Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20190429


Dossier : IMM-4822-17

Référence : 2019 CF 538

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 29 avril 2019

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

MEDHANIE TEKLE HAILE,

MERKEB REZENE, NAOD MEDHANIE, MELAT MEDHANIE

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  Les demandeurs – M. Medhanie Tekle Haile, Mme Merkeb Rezene et les deux demandeurs d’âge mineur – demandent le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés (SAR), de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR) selon laquelle ils ne sont ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger.

[2]  Pour les motifs exposés ci-après, la présente demande est accueillie puisque la SAR a commis une erreur en concluant que la décision de la SPR était équitable sur le plan procédural.

[3]  Les demandeurs affirment qu’ils sont citoyens de l’Érythrée. Ils ont été arrêtés et détenus en juillet 2013 pour avoir refusé d’adhérer au parti au pouvoir dans le pays. M. Haile affirme qu’il a été détenu pendant plus d’un an et soumis à la torture. Mme Rezene soutient qu’elle a été maintenue en détention pendant deux mois et demi, au cours desquels elle a été interrogée, torturée et agressée sexuellement.

[4]  Après la libération de M. Haile, la famille s’est enfuie, en octobre 2015, au Soudan. Avec l’aide d’un passeur de clandestins qui leur a fourni de faux passeports européens, Mme Rezene et ses enfants sont venus au Canada, où ils ont présenté une demande d’asile en janvier 2016.

[5]  M. Haile est venu rejoindre sa famille au Canada en août 2016. Il a présenté une demande d’asile le 9 septembre 2016.

II.  La décision de la SPR

A.  Aperçu et contexte

[6]  Les demandes d’asile de M. Haile, de Mme Rezene et de leurs enfants ont été jointes et entendues par la SPR les 9 décembre 2016 et 27 janvier 2017.

[7]  À l’appui de leurs demandes d’asile, les demandeurs ont présenté les documents suivants à la SPR :

  1. les certificats de naissance des quatre membres de la famille;

  2. un certificat de mariage;

  3. le permis de conduire érythréen de « classe 3 » de M. Haile;

  4. une carte de résidence familiale;

  5. une assignation délivrée par l’administration de la zone en date du 7 mai 2014;

  6. le carnet de vaccination des enfants;

  7. des copies des cartes d’identité érythréennes des membres de leur famille immédiate;

  8. une lettre d’un ancien colocataire de M. Haile, confirmant qu’ils ont vécu ensemble à Khartoum, au Soudan, du 23 octobre 2015 au 26 août 2017;

  9. une lettre de soutien du centre de santé communautaire Regent Park de Toronto.

[8]  Lors de l’audience devant la SPR, les demandeurs ont été longuement interrogés au sujet des documents qu’ils avaient présentés pour établir leur identité et attester leur voyage au Canada.

[9]  Le 27 janvier 2017, à la fin de la deuxième journée d’audience, l’avocat des demandeurs a demandé trois semaines supplémentaires afin de communiquer avec le consulat érythréen (le consulat) pour tenter de vérifier l’authenticité des certificats de naissance des demandeurs et du permis de conduire de M. Haile. La SPR a accordé à l’avocat un ajournement d’une semaine, soit jusqu’au 3 février 2017, pour présenter des observations sur les documents et donner suite aux deux Réponses aux demandes d’information (RDI) contenues dans le cartable national de documentation (CND), qui font référence aux pièces d’identité.

[10]  Dans sa décision, la SPR a indiqué avoir expressément ordonné à l’avocat de ne pas communiquer avec le consulat pour deux raisons. Identifier les demandeurs auprès du consulat risquait de les mettre en danger, et les documents en question étaient mentionnés explicitement dans le CND et des exemples y étaient fournis.

[11]  L’avocat a malgré tout communiqué avec le consulat par courrier électronique immédiatement après l’audience et a joint des copies du permis de conduire de M. Haile et un certificat de naissance. Il a demandé au consulat de se prononcer, si possible, au sujet de l’authenticité du permis de conduire sur lequel il avait encerclé deux fautes d’orthographe. Il a également demandé à ce dernier s’il était normal que certains renseignements figurent tout en bas du certificat de naissance, si ce dernier avait été délivré par le bureau d’enregistrement public.

[12]  Le 2 février 2017, l’avocat a écrit à la SPR afin de lui demander un délai supplémentaire pour préparer ses observations, puisqu’il n’avait pas encore reçu de réponse du consulat. Bien que la réponse ne figure pas au dossier, les deux parties s’entendent pour dire qu’il s’est vu accorder jusqu’à la « fermeture des bureaux » le 8 février 2017.

[13]  À 16 h 13 le 8 février, l’avocat a envoyé une télécopie à la SPR pour lui demander un délai supplémentaire afin d’obtenir une réponse du consulat. Il a inclus en pièce jointe les courriels qu’il avait échangés avec le consulat et qui indiquaient qu’une réponse était attendue. L’avocat a également fourni une « réponse préliminaire » à la question de la SPR concernant l’information contenue dans le CND. La SPR a reçu la télécopie à 16 h 15.

[14]  La SPR a refusé d’examiner les observations de l’avocat transmises par télécopie au motif qu’elles avaient été présentées en retard.

B.  La décision de la SPR

[15]  Le 14 février 2017, la SPR a rejeté la demande d’asile des demandeurs.

[16]  La SPR a estimé que la question déterminante était le défaut des demandeurs d’établir, selon la prépondérance des probabilités, leur identité nationale et personnelle. Les documents qui avaient été soumis pour corroborer leur identité manquaient de crédibilité et lorsqu’ils ont été interrogés au sujet des détails entourant lesdits documents, les demandeurs n’ont pas réussi à expliquer raisonnablement les divergences observées.

[17]  La SPR a affirmé avoir accordé jusqu’à la fermeture des bureaux, le 8 février 2017, pour la présentation des observations. Elle a indiqué qu’à 16 h, aucune observation n’avait été reçue et, plus particulièrement, qu’aucune observation n’avait été formulée au sujet de la preuve documentaire contenue dans le CND qui avait été examinée à l’audience.

III.  La décision faisant l’objet du contrôle

[18]  Le 17 octobre 2017, la SAR a rejeté l’appel et confirmé la décision de la SPR.

[19]  Dans le cadre de l’appel devant la SAR, les demandeurs ont soutenu que la SPR avait violé leur droit à l’équité procédurale en refusant d’accepter les observations écrites du 8 février 2017.

[20]  Les demandeurs ont également contesté : (1) les conclusions défavorables de la SPR quant à la crédibilité du récit de leur voyage au Canada; (2) l’analyse de leurs pièces d’identité; (3) le défaut de tenir compte du fait qu’ils avaient témoigné en tigrigna.

[21]  La SAR a examiné la discussion entre la SPR et l’avocat à la fin de l’audience devant la SPR et a constaté que la prorogation du délai jusqu’au 8 février 2017, qui avait été demandée par télécopieur le 2 février 2017, avait été accordée et que, dans la télécopie subséquente datée du 8 février, l’avocat formulait certaines observations concernant les certificats de naissance et le permis de conduire et indiquait qu’il attendait toujours une réponse du consulat.

[22]  La SAR a indiqué que le certificat de mariage et le permis de conduire étaient deux pièces d’identité clés qui soulevaient, selon elle, de sérieuses préoccupations. Après avoir reproduit une très longue portion de la transcription contenant le témoignage portant sur le mariage et les noms des personnes officiellement présentes lors de ce dernier, la SAR a conclu que le témoignage des demandeurs était incohérent et manquait de crédibilité. Elle n’a accordé aucun poids au certificat de mariage.

[23]  La SAR s’est dite d’accord avec la SPR pour dire que l’explication donnée et le témoignage concernant le permis de conduire de M. Haile étaient incompatibles avec la preuve documentaire. Elle a laissé entendre que ce dernier n’avait peut-être jamais eu de permis de conduire.

[24]  Au bout du compte, la SAR a conclu que le certificat de mariage et le permis de conduire soulevaient de sérieuses préoccupations et que, compte tenu du caractère généralisé des documents frauduleux utilisés par les Érythréens fuyant leur pays, il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve dignes de foi pour attester l’identité des demandeurs.

[25]  Les demandeurs ont présenté de nouveaux éléments de preuve à la SAR sous forme d’un affidavit signé par l’avocat qui a comparu à l’audience devant la SPR. L’avocat a attesté qu’il avait cru comprendre que les bureaux de la SPR étaient ouverts jusqu’à au moins 16 h 30. Il a joint comme pièce à son affidavit les observations écrites présentées à la SPR le 8 février 2017, ainsi qu’une feuille attestant la transmission par télécopieur sur laquelle était indiquée l’heure d’envoi de la télécopie.

[26]  L’affidavit était également accompagné d’une demande de suivi transmise par courriel le 8 février 2017 visant à faire le point sur la date à laquelle l’avocat recevrait une réponse au sujet des documents. Ce courriel contenait le courriel transmis par le consulat le 6 février 2017, dans lequel il est indiqué qu’aucune réponse n’avait encore été reçue, mais que le consulat communiquerait avec l’avocat dès que l’information serait disponible.

[27]  La SAR a accepté l’affidavit comme nouvelle preuve, mais a finalement conclu que la SPR n’avait pas manqué à son obligation d’équité procédurale lorsqu’elle a refusé d’accepter les observations présentées après l’audience par l’avocat des demandeurs.

[28]  La SAR a également confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle les demandeurs n’avaient pas réussi à établir leur identité en tant que citoyens de l’Érythrée et qu’ils manquaient, de façon générale, de crédibilité.

IV.  Questions en litige

[29]  Deux questions ont été soulevées dans le cadre de la présente demande :

  1. La SAR a-t-elle commis une erreur en concluant que le refus de la SPR d’accepter les observations présentées après l’audience ne constituait pas un manquement à l’équité procédurale?

  2. L’analyse effectuée par la SAR pour évaluer la crédibilité des pièces d’identité était‑elle raisonnable?

V.  La norme de contrôle

[30]  Les parties conviennent que les principes d’équité procédurale et de justice naturelle s’appliquent à la décision rendue par la SAR concernant les observations présentées après l’audience par les demandeurs : Cox c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1220, au paragraphe 18. Je suis d’accord.

[31]  Le juge Rennie a récemment examiné et confirmé les principes fondamentaux de l’équité procédurale dans l’arrêt Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 (CFCP). Il a conclu que pour déterminer s’il y a eu équité procédurale, il n’est pas nécessaire d’effectuer une analyse de la norme de contrôle applicable, mais la « cour doit être convaincue que le droit à l’équité procédurale [a] été respecté ». Ainsi, la question qu’il faut se poser en définitive demeure celle de savoir si le demandeur connaissait la preuve à réfuter et s’il a eu possibilité complète et équitable d’y répondre : CFCP, aux paragraphes 49, 50 et 56.

[32]  L’examen de l’équité procédurale consiste à se demander si un processus juste et équitable a été suivi, eu égard à l’ensemble des circonstances, y compris la nature des droits substantiels concernés et les conséquences pour la personne : CFCP, aux paragraphes 53 et 54; Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au paragraphe 79.

[33]  La cour de révision qui applique la norme de la décision correcte n’acquiesce pas au raisonnement du décideur. Elle entreprend plutôt sa propre analyse : Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 50.

VI.  La SAR a-t-elle commis une erreur en concluant que la décision de la SPR était équitable sur le plan procédural?

A.  Argumentation des parties

[34]  Les demandeurs soutiennent que la SAR a commis une erreur en concluant que la SPR n’avait pas manqué à l’équité procédurale. Ils soutiennent qu’il est important de présenter des observations après l’audience dans le cadre des demandes d’asile étant donné que les droits garantis aux demandeurs par l’article 7 de la Charte [Loi constitutionnelle de 1982 (R‑U), constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11] sont en cause. Par conséquent, selon les demandeurs, l’obligation qui incombe à la SPR et à la SAR d’agir équitablement à leur endroit se trouve au sommet de l’échelle : Kozak c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 124, au paragraphe 53.

[35]  Les demandeurs font remarquer que la demande qu’ils ont formulée à la fin de l’audience de la SPR en vue de présenter des observations après l’audience constituait une réponse directe aux commentaires faits par la SPR au cours de l’audience concernant l’identité des demandeurs. À leur avis, il était inéquitable sur le plan procédural que la SPR rejette d’emblée, sans même les examiner, les observations qu’ils ont formulées après l’audience et qui abordaient la question déterminante, selon la SPR, à savoir les pièces d’identité. Les demandeurs ajoutent qu’en confirmant la conclusion erronée de la SPR, la SAR a elle aussi commis une erreur.

[36]  Pour étayer leur argument, les demandeurs s’appuient sur un certain nombre de décisions rendues par notre Cour et la Cour d’appel fédérale.

[37]  La décision Caceres c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 843 (Caceres) s’avère particulièrement pertinente, dans la mesure où le juge Rouleau y examine la question de savoir s’il était injuste sur le plan procédural qu’un tribunal de la SPR omette de prendre en considération et écarte les observations écrites déposées à la date d’échéance, mais après l’heure limite fixée à 17 h par la Commission. Le juge Rouleau a accueilli la demande de contrôle judiciaire, affirmant au paragraphe 23 :

[...] Rejeter les observations écrites au seul motif qu’elles ont été déposées en retard est absurde. Cela reviendrait à écarter l’un des principes de justice naturelle les plus importants, audi alteram partem, en raison d’un simple détail technique. Un tel manquement à la justice naturelle justifie à lui seul l’intervention de la Cour.

[38]  En plus de la décision Caceres, les demandeurs ont invoqué d’autres précédents confirmant que la SPR a l’obligation de recevoir les éléments de preuve présentés par les parties à tout moment après l’audience, mais avant qu’une décision soit rendue. Le fondement permettant de conclure à l’existence d’une telle obligation est que tant qu’aucune décision n’est rendue, la SPR n’est pas dessaisie. Voir, par exemple, Avci c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CAF 359, au paragraphe 5, et Nagulesan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1382, au paragraphe 17 (Nagulesan).

[39]  Selon la version actuelle des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012-256 (les Règles de la SPR), la décision écrite d’un tribunal constitué d’un seul commissaire prend effet (c.-à-d. est rendue) lorsque celle-ci est signée et datée. En l’espèce, la SPR a signé et daté la décision le 14 février 2017, soit six jours après que les observations présentées après l’audience lui eurent été transmises par télécopieur.

[40]  Pour étayer sa position selon laquelle aucune erreur n’a été commise, étant donné que la date limite fixée par la SPR n’a pas été respectée par les demandeurs, le défendeur invoque la décision Ahanin c Canada (Citoyenneté et immigration), 2012 CF 180, au paragraphe 80 (Ahanin). Dans cette décision, le juge Russell soutient que les « demandeurs ont le droit de présenter des observations jusqu’à ce qu’une décision soit prise; cependant, lorsqu’un délai raisonnable est fixé pour la présentation d’observations après l’audience, les demandeurs ne peuvent, à mon sens, ignorer le délai sans raison apparente et faire parvenir subséquemment des observations au moment et de la façon qui leur conviennent ».

[41]  En réponse à la position du défendeur, les demandeurs ont invoqué l’analyse effectuée dans la décision antérieure Ahanin, au paragraphe 73, où le juge Russell indique qu’il y a « une lacune dans les Règles » et souligne que la pratique bien établie de la SPR consiste à accepter les observations postérieures à l’audience. Le juge renvoie ensuite au paragraphe 22 de l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, affirmant que le « devoir d’équité procédurale comprend “la possibilité donnée aux personnes visées par la décision de présenter leurs points de vue complètement ainsi que des éléments de preuve de sorte qu’ils soient considérés par le décideur” » et que ce principe doit s’appliquer aux documents, y compris aux observations des avocats, présentés dans le cadre d’une audience relative à une demande d’asile.

[42]  Le défendeur a souligné à juste titre que le juge Russell a indiqué dans la décision Ahanin qu’il y avait une lacune dans les Règles de la SPR. L’ancien article 37, maintenant l’article 43 des Règles de la SPR, traite de la façon de présenter un document en preuve après l’audience; aucune disposition des Règles ne permet ou n’interdit la présentation d’arguments après l’audience : Ahanin, au paragraphe 73.

[43]  Le défendeur a également soutenu que si aucune règle particulière ne s’applique à la situation, la Cour devrait examiner la question de savoir si une audience complète et équitable a été tenue.

[44]  Je suis d’accord. Comme les Règles de la SPR ne contiennent aucune règle particulière qui s’applique aux observations présentées après l’audience, il convient de respecter ici les principes d’équité procédurale de la common law.

B.  Analyse

[45]  Ce qui est quelque peu curieux en l’espèce, c’est que ni la SPR ni l’avocat des demandeurs n’a précisé à l’audience, ou à tout autre moment par la suite avant que la SPR ne rende sa décision, ce que signifiait l’expression « fermeture des bureaux ».

[46]  Par conséquent, il incombe à la Cour de déterminer si la décision de la SPR, confirmée par la SAR, de refuser d’examiner les observations présentées par les demandeurs peu après 16 h 13, le 8 février 2017, était équitable sur le plan procédural, dans la mesure où la SPR avait fixé l’échéance à 16 h pour la présentation de telles observations.

[47]  La question que devait trancher la SAR consistait à déterminer si la SPR a agi de façon équitable en décidant de refuser l’asile aux demandeurs.

[48]  La question dont la Cour est saisie consiste à déterminer si la SAR a correctement conclu que la SPR a agi équitablement. La décision de la SAR est correcte si la SPR a offert aux demandeurs la possibilité de se faire entendre entièrement et équitablement. Si la SPR ne leur a pas offert une telle possibilité entière et équitable, la décision de la SAR est alors erronée.

[49]  Au moment de procéder à cette analyse, je garde à l’esprit la déclaration qui suit, faite par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dunsmuir, au paragraphe 79 (les renvois internes ont été omis) :

L’équité procédurale est un fondement du droit administratif canadien moderne. Les décideurs publics sont tenus de faire preuve d’équité lorsqu’ils prennent des décisions touchant les droits, les privilèges ou les biens d’une personne. Le principe paraît simple, mais son application n’est pas toujours facile. Comme on l’a signalé maintes fois, « la notion d’équité procédurale est éminemment variable et son contenu est tributaire du contexte particulier de chaque cas ».

[50]  Le défendeur m’a exhortée à appliquer le paragraphe 80 de la décision Ahanin, qui indique que lorsqu’un délai raisonnable est fixé pour la présentation d’observations après l’audience, le demandeur ne peut ignorer ce délai sans raison apparente

[51]  Je refuse de le faire. Après avoir soigneusement examiné les faits et les motifs énoncés dans la décision Ahanin, je suis convaincue que celle-ci se distingue de l’affaire à trancher en l’espèce en raison des différences importantes observées dans les faits sous-jacents.

[52]  Dans la décision Ahanin, le juge Russell a conclu que les interventions de l’avocate du demandeur étaient inacceptables. Il a fait remarquer que la SPR « semble avoir fait preuve de prudence et de courtoisie en l’espèce, contrairement au demandeur » et qu’elle « a fait tout ce qu’elle a pu pour accommoder le demandeur, mais celui-ci lui reproche un manquement à l’équité procédurale malgré l’imprudence et le manque de courtoisie dont il a lui-même fait preuve » : Ahanin, aux paragraphes 59 et 64. 

[53]  Cependant, la différence la plus importante et la plus essentielle est que dans l’affaire Ahanin, les documents présentés n’ont pas été reçus par la SPR avant que celle-ci ne rende sa décision, alors qu’en l’espèce, la SPR a reçu les observations six jours avant le prononcé de sa décision.

[54]  Les demandeurs m’exhortent à appliquer la décision Caceres rendue par le juge Rouleau. Je le ferai puisque, selon moi, cette affaire cadre parfaitement avec celle qui nous occupe.

[55]  Dans la décision Caceres, la Commission devait recevoir les observations au plus tard à 17 h, le 17 avril 2003. Le juge Rouleau a conclu, au paragraphe 16, que « la Commission les a reçues au cours de la soirée du 17, mais qu’elle a omis de les prendre en considération et qu’elle a même choisi de les écarter dans ses motifs ». Le juge Rouleau a estimé que comme la Commission avait autorisé l’avocat à déposer les observations écrites, elle aurait au moins dû les prendre en considération « même si elles étaient un peu en retard » : Caceres, au paragraphe 20.

[56]  Le juge Rouleau a conclu qu’en ne tenant pas compte des observations écrites du demandeur, la Commission a violé les principes de justice naturelle, allant jusqu’à dire qu’il était absurde de rejeter les observations écrites au seul motif qu’elles ont été déposées en retard : Caceres, au paragraphe 23.

[57]  Je ne vois pas de différence importante entre les faits de l’espèce et ceux examinés dans la décision Caceres.

[58]  Dans les deux affaires, les principes d’équité procédurale de la common law s’appliquent. Dans chacun d’eux, les demandeurs ont présenté une demande d’asile. Le décideur ayant commis le manquement à l’équité procédurale dans les deux cas est la SPR, bien qu’un intervalle de 14 ans sépare les deux affaires.

[59]  Dans chacune des affaires, le manquement observé était également le même. La Commission a autorisé la présentation des observations écrites à un moment précis : à 17 h dans l’affaire Caceres et à 16 h dans la présente affaire. La Commission a reçu les observations après le moment limite indiqué. Dans la décision Caceres, on ne sait pas trop à quelle heure les observations ont été transmises à la Commission. On ne dispose que du commentaire selon lequel cette dernière les a reçues « au cours de la soirée », malgré le fait que celles-ci devaient être déposées avant 17 h : Caceres, au paragraphe 16. D’après ce commentaire, il semblerait que, dans l’affaire Caceres, les observations transmises par télécopieur aient été présentées avec plus de 15 minutes de retard.

[60]  Conformément à la conclusion tirée dans la décision Caceres, j’estime qu’il est injuste sur le plan procédural d’écarter en l’espèce le principe audi alteram partem en raison d’un court retard dans la présentation des observations écrites. Compte tenu des conséquences pour les personnes qui cherchent à obtenir l’asile, une approche aussi rigoureuse n’est pas équitable.

[61]  La décision de la SAR était fondée essentiellement sur les mêmes éléments de preuve que ceux dont disposait la SPR, ce qui inclut l’heure à laquelle la télécopie a été envoyée. En confirmant que la SPR n’avait commis aucun manquement à l’équité procédurale, la SAR a appliqué et maintenu l’échéance fixée à 16 h par la SPR.

[62]  J’ai conclu que l’audience devant la SPR était injuste sur le plan de la procédure. Cela m’amène donc à conclure que la SAR a jugé à tort que l’audience devant la SPR était équitable sur le plan procédural. Compte tenu de cette conclusion, il n’est pas nécessaire d’examiner l’analyse faite par la SAR en ce qui concerne la crédibilité.

C.  Conclusion

[63]  Après avoir examiné le dossier sous-jacent et la jurisprudence et tenu compte des faits, je suis convaincue que le défaut de la SPR de prendre en considération les observations des demandeurs, qui ont été reçues avant que la SPR ne soit dessaisie de l’affaire, constitue un manquement à l’équité procédurale.

[64]  J’ai conclu qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale de la part de la SPR, et je suis également d’avis que la SAR a erronément conclu que la SPR n’avait pas commis un tel manquement.

[65]  Toutefois, mon rôle ne s’arrête pas là. Je dois maintenant déterminer s’il convient de faire abstraction de ce manquement.

VII.  Le manquement à l’équité procédurale ne peut pas être écarté

[66]  Il est permis de fermer les yeux sur un manquement à un principe d’équité procédurale uniquement lorsqu’il est indéniable que le manquement n’a eu aucun effet important sur la décision : Iqbal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1388, au paragraphe 18 (Iqbal); Nagulesan, au paragraphe 17.

[67]  Comme l’a affirmé la SPR, la question déterminante était le défaut des demandeurs d’établir, selon la prépondérance des probabilités, leur identité nationale et personnelle. La SPR a conclu que le certificat de mariage, le permis de conduire et les certificats de naissance présentés par les demandeurs manquaient tous de crédibilité, tout comme divers autres documents qu’ils avaient produits.

[68]  Selon la SAR, les deux principales pièces d’identité étaient le certificat de mariage et le permis de conduire.

[69]  Les observations qui ont été rejetées faisaient directement suite aux deux RDI particulières à l’égard desquelles la SPR avait demandé des observations et sur lesquelles elle s’est appuyée dans sa décision. L’avocat a présenté une brève analyse de la portion pertinente de chaque RDI. En ce qui concerne le permis de conduire, il a souligné qu’il y avait contradiction entre deux opinions dans la RDI, dont l’une était conforme à la position avancée par M. Haile. En ce qui concerne les certificats de naissance, l’avocat a indiqué que la RDI relevait une incohérence dans les modèles de certificats de naissance érythréens, ce qui, selon lui, signifiait qu’il était tout à fait plausible que les certificats de naissance soient authentiques.

[70]  Il n’est pas nécessaire de déterminer si ces observations auraient donné lieu à un résultat différent pour les demandeurs. Ce n’est pas le critère prévu dans les décisions Iqbal et Nagulesan.

[71]  J’ai examiné les deux RDI ainsi que les observations. Je ne suis pas en mesure d’affirmer qu’il est indéniable que le défaut de prendre en considération ces observations n’a eu aucun effet important sur la décision. Par conséquent, le manquement à l’équité procédurale ne peut pas être écarté.

[72]  Il en résulte que la décision de la SAR est annulée étant donné qu’elle n’est pas correcte. L’affaire sera renvoyée pour réexamen devant un tribunal différemment constitué conformément aux présents motifs.

VIII.  Ce que cela signifie d’être un officier de justice

[73]  J’aimerais commenter une déclaration particulière formulée par la SAR. J’espère que celle-ci a été faite de manière involontaire, sans intention malveillante. C’est pourquoi je tiens à formuler les observations qui suivent, dans l’éventualité où mes commentaires pourraient s’avérer utiles si jamais un tribunal administratif se retrouvait à l’avenir devant une situation semblable.

[74]  En ce qui concerne la nouvelle preuve par affidavit, la SAR a fait remarquer que « les heures de bureau de la Commission ne sont pas précisées » et que « [s]elon la pratique reconnue, 16 h, c’est-à-dire l’heure de fermeture de la réception de la Commission, correspond à la fin de la journée ouvrable ». La SAR a déclaré que les avocats d’expérience, comme celui des demandeurs, qui comparaissent devant la SPR depuis de nombreuses années, connaissent cette pratique.

[75]  Cette conclusion de la SAR entre en contradiction avec la preuve par affidavit sous serment qu’elle a reçue de l’avocat, qui a déclaré ce qui suit :

[traduction] L’heure précise de fermeture n’a jamais été précisée par le commissaire. J’ai cru comprendre que l’heure de fermeture des bureaux de la Commission n’était pas avant 16 h 30. Mes observations écrites ont été envoyées par télécopieur à la Commission à 16 h 13, le 8 février 2017 [...] et la transmission a duré 1 minute et 36 secondes.

[76]  La SAR n’a pas accepté la preuve de l’avocat, en grande partie parce qu’elle a pris connaissance d’un courriel envoyé par ce dernier au consulat.

[77]  Malheureusement, en expliquant pourquoi elle n’a pas accepté la preuve par affidavit de l’avocat, la SAR a déclaré ce qui suit :

De toute évidence, [l’avocat] connaissait bien cette pratique et il est fallacieux de sa part d’affirmer dans sa déclaration qu’il avait [traduction] « cru comprendre que l’heure de fermeture des bureaux de la Commission [n’était pas avant] 16 h 30 ».

[78]  Qualifier de « fallacieuse » la déclaration sous serment de l’avocat constitue une allégation très grave. Dans l’Oxford English Dictionary, « fallacieux » est défini comme signifiant [traduction] « qui manque de franchise et de sincérité, qui fait preuve d’hypocrisie, qui est moralement frauduleux ». Les synonymes de « fallacieux » comprennent « malhonnête », « hypocrite », « menteur », « déloyal », « trompeur », « mensonger », « fourbe » et « sournois ».

[79]  Il est particulièrement grave d’attribuer l’étiquette de « fallacieux » à un avocat, puisqu’il s’agit d’un officier de justice.

[80]  En tant qu’officiers de justice, tous les avocats ont un certain nombre d’obligations éthiques à respecter, qui sont essentielles au bon fonctionnement du système judiciaire et à l’administration de la justice. Au premier rang de ces exigences vient l’obligation pour les avocats d’agir avec intégrité et honnêteté. Un avocat ne doit pas induire la cour ou le tribunal en erreur.

[81]  En tant qu’officiers de justice, les avocats doivent savoir qu’ils ont la même obligation d’honnêteté envers la SAR ou la SPR qu’envers la Cour.

[82]  En Ontario, l’alinéa e) de la règle 5.1-2 du Code de déontologie du Barreau de l’Ontario est très clair quant à l’obligation d’un avocat envers une cour ou un tribunal :

5.1-2 L’avocat qui représente un client ne doit pas faire ce qui suit :

[...]

e) chercher sciemment à tromper le tribunal ou à influencer le cours de la justice en présentant de faux témoignages, en déformant les faits ou le droit, en se servant d’affidavits faux ou trompeurs, en commettant des réticences ou, de façon générale, en prêtant son concours à une conduite frauduleuse, criminelle ou illégale [...]

[83]  Tout avocat qui ne respecte pas ses obligations éthiques en tant qu’officier de justice ou qui enfreint le Code de déontologie risque de commettre une infraction disciplinaire et, fort possiblement, de mettre fin à sa carrière. Il ne le ferait pas de façon cavalière.

[84]  Les avocats cherchent à préserver leur crédibilité personnelle. Il est essentiel à l’administration de la justice que les juges et les autres décideurs puissent compter sur cette crédibilité. Il est important que les décideurs, y compris les juges, ne ternissent pas accidentellement la réputation des avocats en faisant un choix de mots malencontreux.


JUGEMENT dans le dossier IMM-4822-17

LA COUR STATUE que :

    1. la demande est accueillie, la décision de la SAR est annulée et l’affaire est renvoyée pour réexamen devant un tribunal différemment constitué conformément aux présents motifs;
    2. il n’y a aucune question à certifier eu égard aux faits de l’espèce.

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 4e jour de juin 2019

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

IMM-4822-17

 

INTITULÉ :

MEDHANIE TEKLE HAILE, MERKEB REZENE, NAOD MEDHANIE, MELAT MEDHANIE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 MAI 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

LE 29 AVRIL 2019

 

COMPARUTIONS :

Raphael Vagliano

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Manuel Mendelzon

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jared Will & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.