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Date : 20190429


Dossier : IMM-2953-18

Référence : 2019 CF 537

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 29 avril 2019

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

ZHAOYONG LI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur, Zhaoyong Li, est arrivé au Canada en provenance des États‑Unis au début de juillet 2011, et il a présenté une demande d’asile quelques semaines plus tard. La Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a rejeté sa demande dans une décision datée du 4 juin 2018, au motif qu’il n’avait pas fourni les documents appropriés pour établir son identité personnelle et nationale en tant que citoyen de la Chine.

[2]  Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SPR au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Il demande à la Cour d’annuler la décision et de renvoyer l’affaire à un autre commissaire de la SPR pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

I.  Contexte

[3]  Le demandeur, qui est âgé de 53 ans, affirme être un citoyen de la Chine. En 1993, avec l’aide d’un passeur, il s’est rendu aux États‑Unis, où il a présenté une demande d’asile qui a été rejetée. Pendant son séjour aux États‑Unis, le demandeur s’est joint au Parti démocratique chinois en 2009, et il a commencé à pratiquer le Falun Gong en novembre 2010 parce qu’il croyait que cela l’aiderait à soulager sa douleur à l’épaule.

[4]  Le demandeur a quitté les États‑Unis et est entré au Canada le 1er juillet 2011, et il a présenté une demande d’asile le 21 juillet suivant.

II.  La décision de la SPR

[5]  Après avoir résumé le récit du demandeur, la SPR a soulevé plusieurs questions concernant : « l’identité personnelle et nationale du demandeur d’asile, la crédibilité de l’allégation du demandeur d’asile relativement à sa violation de la politique sur la planification familiale, sa pratique du Falun Gong, le fait que les autorités en Chine le poursuivent en raison de cette pratique et la nature potentiellement sur place de sa demande d’asile ».

[6]  La SPR a conclu que la question déterminante était celle de l’identité du demandeur :

[15] Une des questions déterminantes dans le cadre de la présente demande d’asile concerne l’identité personnelle et nationale du demandeur d’asile. Selon la prépondérance des probabilités et pour les motifs qui suivent, le tribunal estime que le demandeur d’asile n’a pas présenté de document adéquat à l’appui de son identité personnelle et de son identité nationale en tant que citoyen de la République populaire de Chine. En outre, le tribunal conclut que le demandeur d’asile n’a pas déployé suffisamment d’efforts pour obtenir ce genre de documents.

[7]  Le demandeur a présenté un certificat de médiation civile (concernant son divorce), une photocopie de son hukou, son certificat de mariage, sa carte de membre du Parti démocratique chinois, une carte d’identité avec photo de l’État de l’Illinois, une carte d’autorisation d’emploi, une carte de sécurité sociale des États‑Unis ainsi qu’une ampliation de son certificat de naissance.

[8]  La SPR a conclu qu’aucun de ces documents ne comportait les caractéristiques de sécurité que l’on retrouverait sur une carte d’identité de résident (la CIR) ou sur un passeport. Le demandeur a expliqué dans son témoignage qu’il avait donné sa CIR au passeur, lequel devait la remettre à sa femme après le paiement, par celle‑ci, du prix exigé pour ses services, mais que le passeur n’avait pas redonné la CIR à sa femme, et ce, malgré le fait qu’il avait été payé. Questionné sur les efforts déployés pour récupérer la CIR, le demandeur a répondu que sa femme [traduction] « n’a[vait] pas demandé à la récupérer parce qu’il ne lui était pas venu à l’esprit [qu’il] en avai[t] besoin ». À la question de savoir s’il avait effectué un suivi auprès de sa femme, il a répondu qu’il ne l’avait pas fait, parce qu’il était difficile de trouver le passeur. La SPR a conclu qu’il était « raisonnable de s’attendre à ce que le demandeur d’asile ait fait des efforts sérieux pour obtenir ce document important permettant de vérifier son identité et sa nationalité ».

[9]  En ce qui concerne l’absence de passeport, on a demandé au demandeur s’il en détenait un et, dans l’affirmative, à quel endroit il se trouvait, et celui‑ci a répondu qu’il n’en avait pas. La SPR a estimé qu’il était « raisonnable de s’attendre à ce que le demandeur d’asile, qui a voyagé par avion aux États-Unis, ait des pièces d’identité appropriées comme un passeport ou une pièce d’identité officielle du gouvernement ».

[10]  Au sujet d’un document que le demandeur a présenté, soit son hukou, la SPR a fait observer qu’il existait de nombreux documents frauduleux en Chine. Elle a cité un agent consulaire des États‑Unis en poste dans le sud de la Chine qui a déclaré que les documents en provenance de la Chine « étai[ent] présumé[s] frauduleux jusqu’à preuve du contraire ». La SPR n’a pas accepté l’explication du demandeur sur la raison pour laquelle il avait fourni une photocopie du document en question, à savoir que son avocat avait déménagé et ne pouvait être joint. L’absence de caractéristiques de sécurité sur la photocopie, conjointement avec la forte probabilité que le document soit frauduleux, a amené la SPR à accorder peu de poids au hukou en tant qu’élément de preuve corroborant la résidence du demandeur en Chine à l’époque pertinente.

[11]  La SPR a conclu son analyse en renvoyant à la décision de la Cour dans l’affaire Uwitone c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 61, et en déclarant que, « [l]orsqu’un demandeur d’asile n’a pas établi son identité, une conclusion défavorable quant à la crédibilité sera presque inévitablement tirée et peut entraîner en soi le rejet de la demande d’asile ». Étant donné que la SPR a conclu que le demandeur n’avait pas établi son identité, elle ne s’est pas penchée sur les autres questions qu’elle avait cernées.

III.  Analyse

[12]  La principale question soulevée par la présente demande de contrôle judiciaire consiste à savoir s’il était raisonnable de la part de la SPR de conclure que le demandeur n’avait pas établi son identité. L’appréciation de la preuve d’identité est une question de fait, et elle doit donc être contrôlée selon la norme de la décision raisonnable (Matingou‑Testie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 389, au paragraphe 18).

[13]  Selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit contrôler la décision administrative afin d’établir si elle respecte les critères de « la justification […], [de] la transparence et [de] l’intelligibilité du processus décisionnel » et si elle appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47). Ces critères sont respectés « s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16).

A.  Les observations des parties

(1)  Demandeur

[14]  Le demandeur affirme que l’on considère généralement que la SPR ne possède pas une expertise particulière à l’égard de la validité des documents d’identité étrangers. Ceux‑ci doivent être présumés valides, soutient le demandeur, sauf si la SPR dispose d’éléments de preuve donnant à penser qu’ils ne le sont pas. Le demandeur est d’avis que l’absence de caractéristiques de sécurité ne signifie pas que le document est frauduleux. Il ajoute qu’une conclusion selon laquelle on ne peut se fier à une pièce d’identité ne constitue pas un motif suffisant pour conclure que tous les autres documents ne sont guère plus dignes de foi.

[15]  Le demandeur soutient que l’absence de passeport ou de CIR n’est pas un facteur déterminant, puisque d’autres documents pouvaient prouver son identité. Il était inapproprié, affirme le demandeur, que la SPR invoque la prétendue absence de caractéristiques de sécurité sur le hukou, étant donné que rien ne prouvait que le document doive comporter pareilles caractéristiques de sécurité. Le demandeur souligne que la photocopie de son hukou comporte bel et bien une caractéristique de sécurité, à savoir le sceau officiel de l’autorité compétente. Il prétend que, mis à part le hukou, la SPR n’a pas apprécié ses autres documents d’identité parce qu’ils ne comportaient pas de caractéristiques de sécurité comme celles que l’on retrouve sur une CIR ou un passeport.

[16]  Le demandeur reproche à la SPR de ne pas avoir apprécié les autres documents d’identité probants déposés, notamment son certificat de naissance et des documents délivrés par les autorités de l’immigration des États‑Unis confirmant son identité en tant que citoyen de la Chine. De l’avis du demandeur, il était déraisonnable pour la SPR de ne pas apprécier la totalité de la preuve et de ne pas tenir compte de tous les éléments de preuve pertinents qui auraient pu établir son identité.

(2)  Défendeur

[17]  Le défendeur soutient que, une fois que la SPR a conclu que l’identité d’un demandeur n’a pas été établie, elle n’a pas besoin d’analyser les autres éléments de preuve et la demande. Il affirme que le fait que le demandeur n’ait pas établi son identité mine effectivement l’affirmation de ce dernier selon laquelle il craint avec raison d’être persécuté. Le défendeur réfute l’argument du demandeur suivant lequel la SPR ne peut pas déterminer la validité des documents étrangers; il soutient en effet que la SPR possède l’expertise nécessaire pour établir la validité d’un document d’identité étranger, parce qu’elle a accès au document ainsi qu’au témoignage du demandeur à cet égard.

[18]  Le défendeur soutient qu’il était raisonnable pour la SPR d’accorder de l’importance au fait que le demandeur n’a pas produit de passeport ou de CIR. De l’avis du défendeur, il était également raisonnable de sa part de conclure que le demandeur n’avait pas établi son identité au moyen de son hukou, puisqu’il s’agissait d’une photocopie et qu’on ne retrouvait pas sur celle‑ci les caractéristiques de sécurité d’une CIR ou d’un passeport; en outre, la preuve documentaire a révélé que le hukou se prêtait très facilement à la fraude et à la manipulation. Le défendeur affirme que les arguments du demandeur sur les autres documents constituent essentiellement une demande adressée à la Cour pour qu’elle soupèse à nouveau la preuve, ce qui n’est pas l’objet du contrôle judiciaire. Qui plus est, contrairement à ce que soutient le demandeur, les conclusions du juge de l’immigration des États-Unis n’étaient pas en contradiction avec celles de la SPR et, à ce titre, il n’était pas nécessaire d’aborder la question.

B.  La décision de la SPR est déraisonnable

[19]  Il est bien établi que la SPR est tenue d’examiner et d’apprécier tous les documents présentés par un demandeur pour établir son identité. Par exemple, dans la décision Teweldebrhan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 418, la Cour a conclu ce qui suit :

[19]  La SPR pouvait écarter la présomption de validité des pièces d’identité de M. Teweldebrhan, mais elle était tout de même tenue d’examiner ou d’apprécier à tout le moins l’authenticité et la valeur probante de chacune de ces pièces, de même que celles des lettres et des affidavits qu’il avait produits au soutien de sa demande [renvois omis]. Le défaut de la SPR de ce faire a rendu déraisonnable sa conclusion selon laquelle M. Teweldebrhan n’avait pas établi son identité selon la prépondérance des probabilités.

[20]  Dans la décision Jiang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1292, au paragraphe 3, la Cour va dans le même sens : « […] en droit, pour déterminer l’identité, on doi[t] prendre en considération l’ensemble de la preuve ». Selon la jurisprudence, la SPR est tenue de prendre en compte et d’apprécier chaque document d’identité présenté par un demandeur, même si elle rejette d’autres documents (Katsiashvili c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 622, aux paragraphes 25 et 26; et Denis c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1182, au paragraphe 46).

[21]  En l’espèce, bien que la SPR ait mentionné les documents que le demandeur avait présentés pour établir son identité en tant que citoyen chinois, elle a déraisonnablement omis de les prendre en compte ou de les apprécier.

[22]  La carte d’autorisation d’emploi du demandeur indiquait clairement qu’il était originaire de la [traduction] « Chine, République populaire », et sa carte de membre du Parti démocratique chinois comportait une photo de lui et mentionnait que son lieu de naissance était la province du [traduction] « Fujian ». En outre, l’ampliation de son certificat de naissance précisait qu’il était [traduction] « né le 25 septembre 1965 dans le comté de Lianjiang, dans la province du Fujian ». Il était également mentionné sur son hukou que son lieu de naissance était le [traduction] « comté de Lianjiang ». Qui plus est, dans l’ordonnance prononcée le 5 août 1998 et par laquelle la demande d’asile du demandeur a été rejetée, le juge de l’immigration des États‑Unis a fait référence à ce dernier comme à un [traduction] « citoyen de la République populaire de Chine originaire de ce pays ».

[23]  Il n’était ni justifié ni raisonnable, compte tenu de la carte d’identité de l’État de l’Illinois sur laquelle figurait une photo du demandeur, que la SPR s’attende à ce que celui‑ci ait à fournir des documents d’identité appropriés, comme une pièce d’identité officielle du gouvernement, pour pouvoir voyager en avion aux États‑Unis. À cet égard, je conviens avec le demandeur que la carte de l’Illinois serait suffisante pour les vols intérieurs, comme il l’a affirmé lors de l’audience.

[24]  La dernière erreur dans la décision de la SPR tient au fait que celle‑ci a accordé peu de poids au hukou comme élément de preuve corroborant l’identité du demandeur. À ce sujet, les observations formulées par la Cour dans la décision Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1133, s’appliquent de la même façon en l’espèce :

[11]  En ce qui a trait à la question des caractéristiques de sécurité, il n’y a pas d’élément de preuve dans le dossier — et la SPR n’en cite aucun — qui révèle que le document devrait avoir des caractéristiques de sécurité supplémentaires. De cela, je tire l’inférence que la SPR a supposé que le document pouvait être plus facilement contrefait qu’un document qui a des caractéristiques de sécurité élevées. Toutefois, même si cela était vrai, il ne s’agit pas d’une preuve que ce document était frauduleux.

[12]  En ce qui a trait à l’observation selon laquelle il est facile de se procurer des documents officiels frauduleux en Chine, la Cour rappelle à la SPR qu’elle a décidé que la SPR devrait se garder de se fonder sur ce facteur lorsqu’elle examine la validité d’un document. Au paragraphe 7 de la décision Cheema c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 224, la Cour a décidé que :

Les documents produits par le demandeur peuvent fort bien être des faux. Toutefois, la preuve d’une pratique répandue de fabrication de faux documents dans un pays n’est pas en soi suffisante pour justifier le rejet de documents étrangers au motif qu’il s’agit de faux. Comme l’a souligné le défendeur, la preuve d’une pratique répandue de fabrication de faux documents démontre uniquement que le demandeur pouvait se procurer des faux documents.

[13]  Comme le juge Russell l’a fait observer au paragraphe 54 de la décision Lin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 157, si le fait que les documents frauduleux sont facilement accessibles est une raison valide de conclure qu’un document étranger est un faux, alors cela « impliquerait que même des documents authentiques ne seraient pas acceptables ».

[25]  Compte tenu des lacunes susmentionnées dans la décision de la SPR, celle‑ci doit être annulée.

IV.  Conclusion

[26]  La demande de contrôle judiciaire du demandeur est accueillie. La SPR a déraisonnablement omis de prendre en compte et d’apprécier les documents présentés par le demandeur pour établir son identité en tant que citoyen de la Chine.

[27]  Ni l’une ni l’autre des parties n’a soulevé de question grave de portée générale; par conséquent, aucune question n’est certifiée.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑2953‑18

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision du 4 juin 2018 de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre commissaire du tribunal afin qu’il rende une nouvelle décision conformément aux motifs du présent jugement. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Keith M. Boswell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 5e jour de juin 2019.

Karine Lambert, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑2953‑18

 

INTITULÉ :

ZHAOYONG LI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 29 JANVIER 2019

 

JUgeMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 29 AVRIL 2019

 

COMPARUTIONS :

Michael Korman

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Nicholas Dodokin

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Korman & Korman LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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