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Date : 20000518

Dossier : T-1383-99

Ottawa (Ontario), le 18 mai 2000

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE PELLETIER

ENTRE :

ALLIANCE DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA

demanderesse

- et -

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LE JUGE PELLETIER


[1]         Contrairement au Parlement de Westminster, le Parlement du Canada n'est pas suprême. Il ne l'a jamais été. Le partage des compétences prévu aux articles 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867 (anciennement connue sous le nom d'Acte de l'Amérique du Nord britannique) détermine certains sujets à l'égard desquels le Parlement ne peut légiférer. Les lois fédérales qui empiétaient sur les matières relevant des provinces ont été annulées. Depuis l'avènement de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte), le Parlement est encore plus limité car il ne peut adopter des lois qui vont à l'encontre des droits qui y sont énumérés. Les lois qui le faisaient ont été déclarées inopérantes. Dans la présente affaire, la demanderesse, l'Alliance de la fonction publique du Canada (AFPC), allègue qu'en plus des limites prévues dans la Loi constitutionnelle de 1867 et dans la Charte, le Parlement n'a pas compétence pour adopter des lois contraires à la primauté du droit. Cet argument est fondé sur les préambules de la Loi constitutionnelle de 1867[1] et de la Charte[2]. Cet argument n'est pas sans importance.

[2]         La demande présentée à la Cour est une requête de la défenderesse, Sa Majesté la Reine, en radiation de la demande de l'AFPC au motif qu'elle ne révèle aucune cause d'action. Par conséquent, aux fins de la présente requête, les faits allégués dans la déclaration doivent être considérés comme avérés. Les voici :

[traduction]

2.              L'Alliance de la fonction publique du Canada est une organisation syndicale au sens de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-35 et modifications (LRTFP), accréditée au titre d'agent négociateur pour deux groupes des services correctionnels formant deux unités de négociations - l'une est composée d'employés de surveillance et l'autre, d'employés occupant des fonctions autres que celles de surveillance. Le groupe des services correctionnels (aussi connu sous le nom de groupe CX) est composé d'agents de correction à l'emploi du Service correctionnel du Canada dans les pénitenciers fédéraux.

3. Les conditions d'emploi régissant les employés des unités de négociation composées des groupes des services correctionnels se trouvent dans des conventions collectives négociées entre l'Alliance de la fonction publique du Canada et le Conseil du Trésor. Ce dernier est l'organisme du gouvernement fédéral désigné comme l'employeur des employés de la fonction publique fédérale.


4. Les articles 78 à 78.5 de la LRTFP prévoient un processus pour déterminer si les postes occupés par les fonctionnaires qui font parties des unités de négociation peuvent être désignés comme des postes dont les fonctions sont nécessaires pour la sécurité du public. Lorsqu'un poste est désigné comme comportant de telles fonctions, le titulaire de ce poste n'a pas le droit de prendre une mesure de grève en vertu de la LRTFP.

5. Le Conseil du Trésor a toujours considéré que les agents de correction devaient être désignés au sens de la LRTFP; en fait, tous les postes compris dans les unités de négociation formées par les groupes CX ont été désignés par le passé. Étant donné que dans les unités de négociation formées par les groupes CX, personne n'a le droit de grève en raison de la désignation, il serait inutile de prendre une mesure de grève pour arriver à conclure une convention collective.

6. La LRTFP prévoit deux modes de règlement des différends qui surviennent à l'occasion de la négociation collective. En vertu du premier mode de règlement, les parties doivent négocier de bonne foi après la signification d'un avis de négocier. Dans les cas où une convention collective n'est pas conclue, les parties peuvent soumettre l'affaire à la conciliation. Une fois la conciliation complétée, les parties peuvent prendre une mesure de grève conforme aux conditions stipulées dans la LRTFP.

7. Le deuxième mode de règlement prévu par la LRTFP comprend l'obligation de négocier de bonne foi par suite de la signification d'un avis de négocier. Toutefois, dans les cas où une convention collective n'est pas conclue, le différend est renvoyé devant un conseil d'arbitrage qui examinera les questions soumises et rendra une décision. Toute décision arbitrale rendue par un conseil d'arbitrage lie les parties comme s'il s'agissait d'une convention collective.

8. Selon la LRTFP, les agents négociateurs peuvent choisir l'un ou l'autre de ces modes de règlement afin de régler les différends qui surviennent au cours de la négociation collective avec un employeur. Étant donné que l'option conciliation - grève est inutile pour les unités de négociation CX, l'Alliance a toujours choisi l'arbitrage pour régler les différends survenant lors de la négociation collective.

9. En 1996, par application de l'article 62 de la LRTFP, la possibilité de recourir à un arbitrage liant les parties comme mode de règlement des différends a été suspendue jusqu'au mois de juin 1999. Par conséquent, cette modification de la loi a privé les membres des unités de négociation CX de leur droit de choisir que les différends qui surviennent lors des négociations soient réglés par arbitrage et forcé les membres des groupes CX à utiliser le mode de conciliation-grève même si, à ce moment-là, aucun des membres ne pouvait légalement prendre une mesure de grève.

10. Le 22 avril 1997, l'Alliance a fait signifier au Conseil du Trésor un avis de négocier relatif aux unités de négociation CX. Par la suite, les représentants du Conseil du Trésor ont sélectionné un certain nombre de postes compris dans le groupe CX afin de les faire désigner en vertu des articles 78 à 78.5 de la LRTFP. Toutefois, la demanderesse dit que plusieurs centaines de postes CX n'ont pas été désignés conformément aux exigences de la LRTFP. Les titulaires de ces postes se sont donc vu accorder le droit de prendre une mesure de grève.

11. Le 9 février 1999, l'Alliance a présenté une demande à la Commission des relations de travail dans la fonction publique (CRTFP) afin d'obtenir une ordonnance de la Commission selon laquelle les titulaires des postes CX qui n'avaient pas été désignés comme il se doit par le Conseil du Trésor pourraient légalement prendre une mesure de grève si les parties ne parvenaient pas à conclure une convention collective.

12. Par la suite, le Conseil du Trésor a introduit une instance distincte devant la CRTFP, essentiellement en vue d'obtenir des ordonnances de la Commission désignant des postes CX déterminés, ce qui priverait les titulaires de ces postes du droit de prendre une mesure de grève.

13. En réponse aux instances introduites par l'Alliance et par le Conseil du Trésor, des audiences devant la Commission, prévues pour plusieurs journées, ont été mises au rôle et devaient débuter le 22 mars 1999.


14. Le 19 mars 1999, le bureau de conciliation qui avait été nommé a produit son rapport conformément à l'article 87 de la LRTFP, ce qui faisait que les titulaires des postes non désignés du groupe CX pouvaient légalement prendre une mesure de grève le 26 mars 1999.

15. Le 19 mars 1999, les représentants de l'Alliance et du Conseil du Trésor, en sa qualité d'employeur, sont parvenus à une entente à l'égard des diverses instances devant la Commission mentionnées aux paragraphes 11 à 13. Cette entente prévoyait que les titulaires d'environ 728 postes compris dans l'unité de négociation CX ne seraient pas désignés en vertu de la procédure de désignation prévue à la Loi. Par conséquent, les titulaires des 728 postes en question avaient le droit de prendre une mesure de grève le ou vers le 26 mars 1999. Les parties avaient expressément convenu que les modalités de cette entente devraient être approuvées par la Commission sous la forme d'une ordonnance sur consentement. Cette entente a finalement été ratifiée par les parties le lundi 22 mars 1999.

16. Le lundi 22 mars 1999, le projet de loi C-76, la Loi de 1999 sur les services gouvernementaux, a été formellement déposé à la Chambre des Communes. D'une façon générale, le projet de loi C-76 avait pour objet d'interdire au groupe CX de prendre une mesure de grève et accordait au gouverneur en conseil le pouvoir d'imposer des conditions d'emploi qui lieraient les membres du groupe CX et l'Alliance.

17. Le vendredi 26 mars 1999, les titulaires des 728 postes mentionnés au paragraphe 15 ont pris une mesure de grève légale.

18. Le 25 mars 1999, la Loi de 1999 sur les services gouvernementaux a été sanctionnée. Par un décret en conseil daté du 29 mars 1999, la partie 2 de la Loi de 1999 sur les services gouvernementaux est entrée en vigueur à 23 h 30 (heure normale). La partie 2 de la Loi porte expressément sur les employés des groupes des services correctionnels.

19. D'une façon générale, les articles 16 et 17 de la Loi enjoignaient aux membres des groupes CX de reprendre leur travail et leur interdisaient de prendre d'autres mesures de grève. De plus, des obligations strictes étaient imposées à l'Alliance pour veiller à ce qu'aucune autre mesure de grève ne serait prise. Parmi ces obligations, l'Alliance ainsi que ses dirigeants et représentants devaient aviser les fonctionnaires que l'autorisation de grève obtenue pour les titulaires des 728 postes mentionnés au paragraphe 15 était « nulle » . Les articles 16 et 17 prévoient :

16. Dès l'entrée en vigueur de la présente partie_:

a) l'employeur est tenu de reprendre sans délai ou de continuer, selon le cas, la prestation des services gouvernementaux;

b) les fonctionnaires sont tenus de reprendre sans délai ou de continuer, selon le cas, leur travail lorsqu'on le leur demande.

17. L'agent négociateur ainsi que ses dirigeants et représentants sont tenus_:

a) dès l'entrée en vigueur de la présente partie, d'aviser les fonctionnaires que, en raison de cette entrée en vigueur_:

(i) toute déclaration, toute autorisation ou tout ordre de grève qui leur a été communiqué avant cette entrée en vigueur est nul,


(ii) la prestation des services gouvernementaux doit reprendre ou continuer, selon le cas, et ils doivent reprendre sans délai ou continuer leur travail lorsqu'on le leur demande;

b) de prendre toutes les mesures voulues pour veiller au respect de l'alinéa 16b) par les fonctionnaires;

c) de s'abstenir de tout comportement pouvant inciter les fonctionnaires à désobéir à l'alinéa 16b).

20. De plus, la Loi prévoyait, aux articles 19, 20 et 21, la prorogation des conventions expirées et donnait au gouverneur en conseil le pouvoir de déterminer les conditions d'emploi :

19. La convention cadre et chaque convention particulière sont réputées s'être appliquées depuis leur expiration jusqu'à l'entrée en vigueur de la présente partie et continuent de s'appliquer à l'employeur, à l'agent négociateur et aux fonctionnaires jusqu'à ce que ceux-ci soient liés par celle des conventions suivantes à survenir en premier_:

a) une convention collective conclue entre l'employeur et l'agent négociateur;

b) une convention collective visée au paragraphe 20(3).

20. (1) Sur recommandation du Conseil du Trésor, le gouverneur en conseil peut, en prenant en compte les conventions collectives conclues par l'employeur à l'égard d'unités de négociation de la fonction publique depuis que la Loi sur la rémunération du secteur public a cessé de s'appliquer au régime de rémunération de ces unités, fixer_:

a) les conditions d'emploi applicables aux fonctionnaires;

b) la durée d'application de ces conditions d'emploi.

(2) Le gouverneur en conseil peut prévoir que des conditions d'emploi prennent effet et lient les parties à compter d'une date antérieure ou postérieure au début de la période fixée au titre de l'alinéa (1)b).

(3) Les conditions d'emploi fixées au titre de l'alinéa (1)a) constituent une nouvelle convention collective à l'égard de chaque groupe de fonctionnaires lié par une convention mentionnée à l'annexe 2.

(4) Les conventions collectives visées au paragraphe (3) sont assujetties à la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique et ont effet et lient l'employeur, l'agent négociateur et les fonctionnaires pour la durée de leur application, malgré toute disposition contraire de cette loi.

(5) Il est entendu que la Loi sur les textes réglementaires ne s'applique pas en ce qui concerne le présent article.

(6) Si l'employeur, l'agent négociateur et des fonctionnaires deviennent liés par une convention collective conclue entre l'employeur et l'agent négociateur avant la fixation, au titre du paragraphe (1), des conditions d'emploi applicables à ces fonctionnaires, les paragraphes (1) à (5) et l'article 22 sont réputés périmés à l'égard de ceux-ci.


21. À compter de l'entrée en vigueur de la présente partie et pour la durée d'application d'une convention collective visée à l'alinéa 19a) ou d'une convention collective visée au paragraphe 20(3), selon celle qui s'applique_:

a) il est interdit aux dirigeants et aux représentants de l'agent négociateur de déclarer, d'autoriser ou d'ordonner une grève des fonctionnaires liés par cette convention collective;

b) il est interdit à ces fonctionnaires de participer à une grève à l'égard de l'employeur.

21. Plus loin, l'article 23 de la Loi prévoyait que les particuliers qui contrevenaient à une disposition de la partie applicable aux agents de correction commettaient une infraction et étaient passibles d'une amende maximale de 50 000_$ pour chacun des jours au cours desquels ils agissaient comme dirigeants ou représentants de l'employeur ou de l'Alliance, et prévoyait une amende maximale de 1 000_$ dans les autres cas. Si l'Alliance contrevenait à une disposition de la partie 2, elle commettait une infraction passible d'une amende maximale de 100 000_$ pour chacun des jours au cours desquels se commettait ou se continuait l'infraction.

22. Par un décret en conseil daté du 29 mars 1999, les nouvelles conditions d'emploi des fonctionnaires CX étaient déposées sur recommendation du Conseil du Trésor par le gouverneur en conseil. Ces conditions d'emploi constituaient une nouvelle convention collective qui devait entrer en vigueur le 30 mars 1999 à 00 h 01 et qui lierait l'employeur, l'Alliance et les employés concernés jusqu'au 31 mai 2000. L'Alliance n'a pas accepté les conditions de la convention collective imposées par le décret en conseil.

23. La demanderesse dit que la partie 2 de la Loi de 1999 sur les services gouvernementaux ne respecte pas la primauté du droit et qu'elle est par conséquent invalide et inopérante pour les motifs suivants :

a) la Loi constitue une atteinte arbitraire au droit prévu par la loi d'entamer des négociations collectives, dans des circonstances où les personnes visées par la loi se proposaient d'entamer les négociations collectives en se conformant pleinement à la LRTFP;

b) la Loi, combinée à la suspension de l'arbitrage, prive la demanderesse de la possibilité de recourir à un décideur nommé en vertu de la loi afin qu'il tranche les différends sous le régime de la LRTFP;

c) la Loi a été adoptée de mauvaise foi car elle a privé les agents de correction du droit de grève même si, par suite de sa propre négligence, le Conseil du Trésor, en tant qu'employeur, avait négocié juste avant l'adoption de la loi une entente qui permettait à un nombre déterminé d'agents de correction de prendre une mesure de grève;

d) la Loi a été adoptée de mauvaise foi car elle forçait l'Alliance, ses dirigeants et ses représentants à déclarer que leur autorisation de grève était « nulle » même si cette autorisation de grève avait été obtenue légalement, plus particulièrement vu l'entente conclue avec le Conseil du Trésor concernant les 728 postes qui ne devaient pas être désignés au sens de la LRTFP;

e) la Loi confère au gouverneur en conseil le pouvoir discrétionnaire d'imposer des conditions d'emploi aux agents de correction.


24. De plus, la demanderesse dit que les dispositions de la partie II de la Loi de 1999 sur les services gouvernementaux sont incompatibles avec le paragraphe 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés et qu'elles ne peuvent être justifiées en vertu de l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés, étant donné que la Loi a privé les membres du groupe CX de leur droit de s'exprimer par la négociation collective et par une mesure de grève et parce que la Loi forçait l'Alliance, ses dirigeants et ses représentants à faire certaines déclarations.

25. La demanderesse dit que la partie II de la Loi de 1999 sur les services gouvernementaux porte atteinte à la liberté d'association protégée par le paragraphe 2d) de la Charte et qu'elle ne peut être justifiée par l'article premier de la Charte. Plus particulièrement, la demanderesse dit que les dispositions de la partie II de la Loi interdisent aux membres des groupes CX d'exercer leur liberté d'expression en tant qu'association par la négociation collective et le processus de grève.

[3]         Le noyau dur des faits est que le Conseil du Trésor et l'AFPC avaient négocié une entente concernant certains membres du groupe CX (agents de correction) qui confirmait leur droit de grève. Quelques jours plus tard, le Parlement adoptait une loi qui rendait l'entente négociée sans effet en ordonnant le retour au travail du groupe CX et en forçant l'AFPC à aviser ses membres que tout ordre ou autorisation de grève donné avant l'adoption de la loi était nul en raison de l'entrée en vigueur de la loi. L'AFPC dit que la loi va à l'encontre de la primauté du droit parce qu'elle est arbitraire et qu'elle a été adoptée de mauvaise foi. Cette loi constitue aussi une atteinte à la liberté d'expression de la demanderesse parce qu'elle force ses dirigeants à communiquer certaines informations à ses membres. On a laissé tomber l'allégation selon laquelle la loi constituait une atteinte à la liberté d'association des membres de l'AFPC, du moins aux fins de la présente demande.


[4]         Il est important de remarquer que la présente requête vise la radiation de la déclaration au motif qu'elle ne révèle aucune cause d'action. Il ne s'agit pas d'une demande présentée en vue d'obtenir un jugement sommaire. Dans une demande comme celle-ci, la Cour n'a pas la possibilité de trancher des questions qui n'ont pas été [traduction] « complètement réglées par la jurisprudence » . Nash c. R. in the Right of Ontario (1995), 27 O.R. (3d) (C.A. Ont.), [1995] O.J. no 4043. Le juge Wilson a examiné et résumé la jurisprudence canadienne et anglaise sur ce point dans l'arrêt Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959, (1990) 117 N.R. 321, et a conclu :

Ainsi, au Canada, le critère régissant l'application de dispositions comme la règle 19(24)a) des Rules of Court de la Colombie-Britannique est le même que celui régissant une requête présentée en vertu de la règle 19 de l'ordonnance 18 des R.S.C. : dans l'hypothèse où les faits mentionnés dans la déclaration peuvent être prouvés, est-il « évident et manifeste » que la déclaration du demandeur ne révèle aucune cause d'action raisonnable? Comme en Angleterre, s'il y a une chance que le demandeur ait gain de cause, alors il ne devrait pas être « privé d'un jugement » . La longueur et la complexité des questions, la nouveauté de la cause d'action ou la possibilité que les défendeurs présentent une défense solide ne devraient pas empêcher le demandeur d'intenter son action. Ce n'est que si l'action est vouée à l'échec parce qu'elle contient un vice fondamental qui se range parmi les autres énumérés à la règle 19(24) des Rules of Court de la Colombie-Britannique que les parties pertinentes de la déclaration du demandeur devraient être radiées en application de la règle 19(24)a).

[5]         Donc, ma fonction dans la présente demande n'est pas de décider s'il y a une cause d'action, mais plutôt si la demande a un fondement en droit. Ce critère n'est pas très exigeant.

[6]         La demanderesse est d'avis que cette partie du droit est en développement. Pour indiquer la direction que prend le droit sur cette question, la demanderesse fait référence au commentaire du juge Noël (maintenant juge à la Cour d'appel) dans la décision Huet c. Canada (Ministre du Revenu national) (1994), 85 F.T.R. 171, [1994] A.C.F. no 1022 :

Si les tribunaux ont le pouvoir de maintenir en vigueur des lois par ailleurs inopérantes en vertu du principe de la primauté du droit, ils doivent aussi avoir le pouvoir de déclarer inopérantes des lois dont la mise en application dans le temps a comme effet de suspendre le règne de la loi. p. 191


[7]         Pour étayer sa position, la demanderesse renvoie à plusieurs arrêts de la Cour suprême qui reconnaissent la primauté du droit comme un principe constitutionnel. Parmi ces arrêts, la demanderesse fait principalement référence au Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721, (1985) 12 D.L.R. (4th) 1, et au Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, (1998) 161 D.L.R. (4th) 385. Dans le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, la Cour suprême a conclu que le défaut d'adopter les lois du Manitoba en français aussi bien qu'en anglais rendait ces lois invalides. Donner effet immédiatement au jugement de la Cour aurait créé un vide juridique, une absence de lois, une éventualité que la Cour considérait inadmissible. Elle s'est fondée sur la primauté du droit pour élaborer un moyen d'éviter cette anarchie :

Le problème que pose le fait que les lois unilingues de la législature du Manitoba doivent être déclarées invalides et inopérantes est, sans plus, le vide juridique que cela engendrera et le chaos qui s'ensuivra en la matière dans la province du Manitoba. p. 747

En l'espèce, déclarer les lois de la législature du Manitoba invalides et inopérantes aurait pour effet, sans plus, de miner le principe de la primauté du droit. La primauté du droit, qui constitue un principe fondamental de notre Constitution, doit signifier au moins deux choses. En premier lieu, que le droit est au-dessus des autorités gouvernementales aussi bien que du simple citoyen et exclut, par conséquent, l'influence de l'arbitraire. p. 748

En second lieu, la primauté du droit exige la création et le maintien d'un ordre réel de droit positif qui préserve et incorpore le principe plus général de l'ordre normatif. L'ordre public est un élément essentiel de la vie civilisée. [traduction] « La primauté du droit en ce sens sous-tend [...] simplement l'existence de l'ordre public » . p. 749

La conclusion que les lois de la législature du Manitoba sont invalides et inopérantes signifie que l'ordre de droit positif qui est censé avoir réglementé les affaires des habitants du Manitoba depuis 1890 se trouvera détruit et que les droits, obligations et autres effets découlant de ces règles de droit seront invalides et non exécutoires. p. 749

En plus de l'inclusion de la primauté du droit dans le préambule des lois constitutionnelles de 1867 et de 1982, le principe est nettement implicite de par la nature même d'une constitution. La Constitution, en tant que loi suprême, doit être interprétée comme un aménagement fonctionnel des relations sociales qui sert de fondement à l'existence d'un ordre réel de droit positif. Les fondateurs de notre pays ont certainement voulu, entre autres principes fondamentaux d'édification nationale, que le Canada soit une société où règne l'ordre juridique et dotée d'une structure normative : une société soumise à la primauté du droit. Même s'il ne fait pas l'objet d'une disposition précise, le principe de la primauté du droit est nettement un principe de notre Constitution. p. 750

Par le passé, la Cour a dégagé des principes constitutionnels des préambules des lois constitutionnelles et de l'objet général de la Constitution. p. 751


En d'autres termes, dans les décisions constitutionnelles, la Cour peut tenir compte des postulats non écrits qui constituent le fondement même de la Constitution du Canada. Dans le cas du Renvoi sur le rapatriement, précité, ce postulat non écrit était le principe du fédéralisme. Dans le cas présent, c'est le principe de la primauté du droit. p. 752

La seule solution qui permet de préserver les droits, obligations et autres effets qui découlent des lois invalides de la législature du Manitoba et qui ne sont pas sauvés par l'application du principe de la validité de facto ou d'autres principes consiste à déclarer que, pour maintenir la primauté du droit, ces droits, obligations et autres effets sont et continueront d'être opérants tout comme s'ils avaient découlé de textes législatifs valides, pendant la période durant laquelle il sera impossible au Manitoba de se conformer à l'obligation constitutionnelle qui lui incombe en vertu de l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba. La province du Manitoba ferait face au chaos et à l'anarchie si les droits, obligations et autres effets juridiques sur lesquels se sont fondés les Manitobains depuis 1890 pouvaient soudainement être contestés. La garantie constitutionnelle de la primauté du droit ne tolérera pas un tel chaos ou une telle anarchie. p. 758

[8]         Comme on peut le constater à la lecture de ces extraits, le recours à la primauté du droit dans le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba était dicté par le besoin d'éviter de créer un vide juridique. Le principe de la primauté du droit n'a pas été utilisé par la Cour pour invalider une loi mais pour justifier la suspension de l'entrée en vigueur de son propre jugement.

[9]         Dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec, on demandait à la Cour suprême de déterminer dans quelles circonstances le Québec pourrait se séparer du reste du Canada. Cela a donné lieu à un examen de la structure constitutionnelle du pays :

Notre Constitution est principalement une Constitution écrite et le fruit de 131 années d'évolution. Derrière l'écrit transparaissent des origines historiques très anciennes qui aident à comprendre les principes constitutionnels sous-jacents. Ces principes inspirent et nourrissent le texte de la Constitution : ils en sont les prémisses inexprimées. p. 247

Chaque élément individuel de la Constitution est lié aux autres et doit être interprété en fonction de l'ensemble de sa structure. Dans le récent Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale, nous avons souligné que certains grands principes imprègnent la Constitution et lui donnent vie. Dans le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, précité, à la p. 750, nous avons dit de la primauté du droit que ce « principe est nettement implicite de par la nature même d'une constitution » . On peut dire la même chose des trois autres principes constitutionnels analysés ici. p. 248

Bien que ces principes sous-jacents ne soient pas expressément inclus dans la Constitution, en vertu d'une disposition écrite, sauf pour certains par une allusion indirecte dans le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, il serait impossible de concevoir notre structure constitutionnelle sans eux. p. 248


Des principes constitutionnels sous-jacents peuvent, dans certaines circonstances, donner lieu à des obligations juridiques substantielles (ils ont « plein effet juridique » selon les termes du Renvoi relatif au rapatriement, précité, à la p. 845) qui posent des limites substantielles à l'action gouvernementale. Ces principes peuvent donner naissance à des obligations très abstraites et générales, ou à des obligations plus spécifiques et précises. Les principes ne sont pas simplement descriptifs; ils sont aussi investis d'une force normative puissante et lient à la fois les tribunaux et les gouvernements. « En d'autres termes » , comme l'affirme notre Cour dans le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, « dans les décisions constitutionnelles, la Cour peut tenir compte des postulats non écrits qui constituent le fondement même de la Constitution du Canada » (p. 752). pp. 249 et 250

À son niveau le plus élémentaire, le principe de la primauté du droit assure aux citoyens et résidents une société stable, prévisible et ordonnée où mener leurs activités. Elle fournit aux personnes un rempart contre l'arbitraire de l'État. p. 257

Dans le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, précité, aux pp. 747 à 752, notre Cour a défini les éléments de la primauté du droit. Nous avons souligné en premier lieu la suprématie du droit sur les actes du gouvernement et des particuliers. En bref, il y a une seule loi pour tous. Deuxièmement, nous expliquons, à la p. 749, que « la primauté du droit exige la création et le maintien d'un ordre réel de droit positif qui préserve et incorpore le principe plus général de l'ordre normatif » . C'est principalement ce deuxième aspect de la primauté du droit qui était en cause dans le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba lui-même. Un troisième aspect de la primauté du droit, comme l'a récemment confirmé le Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale, précité, au par. 10, tient à ce que « l'exercice de tout pouvoir public doit en bout de ligne tirer sa source d'une règle de droit » . En d'autres termes, les rapports entre l'État et les individus doivent être régis par le droit. Pris ensemble, ces trois volets forment un principe d'une profonde importance constitutionnelle et politique. pp. 257-258

[10]       La demanderesse se fonde aussi sur d'autres décisions de la Cour suprême du Canada, chacune desquelles avançant à sa manière la prémisse selon laquelle la Constitution n'existe pas dans un vide et qu'elle est constituée de principes constitutionnels non écrits qui peuvent aussi être appliqués; c'est peut-être dans l'extrait suivant de l'arrêt Manitoba (Procureur général) c. Canada (Procureur général), [1981] 1 R.C.S. 753, à la page 841, (1981) 125 D.L.R. (3d) 1, (le Renvoi relatif au rapatriement) que cette position est le mieux exprimée :

Dès l'origine, cette Cour s'est activement penchée sur la constitutionnalité des lois tant fédérales que provinciales. Son rôle s'est généralement étendu à l'interprétation des termes exprès de l'A.A.N.B. Toutefois, à l'occasion, cette Cour a eu à examiner des questions pour lesquelles l'A.A.N.B. n'offrait aucune réponse. Dans chaque cas, elle a rejeté la revendication du pouvoir qui porterait atteinte aux principes fondamentaux de la Constitution.


On peut noter que dans les cas susmentionnés, les principes et doctrines juridiques élaborés par le judiciaire ont plusieurs points communs. Premièrement, aucun ne figure dans les dispositions expresses de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique ni dans d'autres textes constitutionnels. Deuxièmement, on a considéré qu'ils représentent tous des exigences constitutionnelles découlant du caractère fédéral de la Constitution du Canada. Troisièmement, on leur a accordé à tous un plein effet juridique, c'est-à-dire qu'on les a utilisés pour faire annuler des textes de loi. Quatrièmement, ils ont tous été élaborés par le judiciaire pour répondre à une initiative législative particulière à l'égard de laquelle on pourrait dire, comme l'a fait le juge Dickson dans l'affaire Amax (précitée) à la p. 591, que : « La jurisprudence en droit constitutionnel canadien n'a jamais traité directement de cette question [...] » .

[11]       Selon moi, ces passages, que le professeur Monahan cite dans son article intitulé Is the Pearson Airport Legislation Unconstitutional? The Rule of Law as a Limit on Contract Repudiation by Government[3], représentent l'essentiel de la position de la demanderesse, selon laquelle la Constitution ne comprend pas uniquement les documents constitutionnels eux-mêmes[4], mais aussi les principes constitutionnels qui les sous-tendent. Cela est particulièrement vrai lorsque ces principes sont expressément reconnus dans les documents constitutionnels, comme l'est la primauté du droit dans le préambule de la Charte. Lorsqu'il y a une lacune dans les documents constitutionnels, elle peut être comblée par une référence aux principes sous-jacents, comme le suggère la Cour suprême dans l'extrait du Renvoi relatif au rapatriement, précité. Dans la présente affaire, on allègue que l'absence d'une référence particulière au contrôle des actes arbitraires du Parlement dans les documents constitutionnels justifie le fait d'invoquer la primauté du droit pour faire annuler la loi en question.


[12]       On trouve une application possible du principe dont traite le professeur Monahan dans l'arrêt Wells c. Terre-Neuve, [1999] A.C.S. no 50, (1999) 177 D.L.R. (4th) 73, affaire dans laquelle le poste occupé par un titulaire nommé à titre inamovible avait été aboli. Monsieur Wells avait été nommé commissaire (représentant des consommateurs) au sein de la Public Utilities Board. Il avait été nommé à titre inamovible et pouvait occuper le poste jusqu'à l'âge de 70 ans. Environ quatre années et demie après qu'il eût été nommé, la législature de Terre-Neuve a aboli la Public Utilities Board et par le fait même, le poste qu'il occupait. La loi ne traitait pas de la question de l'indemnité à verser à M. Wells, mais le gouvernement avait ordonné, par directive du Cabinet, que M. Wells ne recevrait aucune indemnité. La Cour suprême a conclu que la législature avait le droit d'abolir le poste et de priver M. Wells d'une indemnité, mais que les droits de M. Wells subsistaient étant donné qu'elle n'avait pas procédé par l'adoption d'une loi :

Au risque de nous répéter, il ne fait aucun doute que le gouvernement de Terre-Neuve avait le pouvoir de restructurer ou d'éliminer la Commission. Toutefois, il existe une distinction fondamentale entre le fait pour la Couronne de se soustraire à l'exécution d'un contrat au moyen d'une loi, et le fait d'échapper entièrement aux conséquences juridiques d'une telle mesure. Bien qu'une législature puisse avoir le pouvoir extraordinaire d'adopter une loi pour refuser expressément d'indemniser une personne lésée avec qui elle a rompu une entente, il faudrait qu'une loi soit libellée de façon claire et explicite pour éteindre les droits qui avaient été précédemment conférés à cette partie. [...]

Point à signaler, le vice-président du comité de l'Assemblée législative de Terre-Neuve sur la révision des lois concernant les ressources a suggéré que la nouvelle Loi s'intitule : [traduction] « Projet de loi portant sur le renvoi de Andy Wells » : Terre-Neuve : Proceedings of the Resource Legislation Review Committee, fascicule no 8, 14 décembre 1989, à la p. L7. Le gouvernement était libre d'adopter un tel projet de loi, comme il l'était d'en adopter un qui aurait expressément refusé toute indemnité à l'intimé (voir Welch c. New Brunswick (1991), 116 R.N.-B. (2e) 262 (B.R.), pour un exemple d'un déni explicite du droit à une indemnité). Toutefois, comme aucune loi en ce sens n'a été adoptée, les droits contractuels fondamentaux de l'intimé à une indemnité de départ subsistent.


[13]       Même si cet arrêt étaye la position de la demanderesse en ce qu'il pose que la primauté du droit oblige le gouvernement à respecter ses obligations[5], il s'agit en fait d'une déclaration fortement favorable à la défenderesse. La décision paraît reconnaître explicitement le droit d'une législature d'adopter une loi sans restriction, même si cette dernière est adoptée dans des circonstances qui laissent croire grandement à la mauvaise foi ( « le Projet de loi portant sur le renvoi de Andy Wells » ).

[14]       La défenderesse se fonde sur deux décisions pour étayer sa position sur la question de la primauté du droit. Elle se fonde d'abord sur la décision que la Cour d'appel de la Saskatchewan a rendue dans l'affaire Bacon v. Saskatchewan Crop Insurance Corp., [1999] W.W.R. 51, (1999) Sask. R. 20. Dans cette affaire, un groupe de personnes qui avaient des réclamations contractuelles contre la Saskatchewan Crop Insurance Corporation contestait la validité de la loi adoptée par la législature de la Saskatchewan qui abrogeait leurs droits et supprimait leurs réclamations fondées sur la rupture d'un contrat. Au procès, le juge Laing a conclu que le gouvernement et la législature de la Saskatchewan étaient soumis à la primauté du droit et que cela permettait de déclarer une loi arbitraire inopérante, mais il a poursuivi en disant que la loi n'était pas arbitraire et il a rejeté l'action. La Cour d'appel de la Saskatchewan a rejeté l'idée selon laquelle la primauté du droit était un motif distinct permettant de déclarer des lois inopérantes. Elle a conclu qu'en vertu de leur pouvoir de surveillance et de contrôle, les cours supérieures pouvaient accorder réparation à l'égard de mesures administratives arbitraires; les mesures législatives arbitraires qui ne peuvent pas être contestées en application du partage des compétences ou de la Charte peuvent l'être aux urnes. Le jugement de la Cour sur cette question ressort de l'extrait suivant :


[traduction]

Je ne peux accepter la proposition voulant que les juges de la Cour suprême avaient [dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec], en même temps qu'ils procédaient à un examen de notre système fédéral, l'intention de modifier ce même système. Cela est particulièrement vrai lorsqu'il s'agit non pas d'une modification subtile ou marginale, mais bien d'une modification qui amoindrirait le principe de la suprématie du Parlement en l'assujettissant au contrôle des juges des cours supérieures pour s'assurer qu'il ne contreviendrait pas au principe de la primauté du droit, et si c'est le cas, pour déterminer s'il s'agit d'un geste arbitraire. Si la Cour suprême du Canada avait voulu adhérer à cette doctrine, je m'attendrais à ce qu'elle ressente le besoin de le dire très clairement dans une affaire où il s'agissait de la question dont elle était saisie. Cela est particulièrement vrai vu que les juges sont non seulement au courant des nombreuses décisions rendues dans diverses juridictions qui confirment le principe de la suprématie parlementaire, mais qu'ils doivent également être conscients de leurs propres décisions antérieures par lesquelles ils ont endossé ce principe [...].

[15]       En second lieu, la défenderesse se fonde sur la décision que le juge McKeown a rendue dans l'affaire Singh c. Canada, [1999] 4 C.F. 583, (1999) 170 F.T.R. 215, confirmée par [2000] A.C.F. no 4, dans laquelle mon collègue a attentivement examiné la jurisprudence et conclu que les normes constitutionnelles non écrites ne pouvaient pas être utilisées pour invalider une loi. Le juge McKeown a analysé les nombreux commentaires contenus dans divers jugements de la Cour suprême dans lesquels le rôle des principes constitutionnels non écrits était examiné, y compris ceux dans lesquels la Cour suprême préconisait la retenue judiciaire dans l'utilisation de ces principes non écrits. Il a conclu qu'aucun des principes non écrits allégués, soit le fédéralisme, le partage des compétences, l'indépendance judiciaire et la primauté du droit, ne justifiait l'annulation d'une loi adoptée par le Parlement agissant dans le cadre de la compétence que lui confère la Constitution. L'essentiel de sa position se trouve dans l'extrait qui suit, tiré du sommaire de la décision :


L'adoption d'une loi qui est contraire au partage des compétences prévu dans la Loi constitutionnelle de 1867 est ultra vires de l'assemblée législative qui l'a édictée et a toujours été invalidée par les tribunaux. L'adoption de la Loi constitutionnelle de 1982 a fourni un second motif sur lequel les tribunaux peuvent se fonder pour déclarer une loi invalide. Les demandeurs soutiennent que les principes fondamentaux et structurels en grande partie non écrits de la Loi constitutionnelle de 1867 offrent un troisième motif, en plus du partage des compétences et de la Charte, sur lequel les tribunaux peuvent se fonder pour invalider une loi adoptée par le Parlement ou par les législatures provinciales. La Cour suprême du Canada a établi que les normes constitutionnelles non écrites peuvent combler un vide dans les termes exprès du texte constitutionnel, ou servir d'outil d'interprétation dans le cas où une disposition de la Constitution n'est pas claire. Cependant, les principes du contrôle judiciaire n'habilitent pas un tribunal à invalider une loi en l'absence de violation d'une disposition expresse de la Constitution par la loi en question. La disposition constitutionnelle expresse qui était requise en l'espèce n'existe pas. De plus, il n'y a pas de vide à combler dans la Constitution. Ces normes constitutionnelles en grande partie non écrites ne suffisent pas en soi à invalider une loi qui a été par ailleurs validement adoptée.

[16]       Les conclusions du juge McKeown ont été confirmées et son raisonnement a été approfondi par la Cour d'appel fédérale. Le juge Strayer, s'exprimant au nom de la Cour, a analysé la jurisprudence portant sur la suprématie parlementaire et conclu que celle-ci demeurait une partie de notre droit constitutionnel, sauf dans la mesure où le Parlement était lié par les dispositions des lois constitutionnelles. Il a ensuite examiné l'effet des principes constitutionnels non écrits et conclu, se fondant sur la décision Bacon, précitée, qu'un principe non écrit, y compris la primauté du droit, ne pouvait être utilisé pour faire annuler une loi qui relevait de la compétence du Parlement et qui ne contrevenait pas à la Charte.


[17]       Une autre affaire traite de la compétence législative du Parlement dans des circonstances où une irrégularité est alléguée. Dans l'affaire Turner c. Canada, [1992] 3 C.F. 458 (C.A.F.), (1992) 149 N.R. 218, M. Turner a poursuivi la Couronne fédérale en alléguant que celle-ci avait fait preuve de négligence en adoptant une loi qui portait atteinte aux intérêts qu'il faisait valoir dans une instance qui n'avait toujours pas été tranchée au moment de l'adoption de la loi. La loi était rétroactive et privait M. Turner d'un moyen de défense à l'encontre d'une demande déposée contre lui, lui causant ainsi un préjudice. La Cour d'appel fédérale a conclu que la demande ne relevait pas de la compétence des tribunaux en raison de la souveraineté parlementaire. Cette affaire diffère cependant de l'espèce sous certains aspects. Par exemple, M. Turner alléguait que le Parlement avait fait l'objet d'une tromperie délictuelle, tandis que l'AFPC allègue que le Parlement a agi arbitrairement, et M. Turner réclamait des dommages-intérêts tandis que l'AFPC demande que la loi soit déclarée inopérante. Toutefois, la conclusion de la Cour selon laquelle « le Parlement a été amené à édicter une loi par les actes et les omissions délictuelles de ministres de la Couronne ne relève pas de la compétence des tribunaux » [6] se rapporte à l'assujettissement du Parlement au pouvoir de contrôle des tribunaux. Cette décision n'est pas déterminante pour ce qui est de la présente affaire parce que l'arbitraire et la mauvaise foi diffèrent de la négligence, mais elle démontre néanmoins que lorsque la négligence et l'inéquité procédurale sont en cause, le Parlement n'est pas assujetti au contrôle judiciaire.

[18]       Peut-on affirmer, en se fondant sur la décision que la Cour d'appel de la Saskatchewan a rendue dans l'affaire Bacon, précitée, et sur l'arrêt Singh, précité, de la Cour d'appel fédérale, que cette question a été « complètement réglée par la jurisprudence » ? Il est clair que la Cour d'appel de la Saskatchewan a rejeté l'idée que l'on avait amoindri la suprématie du Parlement avait été amoindrie « en l'assujettissant au contrôle des juges des cours supérieures pour s'assurer [que la loi] ne contreviendrait pas au principe de la primauté du droit, et si c'est le cas, pour déterminer s'il s'agit d'un geste arbitraire » . C'est la thèse que soutient la demanderesse. La Cour d'appel fédérale s'est ralliée à la position de la Cour d'appel de la Saskatchewan.


[19]       Je suis d'avis que l'arrêt Singh, précité, de la Cour d'appel fédérale suffirait pour statuer sur la demande de la demanderesse dans le cadre d'une demande de jugement sommaire. Toutefois, le critère applicable à une demande visant la radiation d'une demande au motif qu'elle ne révèle aucune cause d'action est passablement différent. Comme je l'ai déjà mentionné, la défenderesse n'aura pas gain de cause relativement à une telle demande du fait qu'elle peut faire valoir un bon moyen de défense, car la question n'est pas de déterminer si la demande sera accueillie mais plutôt de savoir si la réclamation de la demanderesse existe en droit. La Cour pourrait donc rejeter une demande en radiation qui aurait été accueillie si elle avait été présentée sous la forme d'une requête en jugement sommaire.

[20]       S'agit-il d'une demande à l'égard de laquelle il existe un bon moyen de défense, ou s'agit-il d'une demande qui n'existe pas en droit? La présente affaire paraît être à la frontière de ces deux possibilités. Me fondant sur l'opinion généralement reçue selon laquelle la souveraineté du Parlement n'est limitée que par le partage des compétences prévu dans la Loi constitutionnelle de 1867 et par les droits énumérés dans la Charte canadienne des droits et libertés, je conclus que la demande de la demanderesse fondée sur la primauté du droit ne révèle pas de cause d'action. Le fait que la Cour d'appel de la Saskatchewan et la Cour d'appel fédérale aient tiré la même conclusion renforce mon opinion. Les parties de la déclaration de la demanderesse qui réclament que la loi soit déclarée inopérante en raison du non-respect de la primauté du droit sont radiées.


[21]       Le deuxième motif allégué par la demanderesse est l'atteinte à la liberté d'expression de ses membres, qui ont été forcés de cesser le piquetage, activité qui constitue un moyen d'expression, et à celle de ses dirigeants, qui étaient tenus de faire certaines déclarations aux membres sur la validité de ce qu'on leur avait communiqué en rapport avec la grève.

[22]       Quant à la proposition selon laquelle le piquetage est un mode d'expression protégé par la Charte, la demanderesse se fonde sur la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l'affaire Travailleurs et travailleuses unis de l'alimentation et du commerce, section locale 1518 (T.U.A.C.) c. KMart Canada Ltd., [1999] 2 R.C.S. 1083, [1999] A.C.S. no 44.

Dans notre société, le piquetage est une forme d'expression importante, qui est protégée par la Constitution. Dans B.C.G.E.U., le juge en chef Dickson a conclu que le piquetage « représente un élément primordial d'un système de relations du travail fondé sur le droit de négocier collectivement et de prendre des mesures collectives » (p. 230). Il a cité l'arrêt Harrison c. Carswell, [1976] 2 R.C.S. 200, où notre Cour à la majorité a dit, à la p. 219 :

La société reconnaît depuis longtemps qu'il est dans l'intérêt public de permettre aux syndiqués d'exercer une pression économique sur leurs employeurs en faisant du piquetage pacifique. [...]

[23]       La demanderesse dit qu'il y a, en plus, une différence essentielle entre le fait d'interdire le piquetage et celui d'obliger des dirigeants syndicaux à dire à leurs membres certaines choses qu'ils peuvent considérer très critiquables. Cette forme de discours forcé est une atteinte à la liberté d'expression.


[24]       La défenderesse dit d'abord qu'il est établi que le droit de négocier collectivement et le droit de grève ne sont pas des droits constitutionnels. Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313, aux pages 409 et 410, (1987) 38 D.L.R. (4th) 161. Elle dit ensuite que la négociation et la grève ne sont pas, en soi, des formes d'expression. Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes c. Canada, [1999] J.Q. 1088. Enfin, la défenderesse se fonde sur l'arrêt Delisle c. Canada, [1999] 2 R.C.S. 989, [1999] A.C.S. no 43, pour étayer sa proposition selon laquelle le gouvernement n'est pas tenu de faciliter l'expression; il doit simplement s'abstenir de limiter la liberté d'expression autrement que par des moyens justifiables :

L'appelant et en particulier certains intervenants soutiennent que l'exclusion des membres de la GRC du régime de la LRTFP viole leur liberté d'expression ainsi que leur droit à l'égalité. Le raisonnement applicable à la question de la liberté d'association est aussi applicable à ces nouveaux arguments. Comme je l'ai indiqué plus tôt, la liberté d'expression n'impose, sauf dans des circonstances exceptionnelles, qu'une obligation de non-ingérence au législateur (voir à ce sujet Assoc. des femmes autochtones du Canada c. Canada, précité) et de ce fait, l'exclusion des membres de la GRC ne saurait la violer. (par. 38)

[25]       Plus tôt dans le jugement, le rôle du gouvernement vis-à-vis la liberté d'expression a été exprimé de la façon suivante :

Eu égard à la liberté d'expression, ce principe a été illustré par notre Cour dans l'arrêt Haig c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 995, à la p. 1035 :

Selon le point de vue traditionnel, exprimé dans le langage courant, la garantie de la liberté d'expression énoncée à l'al. 2b) interdit les bâillons mais n'oblige pas à la distribution de porte-voix.

[26]       Bien que ces propositions puissent se rapporter à la position de la demanderesse quant à la restriction, au sens passif, de la liberté d'expression de ses membres, elles ne se rapportent pas à la question de la coercition exercée à l'encontre de ses dirigeants afin qu'ils fassent certaines déclarations aux membres. La liberté d'expression peut être comparée à la liberté de religion, à propos de laquelle le juge Dickson a dit, dans l'arrêt R. c. Big M. Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295 :


La liberté peut se caractériser essentiellement par l'absence de coercition ou de contrainte. Si une personne est astreinte par l'État ou par la volonté d'autrui à une conduite que, sans cela, elle n'aurait pas choisi d'adopter, cette personne n'agit pas de son propre gré et on ne peut pas dire qu'elle est vraiment libre. L'un des objectifs importants de la Charte est de protéger, dans des limites raisonnables, contre la coercition et la contrainte. La coercition comprend non seulement la contrainte flagrante exercée, par exemple, sous forme d'ordres directs d'agir ou de s'abstenir d'agir sous peine de sanction, mais également les formes indirectes de contrôle qui permettent de déterminer ou de restreindre les possibilités d'action d'autrui. La liberté au sens large comporte l'absence de coercition et de contrainte et le droit de manifester ses croyances et pratiques.

[27]       La loi en l'espèce comprend notamment la disposition suivante :

L'agent négociateur ainsi que ses dirigeants et représentants sont tenus_:

a) dès l'entrée en vigueur de la présente [loi], d'aviser les fonctionnaires que, en raison de cette entrée en vigueur_:

(i) toute déclaration, toute autorisation ou tout ordre de grève qui leur a été communiqué avant cette entrée en vigueur est nul,

(ii) la prestation des services gouvernementaux doit reprendre [sans délai] [...] et [tous les employés] doivent reprendre [leur travail] sans délai [...].

[28]       Il apparaît clairement qu'il ne s'agit pas d'un cas où l'on fait obstacle à l'expression, mais bien d'un cas où l'on impose concrètement aux représentants de la demanderesse une obligation d'exprimer certaines choses avec lesquelles ils ne sont probablement pas d'accord.

[29]       Il n'est pas expressément allégué dans la déclaration que la loi est invalide du fait qu'elle force l'AFPC et ses dirigeants à dire des choses avec lequelles ils ne sont pas d'accord. On fait référence au discours forcé au paragraphe 23 de la déclaration, mais dans le contexte de la primauté du droit.


[30]       Je ne suis pas disposé à rejeter cette partie de la demande pour des motifs procéduraux. Afin que les vraies questions faisant l'objet du litige entre les parties soient débattues devant la Cour, une ordonnance radiant les parties de la demande qui portent sur la liberté d'expression sera rendue, à moins que dans les trente jours, la demanderesse ne modifie sa demande pour alléguer que le paragraphe 17a)(i) porte atteinte à sa liberté d'expression garantie par le paragraphe 2b) de la Charte.

ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1) -       Que les paragraphes 1a) et 23 de la déclaration de la demanderesse soient radiés.

2) -       Que le reste de la déclaration sera radié à moins que la demanderesse ne demande, dans les trente jours suivant la présente ordonnance, l'autorisation de modifier sa déclaration pour alléguer que le paragraphe 17a)(i) porte atteinte aux droits de ses dirigeants garantis par le paragraphe 2b) de la Charte et que la demanderesse n'obtienne cette autorisation, avant ou après l'expiration du délai de trente jours.

          « J.D. Denis Pelletier »          

Juge                        

Traduction certifiée conforme

Martin Desmeules, LL.B.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :                                 T-1383-99

INTITULÉ DE LA CAUSE :                Alliance de la fonction publique du Canada c.

Sa majesté la Reine

LIEU DE L'AUDIENCE :                     Ottawa (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                   Le 2 décembre 1999

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE DE MONSIEUR LE JUGE PELLETIER

EN DATE DU :                                     18 mai 2000

ONT COMPARU :

Andrew Raven                                                  POUR LA DEMANDERESSE

Elizabeth Richards                                                         POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Raven, Allen, Cameron & Ballantyne                 POUR LA DEMANDERESSE

Morris Rosenberg                                                          POUR LA DÉFENDERESSE

Sous-procureur général du Canada



[1]               Considérant que les provinces du Canada, de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick ont exprimé le désir de contracter une Union Fédérale pour ne former qu'une seule et même Puissance (Dominion) sous la couronne du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande, avec une constitution reposant sur les mêmes principes que celle du Royaume-Uni : [...] [non souligné dans l'original]

[2]               Attendu que le Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la                        primauté du droit : [...] [non souligné dans l'original]

[3]            (1995) Osgoode Hall Law Journal, vol. 33, no 3, p. 411.

[4]            La Loi constitutionnelle de 1867 et la Loi constitutionnelle de 1982, qui inclut la Charte.

[5]               « Dans un pays régi par la primauté du droit, nous présumons que le gouvernement respectera ses obligations, à moins qu'il n'exerce expressément son pouvoir de ne pas le faire. [...] Prétendre le contraire signifierait que le gouvernement n'est lié que par son caprice, non par sa parole. Au Canada, cela est inacceptable et ne concorde pas avec la façon dont on envisage la relation entre l'État et ses citoyens » . [non souligné dans l'original]

[6]            p. 462

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