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                                                                                                                                           Date : 20021211

                                                                                                                               Dossier : IMM-5771-01

                                                                                                             Référence neutre : 2002 CFPI 1287

Ottawa (Ontario), le mercredi 11 décembre 2002.

En présence de :            MONSIEUR LE JUGE KELEN

Entre :

ANNA (GANNA) IGNATOVA

                                                                                                                                                  demanderesse

                                                                              - et -

LE MINISTRE DE LA

CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                                        défendeur

                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]         Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire fondée sur l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, visant la décision rendue le 20 novembre 2001 par la Section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la « Commission » ) qui a estimé que la demanderesse n'était pas une réfugiée au sens de la Convention, selon la définition contenue dans la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2.


[2]         En l'espèce, la demanderesse dit être une femme battue. Pour corroborer son témoignage, elle a produit un certificat de police et un certificat d'hôpital que la Commission a rejetés en estimant qu'ils n'avaient aucune valeur probante. La Cour juge manifestement déraisonnable le rejet par la Commission du certificat de police et du certificat d'hôpital, puisque ces documents constituent des éléments de preuve objectifs et corroborants tendant à démontrer que les blessures et l'hospitalisation de la demanderesse sont compatibles avec le fait qu'elle a été gravement battue et qu'elle s'est plainte à plusieurs reprises à la police du comportement de son époux.

FAITS

[3]         La demanderesse, citoyenne ukrainienne, prétend avoir une crainte fondée de persécution sur la base de son appartenance à un groupe social : les femmes qui, de longue date, subissent les mauvais traitements que leur infligent leurs époux. Elle fonde également sa crainte de persécution sur son origine ethnique rome. Elle allègue qu'advenant son retour en Ukraine, elle serait persécutée et violentée par son époux, qui a menacé de la tuer notamment parce qu'elle était d'origine ethnique rome.

[4]         La demanderesse allègue avoir cherché à se réfugier au Canada en raison de la violence conjugale dont elle faisait l'objet. Elle a témoigné que son époux la battait et la violait à maintes reprises. Il s'agit principalement de savoir si la conclusion de la Commission que la demanderesse n'était pas crédible reposait sur une conclusion manifestement déraisonnable, à savoir que la Commission n'a accordé aucune importance à la preuve corroborante que représentent le certificat d'hôpital et le certificat de police.

[5]         La Commission a jugé que la demanderesse n'avait pas produit d'éléments de preuve crédibles ou dignes de foi à l'appui de sa prétention. La Commission a tiré une conclusion défavorable du fait que la demanderesse avait revendiqué le statut de réfugié deux ans et quatre mois après son arrivée au Canada et après avoir été arrêtée et détenue par Citoyenneté et Immigration Canada en septembre 1999.


QUESTIONS EN LITIGE

[6]         La demanderesse soutient que la Commission a commis une erreur en omettant :

(a)                  d'analyser le risque de persécution auquel elle s'exposerait en raison de son origine ethnique rome;

(b)                 de tenir compte de la preuve documentaire, nommément :

(i)          un certificat attestant qu'elle a été hospitalisée;

(ii)         un certificat de police attestant que la demanderesse a déposé plusieurs plaintes contre son époux auprès de la police.

ANALYSE

(A)              L'omission de la Commission d'analyser le risque de persécution auquel s'exposerait la demanderesse en raison de son origine ethnique rome

[7]         La Cour estime que la demanderesse n'a pas réussi à démontrer qu'elle avait une crainte subjective de persécution en raison de son origine ethnique rome, mises à part les allégations que son époux la persécute. En conséquence, la Commission n'a pas commis d'erreur en concluant qu'il n'existait pas suffisamment d'éléments de preuve crédibles ou dignes de foi pour étayer la thèse que la demanderesse avait une crainte fondée de persécution en Ukraine du fait de son origine ethnique rome.

[8]         Pour établir une crainte fondée de persécution, un demandeur doit faire la preuve autant de sa crainte objective que subjective, voir Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689. Dans l'affaire Ithibu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2001 CFPI 288, notre Cour a déclaré que la preuve d'une crainte objective ne dispensait pas le demandeur du fardeau qui lui incombe de démontrer qu'il ressent une crainte subjective.


(B)              La conclusion relative à la crédibilité en ce qui concerne la crainte de persécution de la demanderesse comme femme battue et le rejet de la preuve documentaire

[9]         La demanderesse a témoigné que son époux avait commencé à lui infliger des mauvais traitements en 1995, lorsqu'il est devenu membre d'un groupe extrémiste du nom de Una-Unso qui visait principalement à débarrasser l'Ukraine des minorités ethniques, dont les Romes. La demanderesse a allégué que, l'année où il a joint les rangs de ce groupe raciste, son époux revenait ivre à la maison, la battait et la violait. La demanderesse s'est plainte à la police. La demanderesse a prétendu que son époux la battait de nouveau pour s'être plainte à la police. La police n'a pas pris la plainte au sérieux, estimant qu'il s'agissait d'une querelle de nature domestique devant être réglée entre mari et femme. Au début de l'année suivante, en 1996, la demanderesse a témoigné que son époux et un ami de celui-ci l'avaient violée et battue. Puis, en juillet 1996, son époux l'a battue et a menacé de la tuer. Elle a été transportée à l'hôpital par ambulance et y a été hospitalisée du 11 au 26 juillet 1996. La demanderesse a produit un certificat d'hôpital pour confirmer son séjour de 16 jours à l'hôpital et pour faire état des blessures subies :

[TRADUCTION] Diagnostic : plaie cranio-cérébrale fermée, commotion de deuxième degré, contusion à la voûte des fosses nasales et à l'arcade sourcilière. Multiple contusions au thorax et à l'avant-bras gauche.

[10]       Dans son témoignage, la demanderesse a relaté un autre incident survenu le 21 décembre 1996, alors que son époux est revenu ivre à la maison accompagné d'un ami. Selon ses dires, son époux l'a frappée, lui a arraché les vêtements pour voir la couleur de sa peau (elle est Rome) et l'a violée. La demanderesse a déposé deux plaintes à ce sujet auprès de la police, qui n'a rien fait; elle a donc décidé de quitter pour le Canada en juillet 1997.


[11]       La demanderesse a déposé au dossier un certificat émanant de la police qui indique qu'elle a porté plainte à plusieurs reprises contre son époux.

[12]       La demanderesse a également produit une lettre d'un médecin canadien, le Dr J.E. Blakeney, qui a confirmé qu'il manquait à la demanderesse [TRADUCTION] « la plupart de ses dents avant supérieures » .

[13]       La Commission a rejeté le certificat de police en ces termes :

Le rapport [de police] ne précise pas les types de plaintes qui ont été déposées, alors que le certificat ne fait aucune mention de viol ou de violence conjugale, non plus que des dates ou des périodes où la revendicatrice a déposé ces plaintes. [...] Le tribunal est d'avis que ce certificat [de police] n'est pas révélateur d'incidents de violence conjugale [...].

De même, elle a rejeté le certificat d'hôpital :

Le certificat ne fait que confirmer la durée de l'hospitalisation, sans en préciser les raisons.

[14]       J'estime que la Commission a agi de manière manifestement déraisonnable en rejetant le certificat de police et le certificat d'hôpital. La Commission n'a pas remis en question l'authenticité de ces certificats. La Cour assumera que ces documents sont authentiques, puisque la Commission n'a pas mis en doute leur authenticité. Ces documents constituent des éléments de preuve corroborants et objectifs pour établir que la demanderesse s'est plainte à la police qu'elle faisait l'objet de violence conjugale et qu'elle a subi de graves blessures causées par les coups que son époux lui a assenés, soit une plaie cranio-cérébrale, une commotion, une contusion au nez et à l'arcade sourcilière (dents avant), ainsi que de multiples contusions au thorax et à l'avant-bras gauche. Ces blessures ont nécessité une période d'hospitalisation de deux semaines et que la demanderesse soit transportée à l'hôpital en ambulance. Si l'on se fie à la preuve, ce sont les voisins qui ont appelé l'ambulance. Il est manifestement déraisonnable pour la Commission de rejeter cette preuve en invoquant l'absence de mention sur ces certificats que les blessures de la demanderesse étaient dues aux mauvais traitements que son époux lui a infligés. Les femmes battues dissimulent souvent la cause de leurs blessures parce qu'elles ressentent de la honte.


[15]       Dans l'arrêt R. c. Lavallee, [1990] 1 R.C.S. 852, la Cour suprême du Canada s'est penchée sur le sort des femmes battues. La Cour a affirmé qu'il était difficile pour le profane de comprendre le syndrome de la femme battue. On croit communément que les femmes battues ne sont pas vraiment battues aussi sévèrement qu'elles le prétendent, sinon elles auraient mis fin à la relation. Dans cet arrêt de la Cour suprême, Mme Lavallee avait été brutalement et fréquemment battue. Mme Lavallee est allée plusieurs fois à l'hôpital faire soigner des blessures qui ressemblent étonnamment à celles que présente Mme Ignatova. Qui plus est, la Cour suprême a déclaré que les femmes battues attribuaient souvent une cause accidentelle à leurs blessures. Dans le cas de Mme Lavallee, les dossiers d'hôpital révèlent qu'elle se rendait au service des urgences chaque fois pour faire soigner diverses blessures causées accidentellement.

[16]       La Commission a agi de façon manifestement déraisonnable en écartant le certificat de police et le certificat d'hôpital. Tous deux constituent des éléments de preuve objectifs et crédibles qui corroborent le témoignage de la demanderesse que son époux la battait, qu'elle a subi de graves blessures nécessitant son hospitalisation et qu'elle a porté plainte à plusieurs reprises contre son époux à la police.

(C)              Le retard

[17]       La Commission a de plus tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité du fait que la demanderesse avait tardé à revendiquer le statut de réfugié. La demanderesse est entrée au Canada avec un visa de visiteur pour rendre visite à son oncle et a fait proroger son visa. Elle dit ne pas avoir su qu'elle pouvait revendiquer le statut de réfugié en invoquant comme motif la violence conjugale.


[18]       Notre Cour a reconnu que les revendications du statut de réfugié fondées sur la violence conjugale tardaient souvent à être présentées en raison de la nature même de la violence conjugale, c'est-à-dire la gêne que ressent la victime et qu'elle supprimera. En l'occurrence, la demanderesse n'a revendiqué le statut de réfugié que lorsque les autorités de l'immigration l'ont confrontée pour l'informer qu'elle n'avait plus le droit de demeurer au Canada et qu'elle devait quitter le pays. C'est à ce moment-là qu'on lui a conseillé de fonder sa revendication du statut de réfugié sur sa crainte de persécution aux mains de son époux advenant son retour forcé en Ukraine. La Cour estime que cette explication est raisonnable et que le retard à revendiquer le statut de réfugié ne devrait pas constituer un motif pour ne pas accorder de crédibilité à la demanderesse en ce qui a trait à la violence conjugale.

CONCLUSION

[19]       Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie. Aucun avocat n'a proposé de question de portée générale aux fins de la certification.

ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1.          La demande de contrôle judiciaire est accueillie et le dossier est renvoyé à un autre tribunal de la Commission aux fins d'un nouvel examen;

2.                    Aucune question n'est certifiée.

                                                    Michael A. Kelen _____________________

                    JUGE

Traduction certifiée conforme

Thanh-Tram Dang, B.C.L., LL.B.


                                                        COUR FÉDÉ RALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                           IMM-5771-01

INTITULÉ :                                           ANNA (GANNA) IGNATOVA

                                                                                                                                                  demanderesse

- et -

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                                        défendeur

LIEU DE L'AUDIENCE :                  TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                LE MERCREDI 27 NOVEMBRE 2002

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE :                          

LE JUGE KELEN

DATE DES MOTIFS :                        LE MERCREDI 11 DÉCEMBRE 2002

COMPARUTIONS :                           M. Peter Woloshyn

Pour la demanderesse

Mme Rhonda Marquis

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :      

M. Peter Woloshyn

                                                                Avocat

Yallen & Associates

204, rue George, 3e étage

Toronto (Ontario)

M5R 2A5

Pour la demanderesse

Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada

Pour le défendeur


COUR FÉDÉ RALE DU CANADA

            Date: 20021211

             Docket: IMM-5771-01

ENTRE :

ANNA (GANNA) IGNATOVA

                               demanderesse

- et -

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉET DE L'IMMIGRATION

                                  défendeur

                                                   

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

                                                   

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