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Recueil des arrêts de la Cour fédérale
Bayer Inc. c. Canada (Procureur général) ( 1re inst.) [1999] 1 C.F. 553

Date : 19981202


Dossier : T-1154-97

ENTRE :

     BAYER INC.,

     demanderesse,

     - et -

     LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

     ET LE MINISTRE DE LA SANTÉ,

     défendeurs.

     MOTIFS DE L"ORDONNANCE

LE JUGE MULDOON


[1]      Il s"agit d"une requête par laquelle Apotex Inc. et Novopharm Ltd., deux des principaux fabricants de médicaments génériques au Canada, sollicitent une ordonnance les ajoutant comme parties défenderesses à l"action ou, à titre subsidiaire, les autorisant à intervenir à l"action, ainsi qu"à l"appel interjeté contre le jugement prononcé par le juge Evans le 3 novembre 1998 et rejetant la requête en jugement sommaire de la demanderesse. Les demanderesses sollicitent également une ordonnance modifiant ou annulant l"ordonnance de confidentialité prononcée par le juge Pinard le 13 juillet 1998. L"action principale a été intentée par acte introductif d"instance déposé le 30 mai 1997 par la demanderesse Bayer Inc., et visait à obtenir un jugement déclaratoire contre le défendeur, le ministre de la Santé (le ministre), à l"égard de l"interprétation et de l"application de l"article C.08.004.1 du Règlement sur les aliments et drogues , C.R.C., ch.870, modifié (le Règlement).


L"historique

[2]      Bayer a acquis le droit de distribuer le médicament appelé X, utilisé dans le traitement de la maladie humaine X, et a déposé auprès du ministre une présentation de drogue nouvelle (PDN) selon la procédure pour obtenir un avis de conformité concernant ce médicament. Le médicament X contient, entre autres, l"ingrédient actif A. Les médicaments Y et Z contiennent le même ingrédient actif. Le médicament Y a été utilisé à l"extérieur du Canada pour le traitement d"une maladie humaine non reliée, tandis que le médicament Z a été vendu au Canada par Bayer comme produit pharmaceutique vétérinaire d"un malaise animal non relié. Il convient de relever que le médicament X ne fait l"objet d"aucun brevet canadien et que Bayer est l"innovateur ayant produit le médicament.


[3]      Avant qu"un médicament ne puisse être fabriqué et vendu au Canada, il faut obtenir de Santé Canada, Programme des produits thérapeutiques (PPT) un avis de conformité. Le PPT délivre l"avis de conformité lorsqu"il juge que les renseignements présentés dans la PDN sont complets et conformes au titre 8 du Règlement. Les renseignements que le fabricant doit fournir concernent l"innocuité et l"efficacité de la drogue nouvelle; ils comprennent les données précliniques établissant des choses comme l"innocuité, une preuve de l"efficacité thérapeutique, et des rapports des épreuves cliniques sur la population cible. Le fabricant doit également fournir un projet de la monographie de produit qui sera ajoutée au médicament comme notice au moment où celui-ci sera vendu au public. Le premier fabricant à recevoir un avis de conformité est considéré comme l"innovateur à l"égard de la drogue.


[4]      Un second fabricant de la même drogue, habituellement un fabricant de médicaments génériques, peut également demander et obtenir un avis de conformité en présentant une présentation abrégée de drogue nouvelle, dressant une comparaison entre sa drogue et celle de l"innovateur. Le second fabricant doit démontrer que sa drogue est l"équivalent pharmaceutique de celle de l"innovateur et lui est bioéquivalente. Pour établir l"équivalence pharmaceutique, il faut établir que les drogues contiennent des quantités identiques d"ingrédients médicinaux identiques dans des posologies comparables; toutefois, les ingrédients non médicinaux n"ont pas à être identiques dans les deux drogues. Quant à la bioéquivalence, elle est fondée sur l"équivalence pharmaceutique ainsi que sur les caractéristiques de biodisponibilité que le ministre juge nécessaires. La présentation abrégée de drogue nouvelle ne peut être établie avant que le premier fabricant ait déposé sa présentation de drogue nouvelle et reçu un avis de conformité. Dans son examen de la présentation abrégée, le ministre a la latitude d"examiner tout matériel ou tout renseignement déposé par un fabricant quelconque dans une présentation de drogue nouvelle ou dans une présentation abrégée de drogue nouvelle.


[5]      Bayer a été informée par le PPT que celui-ci allait délivrer un avis de conformité à un second fabricant. Bayer prétend que le Règlement, en particulier le paragraphe C.08.004.1(1), établit un délai de cinq ans pendant lequel l"innovateur est protégé de la concurrence des fabricants de médicaments génériques et que, donc, l"action du PPT n"est pas conforme à l"article 1711 de l"Accord sur le libre-échange nord-américain (ALENA). Cet article prévoit une protection pour les données non divulguées qui doivent être communiquées, notamment au sujet des produits pharmaceutiques, pour déterminer si le produit est sans danger et efficace. L"article 1711 impose un délai de protection de cinq ans à compter de la date à laquelle l"approbation de commercialisation du produit est donnée. Après avoir signé l"ALENA, le Canada a introduit le cadre réglementaire actuel pour l"approbation des drogues dans l"annexe 843 de DORS 95-411. Le défendeur soutient que la drogue de Bayer n"entre pas dans le champ d"application du Règlement et que, si c"était tout de même le cas, la protection demandée par Bayer n"est accordée que dans des situations tout à fait exceptionnelles.

L"état de l"action principale

[6]      Le 13 juillet 1998, le juge Pinard a prononcé une ordonnance de confidentialité sur la requête présentée par Bayer selon la règle 369. Cette ordonnance prévoyait la mise sous scellés de certains documents, réputés confidentiels, qui avaient été produits par la demanderesse en vue de l"instance, dans le but d"assurer leur confidentialité. Le ministre de la Santé, défendeur, a consenti à l"ordonnance.

[7]      Le 9 septembre 1998, Bayer a présenté une requête en jugement sommaire, qui a été entendue par le juge Evans. Le lendemain de l"audience, l"avocat de l"Association canadienne des fabricants de produits pharmaceutiques a eu connaissance de l"action intentée par Bayer et, dès le jour suivant, a notifié à l"administrateur de la Cour que, bien qu"il n"ait pas reçu d"instructions de l"Association ou de l"un de ses membres, une requête pourrait être présentée pour devenir partie à l"instance selon la règle104(1)b ) pour obtenir une autorisation d"intervention selon la règle 109 des Règles de la Cour fédérale (1998) . Les avocats d"Apotex et de Novopharm ont ensuite déposé auprès de la Cour un avis de requête et les affidavits à l"appui nécessaires le 23 octobre 1998.

[8]      Le 3 novembre 1998, le juge Evans a publié les motifs de sa décision rejetant la requête en jugement sommaire présentée par Bayer. Il a jugé que le médicament X constitue une " drogue nouvelle " au sens de l"article C.08.001 du Règlement, et qu"il entre dans le champ d"application de l"article C.08.004.1, malgré le fait que l"ingrédient actif A se retrouve aussi dans une autre drogue " la drogue Z " approuvée antérieurement pour la vente au Canada en liaison avec le traitement d"une maladie animale non reliée. La Cour a défini ainsi l"objet du régime d"ensemble du Règlement : faciliter le processus d"approbation de drogues nouvelles pour les fabricants autres que les innovateurs, de manière à réduire le coût des médicaments pour les gouvernements provinciaux et pour le public. L"article C.08.004.1 n"établit pas pour les innovateurs une protection analogue à celle qui est conférée par le brevet. En outre, le ministre ne va pas nécessairement se fonder sur les renseignements contenus dans la présentation de drogue nouvelle de l"innovateur, ni même l"examiner, au moment où il étudie une présentation abrégée de drogue nouvelle en vue d"un avis de conformité; ce sont plutôt les renseignements contenus dans la présentation abrégée de drogue nouvelle qui forment la base de la décision et les fonctionnaires du ministère de la Santé sont surtout préoccupés de veiller à ce qu"elle établisse l"équivalence pharmaceutique et la bioéquivalence de la drogue nouvelle à celle de l"innovateur (appelée le produit canadien de référence).

[9]      Au cours des débats sur la présente requête, l"avocat de Bayer a indiqué que la décision du juge Evans serait portée en appel sur une base accélérée.

La législation pertinente

[10]      Les dispositions pertinentes des Règles de la Cour fédérale (1998) sont ainsi conçues :

                 104.(1) La Cour peut, à tout moment, ordonner :                 
                 a) qu"une personne constituée erronément comme partie ou une partie dont la présence n"est pas nécessaire au règlement des questions en litige soit mise hors de cause;                 
                 b ) que soit constituée comme partie à l"instance toute personne qui aurait dû l"être ou dont la présence devant la Cour est nécessaire pour assurer une instruction complète et le règlement des questions en litiges dans l"instance; toutefois, nul ne peut être constitué codemandeur sans son consentement, lequel est notifié par écrit ou de telle autre manière que la Cour ordonne.                 
                 (2) L"ordonnance rendue en vertu du paragraphe (1) contient des directives quant aux modifications à apporter à l"acte introductif d"instance et aux autres actes de procédure.                 
                 109.(1) La Cour peut, sur requête, autoriser toute personne à intervenir dans une instance.                 
                 (2) L"avis d"une requête présentée pour obtenir l"autorisation d"intervenir :                 
                 a ) précise les nom et adresse de la personne qui désire intervenir et ceux de son avocat, le cas échéant;                 
                 b ) explique de quelle manière la personne désire participer à l"instance et en quoi sa participation aidera à la prise d"une décision sur toute question de fait et de droit se rapportant à l"instance.                 
                 (3) La Cour assortit l"autorisation d"intervenir de directives concernant :                 
                 a ) la signification de documents;                 
                 b ) le rôle de l"intervenant, notamment en ce qui concerne les dépens, les droits d"appel et toute autre question relative à la procédure à suivre.                 

La position des requérantes

[11]      Selon la position des requérantes, elles sont, en tant que plus importants fabricants de médicaments génériques au Canada, directement touchées par les questions débattues dans cette affaire, à savoir la procédure selon laquelle les fabricants de nouveaux médicaments obtiennent l"approbation du ministre en vue de vendre ces médicaments au Canada et le degré de protection accordé à l"innovateur. La décision ultime dans cette action aura un effet sur le délai dans lequel les fabricants de médicaments génériques peuvent faire une présentation de médicament générique et obtenir un avis de conformité. Elles prétendent que leurs intérêts et ceux du Ministre sont divergents. Aucun des deux défendeurs à l"action principale n"est en mesure de représenter de façon satisfaisante les intérêts des fabricants de médicaments génériques. Il arrive même souvent qu"Apotex et Novopharm s"opposent au ministre devant les tribunaux. Elles soutiennent que leur point de vue de " seconds " fabricants de médicaments devrait être transmis à la Cour. Elles citent à bon escient Merck Frosst c. Canada , 72 C.P.R. (3d) 187 (C.F. 1re inst.) et Merck Frosst c. Canada, 72 C.P.R. (3d) 517 (C.A.F.).

[12]      L"avocat des requérantes s"est opposé vigoureusement à l"ordonnance de confidentialité sur consentement. Tout jugement prononcé en accord avec cette ordonnance créerait un droit que ne pourraient connaître ceux qui y seraient soumis. Les requérantes soutiennent qu"elles doivent connaître les faits et les circonstances concernant le médicament X de Bayer, en partie parce que le ministre semble ne pas avoir contesté ces faits, alors qu"il peut y avoir matière à contestation. En outre, le juge Evans a posé clairement, dans sa décision, que l"issue de cette affaire aura éventuellement d"importantes incidences sur toute l"industrie pharmaceutique.

La position des intimés

[13]      Le ministre ne s"est pas opposé à la requête visant à faire reconnaître la qualité pour agir des requérantes, mais a soutenu que l"ordonnance de confidentialité était nécessaire pour protéger les intérêts de Bayer dans ses secrets commerciaux. L"avocat du ministre a également déclaré s"être opposé énergiquement à la requête en jugement sommaire présentée au juge Evans.

[14]      Bayer, par contre, s"est opposée au fait d"ajouter les requérantes soit comme parties soit comme intervenantes à l"action principale. Elle a contesté la prétention des requérantes voulant qu"on aurait dû leur signifier l"action comme à des parties, en faisant valoir qu"il était pratiquement impossible de signifier l"action à tous les fabricants de médicaments génériques. Bayer s"est opposée à ce que les requérantes soient ajoutées comme parties parce qu"il n"y a pas de question sérieuse à trancher entre elles, comme l"exige la règle 104. Les requérantes ne devraient pas non plus être autorisées à intervenir, parce que la procédure est trop avancée pour leur permettre d"y entrer et qu"elles n"ont pas présenté de raisons suffisantes justifiant l"autorisation. Reconnaître la qualité pour agir aux requérantes à ce stade de la procédure créerait un grand préjudice à Bayer. En outre, il est pratiquement impossible de définir le rôle qu"on leur permettrait de jouer.

[15]      En ce qui concerne l"ordonnance de confidentialité sur consentement, Bayer a soutenu qu"il n"y avait pas lieu de la modifier ni de l"annuler. Le juge Evans a indiqué dans ces motifs que ce qui restait à trancher était des questions de droit, non de fait. Il a également reconnu l"existence de l"ordonnance de confidentialité et a noté qu"il ne fournirait pas, dans son jugement, d"autres précisions sur les drogues secrètes parce qu"elles ne seraient pas pertinentes par rapport à la solution des questions en litige. Si l"ordonnance était modifiée ou annulée, Bayer subirait un préjudice irréparable; elle s"est fiée à la protection accordée par l"ordonnance en produisant divers documents qui contiennent des secrets commerciaux concernant la drogue X. Bayer veut s"en tirer en gardant secrète la composition de sa drogue, qu"elle cherche à vendre en vue de la consommation humaine, mais se garde bien d"en demander la protection par brevet. La protection par brevet ferait sauter le secret, mais protégerait l"intérêt commercial de Bayer.

Analyse

[16]      Selon l"intimée Bayer, pour que les requérantes puissent être ajoutées soit comme parties, soit comme intervenantes, il faut qu"elles satisfassent au critère suivant énoncé par le juge Addy dans l"affaire Fishing Vessel Owners' Association of British Columbia c. Canada (Procureur général) (1985), 57 N.R. 376 (C.A.F.) à la page 380 :

                 Pour qu'une personne puisse être jointe à l'instance, il faut que l'action, ou du moins partie de celle-ci puisse être intentée entre le requérant et la partie contre qui il cherche à être joint à l'instance.                 

Il ne s"agit pas là, bien sûr, du critère pour l"intervention. Dans l"affaire Apotex Inc. c. Procureur général du Canada et al. (1994), 56 C.P.R. (3d) 261 (C.F. 1re inst.) à la page 266, Madame le juge Simpson a énuméré cinq facteurs à considérer dans l"examen d"une demande d"intervention:

                 1.      L'état de la cause. Comment l'affaire a-t-elle évolué sur le plan de la procédure et du fond jusqu'à maintenant? Les questions en litige ont-elles été bien cernées?                 
                 2.      Les incidences de la décision. Qui sera touché? Les questions en litige intéressent-elles les parties, un groupe plus large comme un secteur industriel ou le grand public?                 
                 3.      La nature des droits que les parties requérantes font valoir. Sont-ils directs ou indirects? Sont-ils d'ordre substantiel, procédural ou économique?                 
                 4.      La nature des éléments de preuve que les parties ou les intervenants projetés sont en mesure de présenter et la question de savoir s'ils aideront la Cour à en venir à une décision.                 
                 5.      L'aptitude des parties actuelles à présenter tous les éléments de preuve pertinents et leur enthousiasme apparent pour cette tâche.                 

[17]      Le juge Rouleau a examiné une demande présentée par l"Institut de la publicité canadienne en vue d"obtenir une ordonnance l"autorisant à participer ou à intervenir à l"instance dans l"affaire Rothmans, Bensons & Hedges c. Procureur général du Canada [1990] 1 C.F. 84 et a jugé :

                 ... il y a d'autres critères établis par la jurisprudence dont il faut tenir compte dans l'examen d'une telle requête.                 
                 1.      La personne qui se propose d'intervenir est-elle directement touchée par l'issue du litige?                 
                 2.      La position de cette personne est-elle défendue adéquatement par l'une des parties au litige?                 
                 3.      L'intérêt de la justice serait-il mieux servi si l'intervention demandée est autorisée?                 
                 4.      La Cour peut-elle entendre l'affaire et statuer sur le fond sans autoriser l'intervention?                 

La Cour d"appel fédérale a approuvé la formulation du juge Rouleau dans la même affaire en appel ([1990] 1 C.F. 90), et a ajouté que l"organisme qui est véritablement intéressé par la question soulevée et qui possède des connaissances et une compétence pertinentes peut être admis à intervenir.

[18]      Les critères énumérés par le juge Rouleau ont été cités et appliqués par la Cour fédérale dans l"affaire Holiday Park Developments Ltd. c. Canada (1994), 75 F.T.R. 76; la requérante y a obtenu un rôle limité d"intervenant, lui permettant de présenter des requêtes en vue de forcer les parties à procéder ou, subsidiairement, en vue de faire rejeter l"action pour défaut de poursuivre. Dans cette affaire, la Cour a noté qu"il incombe à la requérante de démontrer qu"on devrait l"autoriser à intervenir.

[19]      En l"espèce, il est manifeste que l"issue de l"action principale aura un effet sur les requérantes, car elle peut influer sur la façon dont elles présenteront à l"avenir les présentations abrégées de drogue nouvelle au ministre. Le différend, qui porte sur l"interprétation du Règlement et de l"article 1711 de l"ALENA, concerne le processus même selon lequel les fabricants de nouveaux médicaments obtiennent l"approbation du ministre en vue de la commercialisation de leurs produits au Canada. Comme le relève le juge Evans au paragraphe 5 de sa décision rejetant la requête en jugement sommaire de Bayer :

                 L'issue du présent litige est susceptible d'avoir d'importantes incidences sur l'industrie pharmaceutique dans son ensemble. En effet, si la demanderesse obtient gain de cause, les sociétés qui produisent et commercialisent des médicaments d'origine pourraient bien bénéficier d'une période de non-concurrence de cinq ans à compter du moment où elles obtiennent l'autorisation de commercialiser un nouveau médicament. Toutefois, les fabricants de médicaments d'origine, qui n'administrent, n'analysent ni ne financent les essais visant à convaincre le ministre de l'innocuité et de l'efficacité d'un nouveau médicament, subiront un préjudice sur le plan commercial s'ils doivent attendre l'expiration de ce délai avant de pouvoir obtenir du ministre l'autorisation de commercialiser un médicament équivalent à un médicament qui a déjà fait l'objet d'une approbation.                 

[20]      Le deuxième facteur du juge Rouleau, le cinquième de la liste du juge Simpson, concerne la capacité des défendeurs de représenter de façon satisfaisante la position des requérantes. Les intérêts des seconds fabricants de médicaments et ceux du ministre sont souvent divergents. Dans le régime réglementaire, le ministre joue le rôle de décideur, tandis que les requérantes et leurs consoeurs de l"industrie pharmaceutique ont celui de demander des approbations. Compte tenu de cette différence de pouvoir, peut-on dire avec certitude que le ministre défendra de façon satisfaisante la position des requérantes?

[21]      En tant que fabricants de médicaments génériques, les requérantes font une concurrence directe aux fabricants de médicaments de marque. S"il faut encourager l"innovation dans l"industrie des médicaments, comme d"ailleurs dans la plupart des industries, au moyen d"incitations financières, il importe également, encore que dans une mesure moindre, que les médicaments soient offerts aux gouvernements provinciaux et aux membres du public à des prix qui sont fixés au moins par la concurrence sur le marché, sinon par des organismes publics de réglementation. Compte tenu des répercussions profondes que peut avoir l"issue de l"action, une intervention des requérantes servira mieux l"intérêt de la justice, non seulement entre les parties elles-mêmes, mais aussi les fabricants de médicaments comme groupe et le grand public.

[22]      Le quatrième critère du juge Rouleau, le quatrième dans la liste du juge Simpson, concerne la capacité de la Cour d"entendre l"affaire et de juger au fond sans l"intervention des requérantes. Les faits importants ne sont pas contestés entre les parties originales. Les requérantes indiquent que, si elles sont autorisées à intervenir d"une manière véritable et efficace, elles pourraient contester certains des faits. Cela pourrait entraîner plus de temps et plus de frais; toutefois, cela pourrait aussi conduire à la présentation à la Cour de renseignements supplémentaires pertinents qui pourraient aider celle-ci à trancher les questions. La présente affaire soulève une ou des questions sur les procédures réglementaires, pas nécessairement la comparaison de la composition de deux médicaments. C"est là le fondement de la requête présentée pour intervenir dans le différend. Les requérantes pourraient éventuellement renforcer la sécurité du public à l"égard de la drogue secrète X.

[23]      En ce qui touche le premier facteur du juge Simpson, à savoir l"état de la cause, Bayer prétend que la requête doit être rejetée parce qu"elle n"est pas présentée au moment opportun. Dans l"affaire Brick Warehouse Corp. c. Brick's Fine Furniture Ltd. (1992), 42 C.P.R. (3d) 158, 53 F.T.R. 133 (1re inst.), la Cour a accepté l"intervention malgré un certain retard à présenter la requête sollicitant l"autorisation. Le retard n"avait causé de préjudice à aucune des parties et l"intervenante avait un intérêt légitime dans l"issue de l"action. Dans l"affaire Bande indienne Wewayakum c. Bande indienne Wewayakai (1993), 65 F.T.R. 292 (1re inst.) à la page 297, le juge Teitelbaum a statué que la personne demandant à être ajoutée comme partie ou comme intervenante doit déposer sa requête en temps opportun de façon qu"aucune des parties existantes ne subisse de préjudice dans le cas où la requête est accordée.

[24]      En l"espèce, le retard des requérantes est attribuable au fait qu"elles n"étaient pas au courant de l"action, malgré la vigilance habituelle avec laquelle elles surveillent la base de données de la Cour fédérale. Les circonstances de l"espèce sont un bon exemple des lacunes d"un tel système informel et appellent la mise en oeuvre d"un moyen plus structuré et formel de notification, peut-être en imposant la notification ou la signification à l"association professionnelle, l"Association canadienne des fabricants de produits pharmaceutiques, laquelle pourra diffuser l"information à ses membres qui pourraient alors décider des mesures à prendre dès le début des affaires.

[25]      Certes, la Cour peut entendre l"affaire et statuer au fond sans l"intervention des requérantes, puisqu"il s"agit principalement de l"interprétation de l"article C.08.004.1 du Règlement et de l"article 1711 de l"ALENA dans les circonstances décrites par les parties originales. Toutefois, avec l"apport des requérantes autorisées à intervenir de façon limitée, il semble évident que la Cour sera mieux en mesure d"entendre l"affaire et de trancher au fond les seules questions " des questions de droit " qui se posent en l"espèce. Mais qu"en est-il de l"intérêt du public dans tout cela?

[26]      Malheureusement, il est difficile de croire que les serviteurs du ministre sont de bons gardiens de l"intérêt public alors qu"ils ont consenti à une ordonnance de confidentialité qui permet à Bayer de garder secrète la drogue X, destinée au traitement de la maladie humaine X. Le public aura-t-il, a-t-il, un intérêt ardent à savoir ce que le ministre peut autoriser Bayer à lâcher dans le marché dans un but lucratif? La vie et la santé humaines sont infiniment plus importantes que les bénéfices de quiconque. Et si l"approbation de cette potion secrète était traitée selon la procédure accélérée, seulement pour accommoder Bayer? Et si elle était nocive pour l"homme? Alors, Ô Canada, les bureaucrates du ministre protégeront-ils nos foyers et nos droits? Des révélations récentes qui sont du domaine public, faites devant le Comité sénatorial permanent de l"agriculture et des forêts et la décision de la Cour dans l"affaire Ministère de la Santé nationale et du Bien-être social c. Chander, Joshi et CHRC (1998) 131 F.T.R. 301, particulièrement les paragraphes [11], [12] et [13], aux pages 305 et 306, amènent à se poser la question. Lorsque des projets visant un but lucratif sont soumis à l"approbation en secret, à un coût qu"on ne peut apprécier pour la vie ou la santé humaine, le but lucratif pourrait bien n"être qu"une course éhontée au profit. À moins que ce régime ne soit modifié par le Parlement, le public doit se contenter d"espoir.

[27]      Qu"on ne s"y trompe pas, Apotex et Novopharm visent aussi un but lucratif. Elles pourraient, du moins, apporter à la controverse l"attention d"un justicier et fournir un moyen d"avertir le public et la Direction générale de la protection de la santé, au sein du ministère, du danger dans le cas où le processus d"approbation est précipité ou insatisfaisant pour toute autre raison. À moins que ce régime ne soit modifié par le Parlement, le public doit se contenter d"espoir.

[28]      En ce qui concerne, toutefois, le désir des requérantes de se voir reconnaître une qualité pour agir dans l"appel interjeté contre la décision du juge Evans rejetant la requête en jugement sommaire de Bayer, il semble qu"elles ont raté le bateau. Il est difficile, sinon impossible, de définir quel rôle elles joueraient en appel, puisque l"appel portera sur une question de droit. Mais la décision appartient à la Cour d"appel, non à la Section de première instance à ce stade de la procédure.

[29]      Les requérantes peuvent aider la Cour et le ministre en examinant l"innocuité de la potion X de Bayer et en faisant des commentaires à ce sujet, mais seulement par l"entremise d"experts externes engagés à cette fin, qui seront soumis à l"ordonnance de confidentialité et devront s"engager par serment à respecter le secret de la formulation, sauf dans des dépositions confidentielles à la Cour. S"il n"y a pas assez de temps pour cette évaluation, ou pour toute autre raison, Apotex et Novopharm peuvent renoncer à l"engagement d"un ou plusieurs experts externes. Quant aux frais reliés à l"engagement de cet ou ces experts, s"ils sont engagés, ils seront supportés à part égale par les requérantes et le ministre, lequel sera informé de l"investigation, des méthodes et des résultats de l"expert. Leur portée sera étroite et spécifique.

[30]      Donc, Apotex et Novopharm peuvent intervenir conditionnellement, si l"appel de Bayer est rejeté et si Bayer décide par la suite de poursuivre son action. L"intervention peut porter sur la formulation de la drogue X et sur les questions de droit. Apotex et Novopharm devront, si elles ne sont pas représentées par un même avocat procédant aux interrogatoires préalables pour leur compte, décider laquelle des deux (obligatoirement une seule) conduira les interrogatoires préalables, mais toutes les deux seront soumises à l"interrogatoire préalable à l"initiative de Bayer; elles seront limitées au total, mais pour le reste sous réserve des règles 279 à 281, à deux témoins experts et pas d"autre témoin à l"instruction; elles déposeront un acte de procédure, une déclaration d"intervention, à laquelle les autres parties peuvent répondre par un acte de procédure appelé réponse à l"intervention; l"une des intervenantes seulement ou les deux conjointement peuvent porter en appel la décision au fond, comme si elles étaient parties; elles seront passibles des dépens, mais, si les dépens leur sont alloués, elles n"auront droit de les recouvrer que sur la base entre parties; chacune des parties, de même que les intervenantes, pourront demander, selon la règle 109(3), des directives supplémentaires plus précises, si elles le jugent nécessaire.

[31]      Il reste à traiter de l"ordonnance de confidentialité prononcée par le juge Pinard le 13 juillet 1998. En général, le droit a en horreur les tentatives de limiter la publicité des débats, et avec raison, car c"est un principe de base de notre système juridique que les procès aient lieu en public selon une procédure contradictoire menée selon les règles de la justice naturelle. Par nature et en vertu de la Constitution, les tribunaux canadiens sont des lieux de débats publics. Toutefois " et peut-être malheureusement " les ordonnances de confidentialité ne sont pas inconnues dans ce type d"affaires : Novopharm Ltd. c. Glaxo Group (1998), 81 C.P.R. (3d) 185 (C.F. 1re inst.). La Cour a le pouvoir de modifier ou d"annuler de telles ordonnances, mais pour le faire, il faut une raison contraignante qui n"avait pas été présentée directement à la Cour au moment où l"ordonnance a été prononcée. En d"autres termes, il faut qu"il y ait changement de circonstances. Comme les requérantes n"obtiendront pas de la Cour l"autorisation d"intervenir dans l"appel sur la requête en jugement sommaire, la Cour n"a pas à s"occuper de modifier ou d"annuler l"ordonnance de confidentialité, si ce n"est de la manière limitée et conditionnelle qui a été décrite auparavant.

[32]      Donc, l"autorisation d"intervention est accordée conditionnellement et avec une portée limitée et l"ordonnance de confidentialité du juge Pinard demeure valable, modifiée conditionnellement pour couvrir l"expert ou les experts des intervenantes.

[33]      Bayer paiera à chaque requérante la moitié de ses dépens sur la base des dépens entre parties, tels qu"ils seront taxés ou convenus.

                                

                                 Juge

Ottawa (Ontario)

Le 2 décembre 1998

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL.L.


Date : 19981202


Dossier : T-1154-97

Ontario (Ottawa), le 2 décembre 1998.

EN PRÉSENCE DU JUGE MULDOON

ENTRE :

     BAYER INC.,

     demanderesse,

     - et -

     LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

     ET LE MINISTRE DE LA SANTÉ,

     défendeurs.

     ORDONNANCE

                                

     VU la requête présentée par Novopharm Limited et Apotex Inc. et Novopharm Ltd., sollicitant une ordonnance les ajoutant comme parties à l"action en vertu de la règle 104(1)b) ou, à titre subsidiaire, les autorisant à intervenir à l"action en vertu de la règle 109, ainsi que des directives;

     APRÈS avoir entendu les allégations des avocats à l"audience;

     LA COUR STATUE :


  1. .      La demande d"être ajoutées comme parties en vertu de la règle 104(1)b) est rejetée.
  2. .          La demande d"intervention en vertu de la règle 109 est accueillie.
  3. .          Sur intervention de Novopharm et d"Apotex ainsi qu"il est autorisé, l"intitulé de l"action deviendra :

BAYER INC.,

demanderesse,

- et -

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

et LE MINISTRE DE LA SANTÉ,

défendeurs,

- et -

NOVOPHAM LIMITED

et APOTEX INC.,

intervenantes.


  1. .          Novopharm et Apotex, pour intervenir, déposeront un acte de procédure conjoint appelé " avis d"intervention " exposant, à la façon d"une déclaration ou d"une demande reconventionnelle, les faits sur lesquels elles fondent leur intervention, leurs allégations et les sanctions ou le résultat recherchés. Elles pourront modifier leur acte de procédure après avoir eu accès à l"ordonnance de confidentialité accordée par le juge Pinard et aux conditions imposées aux parties. L"avis d"intervention devra être signifié aux avocats des parties dans un délai de 14 jours ouvrables à compter du moment où la demanderesse leur notifie à elles et aux défendeurs qu"elle poursuit l"action après le rejet de l"appel interjeté contre la décision du juge Evans datée du 3 novembre 1998; les modifications de la déclaration d"intervention seront également signifiées le jour de leur dépôt.
  2. .      Les directives suivantes s"appliqueront :
     1)      Les intervenantes peuvent engager deux témoins experts externes au plus pour témoigner sur l"innocuité de la drogue X de Bayer et faire des commentaires à son sujet par affidavit ou par déposition sous une autre forme (sous réserve toujours des règles 279 à 281) et l"expert ou les experts ainsi que leurs dépositions seront soumis directement à l"ordonnance de confidentialité compte tenu des adaptations nécessaires et seront liés au secret en vertu de celle-ci, ou en vertu de la présente ordonnance et des motifs l"accompagnant.
     2)      Les frais de l"engagement de cet expert ou ces experts constitueront un débours supporté initialement et à part égale par chaque intervenant et par le ministre, et recouvrable, le cas échéant, selon la façon dont le juge du procès adjugera les dépens, conformément aux paragraphes [29] et [30] des motifs de la Cour publiés aujourd"hui.
     3)      Dans un délai de 14 jours après avoir reçu la déclaration d"intervention et la dernière modification qui en sera permise par la Cour, chaque partie pourra, dans un acte de procédure appelé réponse à l"intervention, y répondre et contester (comme il sera jugé opportun) les allégations de fait ou de droit des intervenantes, après quoi les intervenantes ou l"une d"elles pourra répondre, marquant ainsi la clôture des procédures, laquelle interviendra, qu"il y ait ou non réponse des intervenantes, à la fermeture des bureaux le 10e jour ouvrable après la signification de la dernière réponse des parties.
     4)      Les intervenantes, comme les parties, auront droit d"interjeter appel, par voie d"appel principal ou d"appel incident, mais soit conjointement, soit une seule d"entre elles formant appel, et non les deux individuellement.
     5)      Les intervenantes seront passibles des dépens ou auront droit aux dépens selon les conditions indiquées au paragraphe [30] des motifs.
     6)      Les intervenantes, ou l"une quelconque des parties, peuvent demander des directives supplémentaires plus précises en vertu de la règle 109(3).

    

6)      Bayer paiera à chacune des requérantes la moitié de ses dépens sur la base des dépens entre parties, tels qu"ils seront taxés ou convenus.

                                     F.C. Muldoon

                            

                                     Juge

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL.L.

COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE


AVOCATS ET AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

N DU GREFFE :              T-1154-97                             
INTITULÉ DE LA CAUSE :      BAYER INC. c. PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et AUTRES
LIEU DE L"AUDIENCE :          Ottawa (Ontario)
DATE DE L"AUDIENCE :          le 9 novembre 1998

MOTIFS DE L"ORDONNANCE DE MONSIEUR LE JUGE MULDOON EN DATE DU 2 DÉCEMBRE 1998

ONT COMPARU :

Ronald Dimock                  POUR LA DEMANDERESSE

Michelle Wassenaar                 

Frederic Woyiwada                  POUR LES DÉFENDEURS
Edward Hore                      POUR LES INTERVENANTES

Roger Bauman

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Dimock Stratton Clarizio              POUR LA DEMANDERESSE

Toronto (Ontario)

Ministère de la Justice              POUR LES DÉFENDEURS

Ottawa (Ontario)

Hazzard & Hore                  POUR LES INTERVENANTES

Toronto (Ontario)

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