Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision


Date : 19980508


Dossier : T-1941-93

ENTRE :

     JAMES L. FERGUSON,

     demandeur,

     - et -

     ARCTIC TRANSPORTATION LTD. ET LES PROPRIÉTAIRES ET

     TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LES NAVIRES

     " AMT TRANSPORTER ", " ARCTIC NUTSUKPOK ",

     " ARCTIC IMMERK KANOTIK ", " ARCTIC KIBRAYOK ",

     " ARCTIC KIGGIAK ", " ARCTIC TUKTA ",

     " ARCTIC TENDER ", " ARCTIC TENDER II "

     ET " J. MATTSON ",

     défendeurs,

     - et -

     LA COMMISSION DU CANAL DE PANAMA,

     mise-en-cause.

     MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE REED

[1]      Le demandeur réclame des dommages pour les blessures qu"il a subies le 12 février 1992 alors qu"il travaillait comme pilote à bord du Arctic Tarsiut . Le bâtiment a depuis été vendu et rebaptisé le AMT Transporter. Au moment de l"accident, le bâtiment franchissait le canal de Panama. Le demandeur était un pilote employé par la Commission du canal de Panama (CCP).

[2]      Le demandeur a subi des blessures lorsqu"un filin de secours fixé au bâtiment s"est pris à quelque chose sous l"eau pendant que le bâtiment sortait des écluses de Miraflores. Le filin, qui, étant donné son diamètre, peut aussi être décrit comme étant un câble, s"est tendu, s"est redressé brusquement et a frappé le demandeur, le projetant en arrière, inconscient, sur le pont du chaland.

[3]      Le filin de secours est un câble de remorquage métallique d"urgence qui s"étend le long du rebord du pont du chaland, de l"étrave à la poupe. Il y en a un de chaque côté du chaland. Le câble est fixé au rebord du pont à l"aide d"attaches métalliques en forme de d, qui y ont été soudées. Il n"est pas nécessaire de décrire en détails le fonctionnement du câble. Il suffit simplement de dire que si le chaland se détache du remorqueur qui le remorque, le remorqueur peut récupérer le chaland en ramassant une bouée qui flotte aux abords de la poupe du chaland. La bouée est fixée à un câble de traîne qui, de son côté, est fixé au filin de secours fixé le long du rebord du pont du chaland. La bouée, le câble de traîne et le filin de secours sont ramenés à bord du remorqueur pour finalement donner accès à une bride de remorquage en chaîne, qui est arrimée sur le pont du chaland et fixée à l"extrémité avant du filin de secours. Cette bride est alors fixée au remorqueur et un nouveau mécanisme de remorquage est en place. L"opération exige que l"on puisse retirer le filin de secours de ses attaches, lesquelles se trouvent le long du rebord du pont du chaland, et que le câble soit placé hors de portée de tout obstacle à bord du chaland.

[4]      La défenderesse Arctic Transportation Ltd. (ATL) était propriétaire du Arctic Tarsiut à l"époque. Elle était aussi propriétaire des autres bâtiments figurant comme défendeurs dans l"intitulé de la cause. Dans les présents motifs, le mot " défenderesse " fait référence à ATL.

[5]      La réclamation du demandeur est simple. Le câble s"est coincé sous l"eau alors que le bâtiment sortait des écluses de Miraflores. Pour que cela se produise, le câble devait dépasser ou pendre du rebord du pont du bâtiment. Pour se trouver dans une telle position, le câble ne devait pas avoir été fixé adéquatement sur le pont. La fixation du câble relevait de la responsabilité de ATL. ATL est donc responsable de l"accident et des blessures subies par le demandeur.

[6]      J"ai conclu que l"action du demandeur ne pouvait pas être accueillie. Je n"estime pas qu"il soit nécessaire, aux fins des présents motifs, de réviser en détail toute la preuve. Mes motifs peuvent être exposés assez brièvement. Ils se divisent en trois parties : Fardeau de preuve, manque de crédibilité du demandeur et choix du droit applicable - délai de prescription.

Fardeau de preuve

[7]      D"abord et avant tout, le demandeur ne s"est pas déchargé du fardeau de preuve qui lui incombait. Il n"a pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, qu"il y avait un lien de causalité entre sa blessure et la négligence de la défenderesse.

[8]      Le procureur du demandeur fonde son argumentation sur deux motifs subsidiaires mais semblables : (1) le propriétaire d"un bâtiment a l"obligation de s"assurer que celui-ci est en bon état de navigabilité (c.-à-d. qu"il convient aux fins pour lesquelles il est destiné) et, si un dommage se produit en raison d"un manquement à cette obligation, la faute du propriétaire sera présumée; (2) lorsque se produit un événement dommageable pour lequel il n"y a aucune explication et que la preuve circonstancielle donne à penser que les actions du défendeur en sont la cause, une présomption contre le défendeur naît.

[9]      Je vais d"abord traiter des arguments concernant le droit applicable pour énoncer ensuite les faits pertinents. Aucune preuve portant sur le droit panaméen ne m"a été soumise relativement au fond de la réclamation du demandeur. Je dois donc présumer qu"en ce qui concerne le bien-fondé de la cause du demandeur, le droit panaméen est le même que le droit canadien. Le procureur du demandeur prétend que le droit canadien s"applique, pour une autre raison. Cet aspect sera examiné plus loin.

[10]      La jurisprudence en matière de présomption de bon état de navigabilité, à laquelle le demandeur a fait référence, porte généralement sur des litiges impliquant des contrats de transport à l"égard desquels le bon état de navigabilité joue le rôle de garantie implicite : Consolidated Grain and Barge Co. v. Marcona Conveyor , 716 F.2d 1077 (5th Cir. 1983); Ingram Industries Inc. v. Eagle Towing, Inc., 1986 AMC 414 (D. Ala.); The Lena, 49 F. Supp. 191 (Dist. Ct. N.Y. 1943), à la p. 192; The Rondout, 53 F. Supp. 736 (Dist. Ct. N.Y. 1944); Parks, Law of Tug, Tow and Pilotage (1994); Derby Company v. A.L. Mechling Barge Lines Inc., 258 F. Supp. 206 (D. La. 1966). Les seuls arrêts ne faisant pas partie de cette catégorie sont Standard Marine Insurance Co. v. Whalen Pulp & Paper Mills (1922), 68 D.L.R. 181 (C.A.C.-B.), qui portait sur une obligation en vertu d"un contrat d"assurance maritime, et Stevens v. East-West Towing Company Inc., et al. , 649 F.2d. 1104 (5th Cir. 1981), dans lequel un mauvais état de navigabilité a été allégué dans le cadre d"une action, fondée sur la négligence, intentée contre le propriétaire d"un chaland pour des blessures subies par un homme de pont sur le remorqueur qui remorquait le chaland (l"allégation a été rejetée sur la base des faits de la cause). La plupart des décisions citées ont été rendues par les tribunaux des États-Unis, où le délit civil de mauvais état de navigabilité joue un rôle comparable à celui joué par le délit civil de négligence en droit canadien, voir Carver, Carriage by Sea , vol. I, (1982, 13th ed.), aux par. 146 à 158. En vertu du droit américain, la perte doit être causée par le mauvais état de navigabilité (supra, au par. 143), et le fardeau de prouver le mauvais état de navigabilité incombe à la partie l"invoquant (supra , au par. 158). Pour les fins de l"espèce, il est suffisant de s"en remettre aux principes généraux de la négligence qui font partie du droit canadien, sans tenir compte du délit civil américain de mauvais état de navigabilité.

[11]      En plus de la jurisprudence américaine sur le mauvais état de navigabilité, le procureur du demandeur a fait référence à l"arrêt Hammond v. Rogers - The Christina , [1850] 13 E.R. 841 (P.C.), à la p. 845, au soutien de l"argument que le capitaine d"un remorqueur demeure responsable, même lorsque le remorqueur est sous le contrôle d"un pilote. Il cite l"article 41 de la Loi sur le pilotage , L.R.C. (1985), ch. P-14 :

         La présente loi n"a pas pour effet d"exonérer le propriétaire ou le capitaine d"un navire de sa responsabilité pour tous dommages ou pertes causés par son navire à une personne ou à des biens du seul fait que :                 
             a) le navire était sous la conduite d"un pilote breveté;                 
             b) les dommages ou pertes résultent de la faute, de la négligence, de l"impéritie ou d"un acte délictueux d"un pilote breveté.                 

[12]      Ces décisions ne sont pas pertinentes dans le présent cas. L"arrêt Hammond traitait d"une situation dans laquelle le capitaine a été déclaré responsable en partie pour les dommages, de sorte que le défendeur ne pouvait invoquer la défense de pilotage obligatoire qui existait alors. La Loi sur le pilotage ne s"applique pas aux pilotes qui font passer les bâtiments par le canal de Panama, même si le droit canadien est le droit dûment applicable au délit civil. Les dispositions de la Loi sur le pilotage visant les pilotes brevetés en vertu de l"autorité de cette loi.

[13]      Dans National Trust Co. c. Wong Aviation Ltd., [1969] R.C.S. 481, la Cour suprême a déclaré qu"un défendeur ne devrait avoir l"obligation de réfuter la négligence qu"en présence de certaines conditions. Ces conditions, énumérées à la page 489, ont été décrites par Monsieur le juge Laidlaw dans McCreary v. Therrien Construction Co. Ltd. and Therrien , [1952] 1 D.L.R. 153 (C.A. Ont.), qui renvoyait à l"opinion de lord Atkin dans The "Ruapehu" (1925), 21 Ll.L. Rep., 310, à la p. 315 :

                 [TRADUCTION]                 
                 " ... Le dépositaire connaît toute l"affaire; il doit fournir des explications. Lui et ses préposés sont les personnes en charge; le déposant n"a pas la possibilité de savoir ce qui est arrivé. Ces considérations, jumelées avec l"obligation d"entretien, mènent à l"obligation du dépositaire de démontrer que cette obligation a été remplie ". [non souligné dans l"original]                 

Monsieur le juge Ritchie a ajouté ce qui suit, à la page 489 :

         [TRADUCTION]

                 Bien que Monsieur le juge Laidlaw et lord Atkin y aient renvoyé comme étant " un principe ", cela peut, à mon avis, être décrit plus exactement comme une règle de preuve , et comme elle a l"effet concret de faire porter au dépositaire le lourd fardeau de prouver une négation (c.-à-d., qu"il n"a pas été négligent), elle devrait n"être invoquée, à mon avis, que dans les cas où toutes les conditions énoncées par lord Atkin s"y retrouvent. [non souligné dans l"original]                 

[14]      Dans Farrell c. Snell, [1990], 2 R.C.S. 311, la Cour suprême s"est penchée sur la question de savoir à quel moment le fardeau de la preuve passe du demandeur au défendeur. Monsieur le juge Sopinka, s"exprimant au nom de la Cour, a déclaré, à la page 321, que deux grands principes s"appliquent dans une cause civile :

         1.      Le fardeau incombe à la partie qui fait valoir un argument, habituellement le demandeur;                 
         2.      Lorsqu"une partie possède une connaissance particulière de l"objet de l"allégation, celle-ci peut être tenue d"en faire la preuve.                 

À la page 326, il a poursuivi en expliquant que :

         La causalité est une expression du rapport qui doit être constaté entre l"acte délictueux et le préjudice subi par la victime pour justifier l"indemnisation de celle-ci par l"auteur de l"acte délictueux.                 

À la page 327, il a conclu qu"il n"était pas approprié de renverser le fardeau de la preuve " en ce qui a trait à un préjudice qui peut très bien découler de facteurs qui ne sont pas reliés au défendeur et qui ne résultent de la faute de personne ".

[15]      Dans Waddle v. Wallsend Shipping Company, Ltd., [1952] 2 Ll.L.R. 105 (Q.B.), Monsieur le juge Devlin a traité de la réclamation d"une épouse pour la mort de son mari lors du naufrage d"un bâtiment. En ce qui concerne la présomption de bon état de navigabilité, il a dit, à la page 139 :

         [TRADUCTION]

                 ... [Dans l"ouvrage] Scrutton on Charter-parties, 15th ed., à la p. 98, [il est mentionné] :                 
                      Lorsque, peu après avoir quitté le port, un bâtiment coule ou prend l"eau sans raison apparente, ces simples faits constituent, à première vue, une preuve de mauvais état de navigabilité qui doit être réfutée. On a parfois soutenu à tort, en se fondant sur les propos de lord Eldon, qu"il s"agissait d"une présomption de droit. En cette matière, il n"existe pas de présomption légale, ni de déplacement réel du fardeau de preuve. Mais, l"inférence de fait à laquelle conduisent de telles circonstances constitue un acquittement partiel du fardeau, et peut constituer, en l"absence de tout élément de preuve permettant d"expliquer autrement le désastre, un acquittement total.                         
                 Je n"estime pas que cela implique autre chose que le genre de présomption généralement créée par la règle res ipsa loquitur . La présomption suffisante à première vue a de la valeur seulement si aucun autre élément de preuve n"est apporté. Dès que d"autres éléments de preuve sont produits, un demandeur doit établir son droit d"après l"ensemble de la preuve. La demanderesse ne m"ayant pas convaincu, par prépondérance de preuve, que le navire se trouvait dans un état dangereux à l"époque en question, elle ne saurait avoir gain de cause. De la même façon, la demanderesse ne saurait avoir gain de cause s"il ressort de la preuve qu"il y a deux explications possibles, toutes deux également conformes à la preuve, mais que l"une n"implique aucune responsabilité.                 

Enfin, la Cour suprême s"est récemment penchée sur la théorie voulant que toute chose parle par elle-même dans Fontaine c. British Columbia (Official Administrator) (No de dossier 25381, 19 mars 1998). La Cour cite un extrait tiré d"une de ses décisions antérieures, soit l"arrêt Hellenius c. Lees , [1972], R.C.S. 165 :

                 " La théorie entre en jeu : (1) lorsque la chose qui a causé le dommage est uniquement sous la direction ou en le pouvoir du défendeur, ou de quelqu"un dont il est responsable ou qu"il a le droit de diriger; (2) les circonstances sont telles que l"accident n"aurait pu se produire s"il n"y avait pas eu négligence. Si ces deux conditions se rencontrent, il s"ensuit, selon la prépondérance des probabilités, que le défendeur ou la personne dont il est responsable a dû être négligent. Il existe cependant une autre condition de caractère négatif; (3) il ne doit exister aucune preuve quant aux causes ou aux circonstances de ce qui s"est produit. Si cette preuve-là existe, il ne convient pas de recourir à la règle res ipsa loquitur, car c"est sur cette preuve que la détermination de la question de négligence doit se fonder "1. [non souligné dans l"original]                 

La Cour poursuit alors en suggérant que la maxime devrait être considérée périmée et ne plus être utilisée en tant que composante distincte dans les actions fondées sur la négligence :

                 " ... Après tout, elle ne représentait tout au plus qu"une façon d"envisager la preuve indirecte. Il est plus logique que le juge des faits statue sur cette preuve, en soupesant la preuve indirecte et la preuve directe, s"il en est, pour décider si le demandeur a présenté une preuve prépondérante, suffisante à première vue, de la négligence du défendeur. Une fois cette preuve faite, le défendeur doit produire des éléments de preuve contrecarrant la preuve du demandeur, sans quoi ce dernier aura nécessairement gain de cause "2.                 

[16]      J"aborde maintenant les faits de la présente cause. ATL s"adonnait à des activités liées à l"exploration pétrolière et gazière dans l"Arctique canadien. Du milieu à la fin des années 80, cette exploration a commencé à diminuer. Il est devenu de plus en plus difficile pour ATL de trouver du travail dans l"Arctique. Elle a donc décidé d"amener certains de ses équipements et de ses bâtiments sur la côte est, en passant par le canal de Panama, dans l"espoir de les vendre à un meilleur prix que celui qu"elle obtiendrait sur la côte ouest ou, de façon subsidiaire, de les mettre à profit dans le cadre du projet Hibernia ou de l"exploration pétrolière de la Mer du Nord. De plus, le chaland Arctic Tarsiut et le remorqueur Arctic Nutsukpok devaient être utilisés à court terme pour remorquer certaines installations de forage du fleuve Mississippi au Vénézuela. Le capitaine Friis était directeur des opérations maritimes pour ATL et, à ce titre, il était chargé de prendre les dispositions nécessaires pour faire passer les équipements par le canal de Panama. Un agent maritime réputé, C.B. Fenton & Co. S.A., a été embauché par ATL afin de l"aider et de la conseiller relativement au passage des bâtiments et des équipements par le canal.

[17]      ATL savait qu"il y avait des exigences particulières à remplir pour pouvoir franchir le canal de Panama et, avant que le Arctic Tarsiut n"ait quitté Esquimalt, certains travaux ont été effectués à cette fin (par ex., l"installation de rambardes en tuyaux autour et au-dessus des coffres à taquets et l"ajout de chaumards). Des travaux ont aussi été effectués sur le bâtiment afin de le mettre en état de remorquer les installations de forage, rendant le bâtiment conforme aux normes de l"American Bureau of Shipping. L"Association de récupérateurs a fourni des conseils et recommandations quant à la traversée proposée et préparé un rapport d"inspection du bâtiment.

[18]      La traversée de Esquimalt à Balboa n"a pas été particulièrement ardue - il n"y a pas vraiment eu d"intempéries - jamais le filin de secours n"a dû être utilisé. Le capitaine Friis s"est rendu à Balboa par avion pour être sur place lors de l"arrivée des bâtiments.

[19]      Comme il a été mentionné, ATL savait que les exigences de la CCP devraient être satisfaites pour que le bâtiment puisse franchir le canal. ATL savait également que cela nécessiterait que des travaux soient effectués au Panama. C.B. Fenton a recommandé à M. Friis d"engager Subservices Inc., une compagnie panaméenne exploitée dans le domaine de la mise en état des bâtiments pour qu"ils puissent franchir le canal, pour effectuer les travaux. M. Friis a accepté.

[20]      Pour obtenir la permission de franchir le canal, le bâtiment doit être conforme aux règlements et directives pris par le CCP. L"une de ces exigences est qu"il n"y ait aucune saillie au-delà du rebord du pont des bâtiments. Des chalands comme le Arctic Tarsiut (" bâtiments non propulsés ", soit n"ayant aucune force motrice propre) sont toujours inspectés et ne sont pas autorisés à franchir le canal sans avoir fait l"objet d"une approbation de passage par les inspecteurs de la CCP. Peu après avoir accosté à Balboa, le Arctic Tarsiut a été inspecté par le capitaine Boyer, un capitaine de port de la CCP, le 10 février 1992. M. Friis n"était pas présent à cette occasion. Le capitaine Boyer a traité directement avec un représentant de Subservices Inc. et lui a fait part de ce qui était exigé.

[21]      Parmi les modifications devant être faites avant que le passage du Arctic Tarsiut ne soit approuvé se trouvaient : la construction d"abris en contreplaqué pour les pilotes (pour protéger les pilotes du mauvais temps); l"installation de toilettes portatives; l"ajout de bittes d"amarrage double à la poupe; l"enlèvement de certaines rambardes en tuyaux en face des coffres à taquets; l"élimination d"un danger à la circulation provenant de la présence de poutres (bois d"arrimage) sur le pont; la construction de montants temporaires reliés par 12 câbles de sécurité tressés le long des ouvertures du chaland, incluant la poupe; la fixation du filin de secours3. Plusieurs choix ont été présentés par le capitaine Boyer quant à la façon de fixer le filin de secours, et la méthode choisie - fixer le câble à l"extérieur des montants en l"attachant avec des attaches ou des liens temporaires, ou avec d"autres fixations, au chaland - a été approuvée par le capitaine Boyer.

[22]      Le bâtiment a été inspecté une seconde fois par le capitaine Boyer vers 1700 heures, le 11 février. Subservices Inc. avait déjà commencé à effectuer les travaux requis. À cette occasion, M. Friis était présent, de même qu"un représentant de Subservices Inc. et un certain capitaine Pusztai. Le capitaine Pusztai était en formation pour devenir inspecteur de la CCP.

[23]      La preuve est contradictoire quant à l"état des filins de secours au moment de l"inspection effectuée à 1700 heures, le 11 février. Le capitaine Pusztai a témoigné qu"il se souvenait très bien que les câbles étaient tous fixés adéquatement. Il a modifié quelque peu ce témoignage, disant qu"il est possible qu"il y soit retourné seul, sans le capitaine Boyer, après que son quart de travail a pris fin, et qu"à ce moment, il avait vu les câbles fixés. Le témoignage du capitaine Boyer est que les câbles n"étaient pas fixés à ce moment et qu"il a inscrit une mention à cet effet dans le journal du capitaine de port4. Le capitaine Friis a témoigné que Subservices Inc. avait décidé que la fixation du câble de secours serait faite en dernier, après la mise en place des montants temporaires et des câbles de sécurité, ce qui s"est produit seulement plus tard. Je préfère les témoignages des capitaines Boyer et Friis à celui du capitaine Pusztai.

[24]      Le capitaine Friis s"est rendu à maintes reprises sur le bâtiment pendant la soirée du 11 février pour vérifier l"état d"avancement des travaux. Un autre inspecteur de la CCP, le capitaine Tassell, était en service sur le navire à 2100 heures. À cette heure, il faisait noir. Dans les tropiques, la nuit tombe tôt et de façon soudaine. M. Friis a témoigné qu"aux endroits où l"éclairage était faible, Subservices Inc. travaillait à l"aide de lampes de poche. À 2100 heures, Subservices n"avait toujours pas terminé. Le capitaine Tassell a inscrit une mention à cet effet dans le journal du capitaine de port, et y a écrit : [TRADUCTION] " ... Sub Services [sic] appellera dès que les travaux effectués sur bâtiment non propulsé seront terminés".

[25]      Subservices a terminé ses travaux vers 0030 heures, le 12 février. M. Friis est retourné à son hôtel dès qu"il a acquis la certitude que Subservices Inc. terminerait ses travaux cette nuit-là. Le capitaine Tassell a inspecté le bâtiment à 0120 heures, le 12 février, et a autorisé son passage par le canal.

[26]      Non seulement les bâtiments ne sont-ils pas autorisés à franchir le canal avant d"avoir été inspectés et d"avoir reçu l"autorisation de passage des inspecteurs de la CCP, mais ce sont les employés de la CCP qui leur font franchir le canal.

[27]      Au moment de l"accident, il y avait, à bord du Arctic Tarsiut, trois pilotes, douze hommes de pont et un maître d"équipage, qui étaient tous des employés de la CCP. Aucun employé de la défenderesse ne se trouvait sur le chaland. Celui-ci était remorqué par le Arctic Nutsukpok , qui se trouvait aussi sous le contrôle d"employés de la CCP, soit un pilote, un maître d"équipage et quatre hommes de pont. Le capitaine Young, capitaine du Arctic Nutsukpok, se trouvait à bord pour faire fonctionner le moteur du remorqueur selon les directives d"un pilote de la CCP. Un aide-remorqueur de la CCP, le UNIDAD, s"est appuyé surface contre surface contre la poupe du chaland. Les pilotes se trouvant à bord du chaland contrôlaient cette flotte de trois bâtiments.

[28]      Chacun des trois pilotes se trouvant à bord du chaland était le pilote responsable pendant un tiers du trajet entre le port de Balboa et Gamboa, un lieu situé à mi-chemin du canal. Quand ils n"agissaient pas à titre de pilote responsable, les pilotes se trouvant à bord du chaland étaient " pilotes adjoints ". L"accident est survenu au moment même où le capitaine Boullosa passait les commandes au capitaine Ferguson. Le capitaine Ferguson se trouvait auparavant à babord du bâtiment. Il s"est rendu à tribord pour prendre le bâtiment en charge à titre de pilote responsable. C"est le filin de secours se trouvant à tribord qui s"est entremêlé et qui a causé sa blessure. Le troisième pilote, le capitaine Cook, se trouvait près de la poupe du bâtiment.

[29]      Le déplacement des bâtiments à travers les écluses du canal principalement est effectué en grande partie à l"aide de locomotives roulant sur des rails situés le long du canal. Le canal est divisé par un mur central en béton, ce qui a pour effet de créer deux voies (une voie est et une voie ouest). La flotte circulait en direction nord via la voie ouest. Le remorqueur Arctic Nutsukpok était relié à deux locomotives, dont l"une se trouvait sur le mur central et l"autre sur le mur de côté ouest. Le Arctic Tarsiut était relié à quatre locomotives : deux vis-à-vis la proue du bâtiment, une sur le mur central et une sur le mur de côté; deux vis-à-vis la poupe du bâtiment, une sur le mur central et une sur le mur de côté. Chaque locomotive était reliée au bâtiment par un ou deux câbles (amarres). À tribord du Arctic Tarsiut se trouvaient une locomotive reliée à la proue par deux amarres et une vis-à-vis la poupe, reliée par deux amarres. Les locomotives sont rattachées à leur bâtiment respectif avant que ceux-ci n"entrent dans les écluses et elles en sont détachées à la sortie. Les locomotives sont rattachées et détachées par les hommes de pont de la CCP sur le bâtiment et par les éclusiers de la CCP sur les écluses. Le rattachement et le détachement des locomotives, la vitesse à laquelle elles se déplacent à travers les écluses et la longueur des amarres qui les relient au bâtiment (qui, à leur tour, contrôle l"angle du bâtiment par rapport à la paroi du canal) sont toutes déterminées par les employés de la CCP. Le maître-éclusier de la CCP marche avec le câble de remorque à travers les écluses.

[30]      L"écluse de Miraflores comporte deux sas. Le chaland était très large. Il a une largeur de 1053. La voie de l"écluse a une largeur de 1103, avec une limite de 1083 à certains endroits. Le bâtiment a été soumis à un certain nombre de secousses pendant que l"eau entrait dans chaque sas, de sorte que le chaland a été projeté contre les parois du canal. Le bâtiment était très léger; il n"était pas chargé sauf en ce qui concerne l"équipement arrimé sur le pont. Le capitaine Young, maintenant décédé, a témoigné à l"enquête, menée deux jours après l"accident, qu"on faisait passer les bâtiments " trop vite " et qu"il avait dit au pilote du remorqueur : [TRADUCTION] " Mon Dieu, que vous me faites peur ". Franchir le canal de Panama ne constituait pas une expérience quotidienne pour lui - il avait travaillé sur les écluses de la voie maritime du St-Laurent. Les pilotes de la CCP qui ont témoigné (Ferguson et Boullosa) ont dit qu"il s"agissait d"un passage normal. Le capitaine Cook n"a pas été appelé à témoigner. Je n"estime pas que le témoignage du capitaine Boullosa soit digne de foi. Il était clair qu"il ne se souvenait vraiment pas des événements. Il faisait ce qu"il pouvait pour aider en donnant des réponses, mais je n"avais aucune confiance en leur exactitude. Je commenterai la crédibilité du capitaine Ferguson plus tard.

[31]      À mon avis, les faits ne créent pas une présomption que l"accident a été causé par la négligence du propriétaire du bâtiment ni par celle d"une personne dont il avait la responsabilité.

[32]      Aucun élément de preuve n"indique la présence de vices cachés dans la fixation du filin de secours ni que l"état de celui-ci avant l"arrivée du bâtiment à Balboa aurait pu causer l"accident. À Balboa, le bâtiment a été mis en état pour le passage par un entrepreneur réputé. Les travaux se sont déroulés sous la surveillance des inspecteurs de la CCP, qui ont établi les travaux à effectuer, autorisé la méthode choisie pour les effectuer, et vérifié l"état des travaux après qu"ils ont été complétés.

[33]      Lorsque le chaland a quitté Balboa le matin du 12 février 1992, le filin de secours de tribord ne pendait ni à l"extérieur ni au-dessus du rebord du pont. Le capitaine Young a déclaré que le filin de secours était fixé à bord. Ceux qui sont montés à bord du Arctic Tarsiut n"ont identifié aucun problème relatif au filin de secours de tribord, même s"ils ont embarqué de ce côté. La preuve indique que si l"un des employés de la CCP avait constaté la présence d"un danger à la sécurité, que ce soit au début du trajet ou plus tard, il aurait pris les mesures nécessaires pour qu"il y soit remédié.

[34]      Entre le moment où le Arctic Tarsiut a quitté le quai de Balboa et celui de l"accident, le Arctic Tarsiut se trouvait sous le contrôle exclusif de la CCP. Il a été pris en charge à partir du quai de Balboa jusqu"à l"entrée de l"écluse de Miraflores. À cet endroit, il a été relié, à tribord, au mur central, et a parcouru environ 900 pieds le long de ce mur. Après avoir été rattaché à des câbles de locomotive, il a pénétré dans le premier sas et y a été élevé. Il a ensuite pénétré dans le sas suivant et y a été élevé. L"ensemble de ces opérations, soit le parcours le long du mur central, le rattachement aux câbles de locomotive pendant que des hommes de pont travaillaient près des filins de secours, le mouvement des câbles de locomotive, l"élévation dans les deux sas, qui donnait lieu à des contacts entre le chaland et les parois de ces derniers, et le mouvement à l"extérieur des sas ont toutes rendues possible le détachement du filin de secours.

[35]      Il ne s"agit vraiment pas d"une situation de nature à créer une présomption que l"accident a été causé par la négligence de la défenderesse ou par celle de quelqu"un pour lequel elle était responsable. Le procureur m"invite à conclure que, puisque la fixation du filin de secours de babord semblait inadéquate après l"accident, la fixation du câble de tribord était dans le même état avant l"accident. Je ne suis pas prête à tirer une telle conclusion.

Le manque de crédibilité du demandeur

[36]      Le deuxième problème de la cause du demandeur est que plusieurs parties de sa preuve manquent sérieusement de crédibilité. Il y a de sérieux manquements quant à la preuve de blessure. Il n"y a aucun doute que le demandeur a été blessé. Il a été assommé; il a été placé sous les soins d"ambulanciers paramédicaux et transporté à l"hôpital par ambulance. Il a quitté l"hôpital le même jour pour récupérer à la maison sous les soins de sa femme, qui était infirmière. Cependant, un très sérieux problème de crédibilité se présente quant à l"étendue de sa blessure.

[37]      Le 9 mars 1994, le demandeur a subi un examen médical par le docteur Villarin, à l"hôpital militaire communautaire McDonald à Fort Eustis (Virginie), afin de lui permettre de renouveler son brevet de capitaine. Sur le formulaire médical, dans la case appelée " [TRADUCTION] articulations raides, anciennes fractures, difformités et autres troubles majeurs ", se trouve le mot " aucun ". Le formulaire a été signé par le demandeur et par le docteur Villarin. Étant donné qu"il a été trouvé médicalement apte à accomplir le travail, il a pu renouveler son brevet. À cette époque, il était bénéficiaire d"indemnisations pour accident de travail. Le 17 avril 1993, une indemnité compensatoire pour accident de travail pour [TRADUCTION] " la perte partielle permanente de l"utilisation de l"épaule droite " et pour [TRADUCTION] " la perte partielle permanente de l"utilisation du genou gauche " lui avait été accordée.

[38]      Le 11 novembre 1992, le demandeur et un certain docteur Cheville (de l"Hôpital militaire de Gorgas) ont signé un formulaire médical similaire à celui décrit ci-avant. Voici ce que contiennent les cases pertinentes du formulaire :

         . . . .         

        

         [TRADUCTION]

         ARTICULATIONS RAIDES, ANCIENNES FRACTURES, DIFFORMITÉS ET AUTRES TROUBLES MAJEURS : 1. Blocage périodique du genou gauche - déchirure probable du cartilage droit. 2. Lente paralysie du nerf cubital droit causée par un accident de travail survenu en décembre 1991. 3. Conflit sous-acromial traumatique de l"épaule droite.                 
         REMARQUES & MÉDICATION (POSOLOGIE, FRÉQUENCE, HISTORIQUE DE PRISE DE MÉDICAMENTS, EFFETS SECONDAIRES, ETC.)                 
         en ce moment, la combinaison des conditions sus-mentionnées, liées à un accident de travail survenu en décembre 1991, rend dangereux le fait de monter dans une échelle. Le tout devrait s"améliorer avec le temps. [non souligné dans l"original]                 

[39]      Lorsque le demandeur a été contre-interrogé sur la mention d"un accident de travail survenu en décembre 1991, il a d"abord déclaré qu"il n"avait jamais dit au docteur Cheville qu"il avait eu un accident en 1991; il sous-entendait ainsi que le docteur Cheville avait commis une erreur. Il a aussi témoigné qu"il ne se souvenait pas de l"accident de 1991. Son dossier médical indique qu"il a subi une blessure en décembre 1991, ainsi qu"une en 1986 et une autre en 1988.

[40]      Une bonne partie de la preuve d"opinion médicale est fondée sur la description que le demandeur fait lui-même de son état de santé (la douleur qu"il aurait endurée, le besoin qu"il aurait eu d"utiliser une canne, et la difficulté qu"il aurait eue à s"appuyer sur son genou gauche et à utiliser sa main droite). La fiabilité de cette preuve dépend donc de la crédibilité du demandeur. À plusieurs occasions, la preuve médicale met en évidence le manque de fiabilité du témoignage du demandeur.

[41]      Lorsque, pour les fins du présent procès, le demandeur a été examiné à Vancouver par le docteur Werry, ses dossiers médicaux n"ont pas tous été fournis à temps. Le docteur Werry dit avoir lu tous les dossiers, mais il ne semble pas avoir tenu compte, en se faisant une opinion, du dossier faisant état des blessures de travail subies par le demandeur avant février 1992 (blessures de 1986, 1988 et de 1991). J"aime mieux penser que le docteur Werry a manqué d"attention plutôt que de franchise, et qu"il a omis d"examiner convenablement les dossiers faisant état de blessures antérieures parce que ceux-ci ne lui ont pas été fournis à temps. Le témoignage du docteur Hawkins est plus convaincant. Sa conclusion est que le demandeur n"a pas fourni d"éléments de preuve objectifs suffisants de quelque incapacité qu"il pourrait avoir; le problème qu"il éprouvait à la main droite ne diminuait pas son potentiel au point de l"empêcher de travailler; et, s"il y avait un sérieux problème de genou, ce dont doutait le docteur Hawkins, cela pourrait être corrigé facilement par chirurgie arthroscopique. Il s"agit d"un type de chirurgie relativement bénin, que divers médecins avaient recommandée, mais à laquelle le demandeur a refusé de se soumettre. Lors de son témoignage au procès, une des raisons qu"il a données pour expliquer son refus était qu"il n"éprouvait aucune douleur au genou; il avait plutôt mal à la jambe.

[42]      Le témoignage du demandeur manque également de crédibilité relativement à d"autres questions. Il prétend avoir subi une perte importante de revenus en raison de l"accident. Au moment de l"accident, il lui restait un an avant d"atteindre l"âge de retraite obligatoire pour un pilote sur le canal de Panama (62 ans). Après l"accident, il a continué de travailler, mais dans le bureau du capitaine de port plutôt qu"en tant que pilote. Son salaire est demeuré environ au même niveau que lorsqu"il travaillait comme pilote. Il prétend avoir perdu la possibilité de faire du temps supplémentaire. Sa date de retraite obligatoire comme pilote était le 19 février 1993. Il a pris sa retraite de la CCP volontairement le 2 janvier 1993, et est retourné chez lui aux États-Unis. À cette époque, il y avait des emplois disponibles à la CCP pour lesquels il était qualifié (par ex. comme formateur), mais il n"a pas postulé ces emplois. Sa recherche d"emploi dans la région de son domicile de Newport News (Virginie) a été très limitée. Il n"a pas de curriculum vitae depuis 1992. Naturellement, il bénéficie d"une pension complète, et tout revenu d"emploi qu"il aurait touché aurait constitué un revenu supplémentaire pour lui.

[43]      Le demandeur fonde sa réclamation pour perte de revenus sur la prétention que, n"eût été l"accident, il aurait continué de travailler comme pilote pour la CCP, en tant que " rentier à la retraite ". À défaut, dit-il, il aurait travaillé comme capitaine d"un navire océanique commercial et gagné un salaire semblable à celui qu"il gagnait en tant que pilote du canal de Panama. Sa première prétention est hautement spéculative. Aucun élément de preuve fiable établissant que de tels emplois étaient disponibles ou qu"il en aurait probablement obtenu un n"a été présenté. Quant à sa prétention selon laquelle il projetait de travailler en tant que capitaine d"un navire commercial, elle est tout simplement invraisemblable : il avait travaillé en tant que pilote de la CCP depuis 1974; il n"avait aucune expérience récente en tant que capitaine d"un navire commercial; il n"avait reçu aucune formation dans ce domaine au cours des dernières années.

[44]      Plusieurs parties du témoignage du capitaine Ferguson ne sont pas crédibles, par exemple son affirmation que l"Arctic Tarsiut n"a pas " touché " les murs des sas de l"écluse pendant qu"il se trouvait dans celle-ci. De plus, dans d"autres documents soumis à la Cour, il n"a eu aucun scrupule à faire des affirmations qui peuvent être qualifiées comme visant à tromper la Cour. Dans une requête, déposée devant la Cour le 24 juin 1996, interjetant appel de la décision du protonotaire, selon laquelle il devait verser à la Cour 50 000 $ à titre de cautionnement pour frais, il s"est décrit comme étant " tellement sans le sou " qu"il ne pouvait pas se conformer à l"ordonnance lui enjoignant de payer ce montant. Dans un affidavit qu"il a signé le 31 juillet 1996, il a affirmé que ses économies actuelles s"élevaient à 13 000 $US, et qu"à l"exception d"actifs dont lui et sa femme étaient conjointement propriétaires, son seul actif était un véhicule d"une valeur approximative de 20 000 $US. Ses déclarations de revenus indiquent un revenu annuel d"emploi, pour 1992 et pour les années précédentes, supérieur à 100 000 $US. Le revenu a diminué de 1993 à 1996. En 1996, son revenu imposable total a été de 157 613,48 $, dont 74 476,51 $ étaient des gains en capital et 10 406,80 $ des revenus en intérêts. Son témoignage n"est pas fiable.

Choix du droit applicable - Délai de prescription

[45]      Finalement, j"aborde l"argument de la défenderesse selon lequel, de toute façon, le recours du demandeur est prescrit en vertu de la loi, le droit panaméen s"appliquant à la cause d"action et le délai de prescription étant d"un an en vertu de ce droit.

[46]      Le choix du droit applicable en matière de réclamation pour un délit civil survenu dans un autre ressort est expliqué par le professeur Tetley dans International Conflict of Laws (1994), aux pages 427 à 438. Je n"estime pas qu"il soit nécessaire d"élaborer en l"espèce. Il suffit seulement de constater que, peu importe que l"on prenne le lieu du délit civil, le lieu du dommage ou le lieu ayant le lien le plus étroit avec la réclamation (le droit applicable au délit civil), tous mènent à la conclusion que le droit applicable en l"espèce est le droit panaméen.

[47]      Le procureur du demandeur prétend que l"article 275 de la Loi sur la marine marchande du Canada , R.S.C. (1985), ch. S-9, s"applique et qu"en vertu de cet article, le droit canadien doit s"appliquer. L"article 275 prévoit :

         Lorsque, dans une question relative à un navire ou à une personne appartenant à un navire, il semble y avoir conflit de lois, si la présente partie renferme une disposition sur ce point qui y soit expressément déclarée applicable à ce navire, l"affaire est régie par cette disposition; sinon, elle est régie par la loi du port où le navire est immatriculé.                 

L"article 275 se trouve dans la partie III de la Loi sur la marine marchande du Canada . Cette partie s"intitule " Marins ". Elle a pour objet des matières telles l"engagement et le congédiement des marins, le paiement de leurs salaires, les contrats d"apprentissage et les conditions de travail sur les navires canadiens. L"article 275 s"applique à des cas se produisant dans ce contexte. Il ne s"applique pas à une action intentée par un pilote étranger concernant un délit civil qui découle d"événements s"étant produits dans un ressort étranger.

[48]      Le demandeur prétend que, de toute façon, le droit panaméen exigerait l"application du droit canadien, celui-ci étant le droit du port d"enregistrement du bâtiment sur lequel le délit civil s"est produit. Le procureur soutient que, malgré le rejet généralisé du renvoi quant à son application à des questions de conflit de lois et, en particulier, en matière de réclamations pour délit civil, la Cour devrait accepter le renvoi et appliquer le droit canadien.

[49]      La prétention que le droit du Panama exigerait l"application du droit canadien s"appuie sur l"article 557 du Code maritime de la République du Panama :

         [TRADUCTION]

                 TITRE VI: PRINCIPES DE DROIT INTERNATIONAL PRIVÉ.                 
                 Article 557: Sauf en cas de disposition contraire prévue dans les traités internationaux ratifiés par la République du Panama, les droits et obligations des parties à une action intentée devant les tribunaux maritimes du Panama doivent être déterminés selon les principes particuliers de droit international privé qui suivent et, dans les cas qui ne sont pas expressément prévus par le présent chapitre, selon ceux posés par le droit civil. [non souligné dans l"original]                 
                      . . . .                 
                 6.-En ce qui concerne la responsabilité civile délictuelle des propriétaires de navire, des capitaines, des officiers, des membres d"équipages et de toute autre personne qui fournit des services à bord d"un bâtiment, pour les dommages causés ou qui peuvent être causés aux biens, à l"une desdites personnes ou à toute autre personne se trouvant à bord du bâtiment, les lois du pays d"enregistrement du bâtiment.                 
                 7.-En ce qui concerne les réclamations des arrimeurs, des débardeurs, des autres ouvriers de port, des tiers fournissant, pour un bâtiment, des services liés au commerce maritime, ou d"autres personnes se trouvant temporairement à bord du bâtiment pendant que celui-ci est au port, sauf s"il y a entente à l"effet contraire dans les cas de responsabilité contractuelle, les lois du pays où le ou les événements ayant donné lieu à la plainte se sont produits, même si ceux-ci se sont produits à bord du bâtiment.                 

[50]      Le demandeur se fonde sur l"interprétation que M. Jaen-Guardia, un expert en droit panaméen, donne à ces dispositions. Il est prétendu que le Tribunal maritime du Panama appliquerait le droit canadien à la réclamation du demandeur, conformément au paragraphe 557(6). Je considère le témoignage de M. Pitty, un autre expert en droit panaméen, plus convaincant que celui de M. Jaen-Guardia. Selon M. Pitty, aucune question de conflit de lois ne se poserait en droit panaméen : le droit du Panama s"appliquerait en vertu du principe général de l"application territoriale du droit. À son avis, ce principe est renforcé par la partie introductive de l"article 557 (que j"ai soulignée ci-avant). De plus, il était d"avis que, lorsque le paragraphe 557(6) est lu à la lumière du commentaire des rédacteurs de ce dernier, il est évident qu"il n"a pas été conçu pour viser une situation comme la présente affaire. Selon lui, le paragraphe 557(6) s"applique lorsque le bâtiment visé se trouve à l"extérieur de la République du Panama. Il a conclu que, même si un tribunal panaméen devait considérer qu"il existe un conflit de lois, celui-ci appliquerait le paragraphe 557(7), et non le paragraphe 557(6) en l"espèce. À son avis, la " tierce partie " à laquelle fait référence ce paragraphe vise les employés de la CCP, et ceux-ci sont soumis au droit du lieu où l"accident se produit.

[51]      M. Jaen-Guardia interprète le paragraphe 557(7) comme s"appliquant seulement lorsque le bâtiment est " au port " ce qui, pour lui, signifie " au quai ". Je préfère l"interprétation de M. Pitty. L"interprétation de M. Jaen-Guardia signifierait que des gens tels le demandeur seraient soumis aux lois de différents pays, selon le drapeau du bâtiment sur lequel ils travaillent d"une journée à l"autre. Cela ne constitue pas un résultat sensé. Au surplus, l"interprétation de M. Jaen-Guardia signifierait qu"un droit différent s"appliquerait selon que les services seraient fournis sur un bâtiment amarré au quai ou sur un bâtiment ancré dans le port. Cela non plus ne constitue pas un résultat sensé. Tant M. Pitty que M. Jaen-Guardia ont témoigné que l"un des principes en vertu duquel le Code est interprété est que ses dispositions ne doivent pas être présumées mener à des résultats absurdes.

[52]      À mon avis, le droit du Panama s"applique à la présente cause d"action. Il est évident que les délais de prescription font partie du droit substantif quand le droit d"un autre ressort est appliqué, voir Tolofsen c. Jensen (1994), 3 R.C.S. 1002. Le délai de prescription au Panama est d"un an. Les dispositions pertinentes du Code civil du Panama soumises à la Cour par M. Jaen-Guardia sont les articles 1706 et 1711:

         [TRADUCTION]

         Article 1706 : Le délai de prescription d"une action civile en réclamation d"indemnisation pour diffamation, ou pour diffamation délictuelle ou pouvant être poursuivie, ou en demande de responsabilité civile pour une obligation non contractuelle, et qui émane d"un acte de faute ou de négligence visé par le Code à l"article 1644, est d"une période d"un an, qui commence à courir à partir du moment où la partie lésée ou blessée a connaissance de sa condition.                 
             . . . .                 
         Article 1711 : La prescription des actions est interrompue par le dépôt d"une action en justice à la Cour, par la réclamation extra-judiciaire ou privée de la part du créancier et ou par tout autre acte de reconnaissance de la dette de la part de l"obligé ou du débiteur.                 

[53]      La traduction de l"article 1706 n"est pas une traduction précise. Les mots " de sa condition " ne se retrouvent pas dans la version originale espagnole. De plus, je considère bien fondée l"opinion de M. Pitty que le délai de prescription commence à courir à partir du moment où le demandeur a eu connaissance de sa blessure. En l"espèce, il s"agit du 12 février 1992. La présente action n"a pas été intentée dans l"année suivant cette date. M. Jaen-Guardia a émis l"opinion que la prescription ne peut courir (c.-à-d. qu"elle est " interrompue "), car une action a été intentée devant un tribunal de la Floride en mars 1993 et la défenderesse, a été informée par lettre, dès avril 1992 que le demandeur la tenait responsable de ses blessures. Je ne considère pas que le fait qu"un demandeur éventuel écrive une lettre à une défenderesse éventuelle interrompe le cours de la prescription d"un an applicable à une réclamation pour délit civil. Le texte de la disposition pertinente du Code fait référence aux " créanciers " et à la reconnaissance de " dette " de l"obligé ou du débiteur.

Conclusion

[54]      La réclamation du demandeur est rejetée car la loi applicable à la cause d"action est le droit panaméen, en vertu duquel le délai de prescription est d"un an. La réclamation n"a pas été entreprise à l"intérieur de cette période.

[55]      Si la prescription avait été interrompue en vertu du droit panaméen, j"aurais alors été obligée de faire comme si le droit panaméen était le même que le droit canadien et d"appliquer le droit canadien, vu l"absence d"élément de preuve sur le droit panaméen applicable en matière de délit civil. En outre, si je me trompe dans mes conclusions quant au contenu du droit panaméen et si le renvoi aurait dû être accueilli, le droit canadien serait alors le droit applicable. Dans un tel cas, la réclamation du demandeur ne pourrait pas non plus être accueillie. Le demandeur n"a pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, que l"accident a été causé, en tout ou en partie, par la négligence de la défenderesse.

[56]      Si je faisais erreur en concluant de la sorte, le montant de l"indemnité à laquelle le demandeur aurait droit, serait, de toute façon, très faible. Son incapacité à prouver l"existence de séquelles permanentes, son défaut de mitiger ses dommages en cherchant sérieusement un autre emploi, et le fait qu"il n"avait subi pratiquement aucune perte de revenus dans l"année suivant l"accident, après laquelle il a volontairement pris sa retraite peu avant d"avoir atteint l"âge de mise à la retraite obligatoire pour un pilote, font en sorte qu"une indemnité pour perte de revenus ne pourrait être, au mieux, supérieure à environ 20 000 $US. Quant aux douleurs et souffrances, si la réclamation du demandeur était bien fondée, l"indemnité se situerait aux environs de 35 000 $CAN.

[57]      Le bien-fondé de la réclamation du demandeur contre la défenderesse n"ayant pas été démontré, il ne peut y avoir de réclamation contre une tierce partie.

[58]      Le jugement sera rendu conformément aux présents motifs.

     B. Reed

                                         juge

OTTAWA (ONTARIO)

Le 8 mai 1998.

Traduction certifiée conforme

Pierre St-Laurent, LL.M.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE


AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

NO DU GREFFE :              T-1941-93

INTITULÉ DE LA CAUSE :      JAMES L. FERGUSON

                     c. ARCTIC TRANSPORTATION LTD. ET AL.

LIEU DE L"AUDIENCE :          VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

DATES DE L"AUDIENCE :      DU 14 AVRIL AU 30 AVRIL 1998

MOTIFS DU JUGEMENT PRONONCÉS PAR MADAME LE JUGE REED

EN DATE DU :              8 MAI 1998

COMPARUTIONS

DARRELL ROBERTS, c.r.          REPRÉSENTANT LE DEMANDEUR

et                     

WENDY BAKER

PETER SWANSON              REPRÉSENTANT LA DÉFENDERESSE

et                      ARCTIC TRANSPORTATION LTD.

DAVID K. JONES

GRANT RITCHEY              REPRÉSENTANT LA MISE-EN-CAUSE

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

ROBERTS & GRIFFIN          POUR LE DEMANDEUR

VANCOUVER (C.B.)

CAMPNEY & MURPHY          POUR LA DÉFENDERESSE

VANCOUVER (C.B.)          ARCTIC TRANSPORTATION LTD.

FRASER, QUINLAN          POUR LA MISE-EN-CAUSE

& ABRIOUX

VANCOUVER (C.B.)


Date : 19980508


Dossier : T-1941-93

OTTAWA (Ontario), le vendredi 8 mai 1998

EN PRÉSENCE DE :      MADAME LE JUGE REED

ENTRE :


JAMES L. FERGUSON,


demandeur,


- et -


ARCTIC TRANSPORTATION LTD. ET LES PROPRIÉTAIRES

ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LES NAVIRES

" AMT TRANSPORTER ", " ARCTIC NUTSUKPOK ",

" ARCTIC IMMERK KANOTIC ", " ARCTIC KIBRAYOK ",

" ARCTIC KIGGIAK ", " ARCTIC TUKTA ",

" ARCTIC TENDER ", " ARCTIC TENDER II "

ET " J. MATTSON ",


défendeurs,


- et -


LA COMMISSION DU CANAL DE PANAMA,


mise-en-cause.


JUGEMENT

         VU l"audition du présent procès à Vancouver (Colombie-Britannique), les 14, 15, 16, 17, 20, 21, 22, 23, 24, 28, 29 et 30 avril 1998;

         ET POUR les présents motifs de jugement;

         LA COUR ORDONNE QUE :

         1.      la réclamation du demandeur soit rejetée.

         2.      les dépens soient adjugés après que les procureurs auront eu la              possibilité de faire des représentations sur cette question.


B. Reed

                                          juge

Traduction certifiée conforme

Pierre St-Laurent, LL.M.

__________________

1 Par. 18.

2 Par. 27.

3 Voici ce que contient l"entrée pertinente au journal du capitaine de port :
             [TRADUCTION]              Le bâtiment va nécessiter des câbles/rambardes de sécurité, une bitte d"amarrage double installée sur la poupe (présentement, les chaumards sont trop près des bittes pour servir aux câbles de remorquage et aux câbles des locomotives), deux toilettes, l"enlèvement de poutres sur le pont (des poutres 12 X 12 empêchent la libre circulation à l"avant et à l"arrière), la re-fixation de pantoires sur le pont (ils constituent des dangers à la circulation et sont susceptibles d"être arrachés dans les écluses), l"enlèvement de tuyaux métalliques obstruant les grands taquets fixés à la coque, l"installation de montants d"embarquement pour les pilotes à babord et à tribord et l"installation de deux abris pour les pilotes sur le pont principal et un sur le gaillard d"avant.

4      [TRADUCTION]          Inspecté les chalands " Arctic Tarsiut " (DK18C) et " Arctic Immerk Kanotick "              (DK16A). Le " Arctic Tarsiut " n"est pas prêt en ce moment. La bitte a été installée          sur la poupe mais ils n"ont pas enlevé la poutre l"obstruant. Les câbles de sécurité          ont été installés, mais le câble sur le pont n"a pas encore été fixé. Aucun des abris          pour les pilotes n"a été fixé au pont, et le contremaître m"informe que plutôt que          d"enlever les poutres obstruant la circulation, ils vont faire des passerelles autour          des coffres à taquets. ...

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.