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                                                     IMM-29-97

 

 

 

 

OTTAWA (ONTARIO), LE 7 MAI 1997

 

 

EN PRÉSENCE DU JUGE ROTHSTEIN

 

 

ENTRE :

 

 

                     FRANK MEFRET CUSKIC,

                                                    requérant,

 

                              et

 

                 LA MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                     ET DE L'IMMIGRATION,

 

                                                      intimée.

 

 

 

                          ORDONNANCE

 

     LA COUR STATUE COMME SUIT :

 

1.   La demande de contrôle judiciaire est accueillie et la convocation datée du 29 novembre 1996 est annulée.

 

2.   La question suivante est certifiée à titre de question de portée générale à soumettre à la Cour d'appel :

 

[TRADUCTION] L'exécution d'une mesure de renvoi à l'encontre d'une personne visée par une ordonnance de probation qui renferme une convocation devant un agent de probation sur une base périodique précise ou selon la demande de l'agent de probation donne-t-elle  directement lieu à une transgression d'une décision rendue au Canada par une autorité judiciaire aux fins de l'alinéa 50(1)a) de la Loi sur l'immigration?

 

 

                                                                                             Marshall Rothstein        

                                                                                                                        JUGE

 

 

 

Traduction certifiée conforme                                                                  

 

                                                                                                François Blais, LL.L.


                                                                                                                                             IMM-29-97

 

 

 

 

ENTRE :

 

                                                         FRANK MEFRET CUSKIC,

                                                                                                                                              requérant,

 

                                                                             et

 

                                                 LA MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                           ET DE L'IMMIGRATION,

 

                                                                                                                                                 intimée.

 

 

 

                                                       MOTIFS DE L'ORDONNANCE

 

LE JUGE ROTHSTEIN

 

            La présente demande de contrôle judiciaire concerne une contradiction touchant l'exécution d'une mesure de renvoi de la ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (ministre) et d'une ordonnance de probation de la Cour de l'Ontario (Division générale).  Voici le libellé de l'article 50 de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2 :

 

50.(1)     La mesure de renvoi ne peut être exécutée dans les cas suivants :

 

a)  l'exécution irait directement à l'encontre d'une autre décision rendue au Canada par une autorité judiciaire;

 

b)  la présence au Canada de l'intéressé étant requise dans le cadre d'une procédure pénale, le ministre ordonne d'y surseoir jusqu'à la conclusion de celle-ci.

 

   (2)        L'incarcération de l'intéressé dans un pénitencier, une prison ou une maison de correction, antérieurement à la prise de la mesure de renvoi ou à son exécution, suspend l'exécution de celle-ci jusqu'à l'expiration de la peine, compte tenu des réductions légales de peine et des mesures de clémence.

 

            Né en ex-Yougoslavie en 1964, le requérant est devenu immigrant reçu au Canada en 1975.  Le 14 janvier 1994, il a été reconnu coupable de séquestration et d'agression sexuelle aux termes du paragraphe 279(2) et de l'article 271 du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, et ses modifications.  Le 14 mars 1994, il a été condamné à une peine d'emprisonnement de deux ans moins un jour dans une maison de correction.  À l'expiration de la peine d'emprisonnement, le requérant a été mis en liberté surveillée pour une période de deux ans qui devait expirer vers le 13 mars 1998.  Voici les conditions pertinentes de l'ordonnance de probation :

 

[TRADUCTION] À ces causes, ledit prévenu doit, pour la période de deux ans à compter de la date de la présente ordonnance ou, lorsque l'alinéa d) est applicable, à compter de la date d'expiration de sa sentence d'emprisonnement, se conformer aux conditions suivantes, savoir, que ledit prévenu ne troublera pas l'ordre public et observera une bonne conduite et comparaîtra devant le tribunal lorsqu'il en sera requis par le tribunal.

 

De plus, l'accusé doit se conformer aux conditions suivantes :

 

a) se présenter à un agent de probation de la présente municipalité et être sous la surveillance de celui-ci ou d'une autre personne qu'il désigne pour l'aider à exercer cette surveillance et se présenter aux moment et endroit que cette personne peut exiger ou encore, une fois par mois ou aussi souvent que c'est nécessaire.

 

            Le 13 décembre 1994, la ministre a pris une mesure d'expulsion à l'encontre du requérant.  Après avoir tenté sans succès d'interjeter appel de cette décision et d'en demander le contrôle judiciaire, le requérant a été sommé, par une convocation datée du 29 novembre 1996 et signifiée à la même date, de se présenter au Centre d'Immigration Canada situé à l'aéroport international Pearson, à Toronto, pour être renvoyé en Bosnie.  Effectivement, le requérant a été renvoyé le 6 janvier 1997.  C'est cette convocation qui, d'après le requérant, donne directement lieu à une transgression de l'ordonnance de probation à laquelle il était assujetti, ce qui va à l'encontre de l'alinéa 50(1)a) de la Loi sur l'immigration.

 

            L'avocat du requérant soutient que la convocation devrait être infirmée et que la ministre devrait être tenue de faire revenir le requérant au Canada, parce qu'elle ne s'est pas conformée à l'alinéa 50(1)a) de la Loi sur l'immigration.  L'avocate de la ministre répond que le renvoi du requérant du Canada n'entraîne pas directement une transgression de l'ordonnance de probation, pour les raisons suivantes :

 

(1)l'ordonnance de probation ne prévoyait pas que la résidence au Canada constituait une condition de la probation;

 

(2)selon le paragraphe 50(2), une mesure de renvoi peut être exécutée une fois qu'une peine d'emprisonnement a été purgée;

 

(3)il n'y aura aucune transgression de l'ordonnance de probation à moins que des mesures ne soient prises pour exiger l'application de l'ordonnance en question et la preuve n'indique nullement qu'une mesure de ce genre a été prise en l'espèce.

 

            Dans l'arrêt Williams c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1984] 2 C.F. 269, le juge Jerome, juge en chef adjoint, a interdit l'exécution d'une mesure d'expulsion dans des circonstances où une ordonnance sommant le requérant de comparaître devant la Cour à une date précise avait été rendue et où le requérant ne pourrait se conformer à cette ordonnance s'il était expulsé.  Dans l'arrêt Wood c. M.E.I. (1986), 2 F.T.R. 58, le juge Jerome a rejeté une demande de prohibition parce que le tribunal n'avait désigné aucun agent de probation et qu'aucun élément des conditions n'exigeait la présence du requérant au Canada ou sa comparution devant le tribunal à un endroit et à un moment précis.

 

            Dans la présente affaire, le requérant était tenu de se présenter à un agent de probation dans la municipalité régionale de Halton [TRADUCTION] «une fois par mois ou aussi souvent que c'est nécessaire».  Il appert de la preuve qu'il devait se présenter à l'agent de probation au moins une fois par mois.  L'exécution de la mesure d'expulsion prise contre lui l'a empêché de se conformer à l'ordonnance de probation.

 

            L'avocate de la ministre souligne que le Code criminel permet aux tribunaux de rendre une ordonnance de probation contraignant une personne à demeurer assujettie à la compétence de la Cour et que l'ordonnance de probation rendue en l'espèce ne renferme aucune condition de cette nature.  Je ne crois pas que cet argument ou le fait que la résidence au Canada n'était pas énoncée comme condition de l'ordonnance de probation puisse aider la ministre.  Dans la présente affaire, le requérant devait se présenter à un agent de probation une fois par mois.  Le fait de quitter le Canada ou de se soustraire à la compétence des tribunaux du Canada ne constituait pas une transgression de l'ordonnance de probation, en autant que le requérant revenait et se présentait comme il devait le faire.  Cependant, s'il est renvoyé par la ministre, il ne pourra par le fait même revenir et se présenter à l'agent de probation par la suite.  C'est l'exécution de la mesure de renvoi prise contre lui qui donne directement lieu à une transgression de l'ordonnance de probation.

 

            Il est vrai que le paragraphe 50(2) interdit l'exécution d'une mesure de renvoi uniquement jusqu'à ce que l'intéressé ait purgé une peine comme détenu dans un pénitencier, une prison ou une maison de correction.  À première vue, le paragraphe 50(2) énonce toutes les règles relatives aux ordonnances d'incarcération et de probation.  Cependant, il y a des cas où les contrevenants sont simplement mis en liberté surveillée sans être condamnés à une peine d'emprisonnement.  Il faut donc lire l'article 50 en entier.  C'est l'alinéa 50(1)a) qui s'applique à une ordonnance de probation une fois que l'individu a purgé sa peine d'emprisonnement.

 

            Enfin, je ne crois pas que les mesures prises en application de l'ordonnance de probation soient à l'origine de la transgression.  C'est plutôt le contraire.  Ce sont les mesures prises en application de la Loi sur l'immigration qui peuvent donner lieu à la transgression.  L'alinéa 50(1)a) énonce clairement que l'exécution d'une mesure de renvoi ne doit pas aller directement à l'encontre d'une autre décision rendue au Canada par une autorité judiciaire.  En d'autres termes, la transgression concerne l'ordonnance de probation elle-même et est causée par les mesures prises en application de la Loi sur l'immigration.  C'est ce qui s'est produit en l'espèce.

 

            Par ces motifs, j'en arrive à la conclusion que l'exécution de la mesure de renvoi en l'espèce va directement à l'encontre de l'ordonnance de probation rendue par la Cour de l'Ontario (Division générale) et qu'elle transgressait donc l'alinéa 50(1)a) de la Loi sur l'immigration et doit être annulée.

 

            Cependant, même si j'en suis arrivé à cette conclusion, il m'apparaît utile de formuler deux autres commentaires.  D'abord, la ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration n'est pas complètement paralysée dans des cas de cette nature.  Si elle désire expulser un individu visé par une ordonnance de probation qui l'oblige à être présent au Canada, la ministre peut prendre des mesures fondées sur l'alinéa 732.2(3)a) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. 46, et ses modifications, dont le libellé est le suivant :

 

732.2(3)  Le tribunal qui a rendu une ordonnance de probation peut, à tout moment, sur demande du délinquant, de l'agent de probation ou du poursuivant, ordonner au délinquant de comparaître devant lui et, après audition du délinquant d'une part et du poursuivant et de l'agent de probation, ou de l'un de ceux-ci, d'autre part :

 

a) apporter aux conditions facultatives de l'ordonnance les modifications qu'il estime justifiées eu égard aux modifications des circonstances survenues depuis qu'elle a été rendue...

 

            Selon ces dispositions, la ministre peut demander au poursuivant de présenter au tribunal qui a rendu l'ordonnance de probation une ordonnance modifiant les conditions facultatives de l'ordonnance de façon que l'exécution d'une mesure d'expulsion n'entraîne pas directement une transgression de ladite ordonnance.  Il est vrai que le poursuivant, du moins lorsqu'il relève d'un procureur général provincial, n'est pas tenu d'accéder à la demande de la ministre et le tribunal qui a rendu l'ordonnance de probation n'est évidemment pas tenu de le faire non plus.  Cependant, il n'en demeure pas moins que la ministre peut formuler la demande.  Si cette demande n'est pas acceptée par le poursuivant ou par le tribunal, alors, selon le désir du Parlement qui découle de l'article 50 de la Loi, la ministre sera assujettie à l'ordonnance de probation jusqu'à ce que les conditions de celle-ci aient été exécutées.  À l'article 50 de la Loi sur l'immigration, le Parlement oblige la ministre, même lorsqu'elle cherche à défendre un intérêt qu'elle considère comme un intérêt public, à respecter, comme toute autre personne, les ordonnances d'un tribunal.  Compte tenu de l'article 50, si la ministre veut prendre des mesures à l'encontre d'une personne reconnue coupable, elle devra probablement faire davantage que d'ordonner simplement la mise à exécution d'une mesure d'expulsion, lorsque d'autres ordonnances sont en vigueur au sujet de l'individu concerné.

 

            En deuxième lieu, même si le libellé de l'article 50 m'a incité à en arriver à la conclusion susmentionnée en l'espèce, l'objet de l'article 50 lui-même m'apparaît difficile à comprendre.  Je peux comprendre que le Parlement veut empêcher la ministre de transgresser directement l'ordonnance rendue par un autre tribunal lorsqu'elle décide d'expulser un individu.  D'autre part, la probation vise à protéger la société et à faciliter la réintégration du contrevenant dans la collectivité (voir l'alinéa 732.1(3)h) du Code criminel).  Il semble assez étrange que la ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration ne puisse expulser un individu pendant que celui-ci est en liberté surveillée afin de protéger la société et de faciliter la réintégration du détenu en question dans une collectivité que, finalement, il ne réintégrera pas.  Il m'apparaît souhaitable que le Parlement réexamine l'article 50 de la Loi sur l'immigration pour déterminer si, lorsque le contrevenant est tenu, aux termes d'une ordonnance de probation, de se présenter à un agent de probation sur une base périodique ou que sa présence est par ailleurs requise par celui-ci au Canada, la ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration devrait être empêchée d'exécuter une mesure d'expulsion à moins d'obtenir une modification de l'ordonnance de probation.  Il se peut que, dans certains cas, l'expulsion soit plus logique que le respect d'une ordonnance de probation et, pour cette raison, il y aurait peut-être lieu d'accorder un pouvoir discrétionnaire à la ministre. Subsidiairement, s'il est jugé souhaitable que le tribunal ayant rendu l'ordonnance de probation continue à contrôler le contrevenant, il y aurait peut-être lieu de modifier la Loi sur l'immigration ou le Code criminel de façon à permettre à la ministre de demander directement au tribunal en question de modifier l'ordonnance de probation afin de pouvoir formuler des arguments elle-même sans devoir compter sur la collaboration du poursuivant.

 

            L'avocat du requérant soutient que la convocation aux termes de laquelle celui-ci a été expulsé devrait être annulée et que la ministre devrait prendre les dispositions nécessaires pour faire revenir le requérant au Canada.  Même si je reconnais que la ministre ne s'est pas conformée à l'article 50 de la Loi sur l'immigration, je ne crois pas qu'il s'agisse d'un cas où la Cour devrait lui donner des directives de cette nature.  Le Parlement n'a pas édicté l'article 50 pour avantager les contrevenants.  Il l'a fait pour donner des directives sur la voie à suivre en cas de contradiction entre les mesures prises par la ministre et les ordonnances rendues par d'autres autorités judiciaires ou fonctionnaires au Canada.  De façon générale, la directive est la suivante :  l'exécution d'une mesure d'expulsion est assujettie à toute autre ordonnance.  Même si la Cour ne peut tolérer que la ministre ait contrevenu à l'article 50 en l'espèce, il ne serait pas logique de l'obliger à faire revenir le requérant pour qu'il continue à se conformer à l'ordonnance de probation rendue contre lui jusqu'à l'expiration de celle-ci et soit ensuite à nouveau expulsé.  Ce résultat aurait pour conséquence illogique de placer les contrevenants dans une situation plus avantageuse que les personnes expulsées qui n'ont commis aucune infraction et qui n'étaient assujetties à aucune ordonnance d'un tribunal.  Enfin, il n'y a aucun fait probant en l'espèce qui justifie une directive de cette nature.

 

            En conséquence, je suis d'avis d'annuler la convocation sans formuler d'autre directive.

 

            L'avocate de l'intimée a demandé la certification d'une question de portée générale à soumettre à la Cour d'appel :

 

[TRADUCTION] L'exécution d'une mesure de renvoi à l'encontre d'une personne visée par une ordonnance de probation qui renferme une convocation devant un agent de probation sur une base périodique précise ou selon la demande de l'agent de probation donne-t-elle directement lieu à une transgression d'une décision rendue au Canada par une autorité judiciaire aux fins de l'alinéa 50(1)a) de la Loi sur l'immigration?

 

            Cette question sera certifiée.

 

            L'avocat du requérant a demandé la certification de la question suivante :

 

[TRADUCTION] Si la ministre a contrevenu à l'article 50, y a-t-il lieu que la Cour lui ordonne de faire revenir le requérant au Canada?

 

            À mon avis, la question de savoir si la ministre devrait être tenue de faire revenir une partie requérante devra être tranchée selon les faits de chaque situation.  Par conséquent, je ne crois pas qu'il s'agisse d'une question de portée générale et je ne la certifierai pas aux fins de l'appel.

 

 

                                                                                          Marshall Rothstein           

                                                                                                            JUGE

 

OTTAWA (ONTARIO)

Le 7 mai 1997

 

 

Traduction certifiée conforme                                                                 

 

                                                                                                François Blais, LL.L.


                                                     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                                 SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE


 

                                   AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

 

No DU GREFFE :                                  IMM-29-97

 

 

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :       FRANK MEFRET CUSKIC c.

                                                            LA MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L'IMMIGRATION

 

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                       TORONTO ET OTTAWA

 

 

 

DATES DE L'AUDIENCE :                   30 AVRIL ET 6 MAI 1997

 

 

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE DU JUGE ROTHSTEIN

 

EN DATE DU :                         7 MAI 1997

 

 

 

 

 

ONT COMPARU :

 

 

Me LORNE WALDMAN                                                                                      POUR LE REQUÉRANT

 

 

Me KATHRYN HUCAL                                                                                      POUR L'INTIMÉE

 

 

 

 

 

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

Me LORNE WALDMAN                                                                                      POUR LE REQUÉRANT

TORONTO (ONTARIO)

 

 

Me GEORGE THOMSON                                                                                               POUR L'INTIMÉE

SOUS-PROCUREUR GÉNÉRAL

DU CANADA

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