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Date : 20190418


Dossier : IMM‑2077‑18

Référence : 2019 CF 489

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 18 avril 2019

En présence de monsieur le juge Russell

ENTRE :

VINCENZO DEMARIA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  INTRODUCTION

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, fondée sur le paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi), d’une décision rendue par la Section de l’immigration (la SI ou le commissaire) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la CISR), le 17 avril 2018; la SI a conclu que le demandeur était interdit de territoire pour criminalité organisée et pour s’être livré à des activités comme le blanchiment d’argent ou le recyclage d’autres produits de la criminalité, et a pris contre lui une mesure d’expulsion.

II.  CONTEXTE

[2]  Le demandeur, Vincenzo DeMaria, est né à Siderno, en Italie, en 1954. Il a déménagé au Canada alors qu’il était un jeune enfant et est un résident permanent depuis.

[3]  Le demandeur a été reconnu coupable de meurtre au deuxième degré en 1982. La Section d’appel de l’immigration (SAI) de la CISR a accordé un sursis à l’exécution de la mesure d’expulsion prise contre lui relativement à cette déclaration de culpabilité et a par la suite annulé cette dernière en 1996.

[4]  Le demandeur a obtenu la semi‑liberté en 1989 et la libération conditionnelle totale, assortie de certaines conditions, en 1992. Selon une de ces conditions, il était interdit au demandeur de fréquenter toute personne ayant un casier judiciaire ou dont il y avait des motifs raisonnables de croire qu’elle en avait un. En juin 2014, la Commission nationale des libérations conditionnelles a révoqué la libération conditionnelle totale du demandeur, au motif qu’il avait fréquenté des individus connus pour leur implication dans des activités criminelles.

[5]  Le 12 décembre 2014, un rapport établi en vertu du paragraphe 44(1) a été préparé, dans lequel il était allégué que le demandeur était interdit de territoire pour criminalité organisée, en application de l’alinéa 37(1)a) de la Loi. Le 16 février 2015, un deuxième rapport a été préparé en vertu du paragraphe 44(1), dans lequel il était allégué que le demandeur était également interdit de territoire, en application de l’alinéa 37(1)b) de la Loi, pour s’être livré au blanchiment d’argent transnational. Le délégué du ministre a ensuite signé deux renvois pour enquête, en vertu du paragraphe 44(2) de la Loi.

[6]  Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le ministre) a présenté des arguments lors des audiences devant la SI. Toutefois, dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, c’est le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration qui a présenté des observations. Le « défendeur » est utilisé ci‑après pour désigner le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration. Le défendeur soutient qu’il existe des motifs raisonnables de croire que le demandeur est ou a été membre d’une organisation criminelle appelée la ’Ndrangheta. Il soutient également qu’il existe des motifs raisonnables de croire que le demandeur s’est livré au blanchiment d’argent transnational.

[7]  La ‘Ndrangheta est un groupe criminel organisé originaire de la région de Calabre, dans le Sud‑Ouest de l’Italie. Depuis sa création, la ‘Ndrangheta a pris de l’expansion à l’échelle internationale et est maintenant présente partout en Europe, en Amérique et en Australie. La ‘Ndrangheta est dotée d’une structure organisationnelle hiérarchique complexe. L’organisation se livre à une multitude d’activités criminelles qui comprennent, entre autres, le trafic de stupéfiants, la fraude, l’extorsion, le trafic d’armes, la prostitution et le blanchiment d’argent.

[8]  Comptant sur l’aide de sa famille, le demandeur a détenu et exploité plusieurs entreprises au Canada. L’entreprise The Cash House, qui est maintenant contrôlée par le fils du demandeur, est pertinente dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire. The Cash House offre des services financiers tels que le transfert de fonds, l’encaissement de chèques et la conversion de devises. Le ministre prétend que le demandeur s’est servi de The Cash House pour se livrer au blanchiment d’argent transnational.

III.  LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[9]  La SI a tenu des audiences le 1er décembre 2016, du 10 au 14 juillet 2017 et le 23 novembre 2017 afin de déterminer si le demandeur était interdit de territoire pour criminalité organisée et blanchiment d’argent. L’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) et le demandeur ont présenté des preuves documentaires, et un certain nombre de témoins ont été appelés à témoigner. L’ASFC a fait comparaître le demandeur et les policiers Todd Moore (service régional de police de Peel) et Sylvain Tessier (Gendarmerie royale du Canada [GRC]). Le demandeur a appelé à la barre son fils, Carlo DeMaria, et le sergent‑détective A. Almeida (service régional de police de York).

[10]  Avec l’accord des parties, trois témoins ont également été admis en vue de comparaître en tant qu’experts lors des audiences. Le professeur Kent Roach a été cité par le demandeur en vue de témoigner sur des questions touchant les renseignements, la preuve, le droit et la justice. Un expert‑comptable a été appelé par le demandeur et un autre par l’ASFC.

[11]  Le demandeur n’a pas contesté l’existence ni la nature de la ‘Ndrangheta en tant qu’organisation criminelle internationale.

[12]  La SI a souligné que le ministre a le fardeau de démontrer qu’il existe des motifs raisonnables de croire que le demandeur est ou a été membre de la ‘Ndrangheta ou qu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’il se livre ou s’est livré à des activités faisant partie d’un plan d’activités criminelles organisées.

[2]  L’expression « motifs raisonnables de croire » signifie plus qu’un simple soupçon, mais moins que la prépondérance des probabilités. Il s’agit d’une possibilité sérieuse fondée sur des éléments de preuve crédibles et dignes de foi.

[13]  La SI énonce ensuite les positions respectives du ministre et du demandeur.

A.  Position du ministre

[14]  En se fondant sur le témoignage de policiers expérimentés, de même que sur des sources documentaires et confidentielles, le ministre a affirmé qu’il y a des motifs raisonnables de croire que le demandeur est ou a été membre de la ‘Ndrangheta. De plus, le ministre a soutenu qu’il y a des motifs raisonnables de croire que le demandeur s’est livré au blanchiment d’argent transnational. Plus précisément, le ministre a allégué que The Cash House sert à dissimuler l’origine criminelle des fonds, en créant pour ces derniers une origine d’apparence légale.

B.  Position du demandeur

[15]  Le demandeur a affirmé que la preuve est insuffisante pour prouver qu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’il est ou a été membre de la ‘Ndrangheta ou qu’il s’est livré au blanchiment d’argent. Selon lui, la preuve du ministre ne satisfait pas à la norme de la preuve concluante et digne de foi établie par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40. Le simple fait que le demandeur connaisse des personnes soupçonnées d’avoir des antécédents criminels ne suffit pas pour qu’il soit considéré comme membre d’une organisation criminelle.

[16]  Le demandeur a contesté la preuve invoquée par le ministre. Les témoignages d’opinion livrés par les trois policiers ne sont pas fondés sur des preuves objectives. Ils reposent plutôt sur l’opinion d’autres policiers, de même que sur des éléments de preuve circonstanciels concernant les contacts entretenus par le demandeur avec des individus prétendument membres de la ‘Ndrangheta. Il n’existe aucune preuve directe qui prouve que le demandeur est ou a été membre de la ‘Ndrangheta. La preuve circonstancielle n’est ni concluante ni digne de foi. En ce qui concerne la preuve provenant de sources confidentielles, il est difficile d’en évaluer la fiabilité et la crédibilité et de déterminer l’intention de ces sources; qui plus est, les autres éléments de preuve documentaires n’ont qu’une faible valeur probante.

[17]  Le demandeur a attiré l’attention sur le fait que c’était en fait son fils, Carlo DeMaria, qui contrôlait The Cash House pendant la période visée. De plus, l’évaluation fournie par le Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada (CANAFE) n’a qu’une faible valeur probante pour plusieurs raisons. Premièrement, les personnes impliquées dans la majorité des opérations rapportées par le CANAFE ne sont pas liées au demandeur. Deuxièmement, The Cash House a en fait rapporté la plupart des opérations mentionnées dans les renseignements communiqués par le CANAFE. Troisièmement, en raison de la couverture médiatique dont le demandeur a fait l’objet, il est possible que des opérations aient été jugées suspectes simplement parce qu’elles sont associées au demandeur, et non parce qu’elles renferment des indicateurs de blanchiment d’argent. Enfin, il se peut que des informations incomplètes aient donné lieu à des résultats erronément positifs.

[18]  Le demandeur a contesté l’utilité du rapport établi par l’expert du ministre, M. Grenon. Savoir et croire que les fonds en question sont le résultat d’une activité criminelle est un élément essentiel de tout crime de blanchiment d’argent. Le rapport de M. Grenon ne traite pas de l’origine criminelle présumée des fonds. Par conséquent, son rapport n’est d’aucune utilité pour déterminer si le demandeur s’est livré au blanchiment d’argent.

[19]  Le demandeur a contesté chacun des indicateurs de blanchiment d’argent mentionnés dans le rapport de M. Grenon. The Cash House a dû avoir recours à des institutions bancaires non traditionnelles pour s’établir en tant qu’entreprise. Le grand nombre de petites transactions s’explique par les politiques des banques avec lesquelles The Cash House fait affaire. Le volume élevé des échanges de devises réalisés par The Cash House est principalement effectué par d’autres entreprises de services financiers.

C.  Analyse de la SI

[20]  La SI a commencé son analyse en expliquant que les termes « membre » et « organisation », utilisés à l’article 37 de la Loi, doivent être interprétés de façon large et libérale. La SI a souligné qu’il est clair que la ‘Ndrangheta possède les caractéristiques d’une organisation criminelle et qu’elle est présente à Toronto. Il est également clair que les activités criminelles menées par la ‘Ndrangheta sont souvent camouflées sous le couvert d’activités légitimes. Cela permet à la ‘Ndrangheta de cacher et de réinvestir des produits de la criminalité.

[21]  La SI a ensuite évalué s’il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur est ou a été membre de la ‘Ndrangheta et a conclu qu’il « n’existe aucun doute dans l’esprit du tribunal que M. DeMaria est membre de la ‘Ndrangheta ». La surveillance électronique de la ‘Ndrangheta a révélé que des membres haut placés de l’organisation, en Italie, avaient désigné le demandeur par son nom. Un journal italien a indiqué que le demandeur est une des têtes dirigeantes de l’organisation, à Toronto. Les médias canadiens ont également rapporté que le demandeur est l’un des dirigeants de la ‘Ndrangheta au Canada. Une multitude de services de police au Canada croient que le demandeur en fait partie. Ces services de police comprennent le service régional de police de Peel, celui de York, la GRC, la Police provinciale de l’Ontario, le Service canadien de renseignements criminels et d’autres services.

[22]  La SI a constaté que les rapports de police produits en prévision de l’audience contenaient des imprécisions en ce qui concerne l’identification des informateurs de police. Ces imprécisions ont été attribuées à la réticence des services de police à mettre en danger leurs informateurs et au secret qui prévaut au sein de la ‘Ndrangheta.

[23]  La SI a pris en considération les concepts de « tunnel vision » (vision étroite) et de « noble cause corruption » (corruption pour noble cause) proposés par le professeur Roach. Selon ces concepts, des personnes peuvent être amenées à interpréter l’information d’une manière qui appuie leurs hypothèses, ce qui s’avère tout particulièrement le cas lorsque la personne en question estime que sa cause est noble. Le danger vient du fait que des éléments de preuve ambigus ou non fondés peuvent être interprétés de manière à confirmer une opinion préconçue.

[24]  La SI a examiné plus particulièrement le rapport et le témoignage du détective Moore et a constaté que le rapport contenait « des erreurs cléricales, des imprécisions et des inexactitudes ». Dans son témoignage, le détective Moore a toutefois expliqué ces inexactitudes et ces imprécisions. La SI a conclu que le témoignage du détective Moore était « pertinent, crédible et digne de foi » et qu’il reposait sur les connaissances acquises par ce dernier après des années d’enquête. Le détective Moore a clairement expliqué ce qui l’a convaincu que le demandeur était membre de la ‘Ndrangheta.

[25]  La SI a également examiné le rapport et le témoignage du sergent Tessier. Elle a accordé plus de poids au témoignage de ce dernier qu’à son rapport. Elle a conclu que les « informations colligées par M. Tessier ne sont pas toutes de sa connaissance personnelle, beaucoup lui ayant été rapportées par des policiers travaillant sous sa supervision ». En outre, la SI n’a pas été en mesure d’analyser les sources confidentielles en cause. Quoi qu’il en soit, le témoignage du sergent Tessier a été jugé crédible et s’appuyait sur des années d’expertise en matière d’enquête. Le sergent Tessier a déclaré avoir vu des photographies du demandeur en compagnie de membres connus de la ‘Ndrangheta.

[26]  La SI a ensuite évalué le rapport et le témoignage du sergent‑détective Almeida. Ce rapport décrit des cas où le demandeur a été directement observé en compagnie de membres de la ‘Ndrangheta et de la bande de motards criminalisée des Hells Angels. En outre, la SI a conclu que le témoignage du sergent‑détective Almeida était crédible et digne de foi.

[27]  La SI a conclu que les témoignages livrés par les policiers étaient des éléments de preuve provenant de sources d’expérience, et non de simples opinions. Elle a également déclaré que tous les éléments de preuve disponibles devaient être examinés ensemble. Une fois qu’elle l’eut fait, elle a conclu que les renseignements des policiers, combinés aux preuves de nature judiciaire et journalistique en provenance de l’Italie, de l’Europe et du Canada, étaient suffisants pour se prémunir contre l’adoption d’une vision étroite et la corruption pour noble cause.

[28]  La SI a également examiné les antécédents du demandeur et a conclu que ceux‑ci attestaient son appartenance à la ‘Ndrangheta. Le demandeur est né dans le berceau même de la ‘Ndrangheta, a déménagé au Canada alors que cette dernière prenait de l’expansion à l’étranger et a développé des liens de filiation qui correspondent à la structure interne de l’organisation. Le demandeur a été reconnu coupable d’un meurtre de sang‑froid, ce qui est conforme aux pratiques de la ‘Ndrangheta. De plus, un grand nombre d’enquêtes, d’accusations et de condamnations contre des personnes affiliées au demandeur ont été relevées. Enfin, la SI a attiré l’attention sur une brève conversation téléphonique entre le demandeur et un meurtrier condamné, de même que sur un certain nombre de conversations téléphoniques entre le demandeur et le coaccusé dans cette même affaire.

[29]  La SI a ensuite examiné l’allégation selon laquelle il existe des motifs raisonnables de croire que le demandeur s’est livré au blanchiment d’argent transnational. La SI a constaté que le CANAFE avait mené une enquête approfondie sur The Cash House et a conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que bon nombre des opérations avaient à voir avec le blanchiment d’argent.

[30]  La SI a ensuite examiné les témoignages de deux experts, ainsi que ceux du demandeur et de son fils, Carlo DeMaria. M. Grenon, un témoin appelé par l’ASFC, n’a pas été en mesure de conclure formellement qu’il y avait eu blanchiment d’argent, mais a relevé plusieurs indicateurs en ce sens. Dans le cas du témoin du demandeur, M. Froese, il a été établi qu’il avait de l’expérience en ce qui a trait au blanchiment d’argent par des bandes de motards criminalisées, mais non par des organisations criminelles italiennes. La SI a conclu que M. Froese n’était pas en mesure d’expliquer les indicateurs de blanchiment d’argent relevés par M. Grenon. De plus, M. Froese n’a pas réussi à clarifier les liens entre le demandeur et The Cash House. Enfin, M. Froese a déclaré qu’une vérification comptable était insuffisante pour affirmer qu’il n’y a pas eu blanchiment d’argent ou qu’il y a probablement eu blanchiment d’argent par l’entremise de The Cash House. La SI a évalué les témoignages du demandeur et de Carlo DeMaria et a conclu qu’ils n’avaient pas expliqué de manière suffisante les transactions inhabituelles et suspectes réalisées à The Cash House.

[31]  La SI a estimé que le rang élevé occupé par le demandeur dans la ‘Ndrangheta était pertinent au regard de la question du blanchiment d’argent. En outre, les techniques de blanchiment d’argent de la ‘Ndrangheta ont été prises en considération. La SI a constaté la présence de transferts inhabituels à une société créée par le cousin de Carlo DeMaria.

[32]  La SI a conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur est membre de la ‘Ndrangheta. Par conséquent, elle a estimé qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur et The Cash House sont impliqués dans le blanchiment d’argent. Elle a rendu sa décision le 17 avril 2018, dans laquelle elle a conclu que le demandeur était interdit de territoire pour criminalité organisée et pour s’être livré au blanchiment d’argent à l’échelle internationale, et a pris contre lui une mesure d’expulsion.

IV.  QUESTIONS EN LITIGE

[33]  Les questions à trancher en l’espèce sont les suivantes :

  1. Quelle est la norme de contrôle applicable?

  2. La décision était‑elle raisonnable?

V.  LA NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE

[34]  Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 (Dunsmuir), la Cour suprême du Canada a déclaré qu’il n’est pas toujours nécessaire de se livrer à une analyse relative à la norme de contrôle applicable. Au contraire, lorsque la norme de contrôle qui s’applique à une question particulière dont la cour est saisie a été établie de manière satisfaisante dans la jurisprudence antérieure, il est loisible à la cour de révision de l’adopter. Ce n’est que lorsque cette recherche se révèle infructueuse ou que la jurisprudence semble devenue incompatible avec l’évolution récente du droit en matière de contrôle judiciaire que la cour de révision doit entreprendre l’examen des quatre facteurs à la base de l’analyse relative à la norme de contrôle applicable : Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, au paragraphe 48.

[35]  La norme de contrôle applicable à une décision d’interdiction de territoire rendue par la SI pour criminalité organisée est la norme du caractère raisonnable [Uthman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 583, au paragraphe 36 (Uthman); Toor c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 68, aux paragraphes 10 et 11].

[36]  Lors du contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, l’analyse tient principalement « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». Voir les arrêts Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, et Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59. Autrement dit, la Cour ne devrait intervenir que si la décision est déraisonnable, en ce sens qu’elle n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

VI.  DISPOSITIONS LÉGISLATIVES

[37]  Les dispositions suivantes de la Loi sont pertinentes dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire :

Interprétation

33 Les faits — actes ou omissions — mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir.

Rules of interpretation

33 The facts that constitute inadmissibility under sections 34 to 37 include facts arising from omissions and, unless otherwise provided, include facts for which there are reasonable grounds to believe that they have occurred, are occurring or may occur.

Activités de criminalité organisée

Organized Criminality

37 (1) Emportent interdiction de territoire pour criminalité organisée les faits suivants :

a) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre ou s’est livrée à des activités faisant partie d’un plan d’activités criminelles organisées par plusieurs personnes agissant de concert en vue de la perpétration d’une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation ou de la perpétration, hors du Canada, d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une telle infraction, ou se livrer à des activités faisant partie d’un tel plan;

37 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of organized criminality for

(a) being a member of an organization that is believed on reasonable grounds to be or to have been engaged in activity that is part of a pattern of criminal activity planned and organized by a number of persons acting in concert in furtherance of the commission of an offence punishable under an Act of Parliament by way of indictment, or in furtherance of the commission of an offence outside Canada that, if committed in Canada, would constitute such an offence, or engaging in activity that is part of such a pattern; or

b) se livrer, dans le cadre de la criminalité transnationale, à des activités telles le passage de clandestins, le trafic de personnes ou le recyclage des produits de la criminalité.

(b) engaging, in the context of transnational crime, in activities such as people smuggling, trafficking in persons or laundering of money or other proceeds of crime.

Rapport d’interdiction de territoire

Preparation of report

44 (1) S’il estime que le résident permanent ou l’étranger qui se trouve au Canada est interdit de territoire, l’agent peut établir un rapport circonstancié, qu’il transmet au ministre.

44 (1) An officer who is of the opinion that a permanent resident or a foreign national who is in Canada is inadmissible may prepare a report setting out the relevant facts, which report shall be transmitted to the Minister.

Suivi

Referral or removal order

(2) S’il estime le rapport bien fondé, le ministre peut déférer l’affaire à la Section de l’immigration pour enquête, sauf s’il s’agit d’un résident permanent interdit de territoire pour le seul motif qu’il n’a pas respecté l’obligation de résidence ou, dans les circonstances visées par les règlements, d’un étranger; il peut alors prendre une mesure de renvoi.

(2) If the Minister is of the opinion that the report is well‑founded, the Minister may refer the report to the Immigration Division for an admissibility hearing, except in the case of a permanent resident who is inadmissible solely on the grounds that they have failed to comply with the residency obligation under section 28 and except, in the circumstances prescribed by the regulations, in the case of a foreign national. In those cases, the Minister may make a removal order.

Décision

45 Après avoir procédé à une enquête, la Section de l’immigration rend telle des décisions suivantes :

Decision

45 The Immigration Division, at the conclusion of an admissibility hearing, shall make one of the following decisions:

a) reconnaître le droit d’entrer au Canada au citoyen canadien au sens de la Loi sur la citoyenneté, à la personne inscrite comme Indien au sens de la Loi sur les Indiens et au résident permanent;

(a) recognize the right to enter Canada of a Canadian citizen within the meaning of the Citizenship Act, a person registered as an Indian under the Indian Act or a permanent resident;

b) octroyer à l’étranger le statut de résident permanent ou temporaire sur preuve qu’il se conforme à la présente loi;

(b) grant permanent resident status or temporary resident status to a foreign national if it is satisfied that the foreign national meets the requirements of this Act;

c) autoriser le résident permanent ou l’étranger à entrer, avec ou sans conditions, au Canada pour contrôle complémentaire;

(c) authorize a permanent resident or a foreign national, with or without conditions, to enter Canada for further examination; or

d) prendre la mesure de renvoi applicable contre l’étranger non autorisé à entrer au Canada et dont il n’est pas prouvé qu’il n’est pas interdit de territoire, ou contre l’étranger autorisé à y entrer ou le résident permanent sur preuve qu’il est interdit de territoire.

(d) make the applicable removal order against a foreign national who has not been authorized to enter Canada, if it is not satisfied that the foreign national is not inadmissible, or against a foreign national who has been authorized to enter Canada or a permanent resident, if it is satisfied that the foreign national or the permanent resident is inadmissible.

VII.  ARGUMENTATION

A.  Demandeur

[38]  Le demandeur prétend que la décision était déraisonnable. La SI est parvenue à la conclusion que le demandeur est interdit de territoire pour criminalité organisée, en ne se fondant sur [traduction« rien de plus que les points de vue non corroborés de policiers et des articles de journaux » (mémoire du demandeur, au paragraphe 2). La SI n’a pas évalué la fiabilité ni la crédibilité de la preuve documentaire.

[39]  Le demandeur soutient qu’il incombait à la SI d’évaluer raisonnablement la preuve sous‑jacente produite par les policiers qui ont témoigné à l’audience. La SI a omis de procéder à cette évaluation et s’est largement appuyée sur une relation alléguée entre le demandeur et une personne du nom de Carmelo Bruzzese, qui serait membre de la ‘Ndrangheta. La SI a cité deux rapports de police à l’appui de sa conclusion selon laquelle le demandeur entretenait une relation avec M. Bruzzese. Toutefois, ces rapports ne prouvent pas réellement l’existence de cette relation. Le demandeur n’a pas été contre‑interrogé en lien avec son affirmation selon laquelle il ne connaît pas M. Bruzzese, et celle‑ci n’a pas été contestée. Outre cette grave erreur, la SI a omis d’évaluer de façon raisonnable les éléments de preuve qui sous‑tendent le témoignage des policiers.

[40]  Le demandeur soutient également qu’il était déraisonnable de la part de la SI de s’appuyer largement sur la transcription d’une conversation téléphonique entre deux membres présumés de la ‘Ndrangheta, en Italie. La SI a constaté que le demandeur avait été désigné par son nom dans cette conversation entre des membres de haut rang de la ‘Ndrangheta. Toutefois, aucun des témoins n’a déclaré avoir lu la transcription de cette conversation. Par conséquent, la SI doit s’être forgé son point de vue à l’égard de cet élément de preuve en se fondant sur sa propre analyse. Les personnes qui ont tenu la conversation téléphonique enregistrée faisaient simplement référence aux reportages des médias concernant la révocation de la libération conditionnelle du demandeur. Il n’y a eu aucune discussion au sujet d’une quelconque relation avec le demandeur ou de l’appartenance de ce dernier à la ‘Ndrangheta. La SI a tiré une conclusion déraisonnable, en omettant d’évaluer correctement cet élément de preuve.

[41]  Le demandeur soutient également que la SI a mal interprété les observations du service régional de police de York. La SI a déclaré que ces preuves « sont reliées à des observations directes de M. DeMaria en compagnie de membres connus de la ’Ndrangheta et du groupe de motards criminalisés, Hells Angels ». En fait, ces preuves montrent seulement que le demandeur a été vu en compagnie d’un dénommé Rocco Remo Commisso, lors d’une soirée en 2004. Bien que selon les documents communiqués par le ministre, Rocco Remo Commisso soit prétendument membre de la ‘Ndrangheta, il n’y a aucune preuve à l’appui de cette allégation. Les preuves montrent également que le demandeur a assisté au mariage de son neveu, auquel ont également pris part Rocco Remo Commisso et Cosimo Commisso. Toutefois, personne n’a vu le demandeur se commettre avec l’un ou l’autre d’entre eux lors du mariage. Le demandeur a affirmé qu’il a fait la connaissance de Rocco Remo Commisso et de Cosimo Commisso pendant sa détention, mais qu’il n’entretient aucune relation actuellement avec l’un ou l’autre d’entre eux. De plus, la décision Toronto Coalition to Stop the War c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CF 957, confirme (au paragraphe 118) qu’un simple contact avec un membre d’une organisation criminelle ne suffit pas pour démontrer l’appartenance à une telle organisation. La SI a évalué de façon déraisonnable la preuve en ce qui concerne le contact du demandeur avec Rocco Remo Commisso et Cosimo Commisso.

[42]  Le demandeur soutient, en outre, que la SI a considéré de façon déraisonnable la déclaration de culpabilité du demandeur pour meurtre au deuxième degré comme une preuve de son appartenance à la ‘Ndrangheta. La SI a fait remarquer que le meurtre a été qualifié d’« exécution » par le juge qui a entendu l’affaire et que les meurtres de ce genre sont une des marques de commerce de la ‘Ndrangheta. Cette conclusion est déraisonnable parce que la SI n’a pas tenu compte de l’absence de toute preuve démontrant que le demandeur était membre de l’organisation lorsque le meurtre a été commis. La SI ne s’est pas penchée sur la question de savoir si le genre de meurtre a ou non à voir avec l’appartenance à la ‘Ndrangheta. Enfin, il était déraisonnable de la part de la SI d’examiner la déclaration de culpabilité, puisque celle‑ci est sans rapport avec l’allégation liée à la criminalité organisée.

[43]  Le demandeur affirme que la SI a également évalué de façon déraisonnable une conversation téléphonique entre le demandeur et un meurtrier condamné du nom de Charles Gagné. En outre, la SI a mal interprété les conversations téléphoniques entre le demandeur et Mike DaSilva, le coaccusé de M. Gagné. La SI a estimé que ces conversations étaient « préoccupant[e]s ». Un examen plus approfondi de la preuve démontre toutefois que cette conclusion est déraisonnable. Le demandeur a reçu un appel de M. Gagné, qui lui a expliqué qu’il était accusé de meurtre. Le demandeur a dit à M. Gagné qu’il était incapable de l’aider et a raccroché. M. DaSilva, qui a été acquitté, s’est entretenu avec le demandeur au sujet de transactions financières. Les conclusions de la SI fondées sur ces éléments de preuve étaient déraisonnables.

[44]  Le demandeur soutient que la SI a commis une grave erreur en s’appuyant sur les « opinions » des policiers. Cette dernière a fait erreur en assimilant ces opinions à des faits prouvés. Elle a omis d’évaluer la crédibilité et la fiabilité des éléments de preuve sous‑jacents, à l’appui de ces témoignages d’opinion. Dans la décision Veerasingam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1661 (Veerasingam), la Cour fédérale établit une distinction entre le fait de se fonder sur une accusation et le fait de se fonder sur la preuve qui sous‑tend l’accusation en question. De plus, selon la décision Veerasingam, la fiabilité et la crédibilité des éléments de preuve sous‑jacents doivent être évaluées. Les éléments de preuve qui sous‑tendent les opinions des policiers en l’espèce n’étaient pas suffisants pour porter des accusations contre le demandeur. La SI a omis d’évaluer la fiabilité et la crédibilité de ces éléments de preuve.

[45]  Le demandeur conteste également la déclaration de la SI selon laquelle le « tribunal ne voit pas les témoignages des policiers Moore, Tessier et Almeida comme des opinions sur l’appartenance de M. DeMaria à la ’Ndrangheta, mais plutôt comme des éléments de preuve rapportés par des policiers d’expérience qui ont témoigné au meilleur de leur connaissance ». En fait, la SI n’a pas pris ses responsabilités en s’appuyant largement sur des témoignages d’opinion et en omettant d’examiner la fiabilité et la crédibilité de ces derniers.

[46]  Le demandeur prétend que la SI a examiné de façon déraisonnable le rapport et le témoignage du détective Moore. La SI a admis que « ce rapport, à la facture maladroite, comporte des erreurs cléricales, des imprécisions et des inexactitudes qui diminuent sa valeur probante », mais a conclu que le témoignage du détective Moore en expliquait les raisons. La SI a toutefois omis d’évaluer raisonnablement les éléments de preuve qui sous‑tendent le témoignage d’opinion du détective Moore et n’a pas évalué la crédibilité de ce dernier. Bien que les erreurs d’écriture et les imprécisions aient pu être clarifiées dans le cadre du témoignage, les inexactitudes contenues dans le rapport ne peuvent être expliquées de cette manière. Par exemple, le détective Moore a déclaré qu’il n’avait pas inclus d’éléments de preuve disculpatoires dans son rapport. Il a également affirmé qu’il manquait de preuves pour étayer les principaux aspects de son rapport. Par conséquent, il était déraisonnable de la part de la SI de s’appuyer simplement sur l’opinion du détective Moore.

[47]  Il était également déraisonnable de la part de la SI de conclure que la décision du service régional de police de Peel de ne pas se conformer au bref d’assignation à produire des éléments de preuve renforçait la crédibilité du détective Moore.

[48]  Le demandeur conteste également la façon dont la SI a traité la preuve produite par le sergent Tessier. Le sergent Tessier n’a pas réellement vu de photos ou de vidéos montrant le demandeur en compagnie de M. Bruzzese. La SI a mal interprété la preuve à cet égard. En outre, l’opinion du sergent Tessier était principalement fondée sur les enquêtes menées par d’autres policiers. Le sergent Tessier a également contredit directement l’information communiquée par le détective Moore au sujet de la propriété d’un site Web appelé Xtremepics.com. Enfin, le rapport du sergent Tessier contient des renseignements non corroborés, qui n’ont aucun sens. Tout cela démontre que la SI n’a pas évalué correctement les éléments de preuve sous‑jacents, sur lesquels s’appuient le rapport et le témoignage du sergent Tessier.

[49]  Le demandeur soutient que la SI a trop insisté sur les éléments de preuve limités qui sous‑tendent le rapport et le témoignage du sergent‑détective Almeida. Les seules preuves de contact entre le demandeur et des membres d’organisations criminelles sont des photographies prises lors d’une soirée pour hommes seulement en 2004 et d’un mariage en 2012. Rien n’indique que le sergent‑détective Almeida ait effectivement enquêté sur le demandeur. La SI n’a pas évalué correctement les éléments de preuve sous‑jacents en ce qui a trait au rapport et au témoignage du sergent‑détective Almeida.

[50]  Le demandeur conteste également le fait que la SI s’est appuyée sur des articles de journaux comme preuve. Un des articles invoqués par la SI provient d’un auteur inconnu et contient également des renseignements de sources inconnues. En outre, les auteurs connus n’ont pas été appelés à comparaître, et aucun témoin n’a témoigné quant à l’exactitude de ces articles de journaux. Il était déraisonnable de la part de la SI de s’appuyer sur ces derniers. De plus, elle aurait dû tenir compte des éléments de preuve sous‑jacents, le cas échéant.

[51]  Le demandeur soutient, en outre, que la SI a accordé beaucoup trop d’importance à l’ascendance et aux liens familiaux du demandeur. Le détective Moore a admis qu’aucun fondement probatoire n’étayait son opinion selon laquelle le gendre du demandeur était le lien entre le demandeur et la ‘Ndrangheta. De plus, il était déraisonnable de la part de la SI de se fonder sur des allégations non prouvées à l’encontre des membres de la famille du demandeur.

[52]  Le demandeur soutient également que la décision selon laquelle il s’est livré au blanchiment d’argent repose sur des conclusions déraisonnables. Le témoin du ministre a relevé des opérations suspectes, mais n’a assimilé aucune opération particulière à du blanchiment d’argent. En outre, ni le demandeur ni son fils, Carlo DeMaria, n’ont jamais été accusés de blanchiment d’argent. Enfin, la SI a mal interprété le témoignage du témoin du demandeur. M. Froese a déclaré que les clients de la plupart des entreprises de services financiers blanchissent de l’argent sans que le propriétaire de l’entreprise le sache. La SI, estimant que ce témoignage s’appliquait expressément à The Cash House, a conclu que des opérations de blanchiment d’argent y étaient effectuées. La décision était déraisonnable, étant donné que la SI a omis d’évaluer la mesure dans laquelle le demandeur contrôlait effectivement The Cash House.

B.  Défendeur

[53]  Le défendeur affirme qu’il était raisonnable de la part de la SI de conclure qu’il y a des motifs raisonnables de croire que le demandeur est membre de la ‘Ndrangheta. La norme de preuve dans le cadre d’une enquête repose sur les « motifs raisonnables de croire ». Il n’appartient pas à la Cour de réévaluer les éléments de preuve déjà examinés par la SI.

[54]  Le défendeur souligne que la SI n’est pas liée par les règles techniques de présentation de la preuve. Au contraire, la SI est en mesure d’examiner tous les éléments de preuve qu’elle juge crédibles ou dignes de foi et de s’appuyer sur ces derniers. Les rapports et les témoignages des policiers ont été jugés crédibles et dignes de foi par la SI. Le caractère raisonnable de cette conclusion est étayé par la décision rendue par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Sittampalam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2007] 3 RCF 198, au paragraphe 53 (CAF), dans lequel la Cour a conclu qu’il était parfaitement loisible à la Commission, dans le cadre de son pouvoir discrétionnaire, de juger les sources de la police crédibles et dignes de foi. Le défendeur soutient que le demandeur s’appuie, à tort, sur la décision Veerasingam. Dans cette affaire, la juge Snider a conclu que la SAI pouvait s’appuyer sur la preuve qui sous‑tend une accusation criminelle.

[55]  Le défendeur soutient également que la SI n’a pas omis d’évaluer les éléments de preuve qui sous‑tendent les rapports et les témoignages des policiers. En fait, il est particulièrement évident que la SI a évalué les preuves sous‑jacentes, étant donné qu’elle a accordé moins de poids à deux des rapports de police.

[56]  Le défendeur soutient qu’il était raisonnable de la part de la SI de tenir compte des liens familiaux du demandeur pour en arriver à sa conclusion. La structure de la ‘Ndrangheta repose sur des liens de sang et de filiation étroits. Par conséquent, la SI n’a pas commis d’erreur en examinant les liens familiaux.

[57]  Le défendeur affirme que de nombreux éléments de preuve démontrent que le demandeur est membre de la ‘Ndrangheta. Les divers reportages des médias sur lesquels s’appuie la SI permettent d’établir qu’il y a des motifs raisonnables de croire que le demandeur en fait partie. Il n’est pas nécessaire que les auteurs de ces reportages comparaissent comme témoins. Comme les exigences en matière de preuve ont été assouplies, il est possible pour la SI de tenir compte des reportages des médias dans son analyse.

[58]  Le défendeur attire également l’attention sur le fait que les policiers qui ont témoigné ont de l’expérience et possèdent une très bonne connaissance du crime organisé. Chacun d’eux a présenté des éléments de preuve démontrant qu’il y a des motifs de croire que le demandeur est membre de la ‘Ndrangheta. Le témoignage du demandeur selon lequel il n’a appris l’existence de cette organisation qu’en 2009 est incompatible avec la preuve versée au dossier. Compte tenu du poids de cette preuve, cette dernière étaye la conclusion de la SI.

[59]  Le défendeur soutient que la SI a également tiré une conclusion raisonnable en ce qui concerne l’allégation de blanchiment d’argent. La preuve appuie la conclusion selon laquelle il existe des motifs raisonnables de croire que le demandeur s’est livré au blanchiment d’argent.

VIII.  ANALYSE

A.  Introduction

[60]  Les parties s’entendent en ce qui a trait aux lois et aux principes juridiques applicables en l’espèce. Leur différend porte sur la question de savoir si la preuve invoquée par le commissaire (ou l’absence de preuve) peut raisonnablement être considérée comme conforme à la jurisprudence applicable. Les parties conviennent, en outre, que la norme de contrôle qui s’applique en l’espèce est celle de la décision raisonnable.

B.  Les règles de droit

[61]  Le commissaire a conclu que le demandeur était interdit de territoire en application des alinéas 37(1)a) et 37(1)b) de la Loi :

37 (1) Emportent interdiction de territoire pour criminalité organisée les faits suivants :

37 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of organized criminality for

a) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre ou s’est livrée à des activités faisant partie d’un plan d’activités criminelles organisées par plusieurs personnes agissant de concert en vue de la perpétration d’une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation ou de la perpétration, hors du Canada, d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une telle infraction, ou se livrer à des activités faisant partie d’un tel plan;

(a) being a member of an organization that is believed on reasonable grounds to be or to have been engaged in activity that is part of a pattern of criminal activity planned and organized by a number of persons acting in concert in furtherance of the commission of an offence punishable under an Act of Parliament by way of indictment, or in furtherance of the commission of an offence outside Canada that, if committed in Canada, would constitute such an offence, or engaging in activity that is part of such a pattern; or

b) se livrer, dans le cadre de la criminalité transnationale, à des activités telles le passage de clandestins, le trafic de personnes ou le recyclage des produits de la criminalité.

(b) engaging, in the context of transnational crime, in activities such as people smuggling, trafficking in persons or laundering of money or other proceeds of crime.

[62]  L’article 33 de la Loi, qui établit les règles d’interprétation qui régissent, entre autres, les alinéas 37(1)a) et b), est ainsi libellé :

33 Les faits — actes ou omissions — mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir.

33 The facts that constitute inadmissibility under sections 34 to 37 include facts arising from omissions and, unless otherwise provided, include facts for which there are reasonable grounds to believe that they have occurred, are occurring or may occur.

[63]  Les mots importants à retenir ici sont « [l]es faits [...] appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir ». Le demandeur estime qu’il n’existe pas de tels faits à l’appui de la décision rendue en l’espèce.

[64]  Comme le commissaire l’indique dans sa décision (paragraphe 2), il est clair, d’après la jurisprudence, que l’expression « motifs raisonnables de croire » signifie « plus qu’un simple soupçon, mais moins que la prépondérance des probabilités ». Il s’agit d’une possibilité sérieuse fondée sur des éléments de preuve crédibles et dignes de foi. Le juge Mandamin a récemment confirmé ces principes de base dans la décision Uthman, précitée :

[66]  Je conviens avec le défendeur que la norme de preuve à laquelle doivent satisfaire les faits pour établir l’interdiction de territoire en vertu de l’alinéa 37(1)a) est celle des motifs raisonnables de croire, et non celle de la preuve hors de tout doute raisonnable.  Tout ce qu’il faut, c’est une preuve suffisante pour démontrer qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’une personne est membre d’une organisation criminelle :  LIPR, article 33; Chen c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 13, au paragraphe 63.

[67]  Les motifs raisonnables de croire ne sont pas seulement inférieurs à la preuve hors de tout doute raisonnable, soit la norme pénale, mais aussi inférieurs à la preuve selon la prépondérance des probabilités, soit la norme civile. La Cour suprême du Canada l’a clairement indiqué dans l’affaire qui suit :

114  La première question que soulève l’al. 19(1)j) de la Loi sur l’immigration est celle de la norme de preuve correspondant à l’existence de « motifs raisonnables [de penser] » qu’une personne a commis un crime contre l’humanité.  La CAF a déjà statué, à juste titre selon nous, que cette norme exigeait davantage qu’un simple soupçon, mais restait moins stricte que la prépondérance des probabilités applicable en matière civile [renvois omis].

Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, au paragraphe 114.

[65]  Il est également important de garder à l’esprit qu’il incombe au ministre d’établir qu’il y a des « motifs raisonnables de croire », mais que la SI, lorsqu’elle rend sa décision, n’est liée par aucune règle légale ou technique de présentation de la preuve et peut fonder ses conclusions sur ce qu’elle considère crédible ou digne de foi. Les alinéas 173c) et d) de la Loi sont ainsi libellés :

173 Dans toute affaire dont elle est saisie, la Section de l’immigration :

173 The Immigration Division, in any proceeding before it,

c) n’est pas liée par les règles légales ou techniques de présentation de la preuve;

(c) is not bound by any legal or technical rules of evidence; and

d) peut recevoir les éléments qu’elle juge crédibles ou dignes de foi en l’occurrence et fonder sur eux sa décision.

(d) may receive and base a decision on evidence adduced in the proceedings that it considers credible or trustworthy in the circumstances.

[66]  Cette latitude à l’égard des questions relatives à la preuve ne signifie toutefois pas que la SI dispose d’un pouvoir discrétionnaire absolu sur ce qui justifie l’interdiction de territoire. Elle doit s’appuyer sur des « faits », et ces faits doivent soulever plus qu’un « simple soupçon ». Ce principe a été mis de l’avant par le juge Roy, dans la décision récente Ariyarathnam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 162 (Ariyarathnam), qui a affirmé qu’une opinion n’est pas, en soi, un fait et qu’« on doit pouvoir obtenir les faits menant à des motifs raisonnables si les motifs raisonnables sont ceux du décideur [...] » :

[70]  Il est certainement vrai que l’article 33 de la LIPR exige l’existence de motifs raisonnables de croire les faits qui composent l’interdiction de territoire, et cette exigence est inférieure à la norme de preuve dans les affaires civiles (Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40; [2005] 2 RCS 100, au paragraphe 114).  L’appartenance peut être établie sur le fondement de motifs raisonnables et non selon la prépondérance des probabilités, à condition que les faits soient exacts. De façon similaire, dans l’article 37, on aborde également les motifs raisonnables de croire que l’organisation s’est livrée à une activité faisant partie d’un plan d’activités criminelles organisées. Cependant, le critère minimal des motifs de croire ne justifie pas une absence des faits pour appuyer la croyance raisonnable.

[Non souligné dans l’original.]

[67]  D’autres membres de la Cour ont souligné le même point. Dans la décision Chiau c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 297, au paragraphe 60, le juge Evans a déclaré, il y a déjà plusieurs années, que les « motifs raisonnables de croire », sans être une prépondérance des probabilités, exigent néanmoins « la croyance légitime à une possibilité sérieuse en raison de preuves dignes de foi ». Dans la décision plus récente Canada (Citoyenneté et Immigration) c Tran, 2016 CF 760, au paragraphe 22, le juge LeBlanc a confirmé la nécessité d’un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi.

[68]  En l’espèce, le demandeur, s’appuyant sur ces principes de base, estime qu’aucune preuve objective ou crédible n’a été présentée au commissaire pour démontrer que le demandeur était membre d’une organisation criminelle ou qu’il était impliqué dans le blanchiment d’argent, au sens de l’article 37 de la Loi, et est d’avis que le commissaire n’a pas pu établir convenablement un fondement factuel fiable lui permettant de tirer ses conclusions.

C.  La décision

[69]  Dans sa décision, le commissaire résume ce que la preuve révèle, selon lui, au sujet du demandeur et explique le fondement de ses propres conclusions concernant l’alinéa 37(1)a) :

[50]  En regard de tout ce qui précède, le tribunal est d’avis que la preuve démontre clairement que M. DeMaria est membre de la ‘Ndrangheta à Toronto et qu’il y occupe un poste de haut niveau. L’existence de preuves, pas seulement de renseignements policiers, et la pluralité des sources judiciaires, policières et journalistiques, leurs origines italiennes, européennes et canadiennes offre une protection adéquate, dans le cadre de la décision à rendre ici par la SI, contre un tunnel vision ou une noble cause corruption.

[51]  Le tribunal, est d’avis qu’il ne faut pas regarder la preuve de façon fragmentée en analysant chaque élément isolément. Quand on regarde ces mêmes éléments dans une vue d’ensemble, le tableau qu’on peut dresser du dossier est très clair.

[52]  M. DeMaria est né à Siderno, berceau de la ‘Ndrangheta. Encore bébé, il immigre au Canada avec sa famille dans les années 1950, moment où la ’Ndrangheta prenait de l’expansion en assurant sa présence un peu partout dans le monde. Les liens de sang et de filiation par mariages dans l’entourage immédiat de M. DeMaria correspondent exactement à la description de la structure interne de l’organisation qui en est faite dans la preuve documentaire (impenetrable secrecy, rigidly self defined independent families, very close to external influences, strong family‑based composition). Le grand patron de l’organisation en Italie réfère à lui par son petit nom.

[53]  M. DeMaria a aussi été condamné, au début des années 1980, pour un meurtre brutal qualifié d’exécution par le juge qui a entendu la cause; les exécutions sont, selon la preuve au dossier, une des marques de commerce de la ‘Ndrangheta.

[54]  Aussi, le nombre élevé d’enquêtes policières, d’inculpations et de condamnations criminelles reliées à ses proches (famille et associés) en matière de meurtres, violence, trafic et production de drogue, fraudes bancaires et blanchiment d’argent, entre autres, est alarmant et est conforme, encore une fois, à la description qui est faite, dans la preuve documentaire et testimoniale, des activités criminelles du groupe. Il semble donc qu’on ait largement franchi la barre des motifs raisonnables de croire, voire celle de la balance des probabilités.

[55]  La preuve fait état d’une conversation téléphonique, bien que très brève, entre M. DeMaria et Charles Gagné, condamné pour le meurtre d’Eddie Melo, un homme de main (muscle) d’une organisation mafieuse italienne rivale, et de nombreuses conversations téléphoniques entre M. DeMaria et Mike DaSilva, un co‑accusé dans la même affaire. De l’avis du tribunal, ces éléments de preuve sont préoccupants, et ce, même si M. DaSilva n’a pas été reconnu coupable.

[Italiques dans l’original; renvois omis.]

[70]  Les conclusions du commissaire concernant l’alinéa 37(1)b) de la Loi sont fondées, en grande partie, sur les constats qu’il a faits au titre de l’alinéa 37(1)a), soit que le demandeur est membre de la ‘Ndrangheta :

[66]  Le tribunal est d’avis qu’il faut garder en mémoire la preuve au dossier sur la façon de procéder de la ’Ndrangheta. Les activités de l’organisation sont exercées dans un secret impénétrable, par des familles indépendantes aux règles internes extrêmement rigides, qui sont fermées aux influences extérieures, qui démontrent d’excellentes capacités d’entrepreneurs dans les crimes économiques et financiers et dont tous les profits sont réinvestis de main de maître en utilisant des techniques de blanchiment d’argent sophistiquées. L’organisation utilise aussi des entreprises légitimes, soit comme façade soit pour faciliter ses activités criminelles, dont le blanchiment d’argent. Rappelons ici que nombres de transferts inhabituels de The Cash House à l’étranger ont été effectués par l’entremise de Swiftex, compagnie fondée par le cousin de Carlo DeMaria. En outre, la compagnie 116 mentionnée précédemment appartient à M. DeMaria, père. Selon le tribunal, compte tenu des façons de faire de la ’Ndrangheta et des liens familiaux aux règles rigides qui en sont le fondement et la force et compte tenu de la conclusion du tribunal à l’effet que M. DeMaria est membre de l’organisation, il est raisonnable de croire que M. DeMaria était au courant de ce qui se passait à The Cash House, l’entreprise de son propre fils. Il est également raisonnable de croire qu’il participé au recyclage des produits de la criminalité par l’entreprise.

[71]  Il est important de souligner ici que l’« opinion » du commissaire ne repose pas sur des aspects séparés ou « fragmenté[s] » de la preuve, mais plutôt, comme il l’affirme, sur les éléments examinés selon « une vue d’ensemble ».

[72]  Le demandeur affirme que bien qu’un examen superficiel de la décision puisse donner à penser qu’il existe des éléments de preuve permettant de prouver son appartenance à la ‘Ndrangheta, un examen plus approfondi du dossier révèle que les éléments de preuve, considérés individuellement ou collectivement, n’établissent pas le fondement factuel fiable qu’exige la jurisprudence pour étayer l’existence de motifs raisonnables de croire qu’il est membre d’une organisation criminelle.

D.  Témoignages de la police

[73]  Les conclusions du commissaire reposent largement sur la preuve et le témoignage de trois policiers. Le commissaire reconnaît que ces éléments de preuve posent certains problèmes :

[43]  Plusieurs corps de police canadiens (Peel Regional Police, GRC, York Regional Police, Ontario Provincial Police, Criminal Intelligence Service of Canada, etc.) considèrent également que M. DeMaria est membre de la ’Ndrangheta. Le tribunal comprend les responsabilités des policiers en ce qui a trait à la protection des sources confidentielles (Confidential Human Sources – CHS); il en va de la sécurité même de ces informateurs. Le tribunal comprend aussi les réticences des policiers à donner des détails sur les renseignements policiers qui pourraient nuire à des enquêtes criminelles en cours. Par contre il ne faut pas oublier que la SI n’est pas liée par les règles légales ou techniques de présentation de la preuve; peut recevoir les éléments qu’elle juge crédibles et dignes de foi en l’occurrence et fonder sur eux sa décision.

[44]  Une analyse approfondie des rapports de renseignements policiers déposés par l’ASFC et des témoignages des trois policiers Moore, Tessier et Almeida ont certainement mis à jour certaines imprécisions pour ce qui est de l’identification des informateurs de police (CHS). Mais le tribunal est d’avis que ces zone[s] grises, lorsqu’il est question d’identifier les sources humaines des policiers, tiennent autant du devoir des policiers de protéger la sécurité de leurs sources que de la grande complexité interne de la structure de la ’Ndrangheta. […] the historical and impenetrable secrecy of the ‘Ndrangheta has posed a formidable challenge to law enforcement agencies. Calabrese criminal organisations have historically developed around a rigidly self defined independent families, very close to external influences.

[Italiques dans l’original; renvois omis.]

[74]  Le commissaire est également conscient que les témoignages « d’opinion » ne sont pas suffisants :

[49]  Le tribunal ne voit pas les témoignages des policiers Moore, Tessier et Almeida comme des opinions sur l’appartenance de M. DeMaria à la ’Ndrangheta, mais plutôt comme des éléments de preuve rapportés par des policiers d’expérience qui ont témoigné au meilleur de leur connaissance.

(1)  Détective Moore

[75]  Voici l’évaluation qu’a faite le commissaire du témoignage du détective Moore :

[46]  Le tribunal donne plus de poids au témoignage du détective Moore qu’à son rapport qui décrit les enquêtes policières de la Peel Regional Police sur M. DeMaria et qui conclut que M. DeMaria est un leader de la ’Ndrangheta à Toronto.  En effet, ce rapport, à la facture maladroite, comporte des erreurs cléricales, des imprécisions et des inexactitudes qui diminuent sa valeur probante. Par contre, le détective Moore a, sous serment, durant son témoignage de plusieurs heures, eu l’occasion, de façon honnête et crédible, de reconnaître ces imprécisions et inexactitudes et d’en expliquer les raisons (il a reçu un mandat imprécis de la part de l’ASFC, il n’est pas le seul auteur du rapport, ses supérieurs hiérarchiques ont limité les éléments de preuve qu’il souhaitait divulguer). Il a, avec précision, énuméré les enquêtes sur d’autres sujets d’intérêts et suspects de crimes, qui ont mis à jour des activités criminelles imputées à M. DeMaria et à son entourage immédiat, notamment M. Carmelo Bruzzese. Notons que, selon les autorités italiennes, M. Bruzzese est membre de la ’Ndrangheta, ce qu’un juge italien a reconnu sans aucun doute.  Le détective Moore a également expliqué de façon claire, crédible et convaincante ce qui, comme policier assigné pendant plusieurs années aux enquêtes sur le crime organisé traditionnel italien, en général, ainsi que sur M. DeMaria et la ’Ndrangheta, en particulier, l’amène à être personnellement convaincu de l’appartenance de M. DeMaria à cette dernière. Son témoignage révèle une vaste connaissance et compréhension du crime organisé traditionnel italien à Toronto et au Canada acquise, au fil des ans, à travers enquêtes, surveillances, écoutes électroniques, sources humaines confidentielles, lectures et collaborations avec d’autres corps de police. Il a, avec clarté, expliqué la genèse et l’expansion de l’organisation en Italie et au Canada et aussi clairement dépeint les liens de sang qui soudent les différents clans de la ‘Ndrangheta. Il a aussi décrit les conflits historiques que la ‘Ndrangheta a eu à l’interne et avec d’autres groupes criminalisés italiens (assassinats de Nick Rizzuto sr., des trois frères Violi, d’Eddie Melo, disparition de Paolo Renda, la tête de M. DeMaria aurait aussi été mise à prix par le clan rival sicilien Rizzuto, etc.). Son témoignage est pertinent, crédible et digne de foi. Il a aussi mentionné que la Peel Regional Police considère que M. DeMaria est membre de la ‘Ndrangheta.

[Renvois omis.]

[76]  Le demandeur se plaint que cette évaluation ne contient pas de faits importants précis le concernant et qu’il ne s’agit que d’une opinion sans fondement. À mon avis, la « vaste connaissance et compréhension du crime organisé traditionnel italien à Toronto et au Canada » du détective Moore donnent à penser qu’il est qualifié pour parler des questions relatives à la preuve, mais son expérience générale ne constitue pas une preuve pertinente pour déterminer si le demandeur est membre de la ‘Ndrangheta. Cette expérience générale et cette compréhension ne fournissent pas non plus les « faits » nécessaires pour étayer l’existence de motifs raisonnables de croire. Il faut plus que cela, notamment des éléments précis concernant le demandeur.

[77]  En ce qui concerne les détails particuliers, comme le fait remarquer le demandeur, le dossier montre qu’en fait, le détective Moore ne fait référence à M. Bruzzese ni dans son témoignage ni dans son rapport. En fait, le détective Moore n’a, à aucun moment, prétendu qu’il existait une relation entre le demandeur et M. Bruzzese.

[78]  Lorsque le demandeur lui‑même a été invité à dire s’il entretenait une relation avec M. Bruzzese, il a répondu [traduction« Je ne le connais pas ». Voir le dossier du demandeur, à 5 364. Le demandeur n’a pas été contre‑interrogé à ce sujet, et cette preuve n’a pas été contestée.

[79]  Le dossier montre également qu’à des endroits clés de son témoignage, le détective Moore admet franchement qu’il n’a aucune preuve pour étayer certaines des opinions qu’il a formulées.

[80]  Par exemple, en ce qui concerne ce à quoi le commissaire fait référence comme étant « de l’écoute électronique effectuée au bureau du chef de la ‘Ndrangheta à Siderno en Italie [qui] révèle que, durant une conversation dans les plus hautes sphères de l’organisation, on désigne M. DeMaria par son petit nom », le détective Moore a déclaré, dans son témoignage, que la conversation interceptée ici était l’un des principaux facteurs qui l’avaient amené à croire que le demandeur était membre d’une organisation criminelle :

[traduction]

Q.  Accordez‑moi un bref instant, Monsieur le commissaire. D’accord, maintenant vous avez bien fait référence hier aux enquêtes menées en Italie en 2010, n’est‑ce pas?

R.  C’est exact.

Q.  D’accord et vous avez laissé entendre qu’il s’agissait là d’une des principales raisons qui vous avaient amené à croire que M. DeMaria était membre de (inaudible).

R.  Je pense que c’en est une... oui, pour moi, c’est un élément important, combiné avec l’information de source, les appels téléphoniques et la surveillance.

[Dossier du demandeur, à 4 932.]

[81]  Toutefois, lors du contre‑interrogatoire, le détective Moore a admis qu’il n’avait pas lu la conversation interceptée ni le rapport concernant cette dernière qu’avaient rédigé les Italiens :

[traduction]

Q.  Et en plus, vous n’avez jamais lu les rapports italiens (inaudible)?

R.  Non. J’ai vu le... J’ai vu quelque chose sur le site du Centre d’information de la police canadienne, mais je n’ai jamais lu les rapports italiens.

Q.  D’accord. Et... et c’est à cela que vous faites référence lorsque vous parlez du fait qu’ils étaient alors recherchés en Italie? Et c’est... c’est bien de ces enquêtes dont il s’agit? Vous n’êtes donc pas du tout en mesure de vous prononcer sur la qualité de ces enquêtes?

R.  Non, je ne le suis pas.

[Dossier du demandeur, à 4 860.]

[82]  Comme le fait remarquer le demandeur, aucun autre témoin n’a affirmé avoir examiné la conversation interceptée sur laquelle le commissaire s’est appuyé ou encore le rapport italien produit concernant cette conversation.

[83]  Toutefois, d’après le témoignage du détective Moore et les éléments qui sous‑tendent l’opinion qu’il s’est forgée concernant l’appartenance du demandeur à la ‘Ndrangheta (opinion sur laquelle le commissaire se fonde pour tirer ses propres conclusions à cet effet), il semble que cette « opinion » repose sur une conversation interceptée et un rapport italien dont le détective Moore n’a jamais pris connaissance.

[84]  En outre, si le commissaire se fie à sa propre analyse des mêmes éléments de preuve, cela ne règle pas les problèmes que pose le témoignage d’opinion du détective Moore.

[85]  En dépit des critiques formulées par le demandeur, il ressort clairement de la décision que le commissaire ne se fonde pas uniquement sur le témoignage du détective Moore pour évaluer la conversation interceptée et l’article de journal. Au paragraphe 42 de la décision, le commissaire expose les faits suivants :

  • a) de l’écoute électronique a été effectuée au bureau du chef de la ‘Ndrangheta à Siderno, en Italie;

  • b) la conversation qui a eu lieu s’est déroulée dans les plus hautes sphères de l’organisation;

  • c) le demandeur était désigné par son petit nom;

  • d) un journal italien, qui couvre les questions entourant la mafia, le place sur le Conseil de commande (Camera di Controllo – Siderno Group) de l’organisation à Toronto;

  • e) des journalistes canadiens rapportent également que les procureurs et tribunaux anti‑mafia italiens croient, à la suite de vastes enquêtes incluant de l’écoute électronique sur l’organisation, que le demandeur est un des dirigeants de l’organisation au Canada.

[86]  La conversation interceptée implique Giuseppe Commisso (qui est une figure influente de la ‘Ndrangheta à Siderno, ce que ne nie pas le demandeur) et semble comporter des discussions concernant les activités menées à Toronto, ainsi que des comptes rendus des problèmes rencontrés par le demandeur et glanés dans les médias.

[87]  Comme l’indique clairement le commissaire, cette preuve n’est pas considérée isolément et, malgré les critiques du demandeur, il serait naïf de penser qu’elle n’aide pas, en quelque sorte, à établir un lien entre le demandeur et la ‘Ndrangheta.

[88]  Le demandeur a raison de souligner que le détective Moore ne fait pas mention de Carmelo Bruzzese, mais le détective fait tout de même référence à d’autres personnes qui font partie de l’entourage du demandeur. Cependant, ces associations ne donnent pas grand résultat. Il est significatif que le détective Moore ait affirmé que [traduction« selon les conditions de sa libération conditionnelle, M. DeMaria est très limité dans les contacts qu’il peut entretenir. Il doit notamment respecter une clause l’interdisant d’établir des contacts, et une personne très importante serait son gendre Domenico Figliomeni, qui servirait en quelque sorte d’intermédiaire et de messager pour M. DeMaria » (dossier du demandeur, à 4 758). L’épouse et le fils du demandeur, Carlo DeMaria, sont également mentionnés, en particulier lorsqu’il est question de l’exploitation de The Cash House (dossier du demandeur, à 4 768). Le détective Moore affirme que Salvatore Calautti était un [traduction« très proche associé » du demandeur, mais il n’explique pas vraiment le lien existant entre eux (dossier du demandeur, à 4 770).

[89]  Le détective Moore ne dit rien permettant d’établir un rapport entre le demandeur et un crime particulier, ou toute autre affaire qui exige une preuve hors de tout doute raisonnable ou même selon la prépondérance des probabilités, mais à mon avis, certains faits, comme la conversation interceptée à Siderno, donnent à penser que le demandeur est membre de la ‘Ndrangheta.

[90]  Ce que le demandeur reproche avec le plus de virulence au commissaire, pour s’être appuyé sur le témoignage du détective Moore, est le fait qu’il a simplement accepté sans réserve ce témoignage d’opinion et a omis d’examiner de façon raisonnable les éléments de preuve qui sous‑tendent l’opinion émise.

[91]  Le demandeur souligne qu’à plusieurs occasions dans le cadre de son témoignage, le détective Moore a déclaré expressément qu’il avait agi sur la base de « soupçons » et qu’il ne pouvait pas fournir un fondement factuel à l’appui de sa « croyance » ou de son « opinion ». Comme je l’ai souligné précédemment, le commissaire indique clairement, au paragraphe 46 de sa décision, qu’il accorde un certain poids au témoignage du détective Moore en raison de sa « vaste connaissance et compréhension du crime organisé traditionnel italien à Toronto et au Canada ».

[92]  L’opinion du détective Moore (sur laquelle se fonde le commissaire) repose donc, de façon générale, sur des années d’expérience acquises au moyen d’enquêtes, de surveillance, d’écoutes téléphoniques, de sources humaines confidentielles, de lectures et de collaborations avec la police. Toutefois, peu des détails particuliers nécessaires pour établir un lien entre le demandeur et le crime organisé ont été présentés.

[93]  En ce qui concerne la référence faite au meurtre d’Eddie Melo, le détective Moore a affirmé ce qui suit :

[traduction]

Il s’agissait d’une enquête approfondie menée par le groupe des homicides de la police de Peel. Et à l’époque, ils étaient sur écoute. Charles Gagné, qui était le tueur accusé, a téléphoné à sa petite amie du moment. Il a fait une conférence à trois avec The Cash House et s’est entretenu avec M. DeMaria, à qui il a expliqué qu’il était accusé de tentative de meurtre et qu’il risquait d’être également accusé sous deux chefs de meurtre; M. DeMaria a répondu « Je ne peux pas vous aider » et a raccroché.

[Dossier du demandeur, à 4 772.]

[94]  Le commissaire fait allusion à cette preuve lorsqu’il traite de la connaissance qu’a le détective Moore des « conflits historiques que la ‘Ndrangheta a eu à l’interne et avec d’autres groupes criminalisés italiens (assassinats de Nick Rizzuto sr., des trois frères Violi, d’Eddie Melo, disparition de Paolo Renda, la tête [du demandeur] aurait aussi été mise à prix par le clan rival sicilien Rizzuto, etc.) ».

[95]  Le demandeur se plaint qu’aucun [traduction« policier n’a témoigné ou fourni de preuve que M. Gagné ou M. DaSilva étaient membres d’une organisation criminelle ou de la ‘Ndrangheta, plus particulièrement » et [traduction« le demandeur a refusé d’aider M. Gagné dans sa cause ». Il s’avère toutefois d’une certaine pertinence que M. Gagné, qui était un tueur à gages engagé pour assassiner M. Melo, un [traduction« homme de main pour le crime organisé », a téléphoné au demandeur et lui a demandé de l’aide, lorsqu’il a réalisé qu’il allait être accusé sous deux chefs de meurtre. Le demandeur a répondu qu’il ne pouvait pas l’aider et a raccroché. Cela signifie qu’un tueur à gages embauché et impliqué dans le crime organisé et sa petite amie se sont tournés vers le demandeur pour obtenir de l’aide. Cela soulève bel et bien des soupçons. La preuve permet bien de conclure que M. Gagné et sa petite amie n’auraient pas téléphoné au demandeur dans une telle situation, s’ils ne savaient pas qui il était et s’ils ne croyaient pas qu’il était un homme d’une certaine influence ayant le pouvoir de les aider dans le contexte du crime organisé dans la région du Grand Toronto (RGT). Cette preuve n’est pas concluante, mais elle revêt une certaine pertinence et appuie l’évaluation qu’a faite le commissaire du détective Moore, le considérant comme une personne qui a une connaissance et une expérience du crime organisé dans la RGT et qui avait des raisons de croire que le demandeur était membre de la ‘Ndrangheta.

[96]  À cet égard, le commissaire s’appuie également sur les éléments de preuve à l’appui de « nombreuses conversations téléphoniques entre M. DeMaria et Mike DaSilva, un co‑accusé dans la même affaire », lesquels sont jugés « préoccupants » par le commissaire « et ce, même si M. DaSilva n’a pas été reconnu coupable ». Le commissaire s’appuie sur le témoignage du détective Moore pour étayer cette allégation. Il semble que le commissaire ait commis ici une erreur de fait. Le détective Moore a parlé de l’appel entre Charles Gagné et le demandeur, mais n’a pas dit qu’il y avait eu de nombreux appels téléphoniques entre le demandeur et M. DaSilva. Il a déclaré qu’il existait, de toute évidence, un lien direct entre le tueur à gages embauché et Mike DaSilva, et Mike DaSilva est lié au demandeur, d’après ce qui a été déterminé dans le cadre de l’enquête sur homicide.

[97]  À mon avis, le témoignage du détective Moore fournit bien certains motifs à l’appui d’un lien possible entre le demandeur et la ‘Ndrangheta, mais le commissaire en exagère considérablement la valeur, en les considérant comme des « faits » qui fournissent des motifs raisonnables de croire que le demandeur est membre de cette organisation.

(2)  Sergent Tessier

[98]  L’évaluation qu’a faite le commissaire de la preuve du sergent Tessier est la suivante :

[47]  Le tribunal donne plus de poids au témoignage du sergent Tessier qu’à son rapport qui présente certains éléments d’enquêtes de la GRC sur M. DeMaria et son entourage et qui conclue que M. DeMaria est un haut placé du crime organisé à Toronto. Les informations colligées par M. Tessier ne sont pas toutes de sa connaissance personnelle, beaucoup lui ayant été rapportées par des policiers travaillant sous sa supervision. Le tribunal n’a pu, ne serait‑ce que minimalement, évaluer les sources confidentielles (Confidential Human Sources – CHS) des policiers de la GRC. Par contre, le sergent Tessier a, sous serment, témoigné de façon crédible sur ce qui, comme policier assigné pendant plusieurs années à la Combined Forces Special Enforcement Unit et aux enquêtes sur le crime organisé traditionnel italien, ainsi que sur M. DeMaria et la ’Ndrangheta, l’amène à être personnellement convaincu de l’appartenance de M. DeMaria à cette dernière. On parle ici de visionnement de photos et de vidéos de M. DeMaria en présence d’autres membres connus de la ’Ndrangheta, entre autres, M. Carmelo Bruzzese. Le témoignage de M. Tessier, bien que ce dernier soit tombé à quelques reprises dans des embuches habilement échafaudées par l’avocat de M. DeMaria, est pertinent, crédible et digne de foi. Il a aussi mentionné que la GRC considère que M. DeMaria est membre de la ’Ndrangheta.

[Non souligné dans l’original; renvois omis.]

[99]  Il y a peu d’éléments dans cette analyse qui expliquent ou justifient le fait que le commissaire se soit fié à l’opinion du sergent Tessier. Le commissaire indique que sa certitude s’appuie sur ce qui a amené le sergent Tessier « à être personnellement convaincu de l’appartenance de M. DeMaria à [la ‘Ndrangheta] ».

[100]  Cette conviction repose sur le « visionnement de photos et de vidéos de M. DeMaria en présence d’autres membres connus de la ’Ndrangheta, entre autres, M. Carmelo Bruzzese ». Cependant, il ressort de l’examen du dossier sur cette question que la preuve du sergent Tessier est pour le moins vague :

[traduction]

Q :  M. DeMaria a‑t‑il déjà été vu en compagnie de membres du crime organisé traditionnel?

R :  J’ai visionné des vidéos ou vu des photos montrant M. DeMaria, lors d’activités sociales, en présence d’autres personnes qui, selon nous, sont membres de groupes du crime organisé traditionnel.

Q :  Et pourriez‑vous nous parler de quelques‑uns des associés de M. DeMaria?

R :  De mémoire, je ne me rappelle pas avec qui il a été vu sur ces vidéos ou ces photos. Le seul lien indirect, je suppose, aurait été celui entretenu avec M. Carmelo Bruzzese, mais je ne sais pas dans quelle mesure cette relation était directe ou indirecte.

Q :  Pouvez‑vous être un peu plus précis à ce sujet, puisque la question concernait ses associés et le lien qu’ils entretenaient ou avez‑vous vu M.... pourquoi ce nom apparaît‑il maintenant?

R :  Et bien, d’après ce que j’ai compris, si je me souviens bien de mon rapport, il y avait un Antonio Collucio, qui était marié avec la fille de Carmelo Brusseze. M. Collucio aurait participé à la planification d’une opération visant à importer de la cocaïne de l’Amérique du Sud, et selon l’information que nous avons reçue, M. Collucio travaillait avec M. DeMaria dans le cadre de cette machination prétendue; c’est donc de là que provient le lien indirect avec M. Brusseze.

[101]  Comme le demandeur le fait remarquer, la seule référence à l’évaluation faite par le commissaire de l’opinion du sergent Tessier est donc l’allégation concernant Carmelo Bruzzese et, comme le révèle le dossier, le commissaire a tout simplement tort d’affirmer que le sergent Tessier a visionné des vidéos ou vu des photographies du demandeur en présence de Carmelo Bruzzese ou, en fait, que le sergent Tessier a même prétendu qu’il existait un lien direct entre eux.

[102]  Je suis donc d’avis que le commissaire ne fournit ni fondement ni faits réels en ce qui concerne la preuve du sergent Tessier, qui pourraient étayer l’existence de « motifs raisonnables de croire » que le demandeur est ou a été impliqué dans la ‘Ndrangheta dans la RGT.

(3)  Sergent‑détective Almeida

[103]  L’évaluation qu’a faite le commissaire de la preuve du sergent‑détective Almeida est la suivante :

[48]  Maintenant, pour ce qui est de la preuve amenée par le sergent détective Almeida de la York Regional Police, les informations présentées par M. Almeida aux points no 1, no 2 et no 5 de son rapport sont reliées à des observations directes de M. DeMaria en compagnie de membres connus de la ’Ndrangheta et du groupe de motards criminalisés, Hells Angels. Le sergent détective Almeida a aussi, sous serment, témoigné de façon crédible sur ce qui, suite à des d’enquêtes sur le crime organisé traditionnel italien, ainsi que sur M. DeMaria et la ’Ndrangheta, auxquelles il a participé comme policier pendant plusieurs années, l’amène à être personnellement convaincu de l’appartenance de M. DeMaria à cette organisation. Son témoignage est pertinent, crédible et digne de foi. Il a aussi mentionné que la York Regional Police considère que M. DeMaria est membre de la ‘Ndrangheta.

[Renvoi omis.]

[104]  Comme dans le cas du sergent Tessier, la preuve sous‑jacente n’est pas aussi importante que le commissaire le laisse entendre dans ses motifs, et il s’avère significatif que ce dernier ait omis de mentionner tout motif particulier sur lequel repose la conviction personnelle du sergent‑détective Almeida.

[105]  Le dossier montre que, en ce qui concerne l’appartenance du demandeur à la ‘Ndrangheta, le sergent‑détective Almeida a confirmé dans son témoignage que le demandeur a été vu, en 2004, alors qu’il arrivait à une soirée pour hommes seulement en compagnie de M. Rocco Remo Commisso. Toutefois, ce sur quoi le commissaire se fonde pour prouver que M. Commisso est membre de la ‘Ndrangheta n’est pas clair.

[106]  Le sergent‑détective Almeida a également déclaré que le demandeur a été vu arrivant avec son épouse au mariage de son neveu, en 2012, et que Cosimo Commisso et Rocco Remo Commisso s’étaient présentés séparément à ce même mariage. Toutefois, personne n’a signalé avoir vu le demandeur s’entretenir avec les personnes mentionnées. Le sergent‑détective Almeida a également affirmé qu’aucune observation n’avait été faite par la police, ni à la soirée pour hommes seulement ni au mariage, et que quelques centaines ou [traduction« un millier » de personnes peut‑être étaient présentes. Voir le dossier du demandeur, à 5 327.

[107]  Le demandeur a affirmé avoir fait la connaissance de M. Cosimo Commisso et de M. Rocco Remo Commisso alors qu’il était en détention dans les années 1980, mais a déclaré qu’il n’entretenait pas actuellement de relation avec eux.

[108]  Par conséquent, le commissaire a, tout au moins, surévalué la preuve sous‑jacente liée aux observations directes du demandeur en compagnie de membres connus de la ‘Ndrangheta et des Hells Angels.

[109]  Par ailleurs, il est difficile de savoir sur quoi s’appuie le commissaire, dans le témoignage du sergent‑détective Almeida, pour en venir à avoir des motifs raisonnables de croire que le demandeur est membre de la ‘Ndrangheta.

E.  Preuve tirée de sources journalistiques canadiennes

[110]  Le commissaire indique également dans ses motifs qu’il se fie, dans une certaine mesure, aux sources journalistiques canadiennes pour conclure qu’il y a des motifs raisonnables de croire que le demandeur est membre de la ‘Ndrangheta :

[42]  [...] Des journalistes canadiens rapportent également que les procureurs et tribunaux anti‑mafia italiens croient, suite à de vastes enquêtes incluant de l’écoute électronique sur l’organisation en Italie, que M. DeMaria est un des dirigeants de l’organisation au Canada.

[111]  Comme je l’ai mentionné plus tôt, le demandeur conteste ces conclusions au motif qu’aucun des auteurs canadiens des articles cités n’a jamais été appelé à comparaître et qu’aucun témoin n’a témoigné quant à l’exactitude et à la fiabilité des articles canadiens. En outre, le demandeur affirme qu’aucun de ces articles ne fait allusion au fait qu’il serait membre de la ‘Ndrangheta, en dehors des informations de sources policières : [traduction« En fait, le commissaire de la SI cite des articles de journaux pour prouver que les mêmes allégations que celles qui y sont formulées sont vraies. »

[112]  Le juge de Montigny a dû composer avec des objections semblables à l’égard d’articles de journaux dans la décision Bruzzese c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2014 CF 230 (Bruzzese) :

[20]  La preuve dont disposait la commissaire Funston – décision d’une cour de justice italienne et articles de presse citant des tribunaux judiciaires et des organismes d’exécution de la loi, des documents relatifs à des enquêtes menées par la police italienne sur la ‘Ndrangheta et le mandat d’arrestation visant M. Bruzzese pour association mafieuse en Italie – était suffisante pour démontrer l’association du demandeur avec la ‘Ndrangheta. Ces éléments de preuve ont été contestés, mais le tribunal n’a pas reçu d’éléments de preuve qui auraient permis de remettre en cause l’équité ou l’intégrité du système judiciaire italien. Elle estimait que M. Bruzzese n’aurait pas fait l’objet du mandat d’arrestation lancé en vertu de l’article 416‑bis en l’absence d’éléments de preuve suffisamment convaincants d’une association avec une organisation criminelle.

[…]

[57]  Il est bien sûr vrai que des articles de presse ne peuvent pas être considérés devant une cour de justice comme la preuve de faits précis au sujet d’incidents précis, que l’auteur d’un article ne peut pas être contre‑interrogé et que les nouvelles sont parfois inexactes, peu fiables et fondées sur le ouï‑dire. Cependant, l’article du Toronto Star repose sur une recherche fouillée et il cite les autorités italiennes et des décisions judiciaires italiennes. Le demandeur n’a pas jugé bon de réfuter les renseignements qui y sont rapportés et il n’a pas non plus souligné d’erreurs factuelles, sauf de façon indirecte. Le journaliste qui a rédigé l’article a communiqué avec le demandeur pour l’interroger et ce dernier a refusé de participer à une entrevue. Dans ces circonstances, les commissaires de la SI pouvaient valablement utiliser cet article pour tirer une conclusion d’association à une organisation criminelle.

[113]  En l’espèce, le demandeur nie simplement l’existence de tout lien avec la ‘Ndrangheta et affirme qu’il n’y a aucun fondement justifiant les rapports de police et les mesures judiciaires qui les sous‑tendent. Toutefois, le demandeur va encore plus loin et nie avoir une quelconque connaissance de la ‘Ndrangheta, mis à part ce qu’il a appris par l’entremise des médias depuis 2009 :

[traduction]

Q.  Connaissez‑vous l’organisation criminelle italienne appelée la ‘Ndrangheta?

R.  La seule chose que j’en sais, c’est ce que j’ai vu dans les médias, ce que j’ai pu y lire, en particulier dans la mesure où des allégations circulent comme quoi j’en serais membre ici depuis 2009, mais il s’agit réellement là de la seule chose que je... que je sais à ce sujet.

Q.  Savez‑vous à quel genre d’activités se livre cette organisation?

R.  Non, je ne le sais pas, non.

Q.  Êtes‑vous membre de la ‘Ndrangheta?

R.  Absolument pas.

[Dossier du demandeur, à 5 360.]

[114]  Ainsi, en l’espèce, le demandeur réfute le contenu des articles canadiens, et le commissaire ne fournit aucune justification valable pour prouver leur fiabilité et leur fondement en tant que source de preuve indépendante.

F.  Contexte et situation actuelle

[115]  Le commissaire se fonde également sur les antécédents culturels du demandeur et les liens qu’il entretient actuellement pour étayer sa conclusion selon laquelle il est membre de la ‘Ndrangheta.

[52]  M. DeMaria est né à Siderno, berceau de la ‘Ndrangheta. Encore bébé, il immigre au Canada avec sa famille dans les années 1950, moment où la ’Ndrangheta prenait de l’expansion en assurant sa présence un peu partout dans le monde. Les liens de sang et de filiation par mariages dans l’entourage immédiat de M. DeMaria correspondent exactement à la description de la structure interne de l’organisation qui en est faite dans la preuve documentaire (impenetrable secrecy, rigidly self defined independent families, very close to external influences, strong family‑based composition). Le grand patron de l’organisation en Italie réfère à lui par son petit nom.

[53]  M. DeMaria a aussi été condamné, au début des années 1980, pour un meurtre brutal qualifié d’exécution par le juge qui a entendu la cause; les exécutions sont, selon la preuve au dossier, une des marques de commerce de la ‘Ndrangheta.

[54]  Aussi, le nombre élevé d’enquêtes policières, d’inculpations et de condamnations criminelles reliées à ses proches (famille et associés) en matière de meurtres, violence, trafic et production de drogue, fraudes bancaires et blanchiment d’argent, entre autres, est alarmant et est conforme, encore une fois, à la description qui est faite, dans la preuve documentaire et testimoniale, des activités criminelles du groupe. Il semble donc qu’on ait largement franchi la barre des motifs raisonnables de croire, voire celle de la balance des probabilités.

[Italiques dans l’original; renvois omis.]

[116]  Je pense qu’il est tout simplement équitable de citer intégralement ce que le demandeur avait à dire sur la question de la famille, étant donné que le défendeur n’a pas véritablement répondu aux questions soulevées :

[traduction]

113.  Il est respectueusement allégué qu’il est déraisonnable, eu égard aux circonstances entourant la preuve en l’espèce, que le commissaire de la Section de l’immigration se fonde sur les liens de sang et de filiation par mariages du demandeur comme preuve sous‑jacente témoignant de son appartenance à la ‘Ndrangheta.

114.  Bien que le commissaire de la Section de l’immigration ait omis d’indiquer à qui il fait référence, il est respectueusement allégué que le détective Moore est le seul policier à avoir témoigné à ce sujet et qu’il a accordé une grande importance à ces relations au moment de se faire sa propre opinion.

115.  De façon plus précise, le détective Moore a désigné le gendre du demandeur, Domenico Figliomeni, comme étant le principal lien présumé entre le demandeur et la ‘Ndrangheta.

116.  Le détective Moore a lui‑même admis que son opinion s’appuie principalement sur cette théorie, laquelle n’a aucun fondement probatoire :

Q :  Eh bien, je... Je ne vous pose pas de questions au sujet des événements. Je vous interroge au sujet des preuves que vous avez utilisées pour étayer la conclusion tirée dans ce rapport afin de déterminer ce qui est en jeu ici. Et ce que je veux savoir, c’est l’importance que vous accordez à ce seul lien familial au moment d’étayer votre conclusion.

R :  Je comprends votre question et je suppose que vous faites référence à Domenico Figliomeni, n’est‑ce pas? Le fait que quelqu’un ait des liens familiaux que les enquêteurs de police... Je dirais qu’il y a quatre ou cinq familles différentes que les enquêteurs de police de l’Ontario considèrent comme des membres du crime organisé, et je crois que cela est très significatif.

Q :  Eh bien, vous avez assurément expliqué en quoi cela a grandement influencé votre conclusion selon laquelle Domenico Figliomeni est un membre du crime organisé. Mais ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi ses liens familiaux sont la preuve que M. Jimmy DeMaria est membre du crime organisé?

R :  Parce que je pense que ce que j’ai dit plus tôt, c’est que dans le cas de M. DeMaria, si vous cherchez une preuve irréfutable, vous ne la trouverez pas puisque Domenico Figliomeni lui sert d’intermédiaire; c’est lui qui permet à M. DeMaria de se livrer à ses activités et de faire ce qu’il a à faire. À mon sens, cela ressort clairement de la surveillance effectuée et des appels téléphoniques enregistrés. Et...

Q :  Eh bien, je... le mot « preuves » utilisé ici. Quelles sont les preuves?

R :  Quelles sont les preuves?

Q :  Oui. Vous venez de dire que c’est très évident. Quelles sont les preuves?

R :  Que vous avez... vous avez un gars qui est allé... je vais utiliser le cas des Musitano. Il est allé au... Domenico est allé à la soirée pour hommes seulement d’Angelo Musitano. Et quand 400 ou 500 personnes sont présentes, dont beaucoup sont considérées comme des membres du crime organisé traditionnel ou de bandes de motards criminalisées...

Q :  Vincenzo Demaria était‑il présent?

R :  Non.

Q :  Et pourtant, vous vous fondez sur la présence de Domenico Figliomeni comme preuve que Vincenzo DeMaria est membre du crime organisé.

R :  Si vous voulez mon avis, je dirais qu’il est le porte‑parole de Jimmy.

Q :  Eh bien, je vous demandais de me fournir vos preuves.

R :  C’est ce que je crois.

Pièce F de l’affidavit d’Alannah Glintz signé le 14 juin 2018 et versé au dossier de la demande sous l’onglet 3, à la page 4 832.

Q :  Domenico Figliomeni a‑t‑il un casier judiciaire? Vous avez déjà affirmé que non.

R :  Non, il n’en a pas.

Q :  A‑t‑il déjà été accusé de quoi que ce soit?

R :  Pas à ma connaissance.

Pièce F de l’affidavit d’Alannah Glintz signé le 14 juin 2018 et versé au dossier de la demande sous l’onglet 3, à la page 4 851.

117.  Malgré le fait qu’il se soit appuyé sur les antécédents familiaux du demandeur et l’allégation selon laquelle Domenico Figliomeni serait membre de la ‘Ndrangheta, le détective Moore n’a communiqué aucune de ces informations dans son rapport :

Q :  Mais ce que vous ne dites pas dans ce rapport, c’est que selon vous, Carlo DeMaria est membre de la ‘Ndrangheta, bien que vous disiez la même chose au sujet de deux autres personnes figurant sur cette liste. Si je me fie à cette liste, vous ne me dites pas que selon vous, Domenico Figliomeni est membre de l’organisation. Qui plus est, vous vous fiez à leurs renseignements familiaux, alors que je n’ai rien de tout cela. Je ne peux pas aller vérifier qui est l’oncle de quelqu’un. Je ne peux pas aller vérifier qui est le grand‑père de quelqu’un. Je n’ai pas ces renseignements et vous ne les avez pas communiqués, n’est‑ce pas?

Et vous vous êtes donné la peine [dans votre rapport] de dire qu’Angelino Figliomeni est un membre connu de la ‘Ndrangheta. Cosimo Figliomeni est un membre connu de la ‘Ndrangheta. Toutefois, vous êtes venu ici ce matin et avez affirmé la même chose au sujet de Domenic Figliomeni et de Carlo DeMaria, alors que rien de tout cela n’est dit [dans votre rapport]. Pouvez‑vous justifier cela?

R :  Je ne peux pas le justifier, monsieur. Et je vais être honnête avec vous, cela vient en partie du fait que je n’ai pas moi‑même tapé le rapport. Je l’ai passé en revue.

Pièce F de l’affidavit d’Alannah Glintz signé le 14 juin 2018 et versé au dossier de la demande sous l’onglet 3, à la page 4 850.

118.  Il est pertinent de souligner que ni Carlo DeMaria ni Domenico Figliomeni n’a de casier judiciaire et il n’est nulle part allégué, dans la preuve communiquée au demandeur, que l’un ou l’autre serait membre de la ‘Ndrangheta.

Il est respectueusement soutenu qu’il est déraisonnable de s’appuyer sur des allégations non fondées ou sur des enquêtes réalisées à l’égard de membres de la famille immédiate du demandeur, qui ne sont nullement étayées par des preuves sous‑jacentes témoignant des activités criminelles.

119.  Il est donc soutenu que le commissaire de la Section de l’immigration s’est fondé de façon déraisonnable sur les liens familiaux du demandeur pour évaluer si ce dernier est membre de la ‘Ndrangheta.

[Erreurs dans l’original.]

[117]  Le défendeur fait remarquer que les éléments de preuve étayent le fait qu’un degré de parenté entre les membres de la ‘Ndrangheta est une [traduction« caractéristique de l’appartenance à l’organisation » et que la ‘Ndrangheta est [traduction« fondée sur les familles et les liens de sang, de sorte que le cousin ou encore l’époux ou l’épouse d’un membre constitue très souvent un indicateur fiable d’une possible appartenance ». À mon avis, cela peut donner à penser que les antécédents et les liens familiaux du demandeur lui donnent la possibilité d’être membre, ou ne sont pas incompatibles avec son appartenance à l’organisation, mais ils ne constituent pas, en soi, une preuve qu’il en est bel et bien membre. La difficulté vient du fait que le commissaire ne dit pas à qui il fait référence lorsqu’il parle de « ses proches (famille et associés) en matière de meurtres, violence [...] », etc.

[118]  En outre, l’utilisation du terme « exécution » par le juge qui a présidé le procès pour meurtre du demandeur n’est pas, à elle seule, un facteur décisif.

G.  Preuves à l’appui soumise au titre de l’alinéa 37(1)a)

[119]  Comme question de principe général, le défendeur a laissé entendre, dans sa plaidoirie, qu’il était approprié pour le commissaire, en l’espèce, de se fier aux opinions des policiers, qui ont dit s’appuyer sur des « sources », sans examiner les sources elles‑mêmes. Aucune doctrine ou jurisprudence n’a été citée pour étayer cette position.

[120]  Dans ses observations écrites, le défendeur a exprimé cette position de manière légèrement différente :

[traduction]

23.  En l’espèce, des agents de police d’expérience du service régional de police de Peel, de celui de York et de la GRC ont témoigné et présenté des rapports fondés sur les connaissances qu’ils ont acquises au fil des années passées à enquêter ou à superviser des enquêtes à l’égard d’organisations appartenant au crime organisé traditionnel, dont la ‘Ndrangheta. Les éléments de preuve qu’ils ont fournis ont été jugés crédibles et dignes de foi. Cette situation s’apparente à celle observée dans l’arrêt Sittampalam, où la Cour d’appel fédérale a souligné, dans le contexte de l’article 37, que les rapports de police sont admissibles devant la Section de l’immigration s’ils sont jugés crédibles et dignes de foi. Il en va de même pour les témoignages livrés par des policiers lors d’une audience :

[52]  L’appelant prétend également que la preuve recueillie par la police en l’espèce n’est pas crédible et digne de foi. Bon nombre des rapports de police ont été rédigés avant qu’une enquête appropriée soit menée et n’étaient pas étayés par le témoignage des policiers et des témoins concernés. L’appelant ajoute que la preuve semble indiquer que la police manquait d’objectivité ou, en d’autres termes, que son opinion sur lui était biaisée.

[53]  À cet égard, je constate que la Commission a considéré que la preuve provenant des sources de la police était crédible et digne de foi dans les circonstances de l’espèce, ce qu’elle pouvait parfaitement faire dans le cadre de son pouvoir discrétionnaire. La Commission se trouve dans une situation unique pour apprécier la crédibilité de la preuve qui lui est présentée dans le cadre d’une audience portant sur l’admissibilité; les conclusions relatives à la crédibilité doivent faire l’objet d’une grande déférence dans le cadre d’un contrôle judiciaire et elles ne peuvent être infirmées que si elles sont abusives ou arbitraires ou ont été tirées sans qu’il soit tenu compte de la preuve : Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7 [article 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14)], alinéa 18.1(4)d) [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27].

[…]

27.  Au paragraphe 69 de son mémoire, le demandeur indique que le commissaire a abandonné son rôle de décideur en se fondant sur les documents et le témoignage des agents Moore, Tessier et Almeida. Le ministre soutient que le commissaire a examiné la preuve et l’a prise en considération, comme en témoignent clairement les paragraphes 46 et 47 de ses motifs, où il diminue le poids à accorder aux rapports écrits déposés par les agents Moore et Tessier. Il était loisible au commissaire de conclure que le témoignage des policiers était crédible.

[Caractères gras dans l’original, renvois omis.]

[121]  Le défendeur semble laisser entendre que tous les éléments que la SI juge crédibles et dignes de foi sont suffisants pour établir l’existence de motifs raisonnables de croire, étant donné que la SI a toute la latitude voulue pour décider sur quels éléments de preuve elle peut et devrait fonder sa décision. À mon avis, il ne peut exister un pouvoir discrétionnaire aussi absolu, puisque cela éliminerait tout besoin de procéder à un contrôle judiciaire. Il doit y avoir des « faits » qui fournissent des motifs raisonnables de croire.

[122]  Il existe une certaine ambiguïté dans la position du défendeur, mais par principe, je ne crois pas que le commissaire puisse simplement s’appuyer sur des opinions vagues ou non fondées, même lorsqu’elles sont émises par des policiers d’expérience. Le problème vient du fait que le commissaire n’évalue pas les éléments de preuve de sources policières qui sous‑tendent ces opinions.

[123]  Pour commencer, l’article 33 lui‑même exige que les « motifs raisonnables de croire » s’appuient sur des « faits », et non sur des opinions.

[124]  De plus, le juge Roy a récemment précisé dans la décision Ariyarathnam, précitée, qu’une opinion ne constitue pas, en soi, un fait et qu’« on doit pouvoir obtenir les faits menant à des motifs raisonnables si les motifs raisonnables sont ceux du décideur [...] ».

[125]  En ce qui concerne le détective Moore et le sergent Tessier, le commissaire indique qu’il accorde plus de poids à leurs témoignages qu’à leurs rapports, mais il ne précise pas quel poids il accorde exactement à ces derniers.

[126]  Dans le cas du sergent‑détective Almeida, le commissaire s’appuie sur les « observations directes de M. DeMaria en compagnie de membres connus de la ’Ndrangheta et du groupe de motards criminalisés, Hells Angels » faites par le policier. Toutefois, ces soi‑disant « observations directes » constituent, pour ainsi dire, une preuve ténue.

[127]  En ce qui concerne le sergent Tessier, le commissaire indique clairement que le « tribunal n’a pu, ne serait‑ce que minimalement, évaluer les sources confidentielles [...] des policiers de la GRC » auprès desquels le sergent Tessier a obtenu ses renseignements. Le commissaire s’appuie plutôt sur ce qui « amène [le sergent Tessier] à être personnellement convaincu de l’appartenance [du demandeur] à [la ‘Ndrangheta] », mais il ne mentionne que les « photos et [...] vidéos [du demandeur] en présence d’autres membres connus de la ’Ndrangheta, entre autres, M. Carmelo Bruzzese ».

[128]  Tout bien considéré, le commissaire semble fonder sa conclusion selon laquelle les trois policiers ont livré un témoignage « pertinent, crédible et digne de foi » sur leur vaste expérience en matière d’enquête et d’examen du crime organisé dans la RGT, de même que sur leurs convictions personnelles, plutôt que d’exiger et d’évaluer des « faits » précis qui témoignent de l’appartenance du demandeur à la ‘Ndrangheta.

[129]  En ce qui concerne les faits, le défendeur indique que les éléments suivants constituent des motifs suffisants de croire :

(1)  Les preuves en Italie

[130]  Au paragraphe 42 de la décision, le commissaire fait référence aux éléments de preuve suivants :

Il n’existe aucun doute dans l’esprit du tribunal que M. DeMaria est membre de la ‘Ndrangheta. La preuve au dossier démontre clairement qu’il est lié au crime organisé traditionnel italien de type mafia, ici la ‘Ndrangheta. Cette certitude vient du sommet, si on peut utiliser cette expression. En effet, de l’écoute électronique effectuée au bureau du chef de la ‘Ndrangheta à Siderno en Italie révèle que, durant une conversation dans les plus hautes sphères de l’organisation, on désigne M. DeMaria par son petit nom.  Aussi, un journal italien, qui couvre les questions entourant la mafia, le place sur le Conseil de commande (Camera di Controllo – Siderno Group) de l’organisation à Toronto. Des journalistes canadiens rapportent également que les procureurs et tribunaux anti‑mafia italiens croient, suite à de vastes enquêtes incluant de l’écoute électronique sur l’organisation en Italie, que M. DeMaria est un des dirigeants de l’organisation au Canada.

[131]  Au paragraphe 52 de la décision, le commissaire, s’appuyant de nouveau sur ces éléments de preuve, affirme que le « grand patron de l’organisation en Italie réfère à lui par son petit nom ».

[132]  L’écoute électronique à laquelle il est fait référence ici se trouve dans les procédures du tribunal de Reggio de Calabre, à savoir un tribunal italien situé dans la ville de Reggio de Calabre, et concerne une conversation entre deux hommes, dont l’un est Giuseppe Commisso, une figure influente de la ‘Ndrangheta à Siderno, en Italie. La discussion porte sur les activités menées à Toronto et les problèmes rencontrés là‑bas par le demandeur. Les passages pertinents de la traduction anglaise indiquent ce qui suit :

[traduction]

HOMME no 2 : [...] De toute façon... qu’est‑ce que je pourrais te dire... je me retrouve ici... Je ne sais pas quoi te dire, tu sais que je me retrouve...

COMMISSO : S’il y a quoi que ce soit, nous ne faisons rien en ce qui concerne... si nous intervenons, maintenant que nous sommes...

HOMME no 2 : Non, non...

COMMISSO : ...Toutefois, ce n’est pas comme si nous avions arrêté...

HOMME no 2 : Nous devons être prudents...

COMMISSO : ...nous le sommes... nous sommes prudents...

HOMME no 2 : Il nous faut être prévoyants, autrement dit il nous faut être prudents afin de ne pas...

COMMISSO : Il y a trop de dispositifs d’écoute cachés ici où nous sommes...

HOMME no 2 : Je sais, je sais...

COMMISSO : La ville en est remplie, ils ont fait un système... il existe une technologie maintenant... ils ont installé un système ici dans la ville... ils ont creusé comme s’ils creusaient des égouts... et ils ont installé tous ces dispositifs d’écoute cachés... ils ont un écran au quartier général de la police, qui est aussi grand que le mur, et ils voient toute la ville, tu comprends?

HOMME no 2 : Ils voient tout...

HOMME no 1 : Tu ne peux rien faire de plus...

COMMISSO : Non, à présent... maintenant ils... c’est comme cela que les choses fonctionnent.

HOMME no 2 : C’est juste qu’ils s’occupent de leurs affaires, mais nous devons travailler en secret...

De leur côté, les deux hommes font également état de problèmes semblables rencontrés au Canada; plus particulièrement, ils mentionnent le fait que même la police de ce pays est maintenant au courant de leurs actes illicites et aurait prétendument adopté des régimes plus sévères contre eux.

À cet égard, lorsque COMMISSO affirme : « Nous ne pouvons plus continuer comme avant... », parce qu’« il suffit de peu pour qu’ils vous mettent la main dessus en un rien de temps », il fait précisément allusion au fait que les temps ont changé et qu’ils doivent donc adopter des systèmes plus prévoyants pour continuer à se livrer à leurs activités criminelles; un de ses deux amis lui répond. « Parce qu’ils savent tout lorsqu’ils font le tour... ils voient tous les gestes... (incluant)... ils sont même présents à Toronto, où ils nous ont montrés à la télévision... ils ont tout montré... »

COMMISSO : Nous ne pouvons plus continuer comme avant...

HOMME no 2 : Comme jadis, non... nous le savions...

COMMISSO : ...il suffit de peu pour qu’ils vous mettent la main dessus en un rien de temps...

HOMME no 2 : Parce qu’ils savent tout lorsqu’ils font le tour... ils voient tous les gestes... (incluant)... ils sont même présents à Toronto, où ils nous ont montrés à la télévision... ils ont tout montré...

Non seulement COMMISSO Giuseppe se dit d’accord, mais il ajoute en plus : « Vous savez qui est en tête à Toronto? Ils doivent se montrer prudents là‑bas », et à ce titre, il raconte les problèmes rencontrés par un de ses amis, un certain « VICI DEMARIA ». Le frère de ce dernier serait, en fait, passé chez lui pour lui dire : « Je me retire... », précisément pour indiquer qu’il aurait aimé quitter le Canada pour échapper à l’oppression judiciaire qui touchait « Vici ».

L’individu a été identifié comme étant DE MARIA Vincenzo, alias « Jimmy », né le 16 avril 1954. En 1982, l’homme a été reconnu coupable de meurtre par les autorités canadiennes. Après dix ans d’emprisonnement, il a obtenu sa libération conditionnelle.

COMMISSO poursuit en indiquant à ses deux interlocuteurs ce qui est arrivé à son ami : « Il a été libéré, uniquement à condition de respecter certaines obligations pour ainsi dire... maintenant ils l’ont de nouveau enfermé, et vous savez pourquoi? Parce qu’il est surveillé! Un type le voit, puis un autre se rend jusqu’à lui. » Essentiellement, il explique que lorsqu’il a été libéré de prison, l’homme n’aurait pas respecté les obligations qui lui incombaient en continuant de s’associer avec d’anciens délinquants, et il clarifie plus avant la situation : « ...vous n’avez pas respecté les obligations que nous vous avons imposées... vous ne pouvez pas être vu en présence d’anciens délinquants... au lieu de cela, ils l’ont vu et ils l’ont arrêté. »

L’un des deux interlocuteurs prend ensuite la parole : « Non! Parce qu’il n’a pas respecté ses conditions... mais même là, à Toronto... J’ai dit à CICCIARELLO qu’il était passé par là et que nous avions parlé un peu », comme pour dire qu’il aurait abordé la question avec « Cicciarello » à Toronto, donc avec COMMISSO Francesco.

En parlant de « Cicciarello », COMMISSO exprime ce qui semble être un mauvais pressentiment : « S’il ne fait pas attention, CICCIO di GRAZIA se fera arrêter parce qu’il joue gros, je lui ai envoyé le message officiel... » Autrement dit, il clarifie sa pensée sur la question, précisant essentiellement que si COMMISSO Francesco continue son trafic de cette façon, ce n’est qu’une question de temps avant que la police canadienne ne l’arrête.

Toutefois, malgré ses aspirations, il n’est pas en mesure de retourner en Italie puisqu’il fait l’objet d’une ordonnance de détention pour le reste de sa sentence, comme le rappelle, en fait, COMMISSO : « Parce que le pauvre, il ne peut pas venir ici étant donné qu’il a une peine ferme de deux ans... »

L’un des deux interlocuteurs demande ensuite si : « il a un autre frère ici ». En réponse, COMMISSO affirme ce qui suit : « Micarello n’est pas actif »; essentiellement, il lui explique que son frère COMMISSO Domenico, fils de Giuseppe et de FERRERI Grazia, né à Siderno (RC), le 11 mai 1952, n’est pas membre de la ‘Ndrangheta. Ce dernier, qui est marié à NUDO Anna Maria, née à York (Toronto), a perdu sa citoyenneté italienne et acquis la citoyenneté canadienne.

[…]

[133]  Il me semble que ce que nous avons ici, ce sont des faits sur lesquels le commissaire peut raisonnablement s’appuyer : un haut placé de la ‘Ndrangheta, qui s’inquiète des difficultés rencontrées par l’organisation, exprime ses préoccupations quant aux activités menées à Toronto et, ce faisant, mentionne le nom du demandeur. Étant donné que la conversation se déroule principalement dans le contexte des difficultés générales rencontrées par l’organisation en matière de surveillance, il est raisonnable de conclure que la référence au demandeur et aux problèmes qu’il connaît à Toronto revêt une certaine pertinence eu égard à cette question.

[134]  Le demandeur soutient qu’à aucun moment les deux hommes ne discutent d’une affaire qu’ils auraient en commun avec lui ou ne le désignent comme un membre de leur organisation ni ne [traduction« font toute autre déclaration concernant le rôle important du demandeur, à l’exception du fait que les reportages des médias sur l’arrestation de ce dernier sont le signe d’une répression policière au Canada ». Le demandeur fait valoir d’autres arguments :

[traduction]

35.  Dans son témoignage, le détective Moore a déclaré que cette conversation interceptée était l’une des sources les plus importantes sur lesquelles il s’était appuyé pour se forger son opinion concernant l’appartenance du demandeur à une organisation criminelle. Toutefois, lors du contre‑interrogatoire, il a admis qu’il n’avait pas lu cette conversation, qui a été produite à la pièce C‑22, ni même le rapport rédigé par les Italiens au sujet de cette dernière.

36.  Aucun autre témoin n’a dit avoir examiné cette conversation interceptée ou le rapport rédigé par les Italiens concernant cette dernière. Il est donc clair que le commissaire de la Section de l’immigration s’est fondé sur sa propre analyse de la fiabilité de la communication interceptée comme indicateur de l’appartenance du demandeur à une organisation criminelle.

37.  En fait, la communication interceptée est une conversation entre deux membres présumés de la ‘Ndrangheta, qui *discutent des reportages parus dans les médias* concernant la révocation de la libération conditionnelle du demandeur et qui indiquent explicitement avoir vu ces reportages à la télévision. Ces personnes ne discutent à aucun moment d’une affaire qu’ils auraient en commun avec le demandeur ou ne le désignent comme un membre de leur organisation ni ne font toute autre déclaration concernant le rôle important du demandeur, à l’exception du fait que les reportages des médias sur l’arrestation de ce dernier sont le signe d’une répression policière au Canada.

38.  Il est respectueusement allégué que la seule analyse apparente de la valeur probante de cette preuve pour confirmer l’appartenance du demandeur à la ‘Ndrangheta est la référence faite par le commissaire de la Section de l’immigration au fait que les deux individus désignent le demandeur par « son petit nom ». Il n’y a aucune preuve au dossier qui étaye une telle analyse, tout comme il n’y a aucune preuve dans le dossier ou dans les motifs du commissaire qui montre que ce dernier a envisagé toute autre explication raisonnable pour cette conversation, mis à part reconnaître le demandeur coupable.

39.  Toutefois, il est clair que les deux personnes dont la conversation a été interceptée avaient vu les reportages des médias dans lesquels *le demandeur est désigné par son nom* et qu’elles commentaient, en fait, ces reportages. Il est difficile de dire ce qui a amené le commissaire de la Section de l’immigration à juger cette preuve concluante et digne de foi pour démontrer l’association du demandeur avec le crime organisé. De plus, le commissaire n’a été saisi d’aucun témoignage ni d’aucune autre preuve proposant une analyse de la communication interceptée.

[135]  À mon avis, ces critiques sont valables, dans une certaine mesure. Cependant, cette preuve n’est pas totalement sans valeur. Tout le contexte de la discussion porte sur les problèmes auxquels la ‘Ndrangheta est confrontée en raison des nouvelles techniques de surveillance [traduction« même à Toronto », et la situation du demandeur est citée en exemple. C’est également un fait que Giuseppe Commisso parle du demandeur comme étant son ami. Ainsi, le demandeur, qui affirme n’avoir aucune connaissance de la ‘Ndrangheta, si ce n’est ce qu’il a appris dans les médias, se révèle également être l’ami du chef de l’organisation à Siderno.

[136]  En outre, le demandeur cherche à mettre en doute cette preuve, affirmant qu’elle fait partie d’un rapport italien plus important, qui s’appuie sur des hypothèses formulées à son sujet à partir des renseignements communiqués par l’Unité mixte d’enquête sur le crime organisé au Canada. Toutefois, je ne pense pas que cela diminue le poids accordé à ce qui semble être une surveillance valable, en Italie.

[137]  À mon avis, bien que cette preuve ne soit peut‑être pas concluante quant à l’appartenance – et le commissaire ne dit pas qu’elle l’est –, elle soulève assurément la possibilité d’en venir à une telle conclusion, compte tenu du statut de M. Giuseppe Commisso, du contexte et du sujet de la conversation, ainsi que de la référence au demandeur et à ses problèmes, qui semblent avoir au moins une certaine pertinence dans ce contexte.

(2)  Les articles de journaux

[138]  Au paragraphe 42 de la décision, le commissaire fait également référence à un journal italien, qui couvre les questions entourant la mafia et qui « place [le demandeur] sur le Conseil de commande (Camera di Controllo – Siderno Group) de l’organisation à Toronto ». Cet article du Stampo Antimafioso, daté du 6 novembre 2013, fait référence au « Siderno Group » (groupe Siderno), dont les activités [traduction« sont particulièrement répandues à l’échelle internationale, notamment au Canada, aux États‑Unis et en Australie ». Il contient également un schéma qui désigne et décrit le demandeur en tant que membre du conseil de commande du groupe Siderno en Ontario.

[139]  Le demandeur affirme qu’il était déraisonnable de la part du commissaire de se fonder sur cet élément de preuve :

[traduction]

16.  De plus, comme le fait remarquer le défendeur, le commissaire s’est appuyé sur un diagramme qui montre que le demandeur fait partie du « Conseil de commande » de la ‘Ndrangheta, à Toronto. Toutefois, il est respectueusement allégué que le commissaire a commis une erreur en omettant d’évaluer la fiabilité ou la validité de cette preuve. Dans la décision Almrei (Re), l’honorable juge Mosley décrit cinq critères qui peuvent s’avérer utiles pour déterminer la fiabilité de la preuve : l’autorité intellectuelle, l’exactitude, l’objectivité, l’actualité et la couverture. L’honorable juge Mosley poursuit en expliquant ce qui suit :

Ces critères sont un simple cadre que tout le monde peut utiliser pour évaluer la crédibilité et la fiabilité d’un document. Pour appliquer ces critères, on se demande par exemple, qui a écrit le document? Quels sont ses titres de compétence? Quel est son point de vue sur les questions? Est[‑]‑il partial ou a[‑]­t[‑]‑il des objectifs particuliers? En quoi les personnes mentionnées ou citées dans le document en tant que tel font‑[‑]elles autorité? Le contenu factuel de l’information peut‑[‑]il être vérifié? L’information est‑[‑]elle actuelle? De nouveaux renseignements ont[‑]‑ils été mis au jour de manière à remettre en question les rapports précédents? L’information est‑[‑]elle complète ou a‑[‑]t[‑]‑elle été retirée de son contexte?

17.  Compte tenu des critères adoptés dans la décision Almrei, il est respectueusement allégué qu’il était déraisonnable de la part du commissaire de s’appuyer sur des documents tels que l’organigramme du « Conseil de commande » de la ‘Ndrangheta, à Toronto (Camera di Controllo – Siderno Group), dans la mesure où ces documents ne sont pas suffisamment dignes de foi pour tirer des conclusions raisonnables concernant l’interdiction de territoire du demandeur. L’organigramme qui place le demandeur au sein du « Conseil de commande », tel qu’il figure dans la communication de la preuve du ministre, n’indique pas à partir de quelle source le document a été créé, qui en sont les auteurs, ni quels sont les titres de compétences de ces derniers. Bien que le défendeur soutienne que le diagramme provient d’un journal italien, le document, tel qu’il figure dans la preuve communiquée, ne fournit aucune indication que tel est effectivement le cas. En effet, la pièce ne contient aucune référence ou source d’information qui permettrait au commissaire, ou au demandeur d’ailleurs, de vérifier le contenu factuel représenté sur le schéma. En acceptant simplement ce qui est indiqué dans le document, sans vérifier la validité et l’exactitude du document proprement dit, le commissaire a abdiqué la responsabilité qu’il avait d’évaluer la preuve et a commis, pour cette raison, une erreur susceptible de révision.

[Italiques dans l’original, renvois omis.]

[140]  Les parties ne s’entendent pas tout à fait en ce qui a trait aux éléments qui figuraient réellement dans le dossier dont disposait le commissaire au sujet de ce rapport, mais il me semble que cet article de journal se trouve bel et bien dans la preuve communiquée. Les articles de journaux peuvent contenir ou non des éléments de preuve dignes de foi à l’appui de faits pertinents, mais le demandeur a raison lorsqu’il affirme que le commissaire ne tient pas compte des facteurs liés à la fiabilité énoncés dans la jurisprudence. Il peut très bien s’agir de preuves de faits dignes de foi, mais le commissaire n’indique pas de façon suffisamment détaillée les critères de fiabilité présents qui rendent le rapport factuellement suffisant pour étayer l’existence de motifs raisonnables de croire, et là encore, le rapport ne peut pas être examiné « de façon fragmentée », mais doit être évalué par rapport à tous les autres éléments de preuve selon « une vue d’ensemble ».

(3)  Les reportages canadiens

[141]  Le commissaire s’appuie également sur les reportages de journalistes canadiens, qui affirment que les procureurs et les tribunaux anti‑mafia croient que le demandeur est l’un des dirigeants de la ‘Ndrangheta au Canada.

[142]  Le défendeur cherche à justifier le recours aux articles de journaux en l’espèce, en citant la décision Bruzzese, précitée, dans laquelle le juge de Montigny fournit l’orientation citée ci‑dessus, que je répète ici par souci de commodité :

[57]  Il est bien sûr vrai que des articles de presse ne peuvent pas être considérés devant une cour de justice comme la preuve de faits précis au sujet d’incidents précis, que l’auteur d’un article ne peut pas être contre‑interrogé et que les nouvelles sont parfois inexactes, peu fiables et fondées sur le ouï‑dire. Cependant, l’article du Toronto Star repose sur une recherche fouillée et il cite les autorités italiennes et des décisions judiciaires italiennes. Le demandeur n’a pas jugé bon de réfuter les renseignements qui y sont rapportés et il n’a pas non plus souligné d’erreurs factuelles, sauf de façon indirecte. Le journaliste qui a rédigé l’article a communiqué avec le demandeur pour l’interroger et ce dernier a refusé de participer à une entrevue. Dans ces circonstances, les commissaires de la SI pouvaient valablement utiliser cet article pour tirer une conclusion d’association à une organisation criminelle.

[143]  Le poids qui peut être accordé aux articles de journaux dépend largement du contexte et des indices généraux de fiabilité. Dans la décision Thuraisingam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 607, la juge MacTavish fait la mise en garde suivante :

[39]  La preuve en question consistait en des articles de journal, les déclarations de P.A., un affidavit signé par l’agent Anthony Malcolm de la police de Toronto et les résumés des communications téléphoniques interceptées. Je conviens avec l’avocat de M. Thuraisingam que les articles de journal ont très peu de valeur dans ce contexte, mais les autres éléments de preuve démontrent que M. Thuraisingam était profondément impliqué dans les activités des gangs Sellapu et VVT.

[144]  En l’espèce, le commissaire ne précise pas sur quels indices de fiabilité il s’appuie en ce qui concerne les articles de journaux. Ces derniers semblent indiquer ce qui suit :

  • a) C‑29 : Cet article porte sur les allégations de procureurs italiens qui n’ont pas été prouvées devant les tribunaux. Selon ces procureurs italiens, le demandeur est l’un des chefs d’une famille criminelle de la ‘Ndrangheta, à Toronto;

  • b) C‑30 : Cet article traite de la surveillance des membres de la ‘Ndrangheta à Thunder Bay et donne un bref aperçu des opérations de l’organisation. Le nom du demandeur y est mentionné puisqu’il serait l’un des dirigeants de la ‘Ndrangheta à Toronto, selon le rapport d’un procureur italien;

  • c) C‑33 : Cet article traite de la poursuite intentée par le demandeur contre le Canada pour la peine d’emprisonnement qui lui a été infligée en raison de son manquement aux conditions de la libération conditionnelle. L’article mentionne la condamnation antérieure du demandeur pour meurtre et l’écoute électronique ayant permis d’enregistrer des membres de la ‘Ndrangheta, en Italie, alors qu’ils discutaient de l’arrestation du demandeur;

  • d) C‑36 : Il s’agit d’une comparaison entre les lois italiennes et canadiennes applicables à l’égard des organisations criminelles. Je n’ai vu le nom du demandeur nulle part;

  • e) C‑41 : Cet article porte sur le meurtre d’un membre de la ‘Ndrangheta du nom de M. Verducci. L’article mentionne le rapport italien qui désigne le demandeur comme l’un des dirigeants de la ‘Ndrangheta à Toronto;

  • f) C‑43 : Cet article traite des tensions observées à la suite du décès de M. Verducci. Je n’ai vu nulle part le nom du demandeur.

[145]  Le fondement factuel de ces articles semble être les allégations contenues dans les rapports d’un procureur italien qui n’ont pas été prouvées devant les tribunaux. Les articles eux‑mêmes, me semble‑t‑il, ne fournissent en soi aucun fondement factuel supplémentaire pour étayer l’existence de motifs raisonnables de croire.

(4)  La conclusion concernant les preuves à l’appui soumises au titre de l’alinéa 37(1)a)

[146]  Je suis d’avis que certains de ces éléments de preuve, du moins, permettent de nourrir de forts soupçons quant à la participation du demandeur au crime organisé dans la RGT, au sens de de l’alinéa 37(1)a). La conversation interceptée lors de l’écoute électronique, à laquelle prenait part Giuseppe Commisso, de même que l’article et le schéma contenus dans le Stampo Antimofioso en sont les principaux exemples. Toutefois, compte tenu des erreurs évidentes commises par le commissaire à l’égard d’autres éléments de preuve et du fait qu’il s’est fié à l’opinion non fondée des policiers, la question de savoir si ces éléments de preuve fournissent des faits suffisants pour dépasser les simples soupçons et prouver l’existence de motifs raisonnables de croire que le demandeur s’est livré au crime organisé constitue une toute autre question. Le commissaire semble croire que tel n’est pas le cas.

[147]  En effet, dans la décision, le commissaire indique clairement que ce sont ces éléments de preuve examinés selon « une vue d’ensemble » et non « de façon fragmentée » (paragraphe 51) qui sous‑tendent sa conclusion finale selon laquelle le demandeur « est membre de la ‘Ndrangheta à Toronto et qu’il y occupe un poste de haut niveau ».

[148]  Il revient au commissaire, et non à la Cour, de décider si les éléments de preuve fournissent des motifs raisonnables de croire que le demandeur est impliqué dans le crime organisé dans la RGT, au sens de l’alinéa 37(1)a) de la Loi. En outre, il m’est impossible de vérifier si le commissaire en serait arrivé à la même conclusion, s’il n’avait pas commis d’erreurs à l’égard de certaines de ces preuves (les preuves de sources policières, plus particulièrement). Cela signifie qu’en dépit des forts soupçons qui planent, selon moi, sur certains éléments de preuve, je dois renvoyer l’affaire pour réexamen [voir Mkrtchytan c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CF 921, aux paragraphes 21 à 23], à moins que la décision du commissaire au titre de l’alinéa 37(1)b) fournisse des motifs suffisants pour justifier l’interdiction de territoire.

[149]  En lisant cette décision dans son ensemble, il me semble que la conclusion du commissaire selon laquelle il « n’existe aucun doute dans l’esprit du tribunal que M. DeMaria est membre de la ‘Ndrangheta » est étroitement liée aux convictions personnelles des trois policiers qui ont présenté des rapports et des témoignages, mais le commissaire ne fournit aucune analyse véritable de la fiabilité des éléments de preuve produits pour étayer la position des policiers. Le commissaire semble présumer que le fait que des services de police et des policiers expérimentés estiment que le demandeur est membre de l’organisation constitue, en soi, un motif raisonnable de croire que tel est effectivement le cas. Pourtant, comme le demandeur l’a démontré, ces éléments de preuve soulèvent des problèmes importants que le commissaire aurait dû régler avant d’accepter les conclusions des policiers.

H.  Alinéa 37(1)b)

[150]  L’analyse et les conclusions du commissaire concernant l’alinéa 37(1)b) sont étroitement liées aux conclusions qu’il a tirées concernant l’appartenance du demandeur à la ‘Ndrangheta, au sens de l’alinéa 37(1)a) :

[67]  En résumé, le tribunal est convaincu de l’existence de la ‘Ndrangheta et du poste élevé occupé par M. DeMaria dans cette organisation qui se livre à des activités criminelles, dont le trafic d’armes, le trafic de drogue et la contrefaçon de produits. La ‘Ndrangheta est présente un peu partout en Europe, au Canada, aux États‑Unis, en Australie, etc.

[68]  De plus, après avoir analysé toute la preuve documentaire et testimoniale, le tribunal conclut que, comme membre influent de la ’Ndrangheta et comme personne associée en tant que directeur à une entreprise de services financiers qui, par l’entremise de plusieurs succursales, transige de façon obscure et insolite des millions de dollars avec des banques étrangères et des clients et intermédiaires non identifiés à l’échelle mondiale, il existe des motifs raisonnables de croire que The Cash House et M. DeMaria, personnellement, sont impliqués dans le recyclage des produits de la criminalité, tel que défini à l’article 462.31(1) du Code criminel.

[Renvois omis.]

[151]  Une bonne partie de l’analyse du commissaire à cet égard est fondée sur des « transactions louches » et des « hypothèses » qui, pour en venir à fournir des motifs raisonnables de croire, exigent que le demandeur soit membre de la ‘Ndrangheta. Par conséquent, la décision rendue à cet égard doit également être annulée et renvoyée pour réexamen.

IX.  DÉPENS

[152]  Le demandeur a demandé à se voir adjuger les dépens afférents à la présente demande, mais il n’a invoqué aucune raison spéciale qui justifierait l’application de l’article 22 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22. Par conséquent, aucuns dépens ne sont adjugés.

X.  CERTIFICATION

[153]  Compte tenu de mes conclusions, les deux parties conviennent qu’il n’y a aucune question à certifier, et la Cour partage leur avis.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑2077‑18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée pour nouvel examen par un autre commissaire;

  3. Aucune question n’est certifiée;

  4. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« James Russell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 11e jour de juin 2019.

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑2077‑18

 

INTITULÉ :

VINCENZO DEMARIA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 MARS 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE RUSSELL

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 18 AVRIL 2019

 

COMPARUTIONS :

Shoshana T. Green

Cristina Guida

Alannah Glintz

Simon King 

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Daniel Latulippe

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Green and Spiegel LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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