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Date : 20190424


Dossier : IMM-5125-17

Référence : 2019 CF 520

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 avril 2019

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

MUHAMMAD RIAZ CHAUDHRY

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  APERÇU

[1]  Le demandeur est un citoyen du Pakistan. Il est né en août 1947. Il est de religion musulmane chiite. Il affirme qu’il risque d’être persécuté au Pakistan en raison de son identité religieuse et de son rôle au sein d’un Imam Bargah local, un lieu d’études de la religion chiite.

[2]  La Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (CISR) a instruit la demande d’asile du demandeur en quatre jours, l’instruction ayant débuté le 13 novembre 2015 et s’étant terminée le 15 septembre 2016. Pour les motifs rendus en date du 9 janvier 2017, Natalka Cassano, commissaire de la SPR, a rejeté la demande d’asile, principalement en raison de sa conclusion selon laquelle le demandeur [traduction] « n’était généralement pas crédible et avait inventé ses allégations de persécution ».

[3]  Le demandeur a interjeté appel de cette décision devant la Section d’appel des réfugiés (SAR) de la CISR. Il n’a déposé aucune nouvelle preuve et n’a pas demandé la tenue d’une audience devant la SAR. Pour les motifs rendus en date du 1er novembre 2017, la SAR a rejeté l’appel et confirmé la décision de la SPR. La SAR a conclu que le demandeur « n’est pas crédible et que ses allégations, dans l’ensemble, ne sont pas dignes de foi ».

[4]  Le demandeur demande maintenant le contrôle judiciaire de cette décision, en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR). Il soutient que les conclusions de la SAR en matière de crédibilité, son analyse de la preuve documentaire et son évaluation du risque auquel le demandeur est exposé au Pakistan sont déraisonnables. En outre, le demandeur soutient que son audience devant la SPR a entraîné un manquement à la justice naturelle, fondant ici ses allégations sur la preuve que la commissaire Cassano a quitté la CISR au début de 2018 et que des plaintes ont été déposées au sujet de la façon dont elle a présidé d’autres audiences.

[5]  Pour les raisons exposées ci-après, j’arrive à la conclusion que les motifs invoqués par le demandeur sont sans fondement. La présente demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée.

II.  INTITULÉ

[6]  Le demandeur a nommé Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada comme défendeur dans la présente affaire. Le bon défendeur est le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22, paragraphe 5(2); LIPR, paragraphe 4(1)). L’intitulé est modifié en conséquence.

III.  CONTEXTE

[7]  Le demandeur était un producteur de blé au Pakistan. Il participait également activement aux activités de l’Imam Bargah de sa localité. En mars 2015, il a été choisi pour en être le secrétaire financier. À peu près à la même époque, il a obtenu un visa de visiteur canadien afin de rendre visite à son beau‑frère, qui avait obtenu depuis peu le statut de réfugié au Canada. Le demandeur affirme toutefois qu’il n’avait pas l’intention de demander l’asile au Canada à ce moment‑là.

[8]  Selon la version des faits du demandeur, les problèmes de ce dernier ont commencé après qu’il fut devenu secrétaire financier. Il a commencé à recevoir des appels de numéros inconnus et à faire l’objet de menaces au sujet de son travail pour l’Imam Bargah. Il s’est plaint à la police, mais rien n’a été fait et personne n’a été arrêté. À la fin du mois d’avril 2015, il a reçu un appel des talibans, qui l’ont menacé de mort. Le demandeur affirme qu’il a rapporté l’incident à un [traduction] « policier haut gradé » à Lahore, mais que le policier lui a simplement conseillé de cesser de travailler comme secrétaire financier et de ne pas sortir trop souvent de chez lui.

[9]  Le demandeur affirme qu’il a suivi ce conseil. Malgré cela, le 24 mai 2015, des « bandits » du Sipah Sahaba (un groupe musulman sunnite fondamentaliste) sont entrés de force dans sa maison. Ces « voyous » l’ont battu lui, ainsi que des membres de sa famille, et ont détruit de nombreux objets ménagers. Par la suite, le demandeur a [traduction] « reçu les premiers soins à la clinique locale ».

[10]  Le demandeur a décidé de se rendre au Canada pendant quelques mois dans l’espoir qu’après un certain temps, ces « fanatiques » l’oublieraient. Il est arrivé au Canada le 9 juin 2015. Il a gardé un contact téléphonique avec sa famille au Pakistan. Lors d’un de ces appels, son épouse l’a informé qu’aux environs de 23 h 30 le 3 juillet 2015, deux « fanatiques religieux » se sont rendus chez lui, au Pakistan, pour questionner son épouse à son sujet. L’épouse du demandeur a dit à ces hommes qu’il était au Canada. Les hommes ont répondu : [traduction] « Nous savons que Riaz s’est enfui comme un chien – sa vie est finie et quand nous le verrons, nous lui trancherons la gorge. » Avant de partir, ils ont [traduction] « gravement » insulté et harcelé l’épouse du demandeur.

[11]  Après cet incident, le demandeur a décidé de demander l’asile au Canada. Avec l’aide d’un avocat et d’un interprète, il a rempli son formulaire Fondement de la demande d’asile (formulaire FDA) le 14 août 2015.

IV.  LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[12]  Dans le cadre de son appel à la SAR, le demandeur a soutenu que la SPR avait commis une erreur dans ses conclusions en ce qui concerne :

  • l’évaluation de la preuve documentaire concernant le risque auquel il est exposé au Pakistan;

  • l’identité du demandeur en tant que personne connue au Pakistan;

  • les omissions relevées dans le formulaire FDA du demandeur;

  • l’importance que revêt l’absence de rapports de police;

  • l’interprétation de la lettre attestant les soins médicaux reçus par le demandeur;

  • l’analyse des autres documents à l’appui produits par ce dernier.

[13]  Pour évaluer l’appel du demandeur, le commissaire de la SAR a suivi la démarche établie dans l’arrêt de la Cour d’appel fédérale, Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 (Huruglica), de même que dans la décision du tribunal de la SAR constitué de trois commissaires, X (Re), 2017 CanLII 33034 (CA CISR). Autrement dit, la SAR doit effectuer sa propre analyse du dossier afin de décider si la SPR a bel et bien commis une erreur. La SAR appliquera habituellement la norme de la décision correcte à toutes les conclusions de la SPR. Lorsque, pour tirer une conclusion en particulier, la SPR bénéficie d’un avantage certain par rapport à la SAR, cette dernière peut apprécier cette conclusion en fonction de la norme de la décision raisonnable, qu’elle adapte à son propre contexte. Lorsque la SAR estime devoir faire preuve de déférence, elle doit expliquer en quoi la SPR jouissait d’un avantage par rapport à elle pour tirer la conclusion en question. La SAR doit pouvoir lire la décision de la SPR et comprendre comment celle‑ci est arrivée à ses conclusions. Les conclusions de la SPR doivent être fondées sur la preuve au dossier. Pour déterminer si tel est le cas, la SAR doit procéder à une évaluation indépendante de cette preuve; elle peut notamment devoir l’apprécier de nouveau si nécessaire. La SAR examinera la décision finale de la SPR selon la norme de la décision correcte, même si elle s’en est remise à celle‑ci quant à certaines ou à l’ensemble des conclusions sur lesquelles se fonde cette décision.

[14]  Après avoir appliqué cette approche, la SAR a conclu qu’aucun des motifs d’appel invoqués par le demandeur n’était fondé.

[15]  En ce qui concerne le risque auquel sont exposés, de façon générale, les musulmans chiites au Pakistan, le commissaire de la SAR a examiné un certain nombre de documents portant sur les conditions dans le pays. Il a estimé que l’information sur le niveau de risque auquel sont exposés les musulmans chiites était contradictoire, puisqu’une des sources a qualifié la situation d’« extrêmement grave », tandis qu’une autre s’est dite d’avis que le problème « n’est pas grave ». Cette information confirme que les chiites risquent de faire l’objet de discrimination récurrente. Elle indique également que des attaques ont été perpétrées à l’endroit de musulmans chiites, mais en général, soit les victimes étaient bien connues au sein de la collectivité, soit elles étaient présentes lorsqu’un endroit ou un événement particulier a été la cible d’une attaque. Compte tenu, tout particulièrement, du nombre d’attaques perpétrées par rapport à la taille de la population chiite au Pakistan, le commissaire a conclu que le demandeur « ne sera pas exposé à plus qu’une simple possibilité de persécution au Pakistan du fait qu’il est un chiite pratiquant ».

[16]  Le commissaire de la SAR a également conclu qu’il n’y avait rien dans le profil individuel du demandeur qui augmentait le risque auquel était exposé ce dernier. Le demandeur a confirmé n’avoir connu aucune difficulté lorsqu’il était simplement un membre de la congrégation et un bénévole à l’Imam Bargah. Les fonctions qu’il exerçait en tant que secrétaire financier étaient normales et se limitaient à aider les membres de la congrégation. Le commissaire a conclu que le profil du demandeur en tant que secrétaire financier « ne le rendrait pas très visible dans sa collectivité, en dehors des limites immédiates » de l’Imam Bargah et que son profil ne correspondait pas à celui des personnes expressément visées par les attaques.

[17]  En ce qui concerne la crédibilité du demandeur, le commissaire de la SAR a convenu avec la SPR que la crédibilité de ce dernier a été entachée par le fait qu’il avait fourni des renseignements sur un certain nombre de questions, lors de son témoignage devant la SPR, qui ne figuraient pas dans l’exposé circonstancié de son formulaire FDA ou qui étaient incompatibles avec ce dernier. Ces renseignements comprenaient, notamment, l’identité des prétendus agents de persécution, la question de savoir si les « fanatiques religieux » qui se sont rendus chez lui le 3 juillet 2015 savaient déjà qu’il avait quitté le Pakistan et la raison pour laquelle la police a refusé d’aider le demandeur après qu’il eut signalé les menaces dont il faisait l’objet. Le commissaire de la SAR a rejeté les prétentions du demandeur selon lesquelles ces questions n’étaient pas au cœur de sa demande d’asile et que dans son témoignage, il ne faisait qu’expliquer en détail l’information contenue dans son exposé circonstancié.

[18]  En ce qui concerne l’absence de rapports de police permettant de corroborer les plaintes du demandeur, le commissaire de la SAR a conclu que le témoignage de ce dernier concernant ses interactions avec la police manquait de crédibilité. En fait, le commissaire a conclu, après avoir examiné tous les éléments de preuve à cet égard, que, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur n’avait pas communiqué avec la police au Pakistan au sujet des incidents qui seraient survenus en avril et en mai 2015.

[19]  En ce qui concerne les soins médicaux que le demandeur a reçus après l’incident du 24 mai 2015, ce dernier a déclaré dans l’exposé circonstancié de son formulaire FDA qu’il avait été battu et qu’il avait [traduction] « reçu les premiers soins à la clinique locale ». Cependant, un [traduction] « certificat » daté du 9 mars 2016, que le demandeur a produit pour corroborer ce traitement médical, porte l’en-tête du laboratoire de pathologie Nawaz et la signature de Muhammad Nawaz Natt, technologue principal de laboratoire. Ce certificat indique que le demandeur a été vu à minuit le 24 mai 2015 et qu’il présentait des blessures superficielles au front et aux deux jambes. L’auteur du document a déclaré avoir prodigué les premiers soins au demandeur et avoir pansé ses blessures. Le commissaire de la SAR a conclu que « le témoignage changeant de l’appelant sur l’agression, ses blessures et l’absence initiale d’un rapport médical n’est pas crédible. Cela mine la gravité de la prétendue agression et des blessures subies par l’appelant et porte la SAR à croire que l’agression n’a pas eu lieu comme il l’a affirmé ». De plus, le commissaire a estimé que la lettre du pathologiste « ne constitue pas un document convaincant appuyant l’expérience et les qualifications médicales de l’auteur relativement à sa capacité de rédiger un rapport médical sur les blessures de l’appelant ou de diagnostiquer et de traiter ces blessures ».

[20]  Enfin, en ce qui concerne les autres documents à l’appui, la SAR s’est dite d’accord avec la SPR sur le fait que peu de poids doit leur être accordé. Dans plusieurs déclarations de tiers, il est indiqué que le demandeur a commencé à éprouver des difficultés après qu’il fut devenu secrétaire financier de l’Imam Bargah, mais dans aucune il n’est dit comment le déclarant a obtenu cette information. Par exemple, Ashraf Chaudhary, un ami de la famille du demandeur, a déclaré savoir que le demandeur [traduction] « a été menacé et battu, tout comme les membres de sa famille », mais il ne précise pas d’où il tient cette information.

[21]  Dans ses motifs, la commissaire de la SPR a également exprimé des préoccupations concernant l’illisibilité des renseignements d’identification qui accompagnent les déclarations. Le commissaire de la SAR a fait remarquer que, même s’il avait été préférable que la commissaire de la SPR expose ces préoccupations à l’audience, de manière à ce que le demandeur ait l’occasion d’y répondre en fournissant des copies plus lisibles, il ne s’agissait pas là du seul motif pour lequel la commissaire a accordé peu de poids aux déclarations. Quoi qu’il en soit, comme l’a également fait remarquer le commissaire de la SAR, le demandeur aurait pu déposer de meilleures copies des pièces d’identité comme nouveaux éléments de preuve dans le cadre de l’appel, mais il ne l’a pas fait. La SAR a conclu que la SPR « a effectué un examen approfondi de chacun des documents à l’appui » et qu’elle « a associé bon nombre de ses conclusions relatives à ces documents aux préoccupations concernant la crédibilité liées à d’autres aspects de l’audience ». Le commissaire de la SAR a souscrit à ces conclusions.

[22]  En résumé, le commissaire de la SAR a conclu que le demandeur « manquait de crédibilité en ce qui concerne les aspects centraux de sa demande d’asile, comme son interaction avec la police et ses allégations de préjudice de la part de groupes fondamentalistes au Pakistan ». Le commissaire a conclu que les éléments de preuve présentés par le demandeur « étaient minés par des incohérences et des divergences en ce qui a trait aux faits importants et que ses éléments de preuve à l’appui ont soulevé des préoccupations en matière de crédibilité ». Après avoir examiné l’ensemble des éléments de preuve, le commissaire a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur n’avait pas été pris pour cible par des fondamentalistes ou des extrémistes au Pakistan. Par conséquent, le commissaire a conclu que le demandeur n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

V.  LA NORME DE CONTRÔLE

[23]  Les conclusions tirées par la SAR sur les questions de fait et les questions mixtes de fait et de droit sont examinées par la Cour selon la norme de la décision raisonnable (Huruglica, au paragraphe 35). Le contrôle effectué selon cette norme « s’intéresse au caractère raisonnable du résultat concret de la décision ainsi qu’au raisonnement qui l’a produit » (Canada (Procureur général) c Igloo Vikski Inc, 2016 CSC 38, au paragraphe 18). Autrement dit, la cour de révision doit examiner à la fois les motifs et le résultat (Delta Air Lines Inc c Lukács, 2018 CSC 2, au paragraphe 27). La cour de révision examine la décision en ayant égard « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel », et détermine si elle appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 (Dunsmuir)). Les motifs répondent à ces critères « s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16). La cour de révision ne doit intervenir que si ces critères ne sont pas respectés. Il ne lui incombe pas de soupeser de nouveau les éléments de preuve ou d’y substituer l’issue qui serait à son avis préférable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 59 et 61 (Khosa)).

[24]  La norme du caractère raisonnable s’applique également aux conclusions tirées par la SAR quant à savoir s’il y a eu manquement à l’équité procédurale devant la SPR [Atim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 695, au paragraphe 33]. Par contre, lorsqu’il s’agit de déterminer s’il y a eu manquement à l’équité procédurale devant la SAR, aucune norme de contrôle ne s’applique. La cour de révision doit plutôt déterminer elle‑même si le processus suivi par le commissaire respecte le degré d’équité exigé, eu égard à l’ensemble des circonstances (Khosa, au paragraphe 43; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, au paragraphe 54).

VI.  QUESTIONS EN LITIGE

[25]  Le demandeur soulève un certain nombre de questions particulières concernant les conclusions du commissaire de la SAR, mais la question ultime est celle de savoir si la décision de la SAR est déraisonnable. En outre, le demandeur soutient que les règles de justice naturelle n’ont pas été respectées lors de l’audience devant la SPR, compte tenu de la façon dont la commissaire a tenu cette dernière. J’aborderai d’abord cette dernière question et me pencherai ensuite sur celle visant à déterminer si la décision de la SAR est déraisonnable.

VII.  ANALYSE

A.  Les règles de justice naturelle ont‑elles été violées lors de l’audience devant la SPR?

[26]  Conformément à une directive donnée par le protonotaire Aalto, le 3 avril 2018, le demandeur a été autorisé à déposer de nouveaux éléments de preuve sous forme d’un affidavit, souscrit le 13 mars 2018, auquel ont été annexés en tant que pièces deux articles du Global News publiés en ligne.

[27]  Un de ces articles, daté du 29 janvier 2018, fait état d’une plainte déposée par une avocate, Nastaran Roushan, au sujet de la façon dont la commissaire Cassano a tenu une audience concernant une demande d’asile en avril 2017, dans le cadre de laquelle Mme Roushan agissait comme conseil. L’article relate qu’à la suite de cette plainte, la commissaire Cassano s’est vu retirer cette affaire particulière. Selon cet article, le président de la CISR de l’époque a déclaré dans une lettre adressée à Mme Roushan que le comportement de la commissaire pendant l’audience avait entraîné un [traduction] « manque d’équité », que la question soulevait de [traduction] « sérieuses préoccupations » et que des [traduction] « mesures appropriées » seraient prises pour s’assurer que cela ne se reproduise pas.

[28]  Le deuxième article, daté du 8 mars 2018, relate que la CISR avait confirmé que la commissaire Cassano ne travaillait plus pour l’organisation, sans dire pourquoi il en était ainsi. L’article rapporte également qu’une autre plainte avait été déposée au sujet de la commissaire Cassano, mais que la CISR n’avait pas fait enquête au sujet de cette dernière, compte tenu du départ de la commissaire.

[29]  Dans son affidavit, le demandeur affirme que, lors de son audience, la commissaire Cassano [traduction] « lui a posé de longues questions », [traduction] « a déformé » ses réponses et [traduction] « s’est montrée agressive » envers lui. (Ces plaintes font écho à celles formulées par Mme Roushan, qui ont été rapportées dans l’article du 29 janvier 2018.) Le demandeur affirme également que la commissaire [traduction] « l’a choqué en disant publiquement qu’elle croyait que les antécédents personnels des demandeurs d’asile ne provenaient pas des demandeurs eux-mêmes, mais qu’ils étaient habituellement préparés par l’interprète chargé du dossier ».

[30]  Le demandeur indique ce qui suit dans son affidavit :

[traduction]

Bien que la CISR n’ait pas confirmé auprès des parties intéressées que la commissaire Cassano ne siégeait plus à la Commission pour des raisons d’incompétence, il s’agirait là d’une conclusion raisonnable, compte tenu des plaintes rapportées dans ces articles. Mon avocat m’a informé que la commissaire Cassano est celle, parmi tous les commissaires de la CISR, qui, au cours des dernières années, a fait l’objet du plus grand nombre de plaintes sur le serveur de liste ou le forum de discussion en ligne de la Refugee Lawyers Association.

Ma demande d’asile a été refusée parce que la commissaire Cassano a tiré des conclusions défavorables quant à ma crédibilité. La décision rendue lors de l’audience relative à ma demande d’asile a été prise par une commissaire qui semble avoir été congédiée par la Commission pour incompétence. Je crois qu’un manquement à la justice naturelle a été commis à mon égard. J’estime avoir droit à une nouvelle audience devant la SPR, qui serait présidée par un autre commissaire.

[31]  Dans ses observations écrites, le demandeur soutient que [traduction] « dans les cas où la demande d’asile d’un demandeur a été entendue et refusée par un commissaire jugé incompétent, la justice naturelle exige que ce demandeur d’asile ait droit à une nouvelle audience ».

[32]  À mon avis, la plainte du demandeur selon laquelle un manquement à la justice naturelle a été commis à son égard devant la SPR est sans fondement. Trois raisons m’amènent à tirer cette conclusion.

[33]  Premièrement, le demandeur n’a pas soulevé cette question devant la SAR. Si lui ou son avocat avait eu de véritables préoccupations au sujet du caractère équitable de l’audience tenue devant la SPR, celles-ci auraient été soulevées dans le cadre de l’appel interjeté devant la SAR. Le demandeur n’avait pas besoin d’être informé des autres plaintes déposées à l’égard de la commissaire Cassano ou du fait que cette dernière avait quitté la CISR pour pouvoir soulever cette question au moment de contester la décision de la SPR, s’il avait été conseillé en ce sens. J’attire l’attention sur le fait que M. Berger ou son associée, Mme Chatterji, ont agi comme avocat pour le demandeur devant la SPR, la SAR et dans le cadre de la présente demande.

[34]  Deuxièmement, en toute déférence, le demandeur exagère la portée de la preuve lorsqu’il soutient que la commissaire Cassano a été [traduction] « jugée incompétente ». La preuve démontre tout au plus que la façon dont la commissaire Cassano a mené une audience dans une autre affaire posait suffisamment problème pour qu’elle se voie retirer de ce dossier. Évidemment, cette situation est préoccupante. Toutefois, rien ne démontre qu’une conclusion particulière d’« incompétence » ait été tirée par toute personne ayant le pouvoir de formuler une telle conclusion. Nous ne savons pas, notamment, si l’incompétence alléguée de la commissaire est bel et bien la raison pour laquelle elle a quitté la CISR. De façon plus précise, même si de graves lacunes ont été observées dans la façon dont la commissaire a mené une audience, ce fait n’est pas suffisant à lui seul pour conclure que la commissaire a également présidé l’audience du demandeur d’une manière tout aussi lacunaire.

[35]  Troisièmement, il n’y a pas suffisamment de preuves pour que je puisse rendre une décision quant à la façon dont la commissaire a réellement mené l’audience du demandeur. Une transcription de cette procédure aurait facilement pu être fournie, mais cela n’a pas été fait. Bien qu’un enregistrement ait été présenté, il ne m’appartient pas d’en faire l’écoute à la recherche de points litigieux, en l’absence de directives précises de la part du demandeur. Je n’accorde aucun poids aux impressions personnelles du demandeur quant à la façon dont l’audience s’est déroulée. Son affidavit est rempli d’opinions, d’arguments et de conclusions de droit. Cela ne devrait pas être le cas (Krah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 361, au paragraphe 18, citant Canada (Procureur général) c Quadrini, 2010 CAF 47, au paragraphe 18). Il n’était pas non plus approprié de la part de M. Berger de fournir des renseignements au demandeur pour qu’il les inclue dans son affidavit en vue d’échapper à la règle générale selon laquelle un avocat qui agit à titre d’avocat ne doit pas témoigner ou déposer sa propre preuve par affidavit devant le tribunal (Règles des Cours fédérales, article 82; Code de déontologie du Barreau de l’Ontario, règle 5.2-1). Lors de l’audience relative à la présente demande, Mme Chatterji a reconnu que la preuve à l’appui de ce motif de révision était très limitée. À mon avis, elle est si limitée qu’elle est inexistante.

B.  La décision de la SAR est-elle déraisonnable?

[36]  Le demandeur soulève un certain nombre d’objections à l’égard de la décision du commissaire de la SAR. Dans la plupart des cas, il s’oppose à la façon dont le commissaire a évalué la preuve et m’invite à réévaluer cette dernière. Ce n’est pas là mon rôle. Bien que certains aspects particuliers de la décision me préoccupent, la décision répond, dans l’ensemble, aux exigences de raisonnabilité énoncées dans l’arrêt Dunsmuir.

[37]  Par exemple, le demandeur soutient que le commissaire a ignoré ou écarté de façon déraisonnable des éléments de preuve pertinents dans la documentation concernant les conditions dans le pays, lorsqu’il a évalué le risque auquel il serait exposé au Pakistan, aussi bien de façon générale en tant que musulman chiite que de façon particulière en tant que (ancien) secrétaire financier de l’Imam Bargah. Je ne suis pas d’accord, à une exception près. Le commissaire de la SAR a examiné soigneusement les informations relatives aux risques auxquels sont exposés les musulmans chiites au Pakistan. Le commissaire a reconnu, à juste titre, que les éléments de preuve étaient « mitigés ». Toutefois, à mon avis, il était déraisonnable de la part du commissaire de minimiser l’importance d’un rapport publié par l’institut de recherche des médias du Moyen‑Orient, dans lequel il est dit que la situation des musulmans chiites au Pakistan est « extrêmement grave », étant donné que cette organisation « a rédigé son rapport au moyen de [TRADUCTION] “reportages dans les médias”, qui ont tendance à dramatiser les nouvelles ». Rien ne justifie le rejet aussi cavalier de ce rapport fondé sur la couverture médiatique entourant les événements en question. Quoi qu’il en soit, les renseignements dont disposait le commissaire lui fournissaient malgré tout des motifs raisonnables de conclure que le demandeur n’était pas exposé à plus qu’une simple possibilité de persécution au Pakistan, du seul fait de son statut de musulman chiite. De même, le commissaire pouvait raisonnablement conclure que le profil personnel du demandeur ne le rendait pas plus susceptible d’être la cible d’une attaque dans l’avenir.

[38]  En ce qui concerne l’absence de rapports de police, le demandeur a prétendu avoir porté plainte à la police, en temps opportun, au sujet des appels de menace qu’il a commencé à recevoir en avril 2015, puis de l’agression dont lui et sa famille ont été victimes le 24 mai 2015. Si le demandeur pouvait produire des rapports de police confirmant qu’il a déposé ces plaintes, cela pourrait réfuter l’idée qu’il a fabriqué les incidents à une date ultérieure afin d’appuyer sa demande d’asile au Canada. Le demandeur n’a produit aucun rapport du genre. Le commissaire de la SAR aurait commis une erreur, s’il avait considéré l’absence de tels éléments de preuve comme un motif suffisant, en soi, de ne pas croire le demandeur. Cependant, ce n’est pas ce qu’il a fait. Le commissaire a plutôt tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité du demandeur à partir du récit changeant de ce dernier au sujet des raisons pour lesquelles il n’a pas été en mesure de produire des rapports de police, ainsi que de ses manières évasives lorsque la SPR l’a interrogé à ce sujet. Il était donc raisonnable de la part du commissaire de tirer cette conclusion. En outre, le commissaire n’a pas accordé trop de poids à ce facteur lorsqu’il a évalué la crédibilité générale du demandeur. Ce n’était là qu’un facteur parmi tant d’autres, qui ont amené le commissaire à rejeter le récit du demandeur.

[39]  Par ailleurs, je suis d’accord avec le demandeur pour dire que le commissaire de la SAR a attaché trop d’importance à ce qu’il a considéré comme étant des lacunes dans la lettre du laboratoire de pathologie. L’auteur de la lettre indique que le demandeur a subi des [traduction] « blessures superficielles » au front et aux deux jambes, qu’il a reçu les premiers soins et qu’il s’est vu appliquer plusieurs pansements. Le demandeur n’a jamais laissé entendre que ses blessures étaient graves. Dans l’exposé circonstancié de son formulaire FDA, par exemple, il indique avoir reçu [traduction] « les premiers soins » après l’incident. La lettre du laboratoire de pathologie abonde dans le même sens. Compte tenu de son contenu et de l’objet pour lequel elle a été présentée, il était déraisonnable de la part du commissaire de la SAR de critiquer cette lettre du fait qu’elle « ne constitue pas un document convaincant appuyant l’expérience et les qualifications médicales de l’auteur relativement à sa capacité de rédiger un rapport médical sur les blessures de l’appelant ou de diagnostiquer et de traiter ces blessures ». L’auteur a observé chez le demandeur des [traduction] « blessures superficielles », lui a administré les premiers soins et a [traduction] « pansé ses blessures ». Il n’était certainement pas nécessaire d’avoir de « l’expérience et [d]es qualifications médicales » pour faire ces observations, fournir ce niveau minimal de soins, puis rédiger une lettre à ce sujet.

[40]  Toutefois, il ne s’agit pas là de la seule raison pour laquelle le commissaire de la SAR a trouvé la lettre problématique en ce qui concerne le récit du demandeur. Le commissaire a conclu que cela faisait partie du « témoignage changeant » du demandeur au sujet de l’agression subie le 24 mai 2015. D’une part, le demandeur a déclaré dans l’exposé circonstancié de son formulaire FDA qu’il avait [traduction] « reçu les premiers soins à la clinique locale » après l’agression. D’autre part, il est ressorti de son témoignage que c’est, en fait, son voisin (qui exploite un laboratoire de pathologie depuis son domicile) qui lui est venu en aide chez lui. Il s’agit là d’une divergence importante dans la version des faits du demandeur pour laquelle ce dernier n’a pas été en mesure de fournir une explication plausible. Cet exemple en est un parmi tant d’autres qui montrent comment le récit du demandeur a changé au fil du temps et sous la pression subie lors des interrogatoires devant la SPR. Le commissaire de la SAR pouvait raisonnablement conclure que cela minait la crédibilité du demandeur.

[41]  Enfin, il n’était pas déraisonnable de la part du commissaire de la SAR de conclure que les autres documents à l’appui présentés par le demandeur n’étaient pas très utiles pour sa demande d’asile. Les diverses déclarations faites par d’autres personnes concordent en grande partie avec le récit du demandeur. Le problème vient du fait qu’il est impossible d’accorder à celles-ci une quelconque valeur sans savoir quand et comment les déclarants ont obtenu les informations communiquées. La valeur de ces déclarations serait très différente si les déclarants possédaient une connaissance directe des faits rapportés plutôt que de se contenter de répéter simplement l’information que le demandeur leur a lui-même fournie. Même si l’information provenait du demandeur, elle pourrait quand même avoir une certaine valeur probante, selon le moment où elle a été communiquée (p. ex. un rapport transmis en temps opportun à un ami au sujet des menaces ou de l’agression pourrait réfuter une allégation de fabrication récente, au même titre que la confirmation que des plaintes ont été faites de façon opportune à la police). Malheureusement pour le demandeur, à l’exception de la déclaration de son épouse (qui est manifestement fondée, en partie du moins, sur sa connaissance directe des événements), aucune des autres déclarations ne traite de ces questions importantes. Dans de telles circonstances, il était raisonnablement loisible au commissaire de la SAR d’accorder peu de poids à ces déclarations.

[42]  Malgré les réserves que j’ai exprimées plus haut au sujet de certains aspects des motifs du commissaire de la SAR, je conclus, dans l’ensemble, que ce dernier a effectué une analyse raisonnée et indépendante de la preuve et qu’il n’a pas fait preuve d’une trop grande retenue à l’égard des conclusions de la SPR. Les motifs détaillés du commissaire tiennent principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus. À mon avis, le résultat appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. La norme du caractère raisonnable est respectée (Dunsmuir, au paragraphe 47). Il n’y a donc pas lieu d’infirmer la décision rendue.

VIII.  CONCLUSION

[43]  Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[44]  Les parties n’ont proposé aucune question grave de portée générale à certifier en vertu de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-5125-17

LA COUR STATUE que :

  1. L’intitulé est modifié de manière à désigner le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration en qualité de défendeur;

  2. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  3. Aucune question de portée générale n’est formulée.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 7e jour de juin 2019.

Édith Malo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5125-17

 

INTITULÉ :

MUHAMMAD RIAZ CHAUDHRY c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 OCTOBRE 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 24 AVRIL 2019

 

COMPARUTIONS :

Aurina Chatterji

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Michael Butterfield

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Max Berger Professional Law Corporation

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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