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Recueil des arrêts de la Cour fédérale
Canada ( Human Rights Commission ) c. Canada ( Armed Forces ) [1999] 3 C.F. 653

Date: 19990428


Dossier: T-1200-98

ENTRE

     LA COMMISSION CANADIENNE

DES DROITS DE LA PERSONNE,

     demanderesse,


     et


LES FORCES ARMÉES CANADIENNES et

     KIMBERLEY FRANKE,

     défenderesses.


MOTIFS DE L"ORDONNANCE

LE JUGE TREMBLAY-LAMER :

[1]      Il s"agit d"une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle le tribunal canadien des droits de la personne (le tribunal) a rejeté la plainte de Kimberley Franke (Mme Franke ou la plaignante), selon laquelle son employeur, les Forces armées canadiennes (les FAC), s"était livré à des actes discriminatoires, en violation de l"article 7 et du paragraphe 14(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne1 (la LCDP).

LES FAITS

[2]      Mme Franke s"est enrôlée dans les FAC le 10 décembre 1981 lorsqu"elle avait 20 ans. Elle a fait l"objet d"une libération volontaire le 10 janvier 1993. Au moment de sa libération, Mme Franke avait atteint le grade de caporal. Avant le mois de février 1991, le dossier militaire de Mme Franke était sans tache.

[3]      En février 1991, Mme Franke a été affectée au bureau des transports de la base (BTB), à la base de Comox. Pendant que Mme Franke travaillait au BTB, son superviseur était le lieutenant Karen Vedova, qui de son côté relevait du commandant, le major Couture. Le major Couture relevait du lieutenant-colonel King.

[4]      Pendant la période pertinente, l"adjudant-maître (l"adjum) Donald MacNair était le contrôleur du matériel mobile de soutien et il relevait lui aussi du lieutenant Vedova. L"adjum MacNair était plus haut gradé que Mme Franke et, en sa qualité de sous-officier supérieur au BTB, il occupait également le poste de chef de discipline de l"unité. Il était chargé de veiller au maintien de la bonne conduite de l"unité, à la tenue vestimentaire et au comportement et s"assurer que les ordres du BTB étaient transmis dans la chaîne de commandement.

La nature de la plainte

[5]      Mme Franke allègue que la conduite de ses officiers supérieurs avait pour effet de créer un milieu de travail hostile. Elle affirme que l"adjum MacNair lui posait constamment des questions sur ses sorties et qu"à au moins deux reprises, il lui avait fait des gestes suggestifs et s"était notamment frotté la poitrine et avait aussi passé sa langue sur ses lèvres. Elle a également témoigné que l"adjum MacNair lui avait montré une carte postale représentant une femme aux seins nus, que le lieutenant Vedova lui avait envoyée, et avait fait des commentaires déplacés au sujet des seins de la femme.

[6]      En ce qui concerne le major Couture, Mme Franke allègue qu"il s"adressait à elle en des termes péjoratifs : à un moment donné, il l"avait appelée une " sexétaire " et à un autre, un " Biker Mama ". Mme Franke s"est également plainte des commentaires que le major Couture avait faits au sujet de sa capacité de se payer sa maison, avec un salaire de caporal.

[7]      Mme Franke a présenté des griefs internes entre autres à l"égard de ces événements, lesquels ont été rejetés à tous les paliers. Elle affirme que, par suite de ces griefs, les FAC l"ont traitée d"une façon différente.

[8]      Selon la Commission, tous ces événements ont abouti à ce qui a été appelé l"" incident des chaussures " : deux officiers de sexe féminin du comité de la tenue vestimentaire et du comportement se sont rendues au bureau de Mme Franke et l"ont réprimandée parce qu"elle portait des chaussures non réglementaires. À cause de sa réaction, le comité, dont l"adjum MacNair et le commandant de la base, ont décidé de donner à Mme Franke un avertissement écrit pour insubordination.

[9]      Mme Frank affirme que l"avertissement écrit découlait directement des griefs qu"elle avait présentés. Lorsque d"autres griefs ont été rejetés, Mme Franke a déposé une plainte auprès de la CCDP. L"affaire a été renvoyée à un tribunal, qui s"est prononcé à deux contre un à l"encontre de la plainte de Mme Franke et qui a statué que la plainte avait été déposée par représailles à cause des mesures disciplinaires dont Mme Franke avait fait l"objet pour insubordination.

[10]      En octobre 1992, Mme Franke a demandé à être volontairement libérée des FAC, en citant le harcèlement sexuel susmentionné. Elle a été libérée le 10 janvier 1993.

LA DÉCISION DU TRIBUNAL

[11]      La majorité du tribunal a conclu que Mme Franke n"avait pas été victime de harcèlement sexuel et qu"elle n"avait pas été traitée différemment à cause de son sexe. Il a été conclu que les événements qui s"étaient produits n"étaient pas suffisants pour constituer du harcèlement sexuel et que Mme Franke avait déposé sa plainte en réponse à l"avertissement écrit qu"elle avait reçu pour insubordination.

[12]      Le témoignage de Mme Franke a été rejeté pour le motif que cette dernière " tendait à exagérer et à se donner le beau rôle "2. Le témoignage du psychiatre de Mme Franke, le docteur Halliday, a également été rejeté pour le motif qu"il était contestable et qu"il avait été " formulé de façon à augmenter les chances de succès du caporal Franke "3.

[13]      En outre, en rejetant l"allégation concernant la différence de traitement, le tribunal a mentionné les lettres échangées entre Mme Franke et ses officiers supérieurs à l"égard des circonstances dans lesquelles l"avertissement écrit avait été donné, le grief présenté à l"égard de sa note RAP et la plainte de harcèlement sexuel. Il a jugé qu"en général, les lettres envoyées par Mme Franke étaient rédigées sur un ton irrespectueux et méprisant4.

[14]      Bref, la majorité a conclu que Mme Franke n"avait pas été victime de harcèlement sexuel et qu"elle n"avait pas été traitée d"une façon différente en raison de son sexe.

LES POSITIONS DES PARTIES

[15]      La Commission soutient que le tribunal a commis une erreur en appliquant le critère relatif au harcèlement sexuel. Les événements auraient dû être considérés dans leur ensemble : chaque commentaire ou geste n"était peut-être pas suffisant à lui seul pour établir le harcèlement sexuel. Toutefois, en citant les motifs des membres minoritaires, la Commission affirme que si elle était considérée dans son ensemble, la conduite en question a mis en branle une " spirale dont le point culminant était l"incident des chaussures "5.

[16]      La Commission affirme également que le tribunal a omis de tenir compte d"importants éléments de preuve en concluant que la preuve n"étayait pas les allégations de Mme Franke. Elle soutient qu"il existait une preuve non controversée selon laquelle cette conduite était importune au moment pertinent.

[17]      Enfin, la Commission soutient que le tribunal a commis une erreur de droit en appréciant séparément la plainte relative à la différence de traitement et la plainte de harcèlement sexuel. La Commission soutient que si le grief de la plaignante était un facteur dans la décision de donner un avertissement écrit, cela suffit pour constituer un traitement différent.

[18]      Les FAC rétorquent que le tribunal a eu raison de conclure que la conduite reprochée n"était en fait ni " importune " ni " non voulue " au moment pertinent. Il est soutenu que le tribunal a bel et bien agi dans son champ de compétence en rendant cette décision et que cette cour devrait faire preuve de retenue à l"égard de la conclusion du tribunal.

[19]      Les FAC soutiennent également qu"il incombait à la plaignante d"aviser quelqu"un au sein de l"organisation du fait qu"elle était offensée au moment ou les événements en question se sont produits. Selon les FAC, la plaignante n"avait pas prouvé que cela avait été fait.

[20]      Enfin, il est soutenu qu"une question de crédibilité est ici en cause et que le tribunal a compétence à cet égard. Selon les FAC, la cour qui exerce le contrôle ne doit pas intervenir lorsque le tribunal tire une conclusion au sujet de la crédibilité.

DISPOSITIONS LÉGISLATIVES PERTINENTES

[21]      Loi canadienne sur les droits de la personne


7. It is a discriminatory practice, directly or indirectly,

     (a) to refuse to employ or continue to employ any individual, or         
     (b) in the course of employment, to differentiate adversely in relation to an employee, on a prohibited ground of discrimination.         

14. (1) It is a discriminatory practice,

     (a) in the provision of goods, services, facilities or accommodation customarily available to the general public,         
     (b) in the provision of commercial premises or residential accommodation, or         
     (c) in matters related to employment,         

to harass an individual on a prohibited ground of discrimination.

14. (2) Without limiting the generality of subsection (1), sexual harassment shall, for the purposes of that subsection, be deemed to be harassment on a prohibited ground of discrimination.


7. Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects_:

     a) de refuser d'employer ou de continuer d'employer un individu;
     b) de le défavoriser en cours d'emploi.

14. (1) Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait de harceler un individu_:

     a) lors de la fourniture de biens, de services, d'installations ou de moyens d'hébergement destinés au public;
     b) lors de la fourniture de locaux commerciaux ou de logements;
     c) en matière d'emploi.

14. (2) Pour l'application du paragraphe (1) et sans qu'en soit limitée la portée générale, le harcèlement sexuel est réputé être un harcèlement fondé sur un motif de distinction illicite.

ANALYSE

     1.      La norme de contrôle

[22]      La Cour suprême du Canada a statué que lorsque la décision d"un tribunal des droits de la personne est examinée, la norme de contrôle en ce qui concerne les questions de droit devrait être celle de la justesse : on ne devrait pas faire preuve de retenue à l"égard des conclusions tirées par le tribunal sur un point de droit6.

[23]      D"autre part, lorsqu"une question de fait est en cause, soit une question qui relève du champ d"expertise du tribunal, la norme de contrôle applicable est celle du caractère manifestement déraisonnable7.

[24]      En l"espèce, le tribunal devait utiliser le critère juridique applicable en matière de harcèlement sexuel à la conduite reprochée afin de déterminer si les événements qui s"étaient produits constituaient du harcèlement sexuel. Il s"agit d"une question de fait et de droit.

[25]      Dans l"arrêt Southam , le juge Iacobucci de la Cour suprême du Canada a dit qu"une question de fait et de droit se pose lorsque l"on demande au tribunal de déterminer si certains faits satisfont à un critère juridique :

         En résumé, les questions de droit concernent la détermination du critère juridique applicable; les questions de fait portent sur ce qui s"est réellement passé entre les parties; et, enfin, les questions de droit et de fait consistent à déterminer si les faits satisfont au critère juridique. Un exemple simple permettra d"illustrer ces concepts. En droit de la responsabilité civile délictuelle, la question de savoir en quoi consiste la "négligence" est une question de droit. Celle de savoir si le défendeur a fait ceci ou cela est une question de fait. Une fois qu"il a été décidé que la norme applicable est la négligence, la question de savoir si le défendeur a respecté la norme de diligence appropriée est une question de droit et de fait. Toutefois, je reconnais que la distinction entre les questions de droit, d"une part, et celles de droit et de fait, d"autre part, est difficile à faire. Parfois, ce qui semble être une question de droit et de fait se révèle une question de droit, ou vice versa.8                 

[26]      Dans cette affaire-là, les demandeurs contestaient la validité d"une décision du Tribunal de la concurrence, qui est un tribunal spécialisé composé d"hommes et de femmes d"affaires ainsi que de juges chevronnés, un droit d"appel étant prévu par la loi. Après avoir analysé la Loi sur la concurrence et la composition du tribunal, le Juge Iacobucci a conclu que la norme de contrôle se situait à un point donné entre celle de la décision correcte et celle du caractère manifestement déraisonnable. Il a appelé cette norme de contrôle la norme de la décision " raisonnable simpliciter ", qu"il a décrite comme s"apparentant au critère de la décision " manifestement erronée "9.

[27]      D"autre part, la Loi canadienne sur les droits de la personne ne prévoit pas de droit d"appel, ce qui laisse entendre que les décisions du tribunal sont définitives, mais il n"existe aucune clause privative en ce sens. L"absence d"un droit d"appel prévu par la loi montre qu"il faudrait faire preuve d"une plus grande retenue, alors que l"absence de clause privative signifie habituellement qu"il faudrait faire preuve de moins de retenue.

[28]      J"ai minutieusement examiné ces facteurs et je conclus que la norme de contrôle applicable en l"espèce, comme dans l"affaire Southam , est celle du caractère raisonnable : à condition que la décision soit étayée par des motifs que la preuve peut justifier, la Cour ne devrait pas intervenir.

     2.      Le critère juridique applicable en matière de harcèlement sexuel

[29]      La Cour suprême du Canada a énoncé le critère relatif au harcèlement sexuel dans l"arrêt Janzen c. Platy10. Le juge en chef Dickson (tel était alors son titre), au nom de la Cour, a fourni une définition non exhaustive du harcèlement sexuel comme étant une conduite de nature sexuelle non sollicitée qui a un effet défavorable sur le milieu de travail :

         Sans chercher à fournir une définition exhaustive de cette expression, j"estime que le harcèlement sexuel en milieu de travail peut se définir de façon générale comme étant une conduite de nature sexuelle non sollicitée qui a un effet défavorable sur le milieu de travail ou qui a des conséquences préjudiciables en matière d"emploi pour les victimes du harcèlement.11             

[30]      Le juge en chef Dickson a ensuite dit que le harcèlement sexuel en milieu de travail est " un abus de pouvoir tant économique que sexuel ". C"est " une pratique dégradante, qui inflige un grave affront à la dignité des employés forcés de la subir " et qui " est une atteinte à la dignité de la victime et à son respect de soi, à la fois comme employé et comme être humain "12.

[31]      Cette décision constitue le fondement des affaires de harcèlement sexuel depuis plus d"une décennie. Au fil des ans, les tribunaux des droits de la personne ont donné des explications au sujet de l"application de ce critère. En l"espèce, afin de déterminer si le tribunal a appliqué le critère d"une façon appropriée, il est important de comprendre le critère lui-même et ses modalités d"application.

a)      Commentaire importun

[32]      Le premier élément essentiel du critère consiste à déterminer si la conduite était désirée ou sollicitée. Comme l"a dit le professeur A. P. Aggarwal dans l"ouvrage intitulé : Sexual Harassment in the Worplace , cela est essentiel parce que la [TRADUCTION] " conduite sexuelle " ne devient illégale que si elle est importune13. De toute évidence, les relations consensuelles, par définition, ne peuvent pas être considérées comme du harcèlement.

[33]      Afin de déterminer si la conduite est importune, le tribunal tient compte de la réaction de la plaignante au moment où l"événement en question s"est produit et détermine si celle-ci a expressément démontré, par son comportement, que la conduite était importune. Si la preuve montre que la plaignante a bien accueilli la conduite, la plainte sera rejetée.

[34]      Cette détermination est en bonne partie fondée sur des questions de crédibilité et peut poser des problèmes de preuve réels pour le juge des faits.

[35]      Le degré de difficulté dépend du genre d"activité en cause : normalement, des avances sexuelles pressantes entraîneront rapidement un refus. Des sollicitations plus subtiles ou des insinuations " verbales " peuvent être ignorées et partant être simplement endurées par la plaignante.

[36]      Il n"est donc pas nécessaire de déterminer si un refus verbal a été exprimé dans tous les cas. Néanmoins, la plaignante doit établir, par exemple au moyen de son langage corporel ou en omettant à maintes reprises de répondre aux commentaires suggestifs, qu"elle a de quelque façon signalé à l"auteur du harcèlement que sa conduite était importune. Je ne me prononcerai pas sur les circonstances restreintes qui peuvent obliger l"employé à endurer une conduite répréhensible, comme la crainte de perdre son emploi. En pareil cas, la norme à appliquer en vue d"apprécier la conduite est celle de la personne raisonnable dans les mêmes circonstances.

b) Conduite de nature sexuelle

[37]      Le deuxième élément de la définition exige que la conduite soit de nature sexuelle. Les tribunaux des droits de la personne ont reconnu une vaste gamme de conduites qui peuvent être visées par la définition du harcèlement sexuel, selon les circonstances, y compris les insultes d"ordre sexuel, les remarques sexistes, les commentaires concernant l"apparence d"une personne, sa tenue vestimentaire ou ses habitudes sexuelles14.

[38]      De même, le juge en chef Dickson souscrit à une approche large dans l"arrêt Janzen , lorsque, en tentant d"arriver à une définition du harcèlement sexuel, il cite des passages de divers textes en les approuvant :

     [TRADUCTION]             
     Les formes d"activités qui, à mon sens, sont interdites couvrent toute la gamme, à partir de l"activité manifestement d"ordre sexuel, telles les relations sexuelles obtenues par la contrainte en passant par les attouchements non sollicités et les sollicitations persistantes jusqu"à un comportement plus subtil, tels les reproches et les sarcasmes provocants d"ordre sexuel, des actes qui peuvent tous raisonnablement être pressentis comme créant un environnement de travail négatif sur les plans psychologique et émotif...             
     [...]             
     Le harcèlement sexuel est une pratique de nature sexuelle qui compromet l"emploi d"un individu, a des effets négatifs sur l"exécution de son travail ou porte atteinte à sa dignité personnelle. Le harcèlement sexuel peut être flagrant comme les regards concupiscents, les attouchements, ou même l"agression sexuelle. Il peut être plus subtil et comprendre des insinuations sexuelles, des propositions de rendez-vous ou de faveurs sexuelles.             
     [...]             
     Le harcèlement sexuel peut se manifester tant sur le plan physique que psychologique. Ses formes les moins graves comprennent les insinuations verbales et les marques d"affection importunes. Le harcèlement sexuel peut cependant prendre la forme d"un comportement extrême comme la tentative de viol ou le viol. Physiquement, il peut s"agir d"étreintes, d"attouchements, de frôlements, de pincements ou de regards concupiscents. Psychologiquement, le harcèlement peut comporter des invitations continuelles à des rapports physiques intimes qui prennent d"abord la forme de sous-entendus et peuvent aller jusqu"aux demandes explicites de rendez-vous et de faveurs sexuelles.15             

L"ouvrage du professeur Aggarwal16 renferme également un examen utile des genres de conduites qui constituent du harcèlement sexuel. Plusieurs passages pertinents sont ici reproduits :

     [TRADUCTION]
     Un comportement sexuel qu"une personne trouve personnellement offensant peut être considéré comme du harcèlement sexuel. Pareil comportement peut être subtil ou évident, verbal ou non. Il peut couvrir une vaste gamme de comportements; à partir d"une petite tape sur le derrière d"une femme qui marche dans le couloir; en passant par les pincements; le fait de mettre les bras d"une façon répétée et importune, avec insistance, autour des épaules de quelqu"un, sous un prétexte amical, mais avec des motifs cachés; une atmosphère contaminée par des commentaires dégradants, des plaisanteries ou des insinuations ou encore par des commentaires sur le corps d"une femme; les prouesses masculines et les questions se rapportant à la vie sexuelle d"une femme; l"étalage public d"images dérogatoires de femmes; le fait d"exiger qu"une femme porte des vêtements qui font d"elle la cible de commentaires et de sollicitations de nature sexuelle de la part du public en général; jusqu"aux sollicitations explicites obligeant une femme à avoir des rapports sexuels sous peine de perdre son emploi ou des chances de promotion bien méritées.         
     [...]         
     Les tracasseries d"ordre sexuel, soit le second genre de harcèlement sexuel, découlent d"une conduite liée au sexe qui est hostile, intimidante ou offensante pour l"employé, mais qui n"a néanmoins aucun lien direct avec un avantage professionnel ou un préjudice tangibles. Cette conduite ennuyeuse crée plutôt un milieu de travail gênant et oblige en fait le travailleur à endurer cette ambiance comme condition de travail.             
     Le second sous-groupe englobe toutes les autres conduites de nature sexuelle qui rabaissent ou humilient la personne visée et créent ainsi un milieu de travail offensant. Cela comprend les sarcasmes de nature sexuelle, les commentaires et gestes obscènes ou provocants et les contacts physiques offensants sur le plan sexuel.             
     Bref, le harcèlement sexuel peut se manifester tant sur le plan physique que psychologique. Ses formes les moins graves peuvent se limiter aux insinuations verbales et aux marques d"affection importunes. Le harcèlement sexuel peut cependant prendre la forme d"un comportement extrême comme la tentative de viol ou le viol.             
     Sur le plan verbal, le harcèlement sexuel peut comprendre :             
         - les remarques importunes             
         - les plaisanteries qui causent un malaise ou de l"embarras             
         - les insinuations ou les sarcasmes             
         - les insultes d"ordre sexuel ou les remarques sexistes             
         - l"affichage d"images pornographiques ou de quelque autre façon offensantes ou dérogatoires             
         - les appels téléphoniques ayant un ton d"ordre sexuel             
     Sur le plan physique, l"employée en cause peut être victime des actes suivants :             
         - les pincements             
         - les étreintes             
         - les caresses             
         - les tapes             
         - les regards concupiscents             
         - les frôlements             
         - les attouchements             
         - les baisers             
     Le harcèlement psychologique peut comporter les actes suivants :             
         - d"incessantes sollicitations d"intimité physique             
         - des allusions subtiles qui peuvent aller jusqu"à des demandes ouvertes de rendez-vous             
         - des faveurs sexuelles             
         - des sollicitations             

[39]      Par conséquent, une gamme relativement étendue de conduites sont considérées comme étant " de nature sexuelle ". La décision du tribunal devrait être fondée sur les faits propres à l"affaire, compte tenu du critère de la personne raisonnable dans les mêmes circonstances.

[40]      Certaines préoccupations ont été exprimées au sujet de la question de savoir si la norme de la " personne raisonnable " devait s"appliquer dans les affaires de harcèlement sexuel17. Certains critiques croient qu"une norme objective ne saurait s"appliquer aux questions disciplinaires18. D"autres craignent les dangers associés à l"appréciation du harcèlement sexuel fondée sur ce que la " personne raisonnable " jugerait acceptable, lorsque la conduite acceptable dans certains milieux de travail peut être définie par des stéréotypes sexuels dominés par les hommes19.

[41]      À mon avis, la norme de contrôle applicable est celle de la personne raisonnable dans les mêmes circonstances. Toutefois, cette norme objective ne devrait pas être appliquée à l"aveuglette. Compte tenu des remarques susmentionnées, le juge des faits devrait être conscient des normes stéréotypées au sujet de ce qui constitue une conduite sociale acceptable et tenir compte du contexte de la conduite reprochée lorsqu"il détermine la façon dont la personne raisonnable réagirait dans des circonstances similaires.

[42]      Si le juge des faits est convaincu que la conduite était importune et qu"elle était " de nature sexuelle ", il devrait apprécier sa persistance et sa gravité. Cela permettra généralement au tribunal de déterminer si la conduite était préjudiciable au milieu de travail.

c) La persistance ou la gravité de la conduite

[43]      Le simple fait que la violation en question est un acte de harcèlement exige la présence d"un élément de persistance ou de répétition, même si dans certaines circonstances un seul incident suffit peut-être pour créer un milieu de travail hostile.

[44]      D"une part, certaines formes de harcèlement sexuel, comme les agressions physiques, peuvent être suffisamment graves pour constituer en tant que telles du harcèlement sexuel. À cause de leur gravité, pareils incidents créeraient immédiatement un milieu de travail empoisonné. D"autre part, une plaisanterie vulgaire d"ordre sexuel, bien qu"elle soit de mauvais goût, ne suffit généralement pas pour constituer du harcèlement sexuel et créerait rarement un milieu de travail défavorable.

[45]      Je souscris au critère de la proportionnalité que M. Drapeau a proposé dans l"ouvrage intitulé : Le harcèlement sexuel au travail :

     L"équitation de ce caractère harcelant se calcule selon la règle de l"inversement proportionnel : plus la conduite est grave et ses conséquences manifestes, moins la répétition sera exigée; à l"inverse, moins la conduite est grave et ses conséquences manifestes, plus la persistance devra être démontrée.20             

[46]      Ici encore, en déterminant si la conduite est suffisamment grave ou persistante pour empoisonner le milieu de travail, le juge des faits appliquera la norme objective de la " personne raisonnable " dans le contexte de l"affaire.

d) Notification de l"employeur

[47]      Dans l"arrêt Janzen , la Cour suprême n"a pas tenu compte de cet élément, mais je crois que l"équité exige que l"employé avise, si possible, l"employeur de la présumée conduite offensante.

[48]      Au cours des dernières années, les cours de justice et les tribunaux administratifs ont insisté pour qu"un certain degré de vigilance soit exercé dans le milieu de travail, les employeurs devant assurer un milieu de travail libre de harcèlement. Par contre, pour que les politiques sur le harcèlement sexuel soient efficaces, l"employé devrait à mon avis informer l"employeur des problèmes qui se posent, afin de donner à celui-ci la possibilité de remédier à la situation.

[49]      Cette exigence existe lorsqu"il y a chez l"employeur un service du personnel ainsi qu"une politique générale et efficace en matière de harcèlement sexuel, y compris des mécanismes de redressement appropriés.

[50]      La politique relative au harcèlement sexuel vise à assurer un milieu de travail sain; par conséquent, plus des mesures seront prises rapidement en vue d"éliminer les actes de harcèlement, moins il sera probable que pareils actes nuisent au milieu de travail.

     3.      Le tribunal a-t-il appliqué le critère approprié à l"égard du harcèlement sexuel?
[51]      Le tribunal a essentiellement décidé que la plainte n"était pas fondée parce que la plaignante ne considérait pas les événements en question comme une forme de harcèlement au moment où ils s"étaient produits et que ces événements n"étaient pas suffisants pour constituer du harcèlement sexuel.
[52]      Le passage pertinent de la décision de la majorité se lit comme suit :
             Après examen de l"ensemble des preuves déposées, il appert que le caporal Franke n"a pu prouver qu"elle a été victime de harcèlement sexuel ou de quelque pratique discriminatoire fondée sur le sexe. Il existe toutefois des preuves d"observations faites par le major Couture et de commentaires et de gestes de l"adjum MacNair assimilés par le caporal Franke à du harcèlement sexuel. Sur le fondement de la preuve, on ne saurait dire si ces observations ou gestes ont été perçus par la plaignante comme une forme de harcèlement, au moment de leur occurrence. Ceci, évidemment, n"oblige pas à conclure nécessairement qu"il ne s"agissait pas de harcèlement sexuel. Toutefois, nous sommes d"avis que la plainte déposée devant le Tribunal l"a été en représailles contre les mesures disciplinaires pour insubordination, qui ne découlaient pas de quelque refus antérieur de Mme Franke de " jouer le jeu " ainsi qu"elle le mentionne, mais plutôt de son comportement irrespectueux devant le comité de la tenue vestimentaire. Ce comité n"avait pas le moindrement dans ses priorités de harceler Mme Franke, contrairement à ce qu"elle affirme. Enfin, nous sommes d"avis que les incidents évoqués ne sont pas de nature à constituer un cas de harcèlement sexuel21.             

[53]      À mon avis, le tribunal a appliqué le critère approprié : il a examiné les commentaires pour déterminer s"ils étaient importuns au moment où ils ont été faits et si, étant de nature sexuelle, ils étaient suffisamment graves pour constituer du harcèlement sexuel.

[54]      Cette conclusion est fondée sur la preuve dans son ensemble. La majorité des membres ne croyaient pas une bonne partie des allégations de la plaignante et ont signalé de nombreuses contradictions entre la déposition de la plaignante et celle des autres témoins22.

[55]      En ce qui concerne la question de savoir si Mme Franke a bien accueilli la conduite en question au moment pertinent, l"examen de la transcription montre que certains éléments de preuve étayaient la conclusion du tribunal selon laquelle Mme Franke ne considérait pas la conduite du major Couture ou celle de l"adjum MacNair comme une forme de harcèlement sexuel au moment pertinent23.

[56]      Ainsi, lorsqu"on lui a demandé si Mme Franke avait protesté lorsqu"il lui avait posé des questions au sujet du logement à la base, le major Couture a déclaré qu"elle ne s"était pas montrée offensée.

             [TRADUCTION]             
             Q.      Avez-vous eu l"impression à ce moment-là que ce que vous disiez n"était pas approprié?             
             R.      Non, pas du tout.             
             Q.      Mme Franke vous-a-t-elle fait des remarques qui montraient qu"elle n"appréciait pas ce genre de questions?             
             R.      Non pas du tout. De fait, nous avons continué à entretenir des relations aussi harmonieuses qu"auparavant.24             

[57]      En ce qui concerne le commentaire relatif à la " Biker Mama ", le major Couture a déclaré qu"il s"agissait [TRADUCTION] " simplement d"une remarque amicale, qui n"était pas faite dans un sens péjoratif " et qu"il ne se rappelait pas quelle avait été la réaction de Mme Franke, mais que ce n"était [TRADUCTION] " certainement pas une mauvaise réaction "25.

[58]      Ce point de vue était partagé par Mme Powers, une employée civile des FAC, qui travaillait avec Mme Franke au moment où les événements en question se sont produits et qui était présente lorsque le major Couture a qualifié Mme Franke de " Biker Mama ". Elle a déclaré que Mme Franke avait ri en s"entendant être traitée de " sexétaire " et de " Biker Mama ".

             [TRADUCTION]             
             Q.      Mme Franke vous a-t-elle dit que M. Couture la traitait de " sexétaire "?             
             R.      Elle est revenue après avoir fait le procès-verbal d"une réunion; elle est venue me voir et elle m"a dit qu"en entrant dans la salle, on l"avait traitée de " sexétaire ". Oui.             
             Q.      Et que vous a-t-elle dit à ce sujet?             
             R.      Elle estimait que c"était, c"est moi qui parle, très " vous savez, cela l"amusait, cela ne semblait pas la déranger.             
             Q.      Et avez-vous déjà parlé de la remarque relative à la " Biker Mama " avec elle?             
             R.      En fait, j"étais là lorsque le major Couture a soulevé la question de la " Biker Mama ". Et c"était " encore une fois, cela a fait rire, vous savez, on a bien rigolé.26             

[59]      De même, le témoignage de Mme Eadie, une collègue de travail, a révélé ce qui suit :

             [TRADUCTION]             
             Q.      Et c"est à ce moment-là que vous vous êtes rappelée que vous étiez là, et c"est à ce moment-là que vous vous êtes rappelée ce que Mme Franke vous avait dit?             
             R.      On m"a dit que cela s"était passé en juin, de sorte que je devais être là. Et je me rappelais que nous en avions parlé. Il avait été question de " sexétaire " et de " Biker Mama ".             
             Q.      Et vous avez dit que Mme Franke croyait qu"il s"agissait d"une plaisanterie?             
             R.      Eh bien! elle avait ri en mentionnant la chose, de sorte que je supposais que c"était une plaisanterie.             
             Q.      Vous n"étiez donc pas présente ces deux fois-là?             
             R.      Je n"étais pas là lorsque ces commentaires ont été faits.             
             Q.      Et ce que vous vous rappelez maintenant, c"est ce que Mme Franke vous a dit après chaque événement?             
             R.      C"est exact.             
             Q.      Et elle a ri en en parlant?             
             R.      Cela n"est arrivé qu"une seule fois, parce que les deux remarques ont été faites en même temps autant que je sache. Et elle a ri en me faisant part de ces commentaires.             
             Q      Qu"est ce qui vous fait croire que ces commentaires ont été faits au même moment?             
             R.      Je n"en ai pas la moindre idée, mais elle m"en a fait part au même moment.             
             Q.      Mme Franke vous a parlé des deux commentaires au même moment?             
             R.      À moi.             
             Q.      Et elle a dit que c"était ce que le major Couture lui avait dit et elle a ri en en parlant?             
             R.      C"est exact.             
             Q.      Vous rappelez-vous autre chose au sujet de cette conversation?             
             R.      Non.             
             Q.      Vous rappelez-vous combien de temps la conversation a duré, ou est-ce tout ce dont vous vous souvenez?             
             R.      C"est tout, oui.             

[60]      Plus loin dans son témoignage, Mme Eadie a déclaré que Mme Franke prenait volontiers part aux plaisanteries qui étaient faites à la base, et qu"elle ne se montrait aucunement offensée.

             [TRADUCTION]             
             Q.      Eh bien! faisait-on des plaisanteries, faisait-on beaucoup de commentaires d"ordre sexuel?             
             R.      On plaisantait beaucoup, mais je ne dirais pas que toutes les plaisanteries étaient d"ordre sexuel. Il y en avait, je suppose qu"elles étaient parfois de nature raciste, mais pas toutes. À mon sens, les plaisanteries ne m"importunaient pas, je ne les trouvais pas offensantes.             
             Q.      Mme Franke vous a-t-elle déjà dit que ce qui se passait l"offensait?             
             R.      Non, jamais, elle prenait toujours part à ce qui se passait à la cantine.             
             Q.      Que voulez-vous dire, elle y prenait toujours part?             
             R.      Eh bien! si elle était là à boire un café, elle ne se levait jamais pour partir comme si elle était offensée, de sorte qu"elle restait assiste et écoutait tout le monde et participait à la conversation.             
             Q.      Et de quelle façon y participait-elle?             
             R.      Eh bien! en riant et ainsi de suite. Ou encore elle faisait elle-même une plaisanterie.             
             Q.      Faisait-elle des plaisanteries, des plaisanteries osées?             
             R.      Je ne crois pas l"avoir déjà vue faire des plaisanteries. À la cantine, elle avait mentionné des choses au sujet des hommes et des choses du même genre.             
             Q.      Pourriez-vous préciser, qu"entendez-vous par " au sujet des hommes et des choses du même genre "; s"adressait-elle uniquement à vous?             
             R.      Non, elle s"adressait à tous ceux qui étaient dans la cantine. Elle avait l"habitude de se caler sur la chaise et de dire : " Bon sens que j"aimerais être baisée ". Et : " Il n"y a pas suffisamment d"hommes ici, on manque d"hommes. " Et elle avait l"habitude de parler de son ami, un Français, c"est comme cela qu"elle l"appelait, et de faire l"amour sur la plage et de choses du même genre, devant tout le monde.27             

[61]      En ce qui concerne les commentaires et les gestes de l"adjum MacNair, et la question de savoir si Mme Franke avait demandé au lieutenant Vedova de lui dire de ne plus l"importuner, voici ce que le lieutenant Vedova a dit :

             [TRADUCTION]             
             Q.      M. MacNair vous a-t-il déjà importunée?             
             R.      Non, jamais. Il a toujours été respectueux.             
             Q.      Quelqu"un d"autre dans le bureau vous a-t-il déjà fait savoir que M. MacNair les importunait?             
             R.      Non, jamais.             
             Q.      Avez-vous déjà entendu dire qu"il importunait Mme Franke?             
             R.      Non, jamais.             
             Q.      Et, si je ne me trompe, vous avez déjà dit que Mme Franke ne vous avait jamais informée que M. MacNair lui posait des problèmes?             
             R.      En effet.             
             Q.      Mme Franke vous-a-t-elle déjà demandé de veiller à ce que M. MacNair ne l"importune plus?             
             R.      Si je me rappelle bien, jamais.             
             Q.      Vous rappelleriez-vous quelque chose comme cela?             
             R.      Oui.             
             Q.      M. MacNair semblait-il intimider ou terrifier Mme Franke?             
             R.      Non.28             

[62]      De plus, l"adjum MacNair a déclaré qu"on ne lui avait jamais fait savoir que Mme Franke se sentait mal à l"aise.

             [TRADUCTION]             
             Q.      Vous a-t-on déjà fait savoir que Mme Franke se sentait mal à l"aise au bureau, que quelqu"un au bureau la mettait mal à l"aise?             
             R.      Non.             
             Q.      Vous l"a-t-on déjà fait savoir, en particulier en ce qui vous concerne?             
             R.      Absolument pas, absolument pas.29             

[63]      En fin de compte, le tribunal n"a pas accordé beaucoup d"importance au témoignage de la plaignante, à savoir que ces commentaires l"avaient offensée au moment où ils avaient été faits. En ce qui concerne le témoignage de Mme Campbell, l"un des témoins, qui laisse entendre que certains commentaires avaient offensé Mme Franke au moment où ils avaient été faits30, la Commission soutient que le fait que le tribunal a expressément omis de tenir compte de cet élément de preuve constitue une erreur susceptible de révision. Dans ce cas-ci, étant donné que l"ensemble de la preuve étaye la conclusion du tribunal et qu"il incombe à celui-ci d"apprécier la preuve, je ne suis pas prête à conclure que le tribunal n"a pas tenu compte d"éléments de preuve pertinents ou que sa conclusion était manifestement déraisonnable.

[64]      En outre, les commentaires ont été jugés suffisants pour constituer du harcèlement sexuel.

[65]      En ce qui concerne le commentaire que le major Couture avait fait au sujet de la " sexétaire ", le lieutenant Vedova a déclaré que Mme Franke ne lui avait pas dit qu"à son avis, cela constituait un incident [TRADUCTION] " sérieux ".

             [TRADUCTION]             
             Q.      À votre connaissance, Mme Franke est-elle déjà allée vous voir pour parler du fait que M. Couture l"avait qualifiée de " sexétaire "?             
             R.      Ouais, je " et c"est " je ne me rappelle pas, je crois que j"assistais à la réunion lorsque cela s"est produit. Et il en a été question par la suite, mais rien ne montrait qu"il s"agissait de quelque chose de sérieux ou " cela était certainement déplacé, mais "             
             Q.      Lorsque vous dites que cela était déplacé, est-ce votre opinion ou celle de Mme Franke?             
             R.      C"était son opinion. Et c"était également la mienne.             
             Q.      Elle vous a dit qu"à son avis, c"était déplacé?             
             R.      Je ne me rappelle pas exactement ce qu"elle a dit, mais cela était certainement injustifié.             
             Q.      Ce que j"aimerais savoir, Madame, c"est si, après que Mme Franke vous a fait cette remarque " combien de fois l"a-t-elle faite?             
             R.      Nous en avons parlé par la suite " je crois que c"était juste après la réunion, et l"affaire en est restée là. Elle ne m"a jamais demandé d"aller en parler au major ou de faire quoi que ce soit d"autre. J"étais dans une situation embarrassante, j"allais fondamentalement confronter le major Couture au sujet de son comportement. Bien sûr, cela était déplacé, mais elle n"a jamais dit qu"elle voulait que j"assure le suivi ou qu"elle croyait que cela était grave.31             

[66]      La preuve a démontré que l"atmosphère, au BTB, était passablement joviale. On faisait parfois des plaisanteries et des commentaires d"ordre sexuel, et Mme Franke y prenait activement part32. Dans ces conditions, et compte tenu de la preuve, j"estime que la conclusion du tribunal selon laquelle les événements allégués n"étaient pas suffisants pour constituer du harcèlement sexuel est raisonnable et satisfait à la norme de contrôle susmentionnée.

[67]      Dans l"arrêt Southam , supra, le juge Iacobucci a dit qu"en appliquant la norme de la décision raisonnable simpliciter , si la conclusion du tribunal est raisonnable et si elle est fondée sur la preuve, la cour qui exerce le contrôle ne devrait pas intervenir.

             En guise de conclusion de mon analyse de cette question, je tiens à faire observer que le décideur chargé du contrôle de la décision, et même un décideur appliquant la norme de la décision raisonnable simpliciter, sera souvent tenté de trouver un moyen d"intervenir dans les cas où il aurait lui-même tiré la conclusion contraire. Les cours d"appel doivent résister à cette tentation. Mon affirmation selon laquelle je ne serais peut-être pas arrivé à la même conclusion que le Tribunal ne devrait pas être considérée comme une invitation aux cours d"appel à intervenir dans les cas comme celui qui nous intéresse, mais plutôt comme une mise en garde contre pareille intervention et comme un appel à la retenue. La retenue judiciaire s"impose si l"on veut façonner un système de contrôle judiciaire cohérent, rationnel et, à mon sens, judicieux.33             

     À mon avis, le même principe s"applique ici.

     4.      Le tribunal a-t-il commis une erreur dans son analyse de la plainte relative au traitement différent?

[68]      En plus des allégations de harcèlement sexuel allant à l"encontre du paragraphe 14(1) de la LCDP , la plaignante allègue avoir fait l"objet d"un traitement différent, en violation de l"article 7 de la Loi.

[69]      En examinant cette allégation, la majorité a conclu ce qui suit :

             Rien ne prouve que les plaintes du caporal Franke à propos des agissements du major Couture ou de l"adjum MacNair aient été prises au sérieux et, par conséquent, il serait un peu naïf de penser que des représailles de leur part supposeraient la complicité d"au moins quatre membres du comité de discipline, soit l"adjum MacNair, l"adjudant Boudreau, le sergent Caron et le chef Dougherty. Cette certitude inébranlable de la plaignante est peut-être tout simplement la manifestation de la paranoïa et de la mégalomanie décrites par le Dr Passey.             

Décision de la majorité, page 25.

[70]      Le tribunal a conclu que la plaignante n"avait pas été traitée différemment à cause de la plainte de harcèlement. De nombreux éléments de preuve étayent pareille conclusion. Malgré les allégations que la plaignante a faites, à savoir que l"" incident des chaussures " et l"avertissement écrit subséquent étaient liés aux présumés incidents de harcèlement sexuel, la preuve tend à montrer le contraire. L"" incident des chaussures " a eu lieu le 29 octobre 1991, soit un mois après que les présumées " insinuations de nature sexuelle " eurent pris fin.

[71]      Deux membres du comité consultatif féminin, qui visitaient toutes les unités de la base à ce moment-là pour traiter de questions de tenue vestimentaire et d"apparence, se sont présentées sans être annoncées au bureau de Mme Franke. Toutefois, la plaignante a reconnu que deux semaines plus tôt, l"un des membres du comité avait attiré son attention sur le fait que les chaussures qu"elle portait n"étaient pas réglementaires et qu"une inspection serait effectuée34. Le jour où l"inspection a eu lieu, la plaignante portait encore les chaussures non réglementaires.

[72]      La plaignante a agi d"une façon insubordonnée envers deux officiers de sexe féminin et elle a donc reçu le 26 novembre 1991 un avertissement écrit pour insubordination. Aucun élément de preuve ne montre que l"avertissement écrit résultait des griefs internes qui avaient été présentés au sujet des incidents allégués de harcèlement sexuel. En outre, je note que la présente plainte de harcèlement sexuel a de fait été déposée uniquement après que l"avertissement écrit pour insubordination eut été donné " quatre mois après que les événements allégués eurent cessé.

[73]      La preuve montre que les malencontreux événements subséquents et la détérioration de l"état de santé de Mme Franke avaient peu de choses à voir avec une forme de harcèlement sexuel.

[74]      Le docteur Passey, dont le témoignage a été jugé fort crédible par le tribunal, a conclu ce qui suit :

             [TRADUCTION]             
             Mais cela a subséquemment donné lieu à un avertissement écrit pour insubordination, ou des problèmes d"attitude lorsqu"il s"agissait de suivre les ordres. Et je ne puis voir l"existence d"un rapport, à part le fait que Mme Franke estime d"une certaine façon que tout cela est lié à un complot visant à lui faire changer d"attitude sur le plan sexuel.             
             À mon sens, cela montre davantage le degré " l"une de deux choses. Soit de la manipulation de sa part, soit selon toute probabilité de la paranoïa de sa part, c"est-à-dire que cela fait partie d"un complot en vue de la persécuter. Je ne vois donc pas comment il peut exister un lien entre les deux.35             

[75]      Compte tenu de la preuve, je ne puis conclure que la conclusion tirée par le tribunal est déraisonnable.

CONCLUSION

[76]      Le tribunal a rejeté une bonne partie du témoignage de Mme Franke ainsi que celui de son psychiatre, le docteur Halliday, pour le motif qu"ils n"étaient pas crédibles. Les conclusions de fait et les conclusions relatives à la crédibilité relèvent carrément de la compétence du tribunal et cette cour n"interviendra pas à la légère. La Commission n"a pas réussi à démontrer que ces conclusions étaient manifestement déraisonnables ou que le tribunal était de mauvaise foi en les tirant.

[77]      Je conclus donc que, dans l"ensemble, la preuve étaye les conclusions du tribunal, à savoir que la conduite reprochée n"était pas en fait importune ou non voulue au moment pertinent et qu"elle n"était pas suffisamment grave ou persistante pour constituer du harcèlement sexuel. Enfin, la preuve étaye également la conclusion du tribunal selon laquelle Mme Franke n"a pas fait l"objet d"un traitement différent en raison de son sexe.

[78]      Cela étant, et pour les motifs susmentionnés, j"estime que la conclusion du tribunal était raisonnable et qu"elle ne devrait pas être modifiée.

[79]      La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

     " Danièle Tremblay-Lamer "

                                         JUGE

TORONTO (ONTARIO)

le 28 avril 1999.

Traduction certifiée conforme

L. Parenteau, LL.L.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :      T-1200-98

    

INTITULÉ DE LA CAUSE :      Commission canadienne des droits de la personne
     c.
     Les Forces armées canadiennes et Kimberley Franke
LIEU DE L'AUDIENCE :      Vancouver (Colombie-Britannique)

DATE DE L'AUDIENCE :      le 11 mars 1999

MOTIFS DE L'ORDONNANCE du juge Tremblay-Lamer en date du 28 avril 1999

ONT COMPARU :

Margaret-Rose Jamieson          POUR LA DEMANDERESSE

Darlene Patrick          POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Margaret-Rose Jamieson          POUR LA DEMANDERESSE

Commission canadienne des droits

de la personne

Morris Rosenberg          POUR LA DÉFENDERESSE

Sous-procureur général

du Canada     

__________________

1      L.R.C. (1985), ch. H-6.

2      Kimberley Franke et la Commission canadienne des droits de la personne c. Les Forces armées canadiennes (15 mai 1998), par la majorité, à la p. 21.

3      Ibid. p. 22.

4      Ibid. aux p. 33 à 40.

5      Supra, note 2, par la minorité, à la p. 159.

6      Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554.

7      Ibid.; voir également University of British Columbia c. Berg, [1993] 2 R.C.S. 353.

8      Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748 aux p. 766 et 767.

9      Ibid. à la p. 778.

10      Janzen c. Platy Enterprises, [1989] 1 R.C.S. 1252.

11      Ibid. à la p. 1284.

12      Ibid.

13      A.P. Aggarwal, Sexual Harassment in the Workplace, 2e éd. (Toronto : Butterworths, 1992) à la p. 64.

14      Voir par exemple Kym Louise Lobzun c. Dover Arms Neighborhood Public House Ltd. (1996), 25 C.H.R.R. D/284 (B.C.C.H.R.); voir également Kirstina Potapcyk c. Allistair MacBain (1984), C.H.R.R. D/2285.

15      Janzen, supra note 10 aux p. 1277, 1280, 1280 et 1281 [renvois omis].

16      Aggarwal, supra note 13 aux p. 5 à 14.

17      Pour un bref examen de ce débat, voir Aggarwal, supra note 13 aux p. 72 et 73.

18      Voir par exemple Re Ottawa Board of Education and Ottawa Board of Education Employees Union (1989), 5 L.A.C. (4th) 171 (Bendel).

19      Voir K. Gallivan, "Sexual Harassment After Janzen v. Platy : the Transformative Possibilities" (1991), 49 UofT Fac. L.Rev. 27.

20      M. Drapeau, Le Harcèlement sexuel au travail, Éditions Yvon Blais 1991 à la p. 102.

21      Supra note 2 aux p. 24 et 25.

22      Voir par exemple Ibid. aux p. 4, 8 et 9, 11.

23      Ibid. à la p. 24.

24      Transcription, vol. 12 aux p. 1700 et 1701.

25      Ibid. à la p. 1712.

26      Transcription, vol. 13 à la p. 2028.

27      Transcription, vol. 18 aux p. 2855 et 2856.

28      Transcription, vol. 14 aux p. 2157 et 2158.

29      Transcription, vol. 18 aux p. 3031 et 3032.

30      Transcription, vol. 6 aux p. 871 à 875.

31      Transcription, vol. 14 aux p. 2151 et 2152.

32      Voir par exemple le témoignage de l"adjum MacNair, transcription vol. 18 aux p. 3009 et 3010; M. Churchill, transcription vol. 13 aux p. 1999 et 2000, 2002 à 2004; et Mme Eadie, transcription vol. 18 aux p. 2855 et 2856.

33      Southam, supra note 8 à la p. 788 [je souligne].

34      Transcription, vol. 1 à la p. 137.

35      Transcription, vol 15 à la p. 2431.

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