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     T-245-96

     OTTAWA (ONTARIO), LE VENDREDI 10 OCTOBRE 1997

     EN PRÉSENCE DE M. LE JUGE TEITELBAUM

ENTRE :

     ALIBI ROADHOUSE INC.,

     requérante,

     - et -

     GRANDMA LEE'S INTERNATIONAL HOLDINGS LIMITED,

     intimée.

     O R D O N N A N C E

     Pour les raisons exposées dans les motifs de l'ordonnance, la demande est rejetée avec dépens.

                                 " Max M. Teitelbaum "

                            
                                     J U G E
Traduction certifiée conforme :             
                             Claire Vallée, LL.B.

     T-245-96

ENTRE :

     ALIBI ROADHOUSE INC.,

     requérante,

     - et -

     GRANDMA LEE'S INTERNATIONAL HOLDINGS LIMITED,

     intimée.

     MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE TEITELBAUM

     La présente instance a été introduite par le dépôt d'un avis de requête introductive d'instance daté du 30 janvier 1996. La requérante, Alibi Roadhouse Inc., [TRADUCTION] " une personne intéressée en ce qui concerne l'enregistrement de la marque de commerce no 446,742 ", demande à la Cour d'ordonner que [TRADUCTION] " l'inscription numéro 446,742 au registre des marques de commerce datée du 25 août 1995, au nom de Grandma Lee's International Holdings Limited, soit radiée ".

     La requérante soutient que la marque de commerce de l'intimée n'est pas distinctive, que l'intimée n'avait pas le droit d'enregistrer cette marque et que la priorité d'enregistrement aurait dû être accordée à la marque de commerce de la requérante.

FAITS

     La requérante est propriétaire d'un restaurant et d'un bar situés à London (Ontario). Le bar est exploité sous le nom " Alibi Roadhouse " depuis au moins octobre 1988. Le terme " Alibi " apparaît sur la carte et les enseignes du restaurant et du bar depuis lors. Le 27 janvier 1995, la requérante a présenté une demande en vue de faire enregistrer le terme " Alibi " comme marque de commerce relativement aux services d'un restaurant et d'un bar. La demande précisait que la marque de commerce était employée en liaison avec l'exploitation du restaurant et du bar depuis au moins octobre 1988. Le 19 mai 1995, l'examinateur du Bureau des marques de commerce a refusé la marque de commerce de la requérante pour le motif qu'elle créait de la confusion avec la marque de commerce de l'intimée dont la demande d'enregistrement était pendante.

     Le 3 août 1994, l'intimée a présenté une demande d'enregistrement d'une marque de commerce à l'égard d'un dessin où les termes " Alibi BAR & GRILL " apparaissent dans un motif en losange; les mots " BAR " et " GRILL " font l'objet d'une renonciation. La demande précise que la marque de commerce est employée en liaison avec les services d'un restaurant et d'un bar depuis le 28 janvier 1994. La marque de commerce de l'intimée a finalement été enregistrée (no d'enregistrement 446,742) le 25 août 1995.

     Le 30 janvier 1996, la requérante a engagé une procédure par voie d'avis de requête introductive d'instance en vue de faire radier du registre la marque de commerce de l'intimée. Essentiellement, la requérante invoque les trois moyens suivants à l'appui de sa requête :

         1)      L'intimée n'était pas en droit d'obtenir l'enregistrement puisque, à la date où elle a produit sa demande de marque de commerce, celle-ci créait de la confusion avec la marque de commerce de la requérante qui avait été employée antérieurement au Canada.                         

    

         2)      Au moment de l'introduction de la présente instance, la marque de commerce de l'intimée ne permettait pas de distinguer les services en liaison avec lesquels elle est employée de ceux fournis par la requérante, ou n'était pas adaptée à les distinguer ainsi.                         
         3)      L'examinateur a commis une erreur en décidant de faire droit à la demande de l'intimée et d'enregistrer la marque de commerce de façon prioritaire. Suivant le renvoi 306 du Manuel d'examen des marques de commerce, si l'examinateur arrive à la conclusion qu'une demande de marque de commerce crée de la confusion avec la marque de commerce faisant l'objet de l'examen, le requérant ayant droit à l'enregistrement est celui qui, selon sa demande, emploie la marque de commerce au Canada depuis le plus longtemps (lorsque la demande d'enregistrement se fonde sur l'emploi au Canada). Comme la date de début d'emploi mentionnée dans la demande de l'intimée est postérieure à la date de début d'emploi indiquée dans la demande de la requérante, c'est la marque de commerce de cette dernière qui aurait dû être enregistrée en priorité.                         

     Lors de l'audience tenue devant moi, la requérante a renoncé à invoquer le troisième motif.

DISPOSITIONS LÉGISLATIVES APPLICABLES

     Le paragraphe 18(1) de la Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), ch. T-13, et ses modifications, énonce les motifs d'invalidité pour lesquels une marque de commerce déposée peut être radiée du registre des marques de commerce :

         18. (1) Quand l'enregistrement est invalide. " L'enregistrement d'une marque de commerce est invalide dans les cas suivants :         
         a) la marque de commerce n'était pas enregistrable à la date de l'enregistrement;         
         b) la marque de commerce n'est pas distinctive à l'époque où sont entamées les procédures contestant la validité de l'enregistrement;         
         c) la marque de commerce a été abandonnée.         
         Sous réserve de l'article 17, l'enregistrement est invalide si l'auteur de la demande n'était pas la personne ayant droit de l'obtenir.                 

QUESTIONS EN LITIGE

A. La requérante n'avait pas le droit d'enregistrer la marque de commerce

     Le dernier énoncé du paragraphe 18(1) prévoit qu'une marque de commerce peut être tenue pour invalide si l'auteur de la demande d'enregistrement n'était pas la personne ayant droit de l'obtenir. Cependant, la demande de radiation de l'enregistrement doit d'abord satisfaire aux exigences de l'article 17, dont voici le texte :

         17. (1) Effet de l'enregistrement relativement à l'emploi antérieur, etc. "                 
         Aucune demande d'enregistrement d'une marque de commerce qui a été annoncée selon l'article 37 ne peut être refusée, et aucun enregistrement d'une marque de commerce ne peut être radié, modifié ou tenu pour invalide, du fait qu'une personne autre que l'auteur de la demande d'enregistrement ou son prédécesseur en titre a antérieurement employé ou révélé une marque de commerce ou un nom commercial créant de la confusion, sauf à la demande de cette autre personne ou de son successeur en titre, et il incombe à cette autre personne ou à son successeur d'établir qu'il n'avait pas abandonné cette marque de commerce ou ce nom commercial créant de la confusion, à la date de l'annonce de la demande du requérant.                 

     Par conséquent, la requérante doit établir qu'elle n'avait pas abandonné sa marque de commerce à la date de l'annonce de la demande d'enregistrement de l'intimée. Le cas échéant, la requérante doit alors également prouver que l'intimée a violé le paragraphe 16(1) :

         16. (1) Enregistrement des marques de commerce employées ou révélées au Canada. " Tout requérant qui a produit une demande selon l'article 30 en vue de l'enregistrement d'une marque de commerce qui est enregistrable et que le requérant ou son prédécesseur en titre a employée ou fait connaître au Canada en liaison avec des marchandises ou services, a droit, sous réserve de l'article 38, d'en obtenir l'enregistrement à l'égard de ces marchandises ou services, à moins que, à la date où le requérant ou son prédécesseur en titre l'a en premier lieu ainsi employée ou révélée, elle n'ait créé de la confusion :                 
         a) soit avec une marque de commerce antérieurement employée ou révélée au Canada par une autre personne;                 
         b) soit avec une marque de commerce à l'égard de laquelle une demande d'enregistrement avait été antérieurement produite au Canada par une autre personne;                 
         c) soit avec un nom commercial qui avait été antérieurement employé au Canada par une autre personne.                 

     Pour faire valoir qu'une marque de commerce crée de la confusion, il faut d'abord examiner la définition de l'expression " créant de la confusion " qui figure à l'article 2 :

         2. Définitions. " Les définitions qui suivent s'appliquent à la présente loi.

         " créant de la confusion " " " créant de la confusion " Relativement à une marque de commerce ou un nom commercial, s'entend au sens de l'article 6.                 

     Ce qui nous amène à l'article 6, dont voici les extraits pertinents :

         6. (1) Quand une marque ou un nom crée de la confusion. " Pour l'application de la présente loi, une marque de commerce ou un nom commercial crée de la confusion avec une autre marque de commerce ou un autre nom commercial si l'emploi de la marque de commerce ou du nom commercial en premier lieu mentionnés cause de la confusion avec la marque de commerce ou le nom commercial en dernier lieu mentionnés, de la manière et dans les circonstances décrites au présent article.                 
         (2) Idem. " L'emploi d'une marque de commerce crée de la confusion avec une autre marque de commerce lorsque l'emploi des deux marques de commerce dans la même région serait susceptible de faire conclure que les marchandises liées à ces marques de commerce sont fabriquées, vendues, données à bail ou louées, ou que les services liés à ces marques sont loués ou exécutés, par la même personne, que ces marchandises ou ces services appartiennent ou non à la même catégorie générale.                 
         (5). Éléments d'appréciation. " En décidant si des marques de commerce ou des noms commerciaux créent de la confusion, le tribunal ou le registraire, selon le cas, tient compte de toutes les circonstances de l'espèce, y compris :                 
         a) le caractère distinctif inhérent des marques de commerce ou noms commerciaux, et la mesure dans laquelle ils sont devenus connus;                 
         b) la période pendant laquelle les marques de commerce ou noms commerciaux ont été en usage;                 
         c) le genre de marchandises, services ou entreprises;                 
         d) la nature du commerce;                 
         e) le degré de ressemblance entre les marques de commerce ou les noms commerciaux dans la présentation ou le son, ou dans les idées qu'ils suggèrent.                 

     Par conséquent, la requérante doit premièrement établir qu'elle n'avait pas abandonné sa marque de commerce à la date de l'annonce de la demande d'enregistrement produite par l'intimée et, deuxièmement, qu'à la date à laquelle l'intimée l'a employée pour la première fois, la marque de commerce créait de la confusion avec une autre marque de commerce antérieurement employée au Canada par la requérante. On estimera qu'il y a confusion lorsque l'emploi des deux marques de commerce dans la même région est susceptible de faire conclure que les services liés à ces marques de commerce sont loués ou exécutés par la même personne, que ces services soient ou non de la même catégorie générale. Les facteurs dont il faut tenir compte pour déterminer s'il y a confusion sont énoncés au paragraphe 6(5), mais cette disposition n'est pas exhaustive.

B. La marque de commerce de l'intimée n'était pas distinctive au moment de l'introduction de l'instance

     Comme le précise l'alinéa 18(1)b), la question du caractère distinctif doit être tranchée en fonction de la date à laquelle la procédure de contestation de la validité de l'enregistrement a été engagée. La définition du terme " distinctive " est donnée à l'article 2 :

         2. Définitions. " Les définitions qui suivent s'appliquent à la présente loi.         
         " distinctive " " " distinctive " Relativement à une marque de commerce, celle qui distingue véritablement les marchandises ou services en liaison avec lesquels elle est employée par son propriétaire, des marchandises ou services d'autres propriétaires, ou qui est adaptée à les distinguer ainsi.                 

     Le caractère distinctif tient donc à trois éléments : 1) la marque est employée en liaison avec les services, (2) le propriétaire de la marque se sert de ce lien et vend les services et (3) ce lien permet au propriétaire de distinguer ses services de ceux des autres (voir la décision Philip Morris Inc. c. Imperial Tobacco Ltd. (1985), 7 C.P.R. (3d) 254 (C.F. 1re inst.)).

     La question de savoir si la marque de commerce répond à ces trois critères est une question de fait qui doit être tranchée à la lumière de toutes les circonstances de l'espèce. Selon le juge Denault :

         [...] la Cour devrait toujours entreprendre son analyse par l'examen du libellé utilisé dans l'enregistrement contesté. Elle devrait déterminer si, à l'époque pertinente, le propriétaire de la marque ou toute autre personne employait la marque de commerce en question en liaison avec les marchandises ou les services énumérés dans l'enregistrement. Ce n'est qu'une fois cette analyse complétée que la Cour sera en mesure de déterminer si la marque de commerce distingue effectivement les marchandises ou services de son propriétaire de celles d'autres producteurs ou fournisseurs de telles marchandises ou de tels services.                 

     (Steinberg Inc. c. J.L. Duval Ltée, [1993] 1 C.F. 145 (C.F. 1re inst.)).

     Au moment d'effectuer cette analyse, il est inopportun de disséquer la marque de commerce et d'examiner ses composantes (Labatt Brewing Co. c. Molson Breweries, A Partnership (1992), 42 C.P.R. (3d) 481, à la page 494 (C.F. 1re inst.), où le juge Dubé renvoie à l'ouvrage de H.G. Fox intitulé The Canadian Law of Trade-Marks and Unfair Competition, 3e éd., Toronto, Carswell, 1972, à la page 27).

     La Cour suprême du Canada a statué que la marque de commerce doit être distinctive pour tous les utilisateurs probables du service, y compris le consommateur final (Parke, Davis & Co. v. Empire Laboratories Ltd. (1963), 41 C.P.R. 121, à la page 145 (C. de l'É.), conf. dans 43 C.P.R. 1 (C.S.C.)). Dans l'arrêt Magder c. Breck's Sporting Goods Co., [1973] C.F. 360 (C.A.F.), le juge en chef Jackett a estimé que " c'est une question de fait que de savoir quelle indication précise la marque de commerce transmet "véritablement" au public ". Le juge Strayer reprend cette notion dans l'affaire Royal Doulton Tableware Ltd. c. Cassidy's Ltd. , [1986] 1 C.F. 357 (C.F. 1re inst.) lorsqu'il écrit : " [e]n dernière analyse, ces arrêts établissent que l'élément essentiel est l'image donnée au public " (à la page 371).

     Voici les marques de commerce en cause :

     Le terme visé par la demande de marque de commerce produite par la requérante le 26 janvier 1995 est " Alibi " (voir la pièce A jointe à l'affidavit de Daniel Wayne Johnson) et il figure à l'onglet 2 du dossier.


ARGUMENTS DES PARTIES

1.      Arguments de la requérante

     La requérante soutient que la marque de commerce de l'intimée ne distingue pas les services de cette dernière de ceux qu'elle offre ni n'est adaptée à les distinguer ainsi. Or, elle ne précise pas en quoi la marque de commerce de l'intimée n'est pas distinctive.

     Le deuxième motif d'invalidité invoqué par la requérante est le suivant : l'intimée n'était pas en droit d'obtenir l'enregistrement parce que, à la date où elle a produit sa demande d'enregistrement, sa marque de commerce créait de la confusion avec la marque de commerce de la requérante qui avait été antérieurement employée au Canada. Il s'agit là d'une interprétation erronée des dispositions législatives applicables. Au risque de me répéter, il faut satisfaire aux exigences de l'article 16 (suivant le dernier énoncé de l'article 18) pour avoir droit à l'enregistrement. Cette disposition énonce sans équivoque que la confusion avec une marque de commerce antérieurement employée au Canada s'établit à la date à laquelle l'auteur de la demande d'enregistrement a en premier lieu employé la marque de commerce. La question de savoir si la marque de commerce de l'intimée créait de la confusion avec la marque de commerce de la requérante à la date à laquelle l'intimée a produit sa demande de marque de commerce n'a aucune pertinence.

     La requérante a fourni des copies de la carte du restaurant et du bar Alibi ainsi que des photographies de ceux-ci afin d'étayer sa prétention voulant qu'elle n'ait pas abandonné sa marque de commerce à la date de l'annonce de la demande de l'intimée (en application de l'article 17). Comme signalé précédemment, la preuve du fait que la requérante n'avait pas abandonné sa marque de commerce à la date de l'annonce de la demande de l'intimée est nécessaire pour établir l'invalidité suivant le dernier énoncé de l'article 18.

    

     La plupart des affidavits et des autres documents visent à contester l'emploi de la marque de commerce déposée que revendique l'intimée en liaison avec les services qu'elle offre au centre commercial Herongate à Ottawa. La requérante a présenté certains éléments de preuve laissant entendre que l'intimée n'exploitait pas un bar appelé " Alibi " en 1986. Elle a produit un extrait, daté de juin 1995, du TSE Review (un document de la bourse de Toronto) selon lequel l'intimée avait fait l'essai du jumelage des services offerts par les entreprises Grandma Lee's et Alibi au centre commercial Herongate [TRADUCTION] " au cours de la dernière année ". Par ailleurs, un examen a révélé que l'établissement Alibi Bar & Grill de l'intimée ne figure dans les annuaires téléphoniques de la région d'Ottawa-Hull que depuis 1995.

     La requérante allègue en outre que la marque de commerce employée par l'intimée en 1986 était différente de la marque déposée. Elle renvoie à l'ancienne carte de l'intimée sur laquelle apparaissent les termes " Grandma Lee's Alibi Dining Lounge " ainsi que la représentation d'un joueur de football et les mots " Watch TSN network here! ". Le terme " Alibi " est inscrit en caractères gras et souligné d'un trait gras. Comme la marque de commerce déposée n'était pas employée en 1986, la requérante soutient que l'intimée ne peut en revendiquer l'emploi antérieur.

2.      Arguments de l'intimée

     Les observations de l'intimée portent plus particulièrement sur les allégations formulées par la requérante au sujet de l'existence en 1986 du bar " Alibi " exploité par l'intimée et du prétendu non-emploi de la marque déposée avant l'enregistrement.

     L'intimée affirme avoir employé dès 1986, par l'entremise d'un franchisé, la marque de commerce " Alibi " en liaison avec un bar situé au centre commercial Herongate à Ottawa. Elle a présenté un affidavit d'Allan R. Biggs, président du conseil d'administration et président-directeur général de Grandma Lee's, selon lequel elle était propriétaire du restaurant et du bar du centre commercial Herongate en 1981. C'est en 1986 que le bar a été rebaptisé " Alibi ". M. Biggs déclare que le restaurant et le bar sont maintenant la propriété d'un franchisé autorisé à employer la marque de commerce. L'intimée s'appuie également sur un affidavit d'Ann Chartrand, gérante du bar Alibi, qui affirme que le restaurant Grandma Lee's et le bar Alibi sont exploités dans un même établissement depuis 1986 et que, depuis ce temps, des enseignes portant la marque Alibi sont installées à cet endroit. Enfin, dans son affidavit, Judy Purcell, gérante du centre commercial Herongate, précise que les registres de ce dernier mentionnent l'existence du bar Alibi en 1986.

     Pour réfuter la preuve de la requérante suivant laquelle le bar Alibi ne figurait pas dans l'annuaire téléphonique avant 1995, l'intimée avance que, depuis 1986, Alibi et Grandma Lee's utilisent la même ligne téléphonique. Elle soutient également que l'on répond aux appels reçus en utilisant l'expression " Grandma Lee's/Alibi " ou des variantes de celle-ci.

     L'intimée n'a pas contesté l'allégation de la requérante voulant qu'elle n'ait employé, en 1986, qu'une variante de la marque déposée Alibi. En fait, l'intimée a présenté une carte et une photographie du miroir installé au bar qui arborent l'ancienne marque " Alibi ". Dans son affidavit daté du 30 octobre 1996, Mme Chartrand déclare que l'ancienne marque apparaissant sur le miroir a été employée jusqu'en août 1996 avant d'être remplacée, on le présume, par la nouvelle marque de commerce " Alibi " lors de travaux de rénovation. L'intimée n'a jamais présenté un élément de preuve, autre que l'affirmation faite dans la demande d'enregistrement de sa marque de commerce, permettant de déterminer à quel moment le dessin de la marque déposée Alibi a en premier lieu été employé.

     Par contre, l'intimée soutient que l'ancienne marque " Alibi " est employée depuis 1986 et qu'il s'agit bien d'un emploi de la marque déposée puisque les différences entre les deux marques sont négligeables.

ANALYSE

A. La requérante n'avait pas le droit d'enregistrer sa marque de commerce

     Comme il a été signalé, la question de savoir s'il y a lieu d'invalider une marque de commerce parce qu'elle crée de la confusion avec une autre marque de commerce antérieurement employée au Canada par une autre personne doit être tranchée à la date à laquelle l'auteur de la demande d'enregistrement a en premier lieu employé la marque de commerce. J'examinerai donc la question de la confusion à cette date, et non à celle où l'intimée a produit la demande d'enregistrement de sa marque de commerce.

     La question suivante doit être résolue : quand l'intimée a-t-elle en premier lieu employé sa marque de commerce? La requérante fait valoir que l'intimée a employé deux marques différentes. L'ancienne marque a été employée à partir de 1986 jusqu'en août 1996 à tout le moins. Selon sa demande d'enregistrement, l'intimée emploie la marque actuellement déposée depuis le 28 janvier 1994. Évidemment, l'intimée n'était pas tenue de préciser la date du premier emploi dans sa demande (voir la décision Marineland Inc c. Marine Wonderland and Animal Park Ltd., [1974] 2 C.F. 558 (1re inst.)), mais aucun autre élément de preuve n'établit une date antérieure. Il est difficile de dire quand la marque déposée est, pour la première fois, apparue sur le miroir du bar, bien que la preuve laisse entendre que le changement serait survenu en août 1996, après les travaux de rénovation. Par conséquent, je suis convaincu qu'il est légitime de conclure que la marque de commerce, telle qu'elle a été enregistrée, a en premier lieu été employée le 28 janvier 1994.

     Il faut toutefois tenir compte de l'argument selon lequel les deux marques ne sont que légèrement différentes et que la marque déposée a donc effectivement été " employée " en 1986. Dans l'arrêt Promafil Canada Ltée c. Munsingwear Inc. (1992), 44 C.P.R. (3d) 59 (C.A.F.), la Cour d'appel s'est demandé si l'utilisation d'une marque déposée sous une forme modifiée constituait un emploi. Elle a conclu que, si les mêmes caractéristiques principales sont utilisées, sous réserve uniquement de différences mineures qui ne sont pas de nature à créer de la confusion chez un acheteur non averti ou à tromper celui-ci, la marque déposée demeure employée. La Cour d'appel cherchait à déterminer si " l'impression commerciale uniforme demeur[ait] la même ".

     La décision rendue dans l'affaire Playboy Enterprises Inc. c. Germain (1978), 39 C.P.R. (2d) 32 (C.F. 1re inst.) [ci-après Playboy] est encore plus pertinente. La Cour était appelée à se prononcer sur une marque utilisée avant l'enregistrement sous une forme différente de celle de la marque visée par la demande. Il s'agissait d'une procédure d'opposition engagée par la requérante, Playboy Enterprises, contre le coiffeur intimé. La requérante alléguait notamment que la marque utilisée par l'intimé différait de la marque visée par la demande d'enregistrement présentée par celui-ci. En effet, l'intimé souhaitait enregistrer la marque de commerce " PLAYBOY MEN'S HAIR STYLIST ", mais le terme " men's " n'apparaissait pas sur la carte professionnelle. En outre, la grande enseigne apposée sur la façade des locaux du coiffeur portait le mot " styling " au lieu de " stylist ", et sur l'enseigne installée à la fenêtre, le terme " stylist " était écrit au pluriel. Le juge Marceau a conclu que la différence n'était pas assez importante pour arriver à la conclusion que la marque n'était pas " employée " au sens de l'article 4. Il a renvoyé à l'extrait suivant de la décision J.H. Munro Ltd. v. T. Eaton Co. Western Ltd. et al. (1942), 2 C.P.R. 229 (C.S.C.-B.) [ci-après Munro] à la page 240 :

         [TRADUCTION]         
         La question de savoir si l'utilisation d'un texte déviant du texte exact équivaut au non-usage de la marque de commerce en cause est une question de fait qui doit être traitée comme un cas d'espèce. Le principe applicable est celui formulé par le juge Maclean dans l'affaire Honey Dew, selon lequel la déviation ne doit pas être de nature à tromper ou à causer un tort à quiconque.                 

     Le juge Marceau a conclu que ces différences n'avaient pas d'incidence sur la principale caractéristique de la marque et qu'elles n'avaient pas pour effet de créer de la confusion ou de tromper le public.

     La requérante et l'intimée ont renvoyé à plusieurs autres décisions rendues sous le régime de l'article 45 de la Loi sur les marques de commerce qui énoncent essentiellement le même principe (voir les jugements Doumak Inc. v. Fireside Snacks of Canada Ltd. (1994), 59 C.P.R. (3d) 107 (agent d'aud.), Registraire des marques de commerce c. Compagnie Internationale Pour L'Informatique CII Honeywell Bull, S.A., [1985] 1 C.F. 406 (C.A.F.), Saccone & Speed Ltd. c. Registraire des marques de commerce (1982), [1984] 1 C.F. 390 (1re inst.), Ladner Downs v. Joey's Only Restaurant Ltd. (1993), 52 C.P.R. (3d) 570 (agent d'aud.)). L'intimée renvoie en outre à l'instance en opposition introduite dans l'affaire Cluett, Peabody Canada Inc. v. Steven Gellis Sports Inc. (1994), 59 C.P.R. (3d) 287 (agent d'aud.), où la même conclusion est tirée. Ces décisions donnent également des exemples de cas où les différences emportent le non-emploi de la marque de commerce, mais, évidemment, la décision définitive qu'il convient de rendre dans un cas donné dépend des faits de l'espèce.

     Cependant, la requérante invoque l'affaire Beiersdorf AG v. Becton, Dickinson & Co. (1992), 44 C.P.R. (3d) 151 (agent d'aud.) à l'appui de sa prétention selon laquelle chacun des éléments d'une marque de commerce constitue une caractéristique importante qui doit être présente pour conclure qu'il y a emploi. Il s'agit d'une interprétation erronée de la décision rendue dans cette affaire. La lecture exhaustive du dossier révèle que l'agent d'audition se prononçait sur la marque de commerce en cause dans cette affaire et non sur les marques de commerce en général. La question de savoir si tous les éléments d'une marque de commerce donnée sont importants et doivent être présents pour permettre de conclure qu'il y a emploi est une question de fait qui doit être tranchée dans chaque cas.

     Il reste une question préliminaire à trancher avant d'examiner l'incidence de la jurisprudence citée sur la présente instance. Je dois rejeter l'affirmation de la requérante selon laquelle l'ancienne marque comprenait la représentation d'un joueur de football. Celle-ci vise manifestement à annoncer que le bar de l'intimée présentera des événements sportifs diffusés au réseau The Sports Network [TSN]. Comme le joueur de football ne figure pas à la deuxième page de la carte, il est évident que cette image ne fait pas partie de la marque. Je fais également observer que l'image du joueur de football n'apparaît pas sur le miroir du bar selon l'affidavit de Mme Chartrand. De même, je ne crois pas que les termes " Grandma Lee's " et " Dining Lounge ", qui sont écrits en caractères plus petits et avec des polices de caractères différentes, fassent partie d'une version jumelée de la marque " Alibi ". Comme l'avocat de l'intimée l'a signalé, l'usage de deux marques de commerce différentes constitue une pratique acceptable (voir la décision A.W. Allen Ltd. c. Warner Lambert Canada Inc. (1985), 6 C.P.R. (3d) 270 (C.F. 1re inst.)). Par conséquent, j'arrive à la conclusion que la marque effectivement employée par le bar Alibi en 1986 correspondait au mot " Alibi " écrit en gros caractères et souligné d'un trait gras.

     Quant à la marque déposée, je constate que les dessins de l'ancienne et de la nouvelle marques sont différents. La marque déposée se compose principalement d'un losange où le mot " Alibi " prédomine sur les deux tiers supérieurs du dessin. Les termes " Bar & Grill " se trouvent dans une figure de forme ovale apparaissant sous le mot " Alibi ". Ce dessin est différent de celui de l'ancienne marque de l'intimée susmentionnée.

     Malgré ces différences, j'estime que le principal élément figurant dans les deux marques est le terme " Alibi ". Il s'agit manifestement de la caractéristique prédominante de l'ancienne marque puisque la seule autre caractéristique qui s'y trouve est le trait de soulignement en gras. Quant à la marque déposée, le mot " Alibi " occupe une position dominante au centre du dessin. En outre, les termes " Bar " et " Grill " ont fait l'objet d'une renonciation et ils ne constituent pas une caractéristique importante de la marque. La présence des autres caractéristiques ou des ornements du dessin peuvent avoir pour effet de rendre la marque déposée plus attrayante, mais je ne suis pas persuadé qu'ils constituent des caractéristiques prédominantes de la marque. Je ne vois pas comment ces différences pourraient causer un préjudice au public ou tromper celui-ci ni comment elles ont modifié l'" impression commerciale ".

     Compte tenu de ma conclusion selon laquelle l'intimée emploie la marque déposée, ou une variante de celle-ci, depuis 1986, je dois déterminer si cette marque crée de la confusion avec une autre marque de commerce antérieurement employée au Canada à partir de 1986.

     La requérante a soutenu que sa marque de commerce est employée depuis au moins octobre 1988. Cette date est postérieure à celle du premier emploi de la marque de commerce par l'intimée. La requérante n'a présenté aucun élément de preuve concernant l'existence d'une autre marque qui aurait été employée en 1986 et qui pourrait créer de la confusion avec la marque de commerce de l'intimée.

     Par conséquent, j'arrive à la conclusion que l'intimée avait le droit d'obtenir l'enregistrement de la marque de commerce " Alibi ".

B. La marque de commerce de l'intimée n'était pas distinctive au moment de l'introduction de la présente instance

     Comme la requérante n'a produit aucune preuve à l'appui de ce motif d'invalidité, il peut être rejeté après examen sommaire. En fait, la requérante aurait probablement beaucoup de mal à recueillir des éléments de preuve qui permettent d'attaquer le caractère distinctif de la marque de commerce de l'intimée dans la région d'Ottawa, sinon ailleurs. Il ne fait aucun doute que l'intimée satisfait aux deux premiers volets du critère énoncé dans la décision Philip Morris. Le troisième élément présente davantage de difficultés puisqu'il faut établir si le lien entre la marque de commerce et les services visés permet à l'intimée de distinguer ses services de ceux offerts par d'autres.

     Comme les entreprises des parties sont situées à deux endroits précis au Canada, il importe de tenir compte de la décision rendue dans l'affaire Great Lakes Hotels Limited v. The Noshery Limited, [1968] 2 R.C.É. 622 [ci-après The Noshery]. Dans cette instance, la Cour a conclu que la marque de commerce " Penthouse " distinguait les services et les marchandises du propriétaire de ceux de l'intimée dans l'agglomération de Toronto , même si elle ne distinguait pas les services du propriétaire de ceux offerts par d'autres ailleurs au Canada. La Cour a jugé que la marque de commerce était distinctive au sens de la définition donnée à l'alinéa 2f) [maintenant l'article 2].

     Cette décision a été examinée dans l'affaire Motel 6 Inc. c. No. 6 Motel Ltd., [1982] 1 C.F. 638 (1re inst.) [ci-après Motel 6], où la Cour a affirmé que " [d]e toute évidence, un caractère distinctif local peut s'acquérir et être reconnu en droit dans certains cas ". Elle a établi une distinction entre cette espèce et l'affaire The Noshery parce que les faits se rapportaient aux " voyageurs " et non les " clients locaux ".

     Il semble qu'un principe analogue pourrait recevoir application en l'espèce. L'entreprise de la requérante est située à London (Ontario), tandis que celle de l'intimée se trouve à Ottawa (Ontario). Aucun élément de preuve n'établit que l'intimée ou la requérante exploite une entreprise ailleurs. La requérante n'a présenté aucune preuve à l'appui de sa prétention voulant que la marque de commerce de l'intimée ne distingue pas les services de cette dernière des siens. En réalité, la seule preuve ayant une certaine pertinence à cet égard est l'affidavit de Mme Chartrand selon lequel de nombreux clients appellent le bar " l'Alibi " (même si aucun lien entre la marque de commerce et les services du bar n'a été invoqué).

     Il est impossible de conclure que la requérante s'est acquittée de son obligation de prouver que la marque de commerce de l'intimée n'est pas distinctive (Mr. P's Mastertune Ignition Services Ltd. c. Tune Masters (1984), 82 C.P.R. (2d) 128 (C.F. 1re inst.)). En effet, la requérante devait produire, au début de la présente instance, des éléments de preuve étayant la prétention selon laquelle la marque déposée ne distingue pas les services de l'intimée. Or, il y a une absence totale de preuve concernant l'étendue de l'emploi de la marque Alibi de la requérante ou sa notoriété au Canada. En outre, compte tenu du fait que les restaurants et les bars en cause sont situés dans deux municipalités différentes de l'Ontario, j'estime opportun de conclure, à tout le moins, en l'absence d'une preuve contraire, à l'existence d'un caractère distinctif local.

CONCLUSION

     Pour ces motifs, la requête est rejetée avec dépens.

                                 " Max M. Teitelbaum "

                            
                                     J U G E

OTTAWA

Le 10 octobre 1997

Traduction certifiée conforme :             
                             Claire Vallée, LL.B.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

NO DU GREFFE :              T-245-96
INTITULÉ DE LA CAUSE :      ALIBI ROADHOUSE INC. c. GRANDMA LEE'S INTERNATIONAL HOLDINGS LIMITED
LIEU DE L'AUDIENCE :          TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L'AUDIENCE :           Le 23 SEPTEMBRE 1997

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     MOTIFS DE L'ORDONNANCE DU JUGE TEITELBAUM

     EN DATE DU 10 OCTOBRE 1997

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ONT COMPARU :

M. SERGE ANISSIMOFF                  POUR LA REQUÉRANTE
M. JONATHAN COLOMBO              POUR L'INTIMÉE

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

ANISSIMOFF & ASSOCIATES              POUR LA REQUÉRANTE

LONDON (ONTARIO)

BERESKIN & PARR                  POUR L'INTIMÉE

TORONTO (ONTARIO)


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