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     Date : 19980311

     Dossier : IMM-1111-97


OTTAWA (ONTARIO), le 11 mars 1998.


EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MARC NOËL


ENTRE :

     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

     ET DE L'IMMIGRATION DU CANADA,

     requérant,

     - et -

     RASANATHAN SINNATHURAI,

     intimé.



     ORDONNANCE



     La demande est accueillie et l'affaire déférée à un tribunal de constitution différente de la Section du statut de réfugié (Commission de l'immigration et du statut de réfugié) de manière à ce qu'il puisse décider si, indépendamment de toute autre question, l'intimé est exclu en vertu de l'alinéa 1Fc) de la Convention.


     Les deux questions suivantes sont certifiées :

     1)      La CISR était-elle autorisée à " pondérer " le facteur d'exclusion mentionné à l'alinéa 1Fc ) de la Convention, compte tenu du risque de torture auquel, a-t-il été conclu, l'intimé s'exposerait dans son pays d'origine?
     2)      L'infraction dont l'intimé a été reconnu coupable constitue-t-elle un agissement contraire aux buts et aux principes des Nations Unies aux termes de l'alinéa 1Fc) de la Convention?

     Marc Noël

     Juge



Traduction certifiée conforme


Laurier Parenteau, LL.L.





     Date : 19980311

     Dossier : IMM-1111-97


ENTRE :

     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

     ET DE L'IMMIGRATION DU CANADA,

     requérant,

     - et -

     RASANATHAN SINNATHURAI,

     intimé.



     MOTIFS DE L'ORDONNANCE



LE JUGE NOËL


[1]      Le ministre requérant sollicite le contrôle judiciaire d'une décision par laquelle la Section du statut de réfugié (SSR) de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (CISR) a reconnu à l'intimé le statut de réfugié.

[2]      L'intimé, tamoul de souche et citoyen du Sri Lanka, est né le 26 mai 1957. En juillet 1983, les Tigres de libération de l'Eelam Tamoul ont attaqué un camion de l'armée se trouvant non loin du village de l'intimé. À la suite de l'attaque, les militaires sri-lankais ont fait un raid sur le village, au cours duquel l'intimé a été blessé par balle à la jambe et arrêté. Il a ensuite été interrogé sur les activités politiques de sa famille. Lors de l'interrogatoire, il a été battu si sévèrement qu'il porte des cicatrices permanentes.

[3]      L'intimé a finalement été relâché après que sa mère eut payé un pot-de-vin. Il est ensuite rentré à la maison pour une brève convalescence ainsi que pour organiser son départ du pays. Il a quitté le Sri Lanka en mai 1984; grâce à l'aide d'un frère vivant en France, il est arrivé au Canada en novembre 1985 et a demandé aussitôt le statut de réfugié.

[4]      En janvier 1987, l'intimé est devenu résident permanent du Canada. Avant qu'une décision soit prise sur le statut de réfugié de l'intimé, ce dernier a été déclaré coupable de quatre chefs liés à la possession et au trafic de stupéfiants. Les circonstances donnant lieu à cette déclaration de culpabilité comprenaient une quantité d'environ 1,6 kg d'héroïne, dont la valeur marchande aurait été de quelques millions de dollars. Par suite de sa déclaration de culpabilité, l'intimé a été condamné à une peine d'emprisonnement de 13 ans.

[5]      Le 13 mars 1995, une enquête de l'immigration a été tenue au sujet de l'intimé, et une mesure d'expulsion conditionnelle a été rendue en application du paragraphe 32.1(2) de la Loi sur l'immigration. Le 18 mai suivant, la Section d'appel de la CISR rejetait l'appel que l'intimé avait interjeté à l'égard de la mesure susmentionnée.

[6]      La revendication du statut de réfugié de l'intimé a finalement été entendue le 23 avril et le 28 août 1996. Dans une décision partagée, la commissaire qui s'est rangée du côté de l'intimé et, par conséquent, dont la décision a préséance1 (la " commissaire ayant rendu la décision favorable ", ou la " commissaire ", selon le cas) a exprimé l'avis qu'il y avait deux questions à régler. La première consistait à savoir si, au vu de la preuve produite, l'intimé était bel et bien un réfugié au sens de la Convention. La seconde question, soulevée par le ministre, consistait à savoir si, par suite de la déclaration de culpabilité de l'intimé au criminel, la revendication du statut de réfugié de ce dernier n'était pas valide du fait de l'alinéa 1Fc ) de la Convention.

[7]      Le texte de l'alinéa 1Fc) est le suivant :

     F. Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :
     ...
     c) qu'elles se sont rendues coupables d'agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies.

[8]      En ce qui concerne la première question soulevée, la commissaire ayant rendu la décision favorable a conclu que l'intimé était un réfugié au sens de la Convention. Quant à la seconde question, elle a conclu que l'alinéa 1Fc) n'invalidait pas la revendication de l'intimé2. Étant donné que le requérant ne conteste que la seconde conclusion, l'analyse qui suit est liée exclusivement aux faits qui se rapportent à cette constestation.

[9]      En se prononçant sur la seconde question, la commissaire ayant rendu la décision favorable a reconnu que, d'après la jurisprudence, les infractions relatives aux stupéfiants constituent des agissements " contraires aux buts et aux principes des Nations Unies "3. Cependant, elle a exprimé l'avis qu'elle avait néanmoins le droit de " pondérer " le facteur d'exclusion prévu à l'alinéa 1Fc ) par rapport aux facteurs qui privilégiaient l'inclusion de l'intimé en tant que réfugié au sens de la Convention.

[10]      À l'appui de cette démarche, la commissaire s'est fondée sur diverses dispositions de la Loi sur l'immigration qui permettent d'apprécier les conséquences d'un refoulement par rapport au danger que pose le réfugié pour le public canadien. Elle a fait remarquer, plus précisément, qu'en vertu de l'alinéa 46.01e) de la Loi, le revendicateur du statut de réfugié qui a été reconnu coupable d'une infraction punissable par une peine maximale d'emprisonnement d'au moins dix ans n'a droit à une décision sur sa revendication que dans les cas où le ministre est d'avis qu'il constitue un danger pour le public. La commissaire a raisonné qu'une interprétation de l'alinéa 1Fc) qui fait entrer en ligne de compte des infractions criminelles canadiennes mais exclut le fait de pondérer les risques d'un refoulement est incompatible avec l'économie administrative de la Loi.

[11]      La commissaire ayant rendu la décision favorable a fait remarquer en outre que si l'intimé avait commis les mêmes infractions relatives aux stupéfiants après qu'une décision favorable avait été rendue sur sa revendication, il demeurerait passible d'une mesure de refoulement en vertu de l'article 53 de la Loi, mais uniquement si le ministre était d'avis qu'il posait un danger pour le public. Elle a émis l'hypothèse que si cela avait été le cas, le ministre aurait certainement tenu compte des rapports fort prometteurs des agents chargés du cas sur l'intimé. Elle était donc d'avis qu'il serait injuste que le moment où l'infraction avait été commise détermine si l'individu pouvait bénéficier ou non d'une pondération.

[12]      La commissaire ayant rendu la décision favorable a conclu que l'intimé s'expose à un grave risque de torture s'il retourne au Sri Lanka, et que la perspective de persécution (y compris la torture) l'emporte, et de loin, sur les questions nationales qui sont liées à l'infraction commise par l'intimé. Après avoir procédé à cet exercice de pondération, elle a conclu que l'intimé était un réfugié au sens de la Convention.

[13]      D'après la commissaire dissidente, il ressortait clairement de la tendance jurisprudentielle que la Convention n'autorisait pas l'exercice de pondération dans lequel sa collègue s'était lancée. Elle a conclu qu'étant donné que le crime commis par ce dernier tombait sous le coup de l'alinéa 1Fc) de la Convention, elle n'avait pas d'autre choix que de prononcer son exclusion.

[14]      Il me semble clair que, d'après la jurisprudence, ce dernier point de vue est le bon4. Aucune décision n'étaye le genre de pondération dans lequel s'est lancée la commissaire qui a rendu la décision favorable en l'espèce.

[15]      Cependant, selon l'avocat de l'intimé, ce qui importe en l'espèce est la conclusion de fait qu'a tirée la commissaire ayant rendu la décision favorable, savoir que l'intimé court le risque d'être torturé s'il est renvoyé dans son pays d'origine. L'avocat invoque la Convention internationale contre la torture dont le Canada est signataire et, plus précisément, l'article 3, qui dispose que nul ne peut être renvoyé dans un autre État s'il existe des motifs sérieux de croire qu'il sera torturé. L'avocat déclare que l'adhésion du Canada à cette convention justifie la décision de la commissaire qui a rendu la décision favorable. En outre, ajoute-t-il, bien que la Cour d'appel, dans l'arrêt Gonzalez, se soit manifestement prononcée contre une pondération dans les cas où l'exclusion repose sur l'alinéa 1Fa)5, la Cour n'a pas rejeté la possibilité qu'il soit justifié de procéder à une telle mesure lorsque l'exclusion repose sur l'alinéa 1Fb) et, vraisemblablement aussi, sur l'alinéa 1Fc)6.

[16]      La torture constitue probablement la pire forme de persécution qui soit, mais je ne vois rien dans la Convention qui autoriserait à interpréter différemment ses dispositions en faisant référence au type ou à la gravité de la persécution en question. En outre, même si le Canada a ratifié la Convention contre la torture, celle-ci n'a pas été intégrée dans la Loi sur l'immigration, et il est donc difficile de concevoir comment ses principes pourraient régir la portée et l'application de cette Loi.

[17]      Je conclus donc qu'il n'était pas loisible à la commissaire ayant rendu la décision favorable de reconnaître le statut de réfugié au requérant parce que le ministre a invoqué la clause d'exclusion. L'affaire est donc déférée à un tribunal de constitution différente, auquel il est ordonné de décider si l'intimé est exclu ou non, indépendamment de toute autre question, en vertu de l'alinéa 1Fc)7.

[18]      Les avocats des deux parties ont demandé que l'on certifie la question de savoir si la commissaire ayant rendu la décision favorable avait le droit de " pondérer " le facteur d'exclusion mentionné à l'alinéa 1Fc ) de la Convention, compte tenu du risque de torture auquel il s'exposerait dans sa ville d'origine. Ils ont indiqué également qu'étant donné que l'affaire Pushpanathan est toujours en instance devant la Cour suprême, la question qui sous-tend cette décision et qui se pose en l'espèce8, est certifiable elle aussi.

[19]      J'ai accédé à ces demandes et, de ce fait, les deux questions seront certifiées.


     Marc Noël

     Juge


OTTAWA (ONTARIO

Le 11 mars 1998







Traduction certifiée conforme


Laurier Parenteau, LL.L.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER



NE DU GREFFE :              IMM-1111-97

INTITULÉ DE LA CAUSE :      Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration du Canada c. Rasanathan Sinnathurai
LIEU DE L'AUDIENCE :          Montréal (Québec)

DATE DE L'AUDIENCE :          Le 18 février 1998


MOTIFS DE L'ORDONNANCE PRONONCÉS PAR Monsieur le juge Noël

EN DATE DU :              11 mars 1998




ONT COMPARU :

Me Ian Hicks                  POUR LE REQUÉRANT
Me William Sloan              POUR L'INTIMÉ


PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

Me George Thomson              POUR LE REQUÉRANT

Sous-procureur général

du Canada


Me William Sloan              POUR L'INTIMÉ

__________________

1.      Aux termes du paragraphe 69.1(10) : " ... en cas de partage, la Section du statut est réputée rendre une décision en faveur de l'intéressé ".

2.      Concluant que la section 1Fc) invalidait en fait la revendication, la commissaire dissidente a donc jugé qu'il n'était pas nécessaire de régler la première question soulevée.

3.      Pushpanathan c. Le ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1996] 2 C.F. 49 (C.A.F.). Appel en instance devant la Cour suprême.

4.      Voir, par exemple, les arrêts suivants : Gonzalez c. Canada 24 Imm L.R.(2d) 229 (C.A.F.), Canada c. Mehmet, [1992] 2 C.F. 598 (C.A.F.), et Murugadas Thamotharampillai c. Canada, [1994] 3 C.F. 99, et Yasin c. Canada 117 F.T.R. 256.

5.      Les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité.

6.      Gonzalez (précité), p. 238. Je ne crois pas que Gonzalez étaye cette prétention. Bien que le juge d'appel Mahoney n'ait pas exclu la possibilité de procéder à une pondération dans les cas mettant en cause l'alinéa 1Fb), le fait qu'il ait laissé la question ouverte était attribuable au libellé particulier de cette disposition :
             Peut-être l'adjectif " grave " utilisé à l'alinéa 1 F b ) rend-il possible la pondération suggérée mais on ne retrouve rien de tel à l'alinéa 1 F a).
     L'alinéa 1Fc) ne renferme aucun modificatif de cette nature.

7.      Je ne crois pas que la Loi m'autoriserait à ordonner simplement que l'affaire est tranchée d'une manière conforme à la décision de la commissaire dissidente. Le seul cas où la décision d'un commissaire unique peut être déterminante en vertu du paragraphe 69.1(10) est celui où la décision est favorable à la partie requérante. Par conséquent, il semble qu'il faille trancher à nouveau l'affaire officiellement, même si son issue ne suscite aucun doute concevable.

8.      C'est-à-dire celle de savoir si le trafic de stupéfiants constitue un agissement contraire aux buts et aux principes des Nations Unies aux termes de l'alinéa 1Fc) de la Convention.

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