qui concerne les moyens que le défendeur tire de l'article 221 des Règles, comme l'avis n'est pas un acte de procédure, il ne peut être radié au motif qu'il ne révèle aucune cause d'action valable. À titre subsidiaire, si l'avis est un acte de procédure, il ne constitue qu'une partie des actes de procédure et il ne circonscrit pas les faits essentiels articulés dans le résumé et dans la déclaration du défendeur. À titre plus subsidiaire encore, le demandeur affirme que l'avis circonscrit les faits essentiels articulés dans le résumé uniquement dans la mesure où les faits plaidés doivent servir à prouver que le défendeur a acquis la citoyenneté canadienne par fraude ou au moyen d'une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels.

[19]      À titre subsidiaire, le demandeur soutient également que, si l'avis ne circonscrit pas tous les faits essentiels qui peuvent être plaidés, l'allégation contenue dans l'avis au sujet de l'appartenance du défendeur à la police régionale de Selidovka révèle une cause d'action valable.

Compétence

[20]      La présente affaire est soumise à la Cour en tant que renvoi émanant du ministre. Pour trancher la question de la compétence de la Cour pour juger la présente affaire, il faut d'abord se reporter aux dispositions législatives régissant les renvois devant la Cour. Il s'agit des articles 10 et 18 de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29, modifiée (la Loi) et de l'ancien article 920 des Règles de la Cour fédérale.

[21]      Le pouvoir du gouverneur en conseil d'ordonner la révocation de la citoyenneté se trouve à l'article 10 de la Loi :

         10.(1) Sous réserve du seul article 18, le gouverneur en conseil peut, lorsqu'il est convaincu, sur rapport du ministre, que l'acquisition, la conservation ou la répudiation de la citoyenneté, ou la réintégration dans celle-ci, est intervenue sous le régime de la présente loi par fraude ou au moyen d'une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels, prendre un décret aux termes duquel l'intéressé, à compter de la date qui y est fixée :                 
             a) soit perd sa citoyenneté;                 
             b) soit est réputé ne pas avoir répudié sa citoyenneté.                 
         (2) Est réputée avoir acquis la citoyenneté par fraude ou au moyen d'une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels la personne qui l'a acquise en raison d'une admission légale au Canada à titre de résident permanent obtenue par l'un de ces trois moyens. [Non souligné dans l'original.]                 

Ainsi, pour que le gouverneur en conseil puisse ordonner la révocation de la citoyenneté d'une personne, il doit avoir reçu un rapport du ministre au sujet d'une présumée fraude ou fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Le paragraphe 18(1) énumère les circonstances dans lesquelles le ministre peut établir le rapport en question :

         18.(1) Le ministre ne peut procéder à l'établissement du rapport mentionné à l'article 10 sans avoir auparavant avisé l'intéressé de son intention en ce sens et sans que l'une ou l'autre des conditions suivantes ne soit réalisée :                 
             a) l'intéressé n'a pas, dans les trente jours suivant la date d'expédition      de l'avis, demandé le renvoi de l'affaire devant la Cour;                 
             b) la Cour, saisie de l'affaire, a décidé qu'il y avait eu fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels.                 
         (2) L'avis prévu au paragraphe (1) doit spécifier la faculté qu'a l'intéressé, dans les trente jours suivant sa date d'expédition, de demander au ministre le renvoi de l'affaire devant la Cour. La communication de l'avis peut se faire par courrier recommandé à la dernière adresse connue de l'intéressé.                 
         (3) La décision de la Cour visée au paragraphe (1) est définitive et, par dérogation à toute autre loi fédérale, non susceptible d'appel. [Non souligné dans l'original.]                 

[22]      Par conséquent, le ministre ne peut soumettre le rapport au gouverneur en conseil sans en avoir auparavant avisé l'intéressé. Bien que l'article 18 ne précise pas la teneur de l'avis qui doit être envoyé, il semble acquis qu'il doit mettre l'intéressé au courant de l'essentiel de la fausse déclaration qui lui est reprochée et de l'intention du ministre de demander en conséquence la révocation de la citoyenneté. Cette conclusion est appuyée par le fait qu'aux termes des alinéas 18(1)a) et b), l'avis offre un choix à l'intéressé. L'intéressé peut en effet choisir de ne pas répondre à l'avis4 ou demander au ministre de renvoyer l'affaire à la Cour. Pour pouvoir décider en toute connaissance de cause, l'intéressé doit être mis au courant des faits qu'on lui reproche d'avoir dissimulés ou des fausses déclarations qu'on lui reproche d'avoir faites. Ainsi, lorsque l'intéressé demande que " l'affaire " soit renvoyée devant la Cour en vertu de l'alinéa 18(1)a) , il demande en fait que les allégations énoncées dans l'avis soient renvoyées à la Cour.

[23]      Si l'intéressé demande le renvoi, l'alinéa 920a) des Règles porte que :

         [...] sur réception d'une demande voulant que l'affaire soit renvoyée devant la Cour, présentée par une personne (ci-après appelée la " personne ") à l'égard de laquelle le Ministre a l'intention de faire un rapport conformément à l'article 9 de la Loi, le Ministre, s'il décide de renvoyer l'affaire devant la Cour, doit faire parvenir au greffe une copie de la demande et de son renvoi devant la Cour [...] [Non souligné dans l'original.]                 

Il résulte à l'évidence du rapprochement de cette disposition des Règles et des articles 10 et 18 de la Loi que " l'affaire " qui est renvoyée à la Cour est celle qui est énoncée dans l'avis. Bien que l'alinéa 920a) des Règles soit muet au sujet de la forme ou du contenu du renvoi, il convient de remarquer que " la demande " doit être transmise à la Cour. Ainsi qu'il a déjà été souligné, la demande elle-même découle de l'avis précisant les allégations auxquelles l'intéressé doit répondre.

[24]      Il est également instructif de noter qu'aux termes de l'alinéa 920b) des Règles :

         le Ministre doit, dans les 14 jours qui suivent [l'envoi au greffe de la demande et du renvoi), déposer au greffe et signifier à la personne [...]                 
         (iii) un résumé des faits et de la preuve sur lesquels le Ministre a l'intention de s'appuyer à l'audition de l'affaire [Non souligné dans l'original.]                 

Ainsi, le résumé doit être déposé au greffe dans les 14 jours du dépôt du renvoi. Ce résumé informe l'intéressé et la Cour des faits et des éléments de preuve sur lesquels le ministre se fonde pour établir le bien-fondé de ses " allégations ".

[25]      Il est donc évident que l'affaire qui est renvoyée à la Cour en vertu de l'article 18 de la Loi est " l'affaire " exposée par le ministre dans l'avis. Il est également évident que le ministre n'a pas le droit d'établir un rapport tant qu'il n'a pas pris connaissance de la décision de la Cour sur " l'affaire " qui lui a été renvoyée. Il s'ensuit qu'il n'est pas loisible au ministre, dans le cadre d'un renvoi devant notre Cour, de faire trancher une question qui ne fait pas partie de " l'affaire " que le ministre a exposée dans son avis.

Allégations contenues dans l'avis

[26]      Comme la Cour a décidé que l'avis définit le cadre du renvoi, la question qu'il reste à trancher tourne donc autour de l'interprétation de cet avis. Le défendeur soutient que les allégations contenues dans l'avis sont cumulatives, alors que le demandeur affirme qu'elles sont subsidiaires. La partie de l'avis qui est en litige est ainsi rédigé :

         [...] vous avez omis de révéler aux autorités canadiennes de l"immigration et de la citoyenneté votre appartenance à la police de district (terme russe: raion ) de Selidovka de 1941 à 1943 durant l"occupation allemande de l"Ukraine, ainsi que votre participation pendant cette période aux exécutions de membres de la population civile et de prisonniers de guerre...                 

Le défendeur affirme que, comme le demandeur a retiré son allégation suivant laquelle il avait participé aux présumées exécutions, il est impossible d'établir le bien-fondé des allégations cumulatives dont il fait l'objet. En revanche, le demandeur adopte le point de vue selon lequel l'avis comporte deux motifs distincts qui peuvent, indépendamment l'un de l'autre, conduire à la conclusion que le défendeur a été admis au Canada et a obtenu sa citoyenneté frauduleusement.

[27]      À mon avis, il y a d'une part une allégation de participation aux exécutions et d'autre part une allégation d'appartenance à une organisation policière. À la suite du retrait de l'allégation suivant laquelle le défendeur a participé à l'exécution de civils et de prisonniers de guerre, il ne reste qu'une seule allégation, celle voulant que le défendeur faisait partie de la police de Selidovka à l'époque en cause. Le défaut présumé du défendeur de divulguer son appartenance à cette organisation constitue un motif qui, en cas de décision positive de la Cour, justifierait l'établissement par le ministre d'un rapport à l'intention du gouverneur en conseil.

[28]      Le défendeur affirme que cette interprétation va à l'encontre du sens courant des mots contenus dans l'avis. Il soutient que, s'il avait voulu que les allégations soient disjonctives, le ministre aurait employé le mot " ou ", et non le mot " et ", pour joindre ces allégations. À mon avis, une telle façon de voir assujettirait l'avis à une interprétation trop stricte. Il est vrai que l'avis définit le cadre du débat, mais il le fait d'une façon sommaire qui ne commande pas le genre d'examen minutieux que préconise le défendeur5. Ce qui est essentiel, c'est qu'une interprétation juste permet de conclure que l'allégation tombe sous le coup de l'avis et c'est le cas, selon moi, en ce qui concerne la présumée appartenance du défendeur à la police régionale de Selidovka.

[29]      Vu cette conclusion, on ne saurait prétendre que l'avis ne révèle aucune cause d'action, que les allégations qui restent sont frivoles ou vexatoires ou qu'il n'y a pas de véritable question à juger.

[30]      La requête est par conséquent rejetée.

     Marc Noël

                                     Juge

OTTAWA (Ontario)

Le 16 octobre 1998

Traduction certifiée conforme

Laurier Parenteau

     Date : 19981016

     T-938-95

OTTAWA (ONTARIO), LE 16 OCTOBRE 1998

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE NOËL

E n t r e :

     MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,

     demandeur,

     et

     JOHANN DUECK,

     défendeur.

     ORDONNANCE

     LA COUR, STATUANT SUR la requête présentée par le défendeur en vue d'obtenir une ordonnance rejetant le présent renvoi au motif qu'il n'y a aucune cause d'action valable et que les actes de procédure ne sont pas pertinents et qu'ils sont scandaleux ou vexatoires, ainsi qu'un jugement sommaire au motif qu'il n'y a pas de véritable question à juger :

     REJETTE la requête.

     Marc Noël

                                     Juge

Traduction certifiée conforme

Laurier Parenteau

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :              T-938-95
INTITULÉ DE LA CAUSE :      MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION c. JOHANN DUECK
LIEU DE L'AUDIENCE :          OTTAWA (ONTARIO)
DATE DE L'AUDIENCE :      13 OCTOBRE 1998

MOTIFS ET DISPOSITIF DE L'ORDONNANCE prononcée par le juge Noël

                 en date du 16 octobre 1998

ONT COMPARU :

     Me Paul Vickery          pour le demandeur
     Me Terry Beitner
     Me Rob McKinnon
     Me Donald Bayne          pour le défendeur
     Me Peter Doody          pour le défendeur
     Me Larry Elliot

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

     Morris Rosenberg          pour le demandeur
     Sous-procureur général
     du Canada
     Bayne, Sellar, Boxall      pour le défendeur
     Ottawa (Ontario)
     Scott & Aylen          pour le défendeur
     Ottawa (Ontario)
__________________

     1      Mémoire des faits et du droit, dossier de la requête du défendeur, à la page 23.

     2      Ibid, à la page 33.

     3      Mémoire des faits et du droit du demandeur, à la page 4.

     4      Permettant ainsi au ministre de procéder à l'établissement du rapport.

     5      Pour exprimer ce point de vue, je tiens compte du fait que la version française de l'avis, qui a la même valeur officielle, lie ces deux allégations par les mots " ainsi que ", ce qui permet de conclure que les allégations sont à la fois cumulatives et disjonctives. Voir le paragraphe [2].

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.