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Date : 20190411


Dossier : IMM-2279-19

Référence : 2019 CF 452

Ottawa (Ontario), le 11 avril 2019

En présence de monsieur le juge Martineau

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

demandeur

et

ALEXIS ISRAEL BERRIOS PEREZ

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  Suite à l’émission ex parte d’une ordonnance provisoire de sursis accordée d’urgence le soir du 8 avril 2019, et ayant depuis reçu copie des dossiers respectifs des parties et considéré les représentations orales des procureurs et les principes applicables, il s’agit aujourd’hui de décider s’il y a lieu ou non d’ordonner la suspension de l’ordonnance de mise en liberté sous condition rendue le 8 avril 2019 par le commissaire Cristian Jadue de la Section de l’immigration [SI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [CISR].

[2]  L’article 55 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], permet à un agent d’immigration [agent] de procéder à l’arrestation d’un étranger ou d’un résident permanent dont il a des motifs raisonnables de croire qu’il est interdit de territoire et qu’il constitue un danger pour la sécurité publique, ou qu’il se soustraira vraisemblablement à l’enquête ou à son renvoi [motifs de détention]. L’article 56 permet à l’agent de remettre ce dernier en liberté s’il estime que les motifs de détention n’existent plus. Dans le cas contraire, selon l’article 57, la personne détenue peut faire réviser les motifs de sa détention dans les 48 heures suivant la détention, puis dans les 7 jours et par la suite tous les 30 jours.

[3]  Le défendeur, M. Alexis Israël Barrios Perez, est un demandeur d’asile qui a été intercepté à la frontière par la Gendarmerie royale du Canada le 23 mars 2019 pour entrée illégale au Canada. Il a été pris en charge par les enquêtes criminelles de l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC], qui a déposé des accusations pour entrée illégale au Canada, fausse déclaration dans la demande d’autorisation de voyager électronique [AVE] que le défendeur avait faite en février 2019, et retour au Canada sans autorisation. En effet, le défendeur a été déclaré interdit de territoire en février 2016 pour fausse déclaration – celui-ci n’a pas déclaré ses antécédents criminels dans sa demande de visa. Cela dit, une mesure d’expulsion sans droit d’appel a été prononcée le 23 février 2016. De fait, le 8 mars 2016, le défendeur a été renvoyé du Canada.

[4]  Le 25 mars 2019, lors de sa première comparution au palais de justice de Sherbrooke, le défendeur a dit vouloir rencontrer un agent d’immigration. Le 27 mars 2019, un rapport d’interdiction pour retour au Canada sans autorisation a été rédigé, alors que le défendeur a exprimé son désir de demander l’asile, après quoi, la demande d’asile a été déférée à la Section de la protection des réfugiés de la CISR. Le 28 mars 2019, les accusations criminelles ont été suspendues. Le défendeur est néanmoins détenu pour contrôle depuis, car l’ASFC attend confirmation qu’il est inadmissible pour grande criminalité en vertu de l’alinéa 36(1)b) de la LIPR. Aussi, aucun rapport d’interdiction pour grande criminalité en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR n’a été établi par l’agent et aucune enquête n’a encore été tenue par la SI en vertu du paragraphe 44(2) de la LIPR. Cela dit, depuis le 25 janvier 2016, le défendeur est apparemment sous investigation en raison d’une condamnation au Chili pour laquelle il a purgé une sentence de 3 ans et 1 jour. Une demande de traduction des documents de cour du Chili a été formulée par les autorités canadiennes.

[5]  À l’occasion de la première révision de la détention du défendeur (48 heures), qui a eu lieu le 1er avril 2019, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile [Ministre] s’est opposé à sa remise en liberté, invoquant deux motifs distincts de détention, à savoir : le danger qu’il représente pour la sécurité du public et le risque de fuite élevé. D’une part, le commissaire Morin n’a pas pu arriver à la conclusion que le critère du danger pour le public était respecté. Il n’empêche, au niveau du risque de fuite, il était satisfait que celui-ci était nettement supérieur à celui de la population régulière de demandeurs d’asile. Puisqu’aucune solution de rechange à la simple parole du défendeur n’a été proposée, le commissaire Morin a décidé que la détention préventive du défendeur devait être maintenue. Le 8 avril 2019, au dénouement de la deuxième révision de détention (7 jours), le commissaire Jadue s’est dit satisfait que l’alternative proposée par défendeur contrebalançait le risque de fuite, et a en conséquence émis une ordonnance de mise en liberté sous condition, d’où la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire déposée par le Ministre, et la présentation le jour même d’une demande de suspension qui a été provisoirement acceptée vu l’urgence.

[6]  Si la présente requête en sursis est accordée par la Cour, son effet pratique sera de maintenir l’incarcération du défendeur jusqu’à ce qu’une décision finale soit rendue à l’égard de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire, ou jusqu’à la prochaine audience obligatoire de contrôle des motifs de détention. Celle-ci devrait avoir lieu le 6 mai 2019 selon les indications fournies à la Cour par l’avocat du défendeur. À ce chapitre, les procureures du Ministre concèdent que le critère de la question sérieuse à débattre peut être plus exigeant dans le cas sous étude (Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Mukenge, 2016 CF 331 au para 8; Canada (Sécurité publique et Protection civile) v Sun, 2016 CF 1186 aux paras 9-10, 16-17; Canada (Public Safety and Emergency Preparedness) v Allen, 2018 FC 1194 au para 15 [Allen]). Qu’à cela ne tienne, le Ministre soutient que son recours en annulation a des « chances réalistes de succès » et qu’il aura « vraisemblablement gain de cause », alors qu’il subira un préjudice irréparable si la suspension n’est pas accordée et que la prépondérance des inconvénients est en faveur de la suspension de l’ordonnance de libération, ce que conteste le défendeur au niveau de chacun des trois critères applicables en pareil cas.

[7]  Premièrement, s’agissant des conditions de libération, le Ministre reproche au commissaire Jadue d’avoir stipulé dans l’ordonnance de mise en liberté que le défendeur puisse être libéré sous la condition notamment que Corporation d’aide Notre-Dame [Corporation] fournisse une caution de 5 000 $ et qu’il habite dans les lieux de la Corporation et qu’il respecte ses règlements. D’une part, selon l’article 47 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [Règlement], un garant est une personne physique et non une personne morale. De plus, le commissaire n’a pas examiné la capacité de la Corporation et de son président – M. Gilles Denis, qui a eu des démêlés avec la justice – de s’assurer que le défendeur résidera en tout temps à la Corporation et respectera ses règlements. Enfin, le commissaire a ignoré la demande d’ajournement de l’agente d’audience de maintenir la détention afin d’éclaircir la question des condamnations criminelles (apparemment pour trafic) du président de la Corporation.

[8]  De son côté, le procureur du défendeur fait valoir que l’article 47 du Règlement ne trouve pas application en l’espèce. Effectivement, le libellé de cette disposition fait référence à une personne qui fournit une garantie d’exécution, autre qu’une somme d’argent. Dans ce dernier cas, on peut penser à une garantie fournie par une personne physique sur un immeuble qu’elle possède. Or, l’ordonnance de mise en liberté fait référence au versement d’un cautionnement de 5 000 $. Il n’y a rien qui empêche légalement la Corporation de fournir ce cautionnement. D’ailleurs, le fait que ce soit la famille du défendeur qui a recueilli cette somme d’argent – un aspect qui a été abordé lors de l’audience du 8 avril 2019 – constitue un facteur positif. D’autre part, le commissaire Jadue a procédé à une analyse de tous les facteurs règlementaires pertinents. Ainsi, il a conclu que la Corporation avait des règles strictes, qu’elle avait déjà affaire avec les tribunaux et que cela semblait sérieux. Il a estimé que l’aspect de surveillance était rencontré, d’autant plus que le défendeur devait se rapporter une fois par semaine à l’ASFC.

[9]  Deuxièmement, le Ministre reproche au commissaire Jadue de ne pas avoir explicitement traité du danger pour la sécurité du public et de s’être rabattu uniquement sur la question du risque de fuite. Or, le Ministre continuait de s’opposer à la remise en liberté du défendeur parce que le défendeur aurait été impliqué dans une infraction sérieuse, celle de « vol qualifié », qui a entraîné une sentence de 3 ans et 1 jour d’emprisonnement au Chili.

[10]  De son côté, bien que le Ministre suggère que le défendeur n’a aucun intérêt à se présenter à une enquête en inadmissibilité, ce dernier rappelle qu’aucun rapport d’interdiction pour grande criminalité en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR n’a été déféré à la SI, alors que le Ministre n’a même pas la traduction des documents espagnols du Chili concernant des informations qu’il a en sa possession depuis 2016. Quoi qu’il en soit, l’avocat du défendeur conteste l’interprétation que font les avocates du Ministre de la condamnation en question. Selon le défendeur, il s’agirait plutôt d’une « tentative de vol avec intimidation », et non d’un « vol qualifié » (avec arme), une distinction de fait importante lorsqu’il s’agit d’apprécier la dangerosité d’un individu. D’ailleurs, la SI n’a pas retenu les arguments formulés par le Ministre au niveau du danger pour le public, alors qu’elle avait déjà depuis 2016 des informations au sujet des antécédents criminels du défendeur. Le Ministre n’ayant apporté aucun élément de preuve nouveau, la décision contestée est entièrement raisonnable et s’appuie sur la preuve au dossier.

[11]  Les questions de non-respect des principes d’équité procédurale sont révisées selon la norme de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, [2009] 1 RCS 339 au para 43), tandis que le mérite de la décision d’ordonner la libération sous condition du défendeur est examiné selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Rooney, 2016 CF 1097 au para 20).

[12]  Tout d’abord, au niveau des allégations de non-respect de l’équité procédurale, on ne peut pas dire que l’affidavit de l’agente d’audience, Mme Valery Naamo, et qu’invoque le Ministre, est véritablement concluant. D’un autre côté, l’affidavit de Me Guy Bernard, qui a écouté l’enregistrement de l’audition du 8 avril 2019, et qu’invoque le défendeur, laisse planer des doutes sérieux sur ce qui s’est réellement passé et sur les arguments qu’on peut en tirer de part et d’autre. Il s’agit d’une question litigieuse qui ne pourra être réglée sans une audition attentive par la Cour de l’enregistrement de l’audition. Malheureusement, les procureures du Ministre n’ont pas déposé le CD de cet enregistrement et ne sont pas en mesure d’aujourd’hui de dire à la Cour à quel moment la transcription pourra être disponible.

[13]  S’agissant du caractère raisonnable ou non de la décision attaquée, il s’agit encore une fois d’une question litigieuse ne pouvant pas être réglée sans une analyse minutieuse des motifs donnés à l’audience par le commissaire Jadue. Or, bien qu’un sursis provisoire ait été accordé par la Cour pour permettre aux parties de signifier et déposer des dossiers complets, force est de constater que trois jours plus tard, la Cour est encore dans l’ignorance des faits pertinents retenus et du cheminement et particulier suivi par le commissaire Jadue. C’est bien entendu au Ministre qu’il incombait de requérir des motifs, ainsi que la transcription complète de l’audience. À ce stade, la Cour ne peut tout simplement pas se fier aux affidavits des parties – qui sont silencieux sur cette question – pour décider si le commissaire a ignoré des éléments pertinents de preuve ou n’a pas tenu compte des critères réglementaires comme le prétend le Ministre. On ne saurait trancher ces questions par une simple lecture de l’ordonnance de libération du défendeur. Aujourd’hui, je ne suis donc pas en mesure de conclure avec une certaine assurance que l’argument de non raisonnabilité a une chance raisonnable de succès.

[14]  Sans exprimer une opinion finale à ce sujet, je suis également enclin à accepter l’argumentation du défendeur au sujet de la non-application de l’article 47 du Règlement, tandis que l’alternative proposée par le défendeur à la SI n’apparaissait pas dépourvue de tout fondement rationnel, d’autant plus que selon la preuve qui m’a été soumise aujourd’hui, l’ASFC a amorcé le déploiement à l’échelle nationale de son programme de solutions de rechange à la détention, lequel inclut notamment des organisations et des tiers spécialisés dans la surveillance continue des personnes dans la collectivité.

[15]  En l’absence d’une conclusion claire dans la décision sous étude que le défendeur ne représente aucun danger pour le public, et tant que le risque de fuite n’est pas contrebalancé par une solution de rechange acceptable, les procureures du Ministre plaident qu’il incombe à ce dernier de protéger la santé des canadiens et de garantir leur sécurité, de sorte que les allégations de préjudice irréparable sont bien fondées en l’espèce. En effet, au-delà du fait que la présente demande de contrôle judiciaire deviendra théorique si le défendeur est remis en liberté, les avocates du Ministre réitèrent que le risque de fuite est élevé, alors que rien ne permet de conclure aujourd’hui que la Corporation et son président sont effectivement en mesure de contrôler le défendeur. Par le passé, le défendeur n’a pas respecté sa période de séjour autorisée, est revenu au Canada sans autorisation et a fait des fausses déclarations aux autorités d’immigration. D’un autre côté, si la requête en sursis est accueillie, les avocates du Ministre rappellent à la Cour que le défendeur aura droit à une nouvelle révision de sa détention au plus tard d’ici le 6 mai 2019, de sorte même s’il sera privé de sa liberté pendant ce laps de temps, compte de l’intérêt public en jeu, la prépondérance des inconvénients favorise la suspension de l’ordonnance de libération.

[16]  Je ne suis pas satisfait que le Ministre subira un préjudice irréparable et que la prépondérance des inconvénients favorise le maintien de l’incarcération du défendeur.

[17]  Le Ministre a le fardeau de convaincre la Cour qu’il subira un préjudice irréparable si le défendeur était libéré par une preuve claire et convaincante : de simples allégations ou suppositions ne sont pas suffisantes (Allen au para 17; Glooscap Heritage Society c Canada (Revenu national), 2012 CAF 255 au para 31). Au demeurant, la perspective qu’une demande de contrôle judiciaire devienne académique n’entraîne pas nécessairement la conclusion que le demandeur subira un préjudice irréparable si un sursis n’est pas accordé (Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Lebon, 2013 CAF 18 au para 13; Allen au para 18), d’autant plus que la Cour peut toujours exercer son pouvoir discrétionnaire de se prononcer sur le mérite de la demande de contrôle judiciaire (Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Ramirez, 2013 CF 387).

[18]  En l’espèce, la preuve parcellaire et incomplète qui a été soumise dans ce dossier ne me permet pas de conclure affirmativement que les critères de danger pour le public mentionnés à l’article 246 du Règlement sont rencontrés. D’autre part, tel que l’a indiqué le commissaire Morin, la SI n’a pas accepté les prétentions du Ministre vu l’insuffisance de preuve, ce qui distingue le présent dossier des cas jurisprudentiels ayant été soumis à l’attention de la Cour par les procureures du Ministre (Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Sankar, 2009 CF 934 aux paras 6, 8, 12, 16-17; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Castillo, 2009 CF 1022 aux paras 8-11, 19-20, 23; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Zaw Zaw, 2011 CF 1177 aux paras 1-2, 4, 7, 26-29). D’un autre côté, je n’ai aucune raison de croire aujourd’hui que le défendeur ne respectera pas les conditions de libération imposées par la SI, ni que la Corporation ne fera pas respecter ses règlements et ne sera pas en mesure d’assurer une surveillance adéquate du défendeur.

[19]  D’autre part, toute privation de liberté constitue l’exception comme le reconnaît explicitement le paragraphe 58(1) de la LIPR. Il ne faudrait pas non plus minimiser ou banaliser les conséquences d’un emprisonnement continu de plusieurs semaines avant que la SI procède à une nouvelle révision de la détention si l’ordonnance de libération est suspendue par la Cour. Cela dit, le défendeur est un demandeur d’asile. Il n’a pas encore été interdit de territoire pour grande criminalité. Les allégations du Ministre à l’effet que le défendeur aurait intérêt à se soustraire aux autorités d’immigration m’apparaissent à ce stade prématurées ou spéculatives.

[20]  Pour tous ces motifs, la présente requête en sursis est rejetée.


ORDONNANCE au dossier IMM-2279-19

LA COUR ORDONNE que la requête en sursis soit rejetée.

« Luc Martineau »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2279-19

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE c ALEXIS ISRAEL BERRIOS PEREZ

 

REQUÊTE CONSIDÉRÉE PAR TÉLÉCONFÉRENCE LE 11 AVIL 2019 ENTRE OTTAWA, ONTARIO ET MONTRÉAL

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :

LE 11 avril 2019

 

COMPARUTIONS :

Me Edith Savard

Me Simone Truong

 

Pour le demandeur

Me Vincent Desbiens

 

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

Aide juridique de Montréal

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

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