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                                                                                                                                           Date : 20020409

                                                                                                                             Dossier : IMM-1110-01

Référence neutre : 2002 CFPI 390

Ottawa (Ontario), le 9 avril 2002

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BLANCHARD

ENTRE :

                                             LILIANA CAZAK ET ANGELA MARIAN

                                                                                                                                            demanderesses

                                                                              - et -

                      LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                                      défendeur

                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                 Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Section du statut de réfugié (SSR) de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié datée du 12 février 2001 dans laquelle la SSR a décidé qu'Angela Marian (la demanderesse principale) et que Liliana Cazak (la deuxième demanderesse) n'étaient pas des réfugiées au sens de la Convention.

Faits


[2]                 Les demanderesses sont deux soeurs qui sont nées en Moldavie et qui sont actuellement des citoyennes de la Roumanie. Leur revendication du statut de réfugié au sens de la Convention s'appuie sur une crainte fondée de persécution en raison de leur appartenance à un groupe social, à savoir le sexe, en raison de la violence familiale que leur faisait subir l'époux de la demanderesse principale.

[3]                 Lorsque les demanderesses sont déménagées en Roumanie, elles se sont jointes à un club d'aviron de la police où la demanderesse principale a rencontré un policier, Marius Marian. En octobre 1998, elle a épousé M. Marian. Après le mariage, la demanderesse principale a découvert qu'elle était enceinte. Son époux ne partageait pas son excitation en ce qui concernait sa grossesse et l'a forcée à se faire avorter.

[4]                 À la suite de cet incident, la demanderesse principale a soutenu que son époux lui a fait subir de la violence sexuelle, physique et psychologique. Son époux a proféré des menaces de mort à l'endroit de la demanderesse principale et de sa soeur, la deuxième demanderesse, lorsque cette dernière a tenté d'intervenir. La demanderesse principale a déclaré compte tenu du fait que son époux était un policier et de l'attitude concernant la violence familiale en Roumanie, qu'il lui aurait été vain de chercher la protection de la police.


[5]                 La demanderesse principale a soutenu que la principale préoccupation de son époux concernait sa carrière d'aviron. Sa violence visait à la forcer à continuer à compétitionner et à gagner des compétitions internationales. Les demanderesses sont arrivées au Canada en août 1999 pour participer au Championnat mondial d'aviron. Après une médiocre performance, l'époux a continué de proférer des menaces au sujet du sort qui attendrait les demanderesses à leur retour en Roumanie.

[6]                 Les demanderesses ne sont pas retournées en Roumanie. Par la suite, l'époux a proféré des menaces par l'entremise de la mère des demanderesses et directement au téléphone à la demanderesse principale. En particulier, il a menacé d'embaucher quelqu'un au Canada pour les tuer si elles ne revenaient pas en Roumanie.

[7]                 Les demanderesses ne sont pas reparties, et l'époux a demandé le divorce. Le divorce est devenu final le 21 janvier 2000. La demanderesse principale soutient que les menaces ont continué et que sa soeur et elle-même craignent pour leur vie si elle retournaient en Roumanie.

La décision de la SSR


[8]                 La SSR a décidé que les demanderesses n'étaient pas des réfugiées au sens de la Convention parce qu'il n'y avait pas suffisamment d'éléments de preuve crédibles ou dignes de foi établissant que les demanderesses seraient persécutées. La Cour suprême du Canada dans l'arrêt R. c. Lavallée, [1990] 1 R.C.S. 852, traite de ce qu'il est convenu d'appeler le « syndrome de la femme battue » . Madame le juge Wilson, s'exprimant au nom de la Cour, à la page 873, a partagé l'opinion émise par la Cour suprême du New Jersey dans l'affaire State c. Kelly, 478 A.2d 364 (1984), à la page 378, et a reconnu « que la situation de la femme battue [traduction] "fait l'objet d'un grand nombre de mythes et de stéréotypes." Cela étant, elle [traduction] "échappe aux connaissances du juré moyen et se prête en conséquence à l'élucidation par témoignage d'expert" » .

[9]                 À la page 872 de ses motifs, elle a déclaré ce qui suit :

Il est difficile d'exagérer la gravité, voire la tragédie, de la violence domestique. L'attention accrue portée à ce phénomène par les médias au cours des dernières années a fait ressortir aussi bien son caractère généralisé que ses conséquences terribles pour des femmes de toutes les conditions sociales. Loin de les protéger, le droit a dans le passé sanctionné la violence contre les femmes à l'intérieur du mariage en tant qu'aspect du droit de propriété du mari sur sa conjointe et de son « droit » de la châtier. Qu'on se rappelle simplement la loi, en vigueur il y a plusieurs siècles, autorisant un homme à battre sa femme avec un bâton [traduction] « d'une épaisseur ne dépassant pas celle de son pouce » . (Je souligne.)

[10]            En évaluant la crédibilité des demanderesses, la SSR a tiré un certain nombre d'inférences défavorables et a conclu ce qui suit à la page 2 de ses motifs :

[...] à notre avis, ces revendicatrices, qui sont des athlètes de calibre mondial, qui ont participé à des compétitions dans les équipes nationales de l'ancienne Union soviétique, de la République de Moldova et de la Roumanie et qui, encore récemment, appartenaient à une équipe d'aviron de la police en Roumanie, ne se rangent pas dans la catégorie des femmes opprimées qui craignent d'être persécutées et ne peuvent obtenir une protection dans leur propre pays. Le tribunal est parvenu à cette conclusion à partir des invraisemblances relevées dans le témoignage de la principale revendicatrice. À nos yeux, elle possède plutôt un profil de championne mondiale qui a remporté des médailles d'or lors de différents championnats mondiaux, qui a joui d'une certaine reconnaissance et d'une certaine renommée, qui a été formée par plusieurs entraîneurs et qui a rencontré quantité de gens dans le domaine de l'athlétisme. En outre, la possibilité qu'elle avait de voyager librement hors du pays ne correspond pas au profil des femmes opprimées qui sont isolées et qui se sentent, physiquement aussi bien que psychologiquement, prisonnières du cycle des agressions et de la violence.

  

[11]            Lors de la procédure, on a demandé à la demanderesse principale si elle avait fait une demande auprès des autorités pour obtenir leur protection contre son époux abusif. Elle a déclaré qu'elle avait une fois parlé à son entraîneur de ses problèmes avec son époux et qu'il lui avait répondu qu'elle devrait régler son problème avec son époux. Le tribunal a tiré une conclusion défavorable quant à la vraisemblance de cette question parce qu'il ne croyait pas que l'entraîneur, qui était également un agent de police, aurait été indifférent aux problèmes de l'une de ses athlètes vedettes. En outre, l'incident n'a pas été inclus dans le Formulaire de renseignements personnels (FRP) qui demandait précisément aux demanderesses d'établir les mesures qu'elles avaient prises afin d'obtenir la protection des autorités.

[12]            Le tribunal a tiré une inférence défavorable du fait que lorsque la demanderesse s'était rendue dans différents pays afin de participer à des compétitions internationales, elle n'avait pas exploré la possibilité de demander la protection de ces pays. Bien qu'elle n'était pas accompagnée de son époux lors de ces voyages, elle n'a pas fait de démarches pour obtenir une protection parce qu'il ne lui était jamais venu à l'esprit de le faire. Le tribunal a conclu que sa réaction indiquait une absence de crainte subjective et, par conséquent, qu'elle n'était « pas compatible avec le comportement d'une personne qui craint réellement d'être persécutée » .


[13]            La SSR a également conclu que la demanderesse principale a toujours eu la possibilité de se rendre en Moldavie, son pays d'origine, pour échapper à son époux. Cette dernière a indiqué, dans son témoignage, qu'elle craignait qu'il soit simple pour son époux de traverser la frontière de la Roumanie et de venir la chercher en Moldavie. La SSR n'était pas d'accord. Elle a conclu qu'un policier roumain n'aurait pas le même pouvoir et la même autorité dans un autre pays. Le défaut de la demanderesse principale de déménager en Moldavie renforçait la conclusion de la SSR selon laquelle « sa prétendue crainte de persécution n'est pas fondée » .

[14]            La SSR a également brièvement soulevé la question de la disponibilité de la protection de l'État, déclarant à tort que les demanderesses étaient des policières.    

Observations

[15]            Les demanderesses soutiennent que la SSR a considéré que le témoignage de la demanderesse principale était invraisemblable parce que le profil des demanderesses en tant qu'athlètes de calibre mondial ne correspondait pas à celui de femmes opprimées et victimes de violence. Les demanderesses soutiennent que la SSR a supposé que seules les femmes pauvres ou désavantagées au niveau économique pouvaient être des épouses victimes de violence et que cette supposition constitue une idée fausse stéréotypée et incorrecte qui entache la décision dans son ensemble.

[16]            En outre, la SSR a tiré des inférences défavorables du défaut de la demanderesse principale de quitter son époux lorsque différentes possibilités se sont présentées lors de ses voyages. La demanderesse principale soutient que ces inférences révèlent également la méconnaissance du « syndrome de la femme battue » qui a été reconnu par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Lavallée, précité. En tirant ces inférences, la SSR a omis d'examiner les renseignements contenus dans le rapport psychologique qui expliquait le comportement de la demanderesse principale dans le contexte du syndrome.


[17]            Les observations du défendeur montrent que la SSR a le droit de formuler des conclusions fondées sur des invraisemblances, le sens commun et la rationalité. Toutefois, la question du fondement des conclusions particulières de la SSR en l'espèce n'est pas abordée.

[18]            Les demanderesses soutiennent également que des erreurs supplémentaires sont survenues dans l'analyse de la SSR, particulièrement l'erreur de fait qu'elle a commise en indiquant que les demanderesses étaient des policières et l'erreur de droit survenue dans son évaluation de la pertinence du choix de la Moldavie comme possibilité de refuge intérieur.

Norme de contrôle judiciaire

[19]            Dans l'arrêt Aguebor c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, (1993) 160 N.R. 315 à la page 316, Monsieur le juge Décary a établi ainsi la norme de contrôle pour les conclusions fondées sur la crédibilité et la vraisemblance tirées par la SSR :

Il ne fait pas de doute que le tribunal spécialisé qu'est la Section du statut de réfugié a pleine compétence pour apprécier la plausibilité d'un témoignage. Qui, en effet, mieux que lui, est en mesure de jauger la crédibilité d'un récit et de tirer les inférences qui s'imposent? Dans le mesure où les inférences que le tribunal tire ne sont pas déraisonnables au point d'attirer notre intervention, ses conclusions sont à l'abri du contrôle judiciaire.

[20]            Dans l'arrêt Arumugam c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] A.C.F. no 122 (C.F. 1re inst.) En ligne : QL, au par. 5, Madame le juge Reed a déclaré que les invraisemblances doivent être fondées sur la preuve et qu'elles ne peuvent être supposées. (Voir également Bastos c. Canada (M.C.I.), (2001) 15 Imm. L.R. (3d) 167; et Huang c. Canada (M.C.I.), [2001] A.C.F. no 1712 (C.F. 1re inst.) en ligne : QL.


Analyse

[21]            En examinant le dossier, il apparaît qu'une erreur a découlé de la confusion entourant le fait que comme les demanderesses étaient rameuses pour le club de police, elle étaient considérées comme des employées de la police. Cette erreur ne semble pas former une partie importante de l'analyse de la SSR. En tant que tel, je conclus qu'il ne s'agit pas d'une erreur susceptible de révision.

[22]            De même, la référence par la SSR à la Moldavie n'a pas été faite dans le contexte d'une possibilité de refuge intérieur comme l'ont suggéré les demanderesses, mais a plutôt servi d'exemple pour soutenir sa conclusion selon laquelle la demanderesse principale ne craignait pas réellement son époux parce qu'elle n'avait pas fui vers la Moldavie. Je décide également qu'il ne s'agit pas d'une erreur susceptible de révision. Je suis d'avis que la question principale dans le cadre du présent contrôle concerne le caractère raisonnable des conclusions de la SSR portant sur la vraisemblance.


[23]            La décision de la SSR est fondée principalement sur sa conclusion selon laquelle la demanderesse principale ne craignait pas réellement d'être persécutée par son époux. Il ressort clairement de ses motifs, et en particulier du passage susmentionné de la page 2 de la décision, que les stéréotypes concernant les profils des femmes victimes de violence et les comportements appropriés de ces femmes ont constitué le fondement de sa décision. Ces conclusions ont été formulées malgré le témoignage sous serment de la demanderesse principale soulignant la violence qu'elle a subi durant son mariage et les menaces que son époux a proférées contre elle et sa soeur. Les allégations de la demanderesse principale étaient soutenues par le rapport psychologique qui confirmait qu'elle correspondait au profil d'une personne aux prises avec un cycle de violence qui avait commencé alors qu'elle était enfant et qu'elle avait vu son père maltraiter sa mère. Particulièrement, la SSR n'a pas rejeté son témoignage, mais elle a plutôt choisi de considérer qu'il n'était pas pertinent et elle s'est fondée sur ses propres croyances et spéculations selon lesquelles les athlètes de calibre mondial ne correspondaient pas au profil des femmes victimes de violence et que les femmes qui ne fuient pas leur époux n'ont pas une crainte subjective d'être victime de violence. En ce faisant, la SSR, à mon avis, a tiré des inférences déraisonnables qui étaient fondées sur des spéculations, des stéréotypes et des idées fausses qui n'étaient pas appuyées par la preuve déposée devant elle.


[24]            La SSR a fait référence, à plusieurs reprises, au fait que la demanderesse principale n'avait pas pris de mesures pour quitter son époux alors qu'elle avait eu amplement la possibilité de le faire lors de ses voyages à l'étranger. On ne doit pas oublier que la demanderesse principale s'est mariée en octobre 1998 et qu'elle s'est séparée en août 1999, moins d'une année plus tard. Il n'est pas déraisonnable de penser, étant donné les sentiments d'amour et d'affection évidents que la demanderesse principale a exprimés, du moins au début de son mariage, qu'elle aurait tenté pendant quelque temps d'arranger les choses dans leur relation. Un examen de la décision que la Cour suprême du Canada a rendue dans l'arrêt Lavallée, précité, et du rapport psychiatrique déposé dans la présente procédure m'amènerait à conclure qu'un tel comportement n'est certainement pas incompatible avec celui d'une victime du « syndrome de la femme battue » .

Conclusion

[25]            Les conclusions et les inférences défavorables tirées par la SSR indiquent que cette dernière a fondamentalement mal compris la nature de la violence familiale et la façon dont celle-ci touche ses victimes. Les inférences tirées et les conclusions formulées quant à la vraisemblance étaient très spéculatives et il n'était pas loisible à la SSR de le faire. En tant que tel, la décision de la SSR comporte une erreur susceptible de révision, et l'affaire devrait être renvoyée devant un tribunal différent pour qu'il statue à nouveau sur l'affaire.    

[26]            Pour les motifs qui précèdent, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

[27]            Les parties, en ayant eu la possibilité, n'ont pas demandé que je certifie une question grave de portée générale comme le prévoit l'article 83 de la Loi sur l'immigration. Par conséquent, je ne propose pas de certifier une question grave de portée générale.


                                                                     ORDONNANCE

CETTE COUR ORDONNE que :

1.         la présente demande de contrôle judiciaire de la décision de la Section du statut de réfugié (SSR) de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié soit accueillie;

2.         l'affaire soit renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (Section du statut de réfugié) pour que celui-ci procède à une nouvelle audience.

                                                                                                                              « Edmond P. Blanchard »    

                                                                                                                                                                 Juge                       

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL. L.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                               SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                                                 AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                           IMM-1110-01

INTITULÉ :                                        Liliana Cazak et al. c. M.C.I.

LIEU DE L'AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :              24 janvier 2002

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE : Monsieur le juge Blanchard

DATE DES MOTIFS :                      9 avril 2002

COMPARUTIONS :

Steven Beiles                                                         POUR LES DEMANDERESSES

Stephan Jarvis                                                     POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Steven Beiles

Toronto (Ontario)                                                 POUR LES DEMANDERESSES

Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada                     POUR LE DÉFENDEUR

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