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Date : 20010830

Dossier : IMM-5686-00

Référence neutre : 2001 CFPI 976

ENTRE :

                                                  KARUNAKARAN NAWARATNAM

                                                                                                                                                     demandeur

                                                                              - et -

                      LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                                      défendeur

                                  ORDONNANCE ET MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE BLAIS

[1]                 Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Section d'appel de l'immigration de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié [la SAI] en date du 26 septembre 2000, dans laquelle la SAI a jugé que le refus d'approuver la demande parrainée de résidence permanente de l'épouse du demandeur, Meenambal Karunakaran, était conforme au droit et qu'il n'existait pas de considérations humanitaires justifiant l'octroi d'une mesure spéciale.


LES FAITS

[2]                 Le demandeur a divorcé de sa première épouse en 1994. En décembre 1995, son ex-fiancée, Mohaneswary Mohanasundararajah, est arrivée au Canada à la faveur du parrainage du demandeur. Le demandeur a témoigné que ses parents à lui avaient arrangé le mariage. Le demandeur a rencontré Mlle Mohanasundararajah pour la première fois à l'aéroport à Toronto. Le demandeur a emmené son ex-fiancée à son appartement à Toronto, qu'il partageait avec un colocataire, ainsi que la femme et l'enfant de celui-ci.

[3]                 Le demandeur a témoigné à l'audience qu'il était devenu évident environ trois semaines après l'arrivée de l'ex-fiancée qu'ils ne formaient pas un couple bien assorti. Le demandeur a témoigné qu'il croyait que la relation pourrait fonctionner s'ils se donnaient plus de temps. Il a décrit son ex-fiancée comme une personne qui attendait trop de lui. Il est apparu au demandeur qu'il n'était pas le genre d'homme avec lequel l'ex-fiancée avait espéré contracter une alliance. L'ex-fiancée lui a dit qu'elle s'en allait.

[4]                 Peu après, les membres de la famille de l'ex-fiancée se sont rendus à l'appartement du demandeur et ont aidé l'ex-fiancée à déménager. Le demandeur a témoigné qu'il a informé le défendeur qu'ils ne se marieraient pas dans le délai de 90 jours indiqué dans les documents de demande de droit d'établissement de l'ex-fiancée.

[5]                 Le demandeur a témoigné qu'il ne savait pas selon quels critères ses parents avaient décidé que son ex-fiancée était pour lui un bon parti. Il a dit que la famille de son ex-fiancée venait d'un village du Sri Lanka différent du sien. Il a découvert plus tard, à la suite d'enquêtes qu'il a faites dans la communauté tamoule de Toronto, que la famille de son ex-fiancée était paraît-il connue pour son manque d'honnêteté. Le demandeur a déclaré qu'il s'était cassé la jambe peu de temps avant l'arrivée de son ex-fiancée au Canada de telle sorte qu'il n'avait pu faire le voyage pour la rencontrer avant qu'elle n'arrive au Canada.

[6]                 L'ex-fiancée du demandeur a continué de résider à Toronto après la fin de leur relation. Le demandeur a témoigné qu'il était au courant que son ex-fiancée avait demandé et recevait des prestations d'aide sociale après que le couple eut mis fin à sa relation. L'ex-fiancée a demandé puis a finalement obtenu le statut de réfugiée au sens de la Convention, ce qui lui a permis d'obtenir le droit d'établissement au Canada le 5 mars 1998.

[7]                 Le demandeur reconnaissait la responsabilité qu'il avait assumée en signant un engagement d'aide pour son ex-fiancée. Il a reconnu qu'il savait qu'elle avait demandé des prestations d'aide sociale. Il a témoigné devant la SAI que, une fois au courant de ce fait, il n'a fait aucune démarche pour rembourser à l'organisme gouvernemental compétent une somme d'argent égale aux prestations d'aide sociale réclamées par l'ex-fiancée. C'était là une option dont le demandeur était informé. Il a déclaré dans son témoignage qu'aucun organisme gouvernemental ne lui avait expressément demandé de payer une somme d'argent.


[8]                 Le demandeur a témoigné que son épouse est la nièce de son colocataire actuel. Elle fut proposée comme parti possible en 1995, mais les choses n'ont pas abouti à un mariage à l'époque. Elle fut proposée de nouveau comme épouse en juin 1998, et toutes les parties se sont alors entendues. Elle a épousé le demandeur en août 1998 à Colombo, au Sri Lanka.

[9]                 Le demandeur a témoigné devant la SAI qu'il a acheté une maison à Toronto, dont il est copropriétaire avec l'oncle de son épouse, c'est-à-dire son colocataire. Son épouse vivrait dans cette maison si elle était autorisée à venir au Canada.

[10]            Le demandeur a témoigné qu'il travaillait, pour un salaire de 16,66 $ l'heure. Il a chez son employeur un régime enregistré d'épargne retraite d'environ 1 000 $ à 1 500 $. Il n'a pas de deuxième emploi pour l'instant. En 1999, il a gagné environ 33 000 $. Il a acheté une maison pour environ 180 000 $. Il n'a pas d'obligations alimentaires envers sa première épouse, dont il a divorcé en 1994.


[11]            Le demandeur a témoigné que, selon lui, la situation qui a cours au Sri Lanka est très mauvaise et très instable. Il ne pense pas qu'il pourrait y vivre avec son épouse. Il a déclaré qu'il y a séjourné avec son épouse pendant environ 10 jours après leur mariage du 20 août 1998. Il l'a aussi de nouveau rencontrée brièvement en avril 2000 à l'aéroport de Colombo, où l'avion du demandeur avait fait escale alors que le demandeur se rendait en Inde pour l'enterrement de son frère.

[12]            Le demandeur envoie une somme d'argent à son épouse un mois sur deux. Il lui a envoyé 300 $ le mois qui a précédé l'audience. L'épouse du demandeur a travaillé autrefois comme secrétaire, mais elle n'a pas travaillé depuis son mariage. Le demandeur téléphone à son épouse environ une fois toutes les deux semaines. Ils échangent des cartes de voeux aux anniversaires, mais ne s'écrivent pas de lettres. Le demandeur a témoigné que son épouse a de grandes qualités. Il est heureux de sa personnalité et de leur mariage.

[13]            Le demandeur a témoigné qu'il a été déclaré un réfugié au sens de la Convention et qu'il est maintenant citoyen canadien. Il est retourné au Sri Lanka en 1998 et en 2000. Il n'a pas de famille immédiate au Canada. Il vit depuis plusieurs années avec des membres de la famille de son épouse. Ses propres parents habitent Madras, en Inde. Ses plus proches parents au Canada sont des cousins germains du côté paternel. Il les voit régulièrement.

ANALYSE

La SAI s'est-elle livrée à une mise en parallèle des raisons d'ordre humanitaire et de l'obstacle juridique du demandeur et dans l'affirmative, la SAI a-t-elle commis une erreur?


[14]            Selon le demandeur, la SAI n'a pas bien compris le critère applicable à un appel selon le paragraphe 77(3) de la loi, car il ressort clairement de l'alinéa b) de ce paragraphe que la seule question que devait se poser la SAI dans l'appel était de savoir s'il existe des raisons d'ordre humanitaire.

[15]            Le demandeur fait une distinction entre l'alinéa 77(3)b) et l'alinéa 70(1)b), selon lequel la SAI doit tenir compte des « circonstances particulières de l'espèce » , pas seulement des raisons d'ordre humanitaire. Le demandeur invoque l'affaire Tran c. M.C.I. (1996), 36 Imm. L.R. (2d) 275, au soutien de la proposition selon laquelle un appel fondé sur « les circonstances particulières de l'espèce » est différent d'un appel fondé sur des « raisons d'ordre humanitaire » , et notamment plus général qu'un tel appel.

[16]            Selon le défendeur, la SAI n'a pas commis d'erreur en se livrant à une mise en parallèle des raisons d'ordre humanitaire et de l'obstacle juridique pour lequel le demandeur sollicite une mesure spéciale.

[17]            Selon le défendeur, la SAI ne s'est pas livrée au genre de mise en parallèle proscrite dans le jugement Kirpal c. Canada (M.C.O.) (1996), 35 Imm. L.R. (2d) 229 (C.F. 1re inst.). Les motifs de la SAI montrent qu'elle a séparément examiné les raisons d'ordre humanitaire et qu'elle a jugé qu'il n'y avait, dans la preuve concernant la situation du demandeur ou de son épouse, rien qui puisse la persuader d'exercer son pouvoir discrétionnaire.

[18]            À mon avis, la SAI s'est bel et bien livrée à une mise en parallèle des raisons d'ordre humanitaire et de l'obstacle juridique du demandeur. À la page 5 de sa décision, elle s'exprime ainsi :

Il reste donc au tribunal à examiner si, dans le cadre de l'appel interjeté en vertu de l'alinéa 77(3)b), il existe des raisons d'ordre humanitaire suffisantes pour justifier l'octroi d'une mesure spéciale qui annule le rejet en vertu de l'alinéa 5(2)g) du Règlement.

[19]            Et à la page 6 de sa décision, après avoir examiné l'obstacle juridique du demandeur, la SAI s'est exprimée ainsi :

Par conséquent, le tribunal ne pense pas qu'il s'agit d'une situation où il devrait octroyer une mesure discrétionnaire afin que l'appelant puisse se dégager de sa responsabilité en vertu d'un parrainage de manière à bénéficier des avantages d'un second parrainage avec le même ensemble de responsabilités.

[20]            Il s'agit donc de savoir si la SAI a commis une erreur lorsqu'elle s'est livrée à une mise en parallèle des raisons d'ordre humanitaire et de l'obstacle juridique du demandeur.

[21]            L'alinéa 77(3)b) de la Loi sur l'immigration est ainsi rédigé :


(3) S'il est citoyen canadien ou résident permanent, le répondant peut, sous réserve des paragraphes (3.01) et (3.1), en appeler devant la section d'appel en invoquant les moyens suivants:

a) question de droit, de fait ou mixte;

b) raisons d'ordre humanitaire justifiant l'octroi d'une mesure spéciale.

(3) Subject to subsections (3.01) and (3.1), a Canadian citizen or permanent resident who has sponsored an application for landing that is refused pursuant to subsection (1) may appeal to the Appeal Division on either or both of the following grounds:

(a) on any ground of appeal that involves a question of law or fact, or mixed law and fact; and

(b) on the ground that there exist compassionate or humanitarian considerations that warrant the granting of special relief.


[22]            Dans l'arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, la Cour suprême du Canada s'est exprimée ainsi :


Le libellé du par. 114(2) et de l'article 2.1 du règlement exige que le décideur exerce le pouvoir en se fondant sur « des raisons d'ordre humanitaire » (je souligne). Ces mots et leur sens doivent se situer au coeur de la réponse à la question de savoir si une décision d'ordre humanitaire particulière constituait un exercice raisonnable du pouvoir conféré par le Parlement. La loi et le règlement demandent au ministre de décider si l'admission d'une personne devrait être facilitée pour des raisons humanitaires. Ils démontrent que l'intention du Parlement est que ceux qui exercent le pouvoir discrétionnaire conféré par la loi agissent de façon humanitaire. Notre Cour a jugé que le ministre est tenu d'examiner les demandes d'ordre humanitaire qui sont présentées : Jiminez-Perez, précité. De même, quand il procède à cet examen, le ministre doit évaluer la demande d'une manière qui soit respectueuse des raisons d'ordre humanitaire.

[23]            Au soutien de son affirmation selon laquelle la SAI a commis une erreur, le demandeur invoque le jugement Tran c. M.C.I., [1996] A.C.F. no 1662 (C.F. 1re inst.) ( « Tran » ) et le jugement Kirpal c. Canada (M.C.I.), [1997] 1 C.F. 352 (C.F. 1re inst.) .

[24]            Dans le jugement Tran, le juge McKeown instruisait une demande de contrôle judiciaire d'une décision par laquelle la Commission de l'immigration et du statut de réfugié avait rejeté un appel déposé en vertu de l'article 70 de la Loi sur l'immigration. Le juge McKeown s'est exprimé ainsi :

Ainsi que je l'ai noté, le droit des résidents permanents interjetant appel d'une mesure d'expulsion prise contre eux est différent et plus général que le droit d'appel dont peuvent se prévaloir les personnes en possession de visas en cours de validité ou les répondants cherchant à interjeter appel du refus de délivrer un visa d'immigrant à une personne parrainée. Dans le cas d'un résident permanent qui a fait l'objet d'une mesure d'expulsion, la juridiction d'équité de la section d'appel exige que le tribunal ait égard au « circonstances particulières de l'espèce » , alors que, dans le droit d'appel plus limité dont jouissent les personnes titulaires de visas en cours de validité ou les répondants, la juridiction d'équité de la section d'appel consiste uniquement à tenir compte des « raisons d'ordre humanitaire » .


[25]            Dans le jugement Kirpal, le demandeur sollicitait le contrôle judiciaire d'une décision de la SAI rendue en vertu du paragraphe 77(3) de la Loi sur l'immigration, décision dans laquelle la SAI avait refusé d'approuver la demande interne parrainée de droit d'établissement du père, de la mère et du frère du demandeur et avait tenu compte de la non-admissibilité sur le plan médical du père du demandeur. Le juge Gibson s'est exprimé ainsi :

Selon l'avocat du requérant, il faut opposer ces mots au membre de phrase qu'on retrouve au paragraphe 70(1) [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 18; L.C. 1995, ch. 15, art. 13] de la Loi qui donne compétence à la section d'appel en cas d'ordonnance de renvoi ou de renvoi conditionnel prise entre autres contre un résident permanent, mais qui n'a pas du tout le même sens. Dans ce dernier cas, la compétence en equity de la section d'appel est prévue en ces termes :

70. (1) . . .

b)            le fait que, eu égard aux circonstances particulières de l'espèce, ils ne devraient pas être renvoyés du Canada.

Voici l'argument proposé par l'avocat du requérant. Dans le contexte des dispositions attributives de compétence du paragraphe 70(1), il est indiqué, voire impératif, pour la section d'appel de prendre en compte toutes les circonstances de la cause, non seulement les raisons d'ordre humanitaire qui pourraient être favorables à l'appelant, mais tous les facteurs qui s'opposent à une mesure de renvoi. Par contraste, les termes attributifs de compétence du paragraphe 77(3) se limitent aux raisons d'ordre humanitaire qui justifient l'octroi d'une mesure spéciale. Les facteurs défavorables n'entrent nullement en ligne de compte dans l'exercice de la compétence de la section d'appel, c'est-à-dire du tribunal, sous le régime de l'alinéa 77(3)b).

À cet égard, le tribunal a relevé dans sa décision diverses raisons d'ordre humanitaire en faveur de l'octroi d'une mesure spéciale. Il les a mises dans la balance contre les facteurs défavorables, et a conclu [au paragraphe 45] :

[TRADUCTION] Je dois encore mettre dans la balance l'ampleur de l'obstacle posé par la loi d'une part, et la force des raisons d'ordre humanitaire qui entrent en ligne de compte, de l'autre.

Je conclus que le tribunal a commis une erreur en engageant ce processus de pondération. Si telle avait été la volonté du législateur, il aurait pu facilement employer des termes identiques ou très similaires à ceux figurant à l'alinéa 70(1)b) de la Loi. Il ne l'a pas fait, ce qui oblige à présumer qu'il visait un résultat tout autre. Le seul autre résultat que je puisse concevoir est que le processus de pondération visiblement prévu à l'alinéa 70(1)b) devait être exclu de l'application de l'alinéa 77(3)b).

[26]            Le défendeur cependant invoque les décisions suivantes : Sandhu c. Canada (M.C.I.), [2000] A.C.F. no 1398 (C.F. 1re inst.), Mohamed c. M.E.I., [1986] 3 C.F. 90 (C.A.F.), Canada (Secrétaire d'État) c. Dee, [1995] A.C.F. no 45 (C.F. 1re inst.), Canada (Solliciteur général c. Kainth (1994), 26 Imm. L.R. (2d) 226 (C.A.F.) et Deol c. M.E.I. [1992] A.C.F. no 1072 (C.A.F.).

[27]            Dans le jugement Sandhu, le juge McKeown devait décider si la SAI avait commis une erreur de droit en ne suivant pas un précédent. Dans ce précédent, le tribunal avait donné la préférence à deux décisions de la SAI plutôt qu'à la décision Kirpal, au soutien de sa conclusion selon laquelle il pouvait être « attentif » à l'état de santé de la mère dans l'examen d'un appel fondé sur des raisons d'ordre humanitaire. Le juge McKeown a émis des doutes sur la validité de la décision Kirpal, mais a néanmoins conclu ainsi :

Bien que Chauhan tienne effectivement compte de la jurisprudence de la Cour d'appel fédérale, la formation n'y a pas expressément renvoyé dans ses motifs; au surplus, elle a renvoyé à Jugpall en raison des faits de cette affaire. La SAI ne respecte pas le principe du stare decisis en choisissant de considérer deux de ses décisions plutôt qu'une décision de la Section de première instance de la Cour fédérale. La SAI aurait dû renvoyer aux arrêts de la Cour d'appel fédérale dans sa décision et dit clairement qu'elle suivait ces arrêts, plutôt que la décision Kirpal. Bien que je doute grandement du bien-fondé de la décision Kirpal, la SAI est tenue de suivre les décisions de la Section de première instance à moins qu'elle puisse les distinguer d'avec des arrêts de la Cour d'appel fédérale ou de la Cour suprême du Canada ou que ces décisions soient fondées sur de tels arrêts.

[28]            Dans l'arrêt Mohamed, la Cour d'appel fédérale s'est exprimée ainsi :

Comme l'appelante a invoqué tant l'alinéa a) que l'alinéa b), il était du devoir de la Commission, après avoir conclu que la demande parrainée avait été à bon droit rejetée, d'examiner si des considérations humanitaires ou de compassion ne justifiaient pas l'octroi d'un redressement. Bien que la Commission ne l'ait pas dit expressément, il est évident que la preuve médicale avait une certaine pertinence quant à cette question puisqu'elle tendait à établir que la condition de la mère de l'appelante n'était alors pas aussi grave que ce que l'on avait pu croire au départ.

[29]            Dans l'arrêt Deol, la Cour d'appel fédérale s'est exprimée ainsi :

En l'espèce, la Commission a uniquement tenu compte de la réticence humainement compréhensible de la famille à faire face au fait que Ranjit Kaur Deol est déficiente et de la bonne marche des deux ménages. Ce faisant, elle a entravé, à notre avis, son pouvoir discrétionnaire.

En particulier, la Commission n'a pas tenu compte de la nature de l'état de santé de Ranjit Kaur Deol, de la dépendance psychologique que cela engendre et des étroits liens d'affection qui peuvent être noués dans pareille famille, à la lumière de l'objectif proclamé à l'al. 3c), de la Loi sur l'immigration, soit de faciliter la réunion de proches parents au Canada. Si Ranjit Kaur Deol était admise, toute la famille immédiate Deol serait réunie au Canada, à l'exception d'une soeur mariée qui demeure en Inde : la grand-mère, la mère, le fils et sa femme (qui était une amie de Ranjit) et deux filles feraient tous partie d'un cercle familial au Canada.

[30]            Dans la décision Dee, le demandeur affirmait qu'il avait été privé d'une occasion pleine et équitable de produire des preuves à propos des « activités criminelles de l'intimé aux Philippines » et qu'il avait été privé d'une occasion pleine et équitable d'éprouver la crédibilité de l'intimé. Le juge Pinard est arrivé à la conclusion suivante :

Il ressort de cette citation que la majorité de la section d'appel a tenu compte des accusations pesant sur l'intimé pour mettre en balance les facteurs qui l'ont amenée à conclure en sa faveur. La décision à l'examen ne fait aucune mention de l'arrêt Kumar. Ainsi donc, il semble également qu'en décidant de ne pas admettre d'éléments de preuve au sujet des accusations criminelles pesant sur l'intimé, la majorité a décidé que ces éléments de preuve n'étaient pas nécessaires pour aborder la question soumise à la section d'appel. Le fait que ces éléments de preuve ne soient pas nécessaires est confirmé tant par la décision de la minorité que par celle de la majorité. Ainsi que l'avocat de l'intimé l'a à bon droit fait valoir, la majorité a fait reposer sa décision sur les conclusions que l'intimé ne devait pas être séparé de sa famille, qu'il vit au Canada depuis plus de dix ans et qu'il s'y est solidement établi, qu'au cours de ces dix années, l'intimé n'a eu aucun démêlé avec la justice canadienne, qu'il a apporté une contribution très positive à la société canadienne et qu'il n'a pas fait l'objet de condamnation criminelle ou de demande d'extradition. Les éléments de preuve relatifs aux présumés délits commis aux Philippines avant janvier 1981 alors qu'il n'y avait aucune condamnation criminelle ne sont pertinents à aucune de ces conclusions. Pour la minorité, il est également vrai que les éléments de preuve que le requérant désirait présenter n'étaient pas nécessaires pour examiner la question soumise à la section d'appel. Les membres dissidents ont conclu que l'intimé se livrait à des pratiques commerciales immorales et contraires à la déontologie et qu'il relevait de la compétence en équité de la section d'appel.

Pour la minorité, les éléments de preuve relatifs au caractère criminel des pratiques commerciales de l'intimé, par opposition à leur moralité, auraient été superflus.

À mon avis, même si l'on avait accordé au requérant toutes les possibilités de présenter des éléments de preuve au sujet des accusations criminelles pesant sur l'intimé - comme le requérant prétend qu'il avait le droit de le faire - la décision de la section d'appel aurait été la même, à cause du passage que j'ai souligné dans l'extrait précédent de la décision de la majorité.

Dans ces conditions, comme le requérant ne m'a pas convaincu que la majorité de la section d'appel ne pouvait raisonnablement refuser de traiter autrement les accusations criminelles pesant sur l'intimé et qu'elle ne pouvait raisonnablement accorder que peu de valeur - sinon aucune - aux éléments de preuve relatifs à la simple existence de ces accusations criminelles, il n'est pas nécessaire de trancher la question de savoir si l'arrêt Kumar a été correctement appliqué. En fait, une mauvaise application de cet arrêt « n'a pu avoir et n'a eu aucun effet sur l'issue » de l'appel de l'intimé et ne pouvait par conséquent constituer une erreur donnant ouverture au contrôle judiciaire en vertu de la Loi sur la Cour fédérale (voir Schaaf c. M.E.I., [1984] 2 C.F. 334 (C.A.F.), à la page 341).


[31]            Seul le jugement Kirpal, précité, auquel s'est référé le demandeur traite expressément de la question de savoir si la SAI peut mettre en parallèle l'obstacle légal et les raisons d'ordre humanitaire alléguées par un demandeur. La jurisprudence à laquelle s'est référé le défendeur soutient implicitement l'affirmation selon laquelle la SAI peut mettre en parallèle l'obstacle juridique et les raisons d'ordre humanitaire.

[32]            Le défendeur invoque aussi la décision rendue par la SAI dans l'affaire Chauhan c. Canada (M.C.I.), [1997] D.S.A.I. no 2052. Dans cette affaire, la SAI a examiné le jugement Kirpal, mais, s'appuyant sur les décisions mentionnées dans la présente affaire par le défendeur, elle a conclu qu'elle pouvait mettre en parallèle l'obstacle juridique et les raisons d'ordre humanitaire afin de décider s'il convenait ou non d'accorder la mesure spéciale. La SAI s'est exprimée ainsi :

[TRADUCTION]

On pourrait poser la question : mesure spéciale à propos de quoi? Que pourrait-ce être sinon le poids de l'obstacle juridique qui a conduit l'agent des visas à refuser en premier lieu la demande et donc à précipiter l'appel?

Comment alors un tribunal quasi judiciaire exerçant son pouvoir discrétionnaire dans ce contexte pourrait-il agir autrement que mettre en parallèle les deux facteurs qui ont conduit au départ à l'introduction de l'appel ( « les motifs du refus » ) et à l'allégation aujourd'hui par l'appelant de raisons d'ordre humanitaire?

Il est douteux qu'un tel pouvoir quasi judiciaire puisse, comme semble le donner à entendre le jugement Kirpal, être valablement exercé dans le vide.

Manifestement il y a une différence considérable entre un requérant à qui on refuse un visa pour une transgression mineure des lois de son pays (p. ex. tuer une vache et vendre sa carcasse sans autorisation) et un autre requérant auquel est opposé le même refus parce qu'il a été reconnu coupable de vol à main armé ou de meurtre.

Un requérant à qui est refusé un visa pour des motifs de santé, en raison d'une maladie ou d'une invalidité qui répondrait sans doute à peine au critère du « fardeau excessif » énoncé dans l'alinéa 19(1)a) se trouve dans une situation tout à fait différente de celle d'un requérant qui a un rein artificiel nécessitant un triple pontage et qui va manifestement exiger beaucoup des services sociaux ou sanitaires. Les facteurs, situations et permutations sur ce thème sont infinis, comme le montrent des milliers de décisions rendues par la SAI au fil des ans. Cependant, leur fil commun central est la mise en parallèle des intérêts souvent rivaux de l'individu par rapport à ceux de la société, de la compassion par rapport à la lettre de la loi.


Le deuxième aspect du jugement Kirpal n'est pas moins problématique, comme les deux avocats l'ont très énergiquement indiqué. Cet aspect semble réduire à néant l'objectif de la Loi sur l'immigration. Plusieurs membres d'une famille sont parrainés et il y a donc plus d'une demande de résidence permanente, mais il n'y a qu'un engagement d'assistance (qu'un parrainage) pour tous. Il n'y a qu'un appel. C'est là le régime de la loi. L'article 3 de la loi dit que la réunion des familles au Canada est l'une des pierres angulaires de la politique canadienne de l'immigration. Le jugement Kirpal semble en faire très peu de cas.

La Section d'appel ne porte aucun jugement, par nécessité, sur la qualification cinglante donnée par les deux avocats au jugement Kirpal, mais elle comprend certainement leur colère. Du point de vue de l'appelant, l'effet du jugement Kirpal est que le pouvoir discrétionnaire est exercé non à l'égard de la famille qui est parrainée, mais à l'égard de chacun de ses membres; certains membres pourront réussir à rejoindre le répondant au Canada par suite de cette manière malhabile d'exercer un pouvoir discrétionnaire, et d'autres non. Le père ou la mère pourra être autorisé à venir, mais son enfant devra rester où il est. C'est là précisément la confusion totale que présageait le juge Mahoney (dissident) dans l'affaire Mundi :

« J'estime que la réunion des familles au Canada ne sera pas facilitée en accordant, par exemple, à un parent le droit d'être réuni avec son enfant canadien d'âge adulte, tout en laissant derrière lui un époux ou un enfant en bas âge atteint de maladie chronique. C'est pourtant le résultat qui est proposé; le choix de venir au Canada à titre d'immigrant doit appartenir au requérant seul, s'il est lui-même admissible. Cela ne peut avoir pour effet que de diviser davantage les familles, non de les réunir. »

Du point de vue du défendeur, les résultats sont également déplorables. Au lieu que l'appel soit accueilli ou rejeté à l'égard de tous les requérants, comme c'est le cas maintenant, l'appel serait accueilli ou rejeté à l'égard de chaque requérant. Ainsi, le père qui a réussi à se faire parrainer est autorisé à venir au Canada tandis que la mère qui n'y a pas réussi reste où elle est. La conséquent logique d'un résultat aussi peu satisfaisant, c'est encore une autre série de demandes, de refus et d'appels. Un tel régime ne s'accorde guère avec les considérations générales de l'article 3, qui sont de « faciliter la réunion au Canada » des proches parents qui se trouvent à l'étranger. Au lieu de cela, il frustre inutilement cet objectif et produit un cauchemar bureaucratique.

En outre, les résultats divergents envisagés par le jugement Kirpal ignorent un fait fondamental de l'article 77. Les droits d'appel appartiennent uniquement à l'appelant au Canada, non à chacun des requérants à l'étranger. Il est vrai que les raisons d'ordre humanitaire de l'affaire peuvent se rapporter à l'appelant ou à un requérant en particulier, ou à tous. Cependant, le justiciable qui demande la mesure spéciale relevant du pouvoir discrétionnaire du tribunal est l'appelant. Il s'agit d'un appel, qui est interjeté par un appelant. C'est bien peu de réconfort pour un appelant qui a « gain de cause » de dire, comme l'a fait la Cour dans le jugement Kirpal :

À supposer que le résultat final ne soit pas le même pour chacun d'eux, il reviendrait [aux parents dont le requérant parraine la demande] ou peut-être à d'autres membres de leur famille de décider s'ils reviendraient ensemble à Fidji ou se diviseraient entre le Canada et Fidji.

La Section d'appel reconnaît tout à fait, avec les avocats de l'appelant et de l'intimé, que, quel que soit le point de vue adopté, le résultat du jugement Kirpal est très insatisfaisant. C'est l'antithèse même de la compassion. Parce qu'il bat en brèche la jurisprudence antérieure de la Cour d'appel fédérale et de la Section de première instance de la Cour fédérale, le tribunal refuse malheureusement de souscrire à ce précédent. Il appliquera la loi de la manière dont les plaideurs, d'un côté et de l'autre, en sont venus à espérer qu'elle sera appliquée depuis qu'elle figure dans les recueils de lois.

[33]            La Cour suprême du Canada a expliqué, dans l'arrêt Baker, précité, que les raisons d'ordre humanitaire occupaient une place centrale lorsqu'il s'agissait de savoir si une décision fondée sur des raisons d'ordre humanitaire constituait un exercice raisonnable du pouvoir conféré par le législateur. Cependant, la Cour suprême n'a pas abordé la question posée par le demandeur en l'espèce.

[34]            D'après le jugement Kirpal, la SAI doit s'abstenir de mettre en parallèle la mesure de l'obstacle juridique et la force des facteurs invoqués dans une demande de considérations humanitaires.

[35]            Il me semble que l'interprétation de l'alinéa 77(3)b) de la loi, dans le jugement Kirpal, est raisonnable, surtout si on le considère sous l'angle de l'alinéa 70(1)b). Par ailleurs, le demandeur avance un argument valide lorsqu'il affirme que le sens ordinaire du mot « humanitaire » ne peut englober les considérations se rapportant au fait qu'un répondant n'a pas remboursé la dette d'une autre personne. L'alinéa 77(3)b) utilise les mots « raisons d'ordre humanitaire » , ce qui semble indiquer que les autres raisons ne doivent pas être considérées.


[36]            Cependant, je partage aussi l'avis exprimé par la SAI dans l'affaire Chauhan selon lequel l'effet de cette interprétation, c'est que les décisions qui font suite à des demandes de considérations humanitaires seront rendues dans le vide, sans égard à la raison pour laquelle une mesure spéciale est demandée. De plus, comme il est indiqué dans l'affaire Chauhan, l'alinéa 77(3)b) de la loi parle de « l'octroi d'une mesure spéciale » , c'est-à-dire d'une dispense particulière d'application de la loi. L'alinéa 77(3)b) lui-même se réfère à l'obstacle juridique qui a conduit un agent d'immigration à refuser une demande en premier lieu puisqu'il considère qu'une dispense particulière d'application de la loi (et par conséquent une dispense particulière de l'obstacle juridique imposé par la loi) peut être accordée.

[37]            La jurisprudence de la Cour d'appel fédérale mentionnée par le défendeur admet elle aussi implicitement que la SAI peut mettre en parallèle l'obstacle juridique et les facteurs humanitaires.

[38]            Dans le jugement Canada (M.C.I.) c. Owens, [2000] A.C.F. no 1644 (C.F. 1re inst.), le juge Dawson s'est exprimé ainsi sur la question de savoir si la SAI avait commis une erreur en mettant en parallèle l'obstacle juridique et les raisons d'ordre humanitaire selon l'alinéa 77(3)b) de la Loi sur l'immigration :

Dans l'affaire Kirpal, précitée, la Cour a annulé une décision de la Section d'appel dans laquelle celle-ci avait soupesé, en exerçant la compétence que lui confère le paragraphe 77(3)b) de la Loi, l'entrave d'ordre juridique et l'incidence des circonstances humanitaires de l'affaire.

J'estime que la décision Kirpal peut être distinguée de la présente affaire. En l'espèce, les facteurs humanitaires appropriés ont été entièrement considérés, à l'exception d'une seule considération qui aurait été non pertinente, soit le refus erroné antérieur.

Une décision manifestement déraisonnable est une décision de toute évidence déraisonnable. Comme l'a fait remarquer la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, à la page 777, la différence entre une décision déraisonnable et une décision manifestement déraisonnable réside dans le « caractère flagrant ou évident du défaut » .


Je conclus que la décision de la Section d'appel au sujet de l'existence de facteurs humanitaires en l'espèce n'était pas manifestement déraisonnable. Je n'estime pas que les motifs de la Section d'appel à l'égard de la question de sa compétence humanitaire était manifestement erronée. Au pire, seulement un facteur non pertinent a été considéré. Même si la Section d'appel aurait dû omettre de tenir compte de la question traitée aux deuxième et troisième paragraphes de son analyse, il y avait suffisamment d'autres facteurs humanitaires non touchés par des considérations non pertinentes pour justifier sa décision. En outre, dans les circonstances de la présente espèce, l'incidence négative du refus sur la vie de M. Fawaz, qui est établi au Canada, pays où il a vécu au cours des dix dernières années, et le stigmate dont il fait l'objet constituaient, à mon avis, des facteurs que la Section d'appel pouvait à bon droit considérer et apprécier au regard d'autres facteurs.

[39]            Pour paraphraser le juge Dawson, je crois que, même si la SAI aurait dû dans le cas qui nous intéresse ignorer la question des prestations d'aide sociale demandées par l'ex-fiancée du demandeur, il y a eu totale prise en compte des facteurs humanitaires. La conclusion de la SAI selon laquelle les facteurs humanitaires étaient insuffisants pour justifier l'octroi d'une mesure spéciale est raisonnable.

[40]            Par conséquent, cette demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[41]            L'avocat du demandeur a proposé qu'une question soit certifiée :

Dans un appel fondé sur des raisons d'ordre humanitaire selon l'alinéa 77(3)b) de la loi, la SAI commet-elle une erreur si elle considère l'obstacle juridique qui donne lieu à l'appel?

[42]            L'avocat du défendeur s'est opposé à ce que cette question soit certifiée et a proposé une autre question :

Est-il erroné pour la SAI de considérer la nature ou les circonstances de l'obstacle juridique lorsqu'elle décide, selon la prépondérance des probabilités, s'il existe des raisons d'ordre humanitaire suffisantes pour justifier l'octroi d'une mesure spéciale conformément à l'alinéa 77(3)b) de la loi?

[43]            À mon avis, la deuxième question soulève une question grave de portée générale. Par conséquent, la deuxième question sera certifiée.

« Pierre Blais »                                       

Juge

OTTAWA (ONTARIO)

Le 30 août 2001

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, LL.L., Trad. a.


                                                    COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                               SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                                                 AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :                                           IMM-5686-00

INTITULÉ DE LA CAUSE :                       Karunakaran Nawaratnam c. MCI

LIEU DE L'AUDIENCE :                           Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                          le 15 août 2001

ORDONNANCE ET

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :           Monsieur le juge Blais

DATE DE L'ORDONNANCE :                 le 30 août 2001

ONT COMPARU

M. Michael Battista                                           POUR LE DEMANDEUR

M. Jamie Todd                                                POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Wiseman, Battista                                             POUR LE DEMANDEUR

Toronto (Ontario)

M. Morris Rosenberg                                      POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

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