Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20190404


Dossier : IMM-3658-18

Référence : 2019 CF 404

Ottawa (Ontario), le 4 avril 2019

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

YEISY NOLI ALCANTARA MORADEL, EMELY DAYANA MARTINEZ ALCANTARA

demanderesses

et

LE MINISTRE DE L'IMMIGRATION, REFUGIÉS ET CITOYENNETÉ CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Yeisy Noli Alcantara Moradel [demanderesse principale] et sa fille, Emely Dayana Martinez Alcantara [Emely], sont toutes deux ressortissantes du Honduras. Elles sont au Canada depuis août 2017, après avoir passé une dizaine d’années aux États-Unis. Elles contestent, par le biais du présent contrôle judiciaire, l’évaluation de risques avant renvoi [ÉRAR] effectuée par une agente d’immigration [Agente] le 11 juin 2018, évaluation aux termes de laquelle l’Agente concluait qu’advenant un retour au Honduras, les demanderesses ne risquaient pas d’être confrontées à plus qu’une simple possibilité de persécution au sens de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi] ou encore d’être exposées à des risques de torture, de menaces à leur vie, ou de traitements ou de peines cruels ou inusités au sens de l’article 97 de la Loi.

[2]  Les demanderesses reprochent à l’Agente un certain nombre de manquements aux règles de l’équité procédurale. Elles lui reprochent aussi d’avoir traité leur demande d’ÉRAR comme s’il s’agissait d’une demande fondée exclusivement sur l’article 97 de la Loi. Elles plaident enfin que l’Agente a fait défaut d’apprécier ladite demande en fonction de l’intérêt supérieur d’Emely, qui, au moment du traitement de la demande, était âgée de 17 ans.

II.  Contexte

[3]  Les faits pertinents à la présente demande de contrôle judiciaire peuvent se résumer comme suit. La demanderesse principale affirme que les problèmes qui l’ont incitée à quitter le Honduras ont débuté avec la mort, en avril 1997, d’un de ses frères qui était policier et qui aurait été assassiné par un collègue policier à la solde des gangs de rue pour le rôle qu’il aurait joué dans l’arrestation d’un membre d’un de ces groupes. Dans l’année qui a suivi le décès de son frère, elle aurait fait l’objet de menaces de mort du seul fait qu’elle était sa sœur. Cela l’aurait incitée à aller s’installer dans la capitale du pays. C’est à cet endroit qu’elle aurait rencontré celui qui allait devenir son époux et avec qui elle allait avoir Emely.

[4]  En 2002, la famille, ne pouvant avoir une vie normale en raison de la peur qui tenaillait la demanderesse principale, a décidé de quitter le Honduras pour le Nicaragua, le pays de nationalité de l’époux. Toutefois, la demanderesse principale allègue qu’en 2004, son époux a dû quitter le Nicaragua en raison de problèmes politiques. Les demanderesses ont suivi deux ans plus tard. La famille s’est alors installée aux États-Unis où elle a vécu pendant 10 ans, sans statut, la demanderesse y donnant naissance à deux autres enfants.

[5]  En juin 2017, la famille entrait au Canada et y déposait une demande d’asile, laquelle a été jugée irrecevable en raison de l’entente sur les tiers pays sûrs. Retournés vers les États-Unis, la demanderesse principale et ses trois enfants ont été autorisés à y demeurer, mais non l’époux, qui a été déporté vers le Nicaragua. Quelques semaines plus tard, soit en août 2017, la demanderesse principale et ses trois enfants se sont présentés de nouveau à la frontière canadienne. Tout comme la première fois, la demanderesse principale et Emely ont été jugées inéligibles à soumettre une demande d’asile, ce qui n’a pas été le cas des deux autres enfants de la demanderesse principale qui, eux, ont été autorisés à produire une telle demande contre leur pays de nationalité, les États-Unis.

[6]  Les autorités canadiennes ont toutefois offert à la demanderesse principale et à Emely de se prévaloir d’une ÉRAR, ce qu’elles ont fait en novembre 2017. Au soutien de leur demande d’ÉRAR, basée tant sur l’article 96 que sur l’article 97 de la Loi, les demanderesses ont dit craindre d’être persécutées par les gangs de rue MS13 ou M18 si elles devaient être forcées de retourner au Honduras, une crainte fondée sur leur appartenance à la famille du frère (assassiné) de la demanderesse principale et au groupe social des Honduriens renvoyés d’Amérique du Nord. Dans le cas d’Emely, elles ont dit que cette crainte était aussi fondée sur son âge et le fait qu’elle soit une jeune femme puisque cela la rendait particulièrement vulnérable à l’emprise des gangs de rue et à la spirale de violence et d’exploitation sexuelle généralement associées à ces groupes. Les demanderesses ont aussi dit craindre, essentiellement sur les mêmes bases, d’être exposées à une menace pour leur vie de même qu’à des risques de traitements ou de peines cruels et inusités si elles devaient retourner au Honduras. Finalement, elles ont exhorté l’Agent à examiner le cas d’Emely en fonction du principe de l’intérêt supérieur de l’enfant.

III.  Décision de l’Agente

[7]  L’Agente a d’abord disposé de l’allégation de risque associé au fait que la demanderesse principale et Emely appartenaient à la famille du frère policier de la demanderesse principale, assassiné en 1997. Elle lui a accordé peu de poids, notant que les parents de la demanderesse principale et cinq de ses autres frères et sœurs résidaient toujours au Honduras sans y être importunés et que 20 ans après les faits, il lui paraissait hautement improbable que les membres du gang de rue ayant commandé cet assassinant soient toujours motivés et intéressés à rechercher la demanderesse principale et sa fille, laquelle n’avait que cinq ans lorsqu’elle et sa mère ont quitté le Honduras.

[8]  L’Agente s’est ensuite penchée sur l’allégation de risque liée à l’appartenance des demanderesses au groupe social des « Honduriens renvoyés d’Amérique du Nord ». Elle a noté à cet égard que ce risque visait surtout les jeunes hommes ayant quitté le Honduras pour échapper à l’emprise qu’avaient sur eux des groupes criminalisés. Elle n’a pas vu, dans la documentation soumise par les demanderesses, de preuve que les jeunes filles étaient ciblées par ces groupes à leur retour au pays ou encore que les jeunes en général l’étaient systématiquement du fait qu’ils retournaient au pays en provenance d’un pays d’Amérique du Nord. L’Agente a souligné à cet égard que les problèmes vécus au retour d’un pays d’Amérique du Nord dépendaient de la région ou du quartier d’où provenait le ressortissant et du fait qu’il était déjà connu ou non d’un groupe criminalisé. Elle en a conclu que les demanderesses n’avaient pas le profil de personnes susceptibles d’être spécifiquement visées par les groupes criminalisés à leur retour au Honduras et donc, qu’elles n’étaient pas plus à risque que le reste de la population du Honduras.

[9]  En troisième et dernier lieu, l’Agente a examiné l’allégation liée au fait qu’Emely ferait partie d’un autre groupe social, celui des « femmes honduriennes », et qu’elle encourrait, de ce fait, le risque, à son retour au Honduras, d’être enlevée, violée, et recrutée de force par les membres des groupes criminalisés MS13 et M18 aux fins d’être exploitée sexuellement. Elle a d’abord noté, des statistiques portant sur l’année 2011-2012, que 73 % des femmes honduriennes affirmaient ne pas avoir été victimes de violence et que parmi la tranche des 27 % de femmes ayant indiqué l’avoir été, près de 75 % d’entre elles affirmaient avoir été victimes de violence intrafamiliale, ce qui n’était pas le cas des demanderesses.

[10]  Quant au recrutement forcé des jeunes par les gangs de rue, l’Agente a noté de la preuve documentaire que la plupart d’entre eux étaient de jeunes hommes et que la majorité des victimes des activités de ces gangs étaient aussi de sexe masculin. Elle a souligné, à cet égard, que la pauvreté, le manque d’éducation, le fait d’avoir abandonné l’école, les fréquentations, l’entourage et la consommation de drogue étaient tous des facteurs qui mettaient les jeunes à risque d’un recrutement par un gang de rue et que ce profil de risques ne correspondait pas à celui d’Emely. Elle s’est dite d’avis que le risque de nature généralisé n’était pas pertinent dans la détermination du statut de réfugié d’un demandeur d’asile.

[11]  L’Agente a reconnu par ailleurs que la situation des femmes au Honduras était loin d’être parfaite mais elle a rappelé que la majorité des problèmes vécus par les femmes honduriennes était d’ordre intrafamilial et que des programmes existaient dorénavant afin d’apporter aide et soutien aux femmes victimes de violence. Elle a conclu en ces termes :

En conclusions [sic], en regardant l’ensemble de la preuve et la situation des demandeures je conclus que les risques auxquels elles font face sont des risques de nature généralisé. En effet, je ne suis pas satisfaite du fait qu’elles seront spécifiquement ciblées à cause de leur retour d’Amérique du Nord, que le profil de la fille de la demandeure fait qu’elle soit spécifiquement recrutée de force par des membres de gangs, ou qu’elles soient visées à cause de leur lien de parenté avec [le frère de la demanderesses principale]. De plus, je ne suis pas satisfaite que [sic] fait que la demandeure et sa fille seront persécutées pour la simple raison qu’elles sont des femmes. En effet bien que des femmes honduriennes aient été victimes de violence, les demandeurs n’ont pas démontré que c’était leur cas et le risque qu’elles soient victimes dans le futur demeure aléatoire.

[12]  Les demanderesses évoquent, à l’encontre de la décision de l’Agente, trois manquements aux règles de l’équité procédurale. Elles lui reprochent, d’une part, de ne pas avoir procédé à une analyse complète des risques auxquelles elles seront exposées advenant un retour au Honduras, en faisant défaut d’analyser le risque fondé sur l’âge d’Emely. D’autre part, elles estiment que l’Agente a fondé sa décision sur un document provenant du Cartable national de documentation de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié qui n’était plus en vigueur, et donc plus valide, au moment où ladite décision a été prise. Enfin, elles reprochent à l’Agente d’avoir cité de la jurisprudence sans en donner la référence.

[13]  Sur le plan du mérite de la décision de l’Agente, les demanderesses plaident que celle-ci a commis une erreur de droit dans son appréciation du volet de la demande d’ÉRAR fondée sur l’article 96 de la Loi en exigeant la preuve d’un risque personnalisé. Elle s’est ainsi trouvée, selon les demanderesses, à traiter ce volet de la demande d’ÉRAR comme s’il s’agissait d’une demande formulée en vertu de l’article 97. Enfin, l’Agente était tenue, toujours selon les demanderesses, d’apprécier ladite demande en fonction de l’intérêt supérieur d’Emely, ce qu’elle n’aurait pas fait.

[14]  Il est à noter que les demanderesses ne contestent pas les conclusions de l’Agente relatives à l’allégation liée au fait qu’elles seraient à risque, advenant leur expulsion vers le Honduras, en raison de leur lien avec le frère de la demanderesse principale assassiné en 1997.

IV.  Question en litige et normes de contrôle

[15]  Il s’agit ici de déterminer si, en décidant comme elle l’a fait, l’Agente a commis une erreur justifiant l’intervention de la Cour suivant l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7. Il est bien établi que les questions d’équité procédurale sont révisables par cette Cour suivant la norme de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43).

[16]  Il est par ailleurs bien établi également que les conclusions de l’Agente relatives à son appréciation des risques allégués au soutien de la demande d’ÉRAR, à supposer que le cadre d’analyse applicable a été correctement suivi, sont révisables suivant la norme de la décision raisonnable (Tapambwa v Canada (Citizenship and Immigration), 2019 CAF 34 au para 32; Burton c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 910 au para 34; Kandel c Canada (Citoyenneté et immigration), 2014 CF 659 au para 17; Jama c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 668 aux para 15-16). La décision d’un décideur administratif est raisonnable lorsque le processus qui y a mené est transparent et intelligible et que les conclusions qui en ressortent appartiennent aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47).

V.  Analyse

[17]  À mon sens, il n’y a pas lieu d’intervenir en ce qui a trait aux récriminations de la demanderesse principale. En premier lieu, aucun des trois manquements allégués aux règles de l’équité procédurale n’est pertinent à son cas ou mérite l’intervention de la Cour. En effet, le premier de ces manquements, soit celui voulant que l’Agente ait fait défaut de procéder à une analyse du risque fondé sur l’âge d’Emely, ne concerne que celle-ci, et non la demanderesse principale.

[18]  Quant au second manquement, soit celui où l’on fait reproche à l’Agente d’avoir fondé sa décision sur un document provenant du Cartable national de documentation de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié qui n’était plus en vigueur, et donc plus valide, au moment où sa décision a été prise, il n’est pertinent, encore une fois, qu’au cas d’Emely. En effet, ce document fait état de statistiques relatives à l’assassinat de femmes au Honduras, traite de violence conjugale et sexuelle et aborde les services offerts aux victimes. Il aborde donc la situation générale des femmes honduriennes (Dossier certifié du tribunal [CTR], Honduras : information sur les fémicides, la violence conjugale et sexuelle, y compris les services offerts aux victimes (2009-2011) aux pp 191-197).

[19]  La demanderesse principale, je le rappelle, a, au soutien de sa demande d’ÉRAR, invoqué des risques liés au fait que l’assassinat de son frère avait été commandé par des gangs de rue et au fait de son appartenance aux Honduriens renvoyés d’Amérique du Nord. Or, elle ne conteste pas les conclusions de l’Agente relatives à son lien avec son frère et le document en question ne traite pas des Honduriens renvoyés d’Amérique du Nord. Il n’a donc aucune application au cas de la demanderesse principale.

[20]  Enfin, le fait que l’Agente ait omis d’indiquer la référence au jugement dont elle a cité un extrait ne saurait constituer un manquement aux règles de l’équité procédurale. Je suis d’accord avec le défendeur pour dire qu’il s’agit là d’une erreur cléricale et non d’une erreur susceptible d’invalider la décision de l’Agente. Cela n’a rien à voir en effet avec la mise en œuvre effective des règles de l’équité procédurale.

[21]  Quant à la raisonnabilité de la décision prise par l’Agente à l’égard de la demanderesse principale, il ne reste, vu qu’il n’y pas contestation des conclusions de l’Agente relatives au risque appréhendé lié à l’assassinat du frère de la demanderesse principale, que l’appréhension liée au fait que celle-ci ferait partie du groupe social des Honduriens renvoyés d’Amérique du Nord. Le principal reproche adressé à l’Agente tient au fait qu’elle aurait fait défaut d’examiner cette allégation du point de vue de l’article 96 de la Loi.

[22]  Il est bien établi que les éléments requis pour établir le bien-fondé d'une revendication aux termes de l'article 97 de la Loi diffèrent de ceux prévus à l'article 96. Aux fins de l'article 97, le décideur doit se demander si le renvoi du revendicateur pourrait l'exposer personnellement aux risques et menaces qui y sont spécifiés. Le risque doit être personnalisé et doit être établi selon la balance des probabilités; il est prospectif et ne comporte aucune composante subjective (Li c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CAF 1 au para 33; Jarada c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 409 aux para 26-28).

[23]  En revanche, lorsque la revendication est fondée sur l’article 96, le demandeur d’asile n’a pas à prouver qu’il a été lui-même persécuté dans le passé ou qu’il le serait à l’avenir; il lui suffit de démontrer que la crainte qu’il entretient résulte non pas d’actes répréhensibles commis ou susceptibles d’être commis à son endroit, mais d’actes répréhensibles commis ou susceptibles d’être commis à l’endroit des membres d’un groupe auquel il appartient. Il lui suffit aussi de prouver qu’il existe une possibilité raisonnable que le risque de préjudice associé à cette crainte survienne, c’est-à-dire qu’il existe davantage qu’une simple possibilité que ce risque se matérialise (Salibian c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 CF 250 au para 17 (CAF); Dezameau c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 559 au para 29; Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1385 au para 29).

[24]  Toutefois, encore faut-il que le demandeur d’asile démontre qu’il appartient bel et bien au groupe dont les membres sont exposés au risque de persécution que craint le demandeur (Fi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2006 CF 1125 au para 16; Lakatos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1061 au para 28; Conka c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 532 au para 17).

[25]  Or, la demanderesse principale, qui avait 40 ans au moment de l’examen de sa demande ÉRAR, n’a pas fait cette démonstration puisque comme l’a relevé l’Agente, le risque dont font face les Honduriens renvoyés dans leur pays en provenance d’Amérique du Nord concerne d’abord et avant tout les jeunes hommes qui ont quitté une situation de violence qui existait avant leur départ pour l’Amérique du Nord. Après avoir pris connaissance de la preuve documentaire versée au DCT, je ne saurais conclure que l’Agente a commis une erreur d’appréciation et encore moins, une erreur d’appréciation justifiant l’intervention de la Cour.

[26]  Il en va autrement du cas d’Emely où, selon moi, l’Agente a confondu les cadres d’analyse propres aux articles 96 et 97 de la Loi. Comme Emely le prétend, l’Agente a omis d’analyser la crainte qu’elle ressent à la lumière de l’article 96 de la Loi, en tant que membre du groupe social des jeunes femmes honduriennes. En d’autres termes, l’Agente n’a pas apprécié la demande d’asile d’Emely en fonction de la persécution qu’elle appréhende en raison de son âge et de son sexe, et ce, dans une perspective d’appartenance à ce groupe et suivant le cadre d’analyse propre à l’article 96 de la Loi.

[27]  Je suis conscient du fait qu’un décideur n’a pas à tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement qui a mené à sa conclusion finale, mais encore faut-il que les motifs de sa décision permettent à la Cour d’en comprendre le fondement et de déterminer si elle fait partie des issues possibles acceptables en regard des faits et du droit applicable (Newfoundland and Labrador Nurses' Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 16).

[28]  Le défendeur concède que l’Agente aurait certainement pu mieux séparer son analyse des critères des articles 96 et 97 de la Loi. Toutefois, il avance que les motifs de la décision en cause, lorsque considérés, comme il se doit, dans leur ensemble, ne permettent pas de conclure que l’Agente a confondu les critères applicables à chacun des deux volets de la demande d’ÉRAR concernant Emely.

[29]  Je n’en suis pas convaincu. La personnalisation du risque me paraît avoir été au cœur de la démarche de l’Agente et son analyse, par le fait même, centrée exclusivement sur l’article 97 de la Loi. Pourtant, suivant la preuve au dossier, Emely, en raison de son âge – elle est toujours une adolescente - et de son sexe, apparait particulièrement vulnérable en tant que membre du groupe social des jeunes femmes honduriennes.

[30]  En effet, le Honduras forme, avec le Salvador et le Guatemala, un amalgame de pays – surnommé le « triangle nord d’Amérique centrale » - qui présente le taux d’homicide le plus élevé dans le monde en raison, notamment, du phénomène des gangs criminalisés qui gangrène ces pays (DCT aux pp 74, 81, 122, 142, 147, 150).  Ce qui ajoute à l’ampleur de ce phénomène c’est que plus de 50 % des victimes de ces gangs sont des jeunes – hommes et femmes - de moins de 25 ans (DCT à la p 151).

[31]  Quant aux jeunes filles et aux jeunes femmes en particulier, la preuve révèle qu’elles sont particulièrement vulnérables au recrutement forcé de ces gangs et à la spirale d’exploitation et de violence physique et sexuelle à laquelle cela peut mener (DCT à la p 116). Toujours selon la preuve au dossier, les jeunes filles ainsi recrutées deviennent souvent, sous la contrainte, les « petites amies » des membres du gang, ce qui les expose à diverses formes de sévices sexuels (DCT à la p 143). Dans un rapport présenté au Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, la Rapporteuse spéciale sur la violence contre les femmes, ses causes et ses conséquences au Honduras constate d’ailleurs que les jeunes filles sont contraintes à se livrer à des rapports sexuels lors de leur initiation dans les gangs et, par la suite, doivent, toujours sous la contrainte, transporter des stupéfiants ainsi que des armes à feu (DCT à la p 242). Ce rapport fait également état du fait qu’en plus de subir de la violence sexuelle, les jeunes filles recrutées par ces gangs sont souvent tuées dans des règlements de compte entre les membres de gang (DCT à la p 242). Bien que le phénomène touche aussi les garçons, les jeunes filles sont d’ailleurs nombreuses à abandonner l’école à cause de ces gangs puisque c’est là que ceux-ci font une bonne partie de leur recrutement (DCT à la p 143). Un article du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés fait état du fait que la croissance de la violence des gangs a poussé des dizaines de milliers de jeunes des pays du triangle nord d’Amérique centrale à fuir la région, chiffre qui, en 2016, avait quintuplé en trois ans (DCT à la p 130).

[32]  Devant une situation qui semble aussi critique pour les jeunes ressortissantes d’un pays qui paraît au bord de l’abime social, l’Agente, si tant est qu’elle s’est livrée à une analyse du cas d’Emely, sous l’angle de l’article 96 de la Loi, se devait d’exposer plus explicitement qu’elle ne l’a fait les tenants et aboutissants de son raisonnement et de sa conclusion. Son défaut de l’avoir fait entache, selon moi, l’intelligibilité de sa décision et laisse croire qu’elle a effectivement confondu les deux cadres d’analyse, pourtant distincts, qu’elle devait appliquer pour disposer de la portion de la demande d’ÉRAR relative à Emely. La gravité de la situation appelait à une certaine vigilance, sinon à une vigilance certaine de la part de l’Agente. Cette vigilance semble avoir fait défaut, ce qui, à mon sens, requiert l’intervention de la Cour et un nouvel examen de la crainte de persécution qu’Emely appréhende d’un retour au Honduras.

[33]  Il ne sera pas nécessaire, dans les circonstances, que je me prononce sur les autres récriminations dirigées par les demanderesses à l’encontre du volet de la décision de l’Agente s’appliquant à Emely.

[34]  La demande de contrôle judiciaire sera donc accueillie, mais en ce qui a trait à Emely uniquement. Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé la certification d’une question en vue d’un appel. Je suis aussi d’avis qu’il ne se soulève pas en l’espèce de questions qui transcendent les faits particuliers de la présente affaire.

 


JUGEMENT dans IMM-3658-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie en ce qui a trait à la codemanderesse, Emely Dayana Martinez Alcantara;

  2. L’évaluation de risques avant renvoi effectuée en date du 11 juin 2018 en ce qui a trait à la codemanderesse, Emely Dayana Martinez Alcantara, est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour être évaluée de nouveau;

  3. La demande de contrôle judiciaire est rejetée à tout autre égard;

  4. Aucune question n’est certifiée.

« René LeBlanc »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3658-18

 

INTITULÉ :

YEISY NOLI ALCANTARA MORADEL, EMELY DAYANA MARTINEZ ALCANTARA c LE MINISTRE DE L'IMMIGRATION, REFUGIÉS ET CITOYENNETÉ CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

montréal (québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 février 2019

 

JUGEMENT et motifs :

LE JUGE LEBLANC

 

DATE DES MOTIFS :

LE 4 avril 2019

 

COMPARUTIONS :

Me Fabiola Ferreyra Coral

 

Pour les demanDERESSES

 

Me Suzanne Trudel

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Fabiola Ferreyra Coral

Avocate

Montréal (Québec)

 

Pour les demandERESSES

 

Procureur Général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.