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Date : 20190424


Dossier : IMM-4392-18

Référence : 2019 CF 509

Ottawa (Ontario), le 24 avril 2019

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

ARCADIO AVELINO SANCHEZ REBAZA

demandeur

et

MINISTRE DE L’IMMIGRATION, RÉFUGIÉS ET CITOYENNETÉ CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le 14 janvier 2016, une agente d’immigration en poste à l’Ambassade du Canada à Cuba [Agente] concluait que le demandeur, un ressortissant péruvien jouissant du statut de résident permanent au Canada depuis 2003, ne s’était pas conformé, pour la période de cinq ans se terminant le 15 décembre 2015, à l’obligation de résidence qui s’imposait à lui aux termes du paragraphe 28(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [Loi].

[2]  Le 8 janvier 2018, le demandeur tentait de se pourvoir en appel de la décision de l’Agente devant la Section d’appel de l’immigration [SAI]. Vu le délai écoulé depuis l’émission de ladite décision, le demandeur a dû présenter à la SAI une demande de prorogation de délai pour pouvoir entreprendre son appel. Cette demande lui a été refusée, la SAI étant d’avis que le demandeur n’avait pas fourni une explication raisonnable de son délai à agir, présenté une intention constante d’en appeler de la décision de l’Agente et démontré que son appel avait un certain mérite.

[3]  C’est de cette décision dont le demandeur se pourvoit aux termes du présent contrôle judiciaire.

[4]  Comme ce genre de décisions soulève des questions mixtes de fait et de droit, elles doivent être révisées, à mon sens, suivant la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 aux para 51, 53 [Dunsmuir]; voir aussi Bouali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 152 au para 9). Les parties ne prétendent pas le contraire bien que le demandeur plaide aussi que la SAI a enfreint les règles de l’équité procédurale en décidant comme elle l’a fait, ce qui est révisable, selon lui -et je suis d’accord-, selon la norme de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43).

[5]  Il importe de noter d’entrée de jeu que la Cour n’est pas appelée à décider ici si le demandeur devrait se voir accorder une prorogation de délai. Elle est plutôt appelée à déterminer si la décision de la SAI de lui refuser une prorogation de délai est raisonnable. Pour intervenir, la Cour doit être satisfaite que la décision sous examen se situe hors de la fourchette des issues possibles, acceptables en regard des faits et du droit applicable (Dunsmuir au para 47). En d’autres termes, elle doit être satisfaite que ladite décision est dépourvue de tout fondement rationnel (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 113 au para 99, inf pour d’autres motifs par 2015 CSC 61).

[6]  Mon rôle ici n’est donc pas de substituer ma propre appréciation des faits et du droit à celle de la SAI. En d’autres termes, si je suis satisfait que la décision de la SAI possède un fondement rationnel à la lumière des faits de l’espèce et du droit applicable, je dois rejeter le présent recours même si j’aurais pu, placé dans les souliers de la SAI, en venir à une conclusion différente de celle à laquelle en est arrivée la SAI.

[7]  Ici, j’estime qu’il n’y pas lieu d’intervenir.

[8]  Les faits pertinents à la présente affaire peuvent se résumer comme suit. Le demandeur est arrivé au Canada en 1998 et, comme je l’ai déjà indiqué, a acquis le statut de résident permanent en 2003.

[9]  Le 15 décembre 2015, il a présenté une demande de titre de voyage pour résident permanent auprès de l’Ambassade du Canada à Cuba puisque sa carte de résident permanent n’était plus valide depuis mars 2014. Le 7 janvier 2016, il a été vu en entrevue par l’Agente, qui l’a invité à produire d’autres éléments de preuve pour démontrer qu’il respectait l’obligation de résidence au Canada prévue au paragraphe 28(2) de la Loi.

[10]  Dans une lettre datée du 14 janvier 2016, l’Agente a déterminé que le demandeur n’avait pas satisfait au seuil statutaire du nombre de jours de présence physique au Canada au cours de la période quinquennale se terminant le 15 décembre 2015. Le demandeur avait déclaré 674 jours de présence physique alors qu’il lui en fallait au moins 730. L’Agente n’était pas satisfaite non plus que des considérations d’ordre humanitaire justifiaient qu’il soit fait exception aux exigences de la Loi. Je note qu’aucun tel motif n’avait été invoqué par le demandeur dans son formulaire de demande de titre de voyage.

[11]  Selon les notes du système mondial de gestion des cas [SMGC], l’Agente a noté des incohérences entre la liste provenant des autorités cubaines des dates où le demandeur est entré et sorti de Cuba et celle émanant des autorités canadiennes. Elle a aussi noté que le demandeur avait une entreprise, toujours active, de tourisme au Pérou et qu’il ne semblait pas travailler au Canada. Toujours selon les notes du SMGC, le demandeur aurait été informé, le 14 janvier 2016, en personne, du contenu de la lettre consignant la décision lui refusant un titre de voyage en tant que résident permanent. Comme le demandeur avait résidé au Canada durant au moins une journée dans l’année précédant ladite décision, un titre de voyage, valable jusqu’au 1er février 2016 et que pour une entrée unique, lui a été remis à cette même date de manière à ce qu’il puisse revenir au Canada.

[12]  Le demandeur reconnaît que la décision lui refusant un titre de voyage en tant que résident permanent lui a été remise en mains propres en janvier 2016, mais il estime que cela s’est fait dans un contexte particulier qui ne lui a pas permis d’en comprendre que son statut de résident permanent au Canada était compromis. Il prétend avoir compris la véritable portée de la décision de l’Agente en novembre 2017 lorsqu’il a tenté de renouveler sa carte de résident permanent, et avoir, à partir de ce moment, entrepris les démarches pour en appeler de la décision de la SAI. Selon sa version des faits, il croyait que la question du statut de résident permanent avait été réglée quand il a obtenu son titre de voyage temporaire, en janvier 2016, lui permettant de rentrer au Canada.

[13]  La SAI, sur la base des critères de l’arrêt Canada (Procureur général) c Hennelly (1999), 167 FTR 158 (CAF) [Hennelly], applicables en matière de prorogation de délai, s’est dite insatisfaite de ces explications. Elle a jugé, d’une part, que la lettre consignant la décision de l’Agente était « très claire » et que le demandeur, se disant familier avec la procédure d’obtention d’un titre de voyage pour résident permanent, se devait donc de s’assurer de comprendre les répercussions liées à cette décision et de s’informer des démarches à effectuer pour respecter la Loi. D’autre part, elle a statué que le demandeur n’avait pas démontré, dans ce contexte, une intention continue d’en appeler de la décision de l’Agente. Enfin, elle a jugé que le demandeur avait fait défaut de démontrer que son appel avait un certain mérite, tant sur le plan de son obligation de résidence que sur celui des considérations d’ordre humanitaire pouvant justifier une exemption à la Loi.

[14]  Eu égard à l’obligation de résidence, la SAI, tout en notant que le certificat cubain d’entrées et de sorties de Cuba ne correspondait pas, sans que le demandeur n’en ait fourni aucune explication, aux entrées répertoriées au Canada, a statué que les documents soumis par le demandeur étaient des preuves passives et vagues de présence physique au Canada. Quant au volet des considérations d’ordre humanitaire, la SAI a noté que le demandeur avait exposé peu de motifs et que sa revendication était faible en droit en dépit du fait qu’il avait de la famille - sa fille - et des attaches au Canada.

[15]  Dans Hennelly, la Cour d’appel fédérale a statué que celui qui requiert une prorogation de délai doit démontrer : (i) avoir eu une intention constante de poursuivre le recours sous-jacent; (ii) que ce recours a un certain mérite; (iii) que le défendeur ne subit pas de préjudice du fait de son retard à exercer ledit recours; et (iv) qu'il existe une explication raisonnable justifiant son retard à agir.

[16]  Ces critères, qui ne sont ni cumulatifs ni exhaustifs, servent en somme à déterminer s’il est dans l’intérêt de la justice d’accorder la prorogation de délai sollicitée (Canada (Procureur général) c Larkman, 2012 CAF 204 au para 62 [Larkman]). Ils s’imposaient à la SAI qui était donc bien fondée d’y recourir aux fins de l’examen de la demande de prorogation de délai du demandeur (Khangura c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 702 au para 16).

[17]  Il importe de préciser ici que ce sont les principes de la finalité et du caractère définitif des décisions administratives qui sous-tendent les délais imposés pour contester de telles décisions (Canada (Développement des Ressources Humaines) c Hogervorst, 2007 CAF 41 au para 24).

[18]  En l’espèce, le demandeur disposait, aux termes du paragraphe 9(3) des Règles de la section d'appel de l'immigration, DORS/2002-230, d’un délai de 60 jours à compter de la réception des motifs écrits de la décision de l’Agente pour interjeter appel de ladite décision. Ce délai a été largement excédé.

[19]  Je rappelle ici que la décision de l’Agente est datée du 14 janvier 2016 et que suivant la preuve au dossier, le demandeur en a été informé, en personne, à cette même date et que la lettre consignant ladite décision lui a été par la suite postée à son adresse résidentielle au Canada et transmise par courriel.

[20]  Le demandeur reconnaît que la décision de l’Agente lui a été remise en mains propres (Dossier certifié du tribunal à la p 64) mais avance qu’il n’en a compris toutes les implications qu’en novembre 2017 lorsqu’il a voulu renouveler sa carte de résident permanent. C’est alors, dit-il, qu’il a rapidement mandaté une avocate pour déposer un avis d’appel auprès de la SAI.

[21]  La SAI n’a pas jugé cette explication satisfaisante et je dois reconnaître qu’elle ne l’est pas non plus. À tout le moins, ce constat de la SAI n’a rien de déraisonnable dans les circonstances de la présente affaire.

[22]  Comme l’a constaté la SAI, la lettre consignant la décision de l’Agente est on ne peut plus claire quant à ses implications pour le statut de résident permanent du demandeur. Que celui-ci, après, de son propre aveu, avoir reçu ladite décision en mains propres, n’en ait pas saisi les tenants et aboutissants, relève soit de l’implausibilité, soit de l’aveuglement volontaire, soit de l’insouciance grave, ou soit de l’ignorance de la loi. Or, dans un cas comme dans l’autre, cela ne peut justifier le retard à produire l’avis d’appel. Je ne saurais donc reprocher à la SAI d’avoir conclu comme elle l’a fait, c’est-à-dire que le demandeur n’a ni satisfait au critère de l’intention continue d’agir, ni à celui de la justification du délai à agir.

[23]  Dans un cas comme celui-ci, ces deux critères sont intimement liés puisqu’ils dépendent tous les deux de ce qui explique aux yeux du demandeur, que ce ne soit qu’en novembre 2017 qu’il ait réalisé la portée véritable de la décision de l’Agente rendue plus de 20 mois auparavant. Or, toute la preuve, comme on l’a vu, pointe vers une prise de connaissance de la décision qui est contemporaine à l’émission de celle-ci : on en a informé verbalement le demandeur à la date où elle a été rendue; elle lui a été postée ici au Canada peu de temps après; et elle lui a été communiquée par courriel.

[24]  S’il est vrai qu’une personne n’ayant aucune raison de croire à l’existence d’une décision ne peut pas logiquement exprimer l’intention d’entreprendre un recours à l’encontre de cette décision (Première Nation Marcel Colomb c Colomb, 2016 CF 1270 au para 105), encore faut-il que cette ignorance soit établie de manière crédible. Or, comme on vient de le voir, elle ne l’a pas été en l’espèce.

[25]  Quant au mérite de l’appel lui-même, la SAI s’est à la fois penchée sur les récriminations du demandeur relatives aux conclusions de l’Agente sur sa présence physique au Canada au cours de la période quinquennale en cause et sur celles relatives aux considérations d’ordre humanitaire. Le demandeur soutient toutefois que la SAI n’a pas respecté les règles de l’équité procédurale en ignorant la preuve documentaire soumise au soutien de sa demande de prorogation de délai.

[26]  Cet argument est sans mérite, car la SAI en a fait nommément état dans sa décision. Quoi qu’il en soit, la SAI n’était tenue ni de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement ayant mené à sa conclusion finale, ni de faire référence « à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire » (Newfoundland and Labrador Nurses' Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 16). À mon sens, sa décision est suffisamment explicite sur ce point pour me permettre d’en comprendre le fondement et de déterminer si elle fait partie des issues possibles acceptables. Selon moi, elle l’est et le demandeur ne m’a pas convaincu du contraire.

[27]  Je rappelle qu’il ne m’appartient pas de soupeser de nouveau la preuve au dossier quant au mérite de l’appel et de tirer mes propres conclusions à cet égard. Ici, je suis satisfait que les conclusions de la SAI quant à cet aspect de sa décision respectent les exigences d’intelligibilité, de justification et de transparence et qu’elles se situent à l’intérieur des issues possibles, acceptables en regard des faits et du droit applicable.

[28]  Enfin, comme c’est souvent le cas, le délai à agir ne cause pas de préjudice au défendeur. La SAI a souligné que c’était le cas en l’espèce, mais elle a jugé que cela n’était pas suffisant pour faire pencher la balance en faveur du demandeur. Je ne vois pas d’erreur à ce niveau non plus.

[29]  Pour me convaincre de lui donner raison, le demandeur m’a soumis un certain nombre de décisions de la SAI en matière de prorogation de délai. Au-delà du fait que ces décisions ne me lient pas et que chaque cas doit être évalué selon ses circonstances propres, elles présentent des contextes factuels très différents de celui de la présente affaire. En effet, ces décisions traitent de situations où un demandeur : (i) n’a jamais été informé d’une décision, soit par la faute des autorités de l’immigration, soit par celle d’un tiers; (ii) a cherché activement à s’informer de son droit d’interjeter appel auprès de la SAI; ou (iii) a présenté, aux yeux de la SAI, des considérations d’ordre humanitaire suffisantes. Tel n’est pas le cas en l’espèce.

[30]  En somme, la décision de la SAI possède les attributs de la raisonnabilité, le demandeur n’ayant notamment pas réussi à justifier d’une manière crédible le retard considérable qu’il a pris à loger son appel devant la SAI, et il n’y a pas eu accroc aux règles de l’équité procédurale. La présente demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée. Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé la certification d’une question en vue d’un appel. Je suis aussi d’avis qu’il n’y a pas matière à certification dans les circonstances de la présente affaire.


JUGEMENT dans IMM-4392-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Aucune question n’est certifiée.

« René LeBlanc »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4392-18

 

INTITULÉ :

ARCADIO AVELINO SANCHEZ REBAZA c MINISTRE DE L’IMMIGRATION, RÉFUGIÉS ET CITOYENNETÉ CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

montréal (québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 avril 2019

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE LEBLANC

 

DATE DES MOTIFS :

LE 24 avril 2019

 

COMPARUTIONS :

Me Maude Gagnon-Boisvert

 

Pour le demandeur

 

Me Lynne Lazaroff

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Maude Gagnon-Boisvert

Avocate

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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