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Date : 20011220

Dossier : T-458-99

Référence neutre : 2001 CFPI 1430

Ottawa (Ontario), le mercredi 20 décembre 2001

EN PRÉSENCE DE :             Madame le juge Dawson

ENTRE :

JOHN ROBERT MORIN, RICHARD WILLIAM MORIN,

FLORENCE MORIN, ISABELLE MORIN,

JOHN A. MORIN ET THERESA MORIN

                                                                                                                                                       appelants

- et -

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA,

LE MINISTRE DES AFFAIRES INDIENNES ET DU NORD

et LA NATION CRIE ENOCH No 440

                                                                                                                                                           intimés

                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LE JUGE DAWSON


[1]                 Il s'agit d'un appel interjeté conformément à l'article 47 de la Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I-5 (la Loi) contre une décision du ministre des Affaires indiennes et du Nord (le ministre) en date du 23 février 1999. Le ministre avait décidé qu'Affaires indiennes et du Nord Canada (AINC) n'approuverait pas le testament d'Adolphus Morin portant la date du 17 décembre 1986, ni ne nommerait l'exécuteur testamentaire désigné dans ce testament, ni ne redistribuerait l'actif successoral selon ce testament. La décision du ministre a eu pour effet de maintenir l'approbation antérieure du testament d'Adolphus Morin daté du 10 mars 1954, ainsi que la transmission des biens opérée selon ce testament.

LES FAITS

[2]                 Le 10 mars 1954, Adolphus Morin faisait un testament dans lequel il instituait son épouse, Lottie Charlotte Morin, sa légataire universelle et qui nommait le surintendant des Indiens de l'Agence indienne d'Edmonton son exécuteur testamentaire.

[3]                 Adolphus Morin décéda le 23 juin 1996. Son épouse et ses onze enfants lui survivaient, comme l'indiquait une lettre adressée par la Nation crie Enoch à AINC.

[4]                 Le 17 décembre 1996, Michael Sidon, directeur des successions et fiducies au ministère des Affaires indiennes et du Nord, approuvait le testament de 1954, renonçait à sa nomination comme exécuteur testamentaire et chargeait Peter Morin d'administrer la succession d'Adolphus Morin.


[5]                 L'année suivante, Peter Morin s'acquitta de ses tâches d'administrateur de la succession. En février 1997, il transféra à Lottie Morin l'intérêt de feu son mari dans un quart de section de mille carré d'une terre sise dans la réserve indienne de Stoney Plain no 135. Ce transfert fut approuvé au nom du ministre, et un certificat de possession fut délivré à Lottie Morin en mai 1997.

[6]                 Puis, en mai 1998, Lottie Morin transféra cette terre à Sandy Terry Morin, et le transfert fut approuvé au nom du ministre en juin 1998. Sandy Terry Morin transféra alors la totalité ou une partie de cette terre à la Première nation crie Enoch en septembre 1998, moyennant la somme de 20 000 $.

[7]                 Le 12 novembre 1998, la Nation crie Enoch reçut d'un avocat une lettre faisant état d'un testament plus récent d'Adolphus Morin daté du 19 décembre 1986. La Nation crie Enoch transmit cette lettre ainsi qu'un double du testament de 1986 au ministère des Affaires indiennes et du Nord et conserva en fiducie la somme de 20 000 $ qu'elle devait pour la cession immobilière en cours, jusqu'à la résolution de cette affaire.


[8]                 M. Sidon demanda au bureau d'Ottawa de AINC de se manifester à propos de la découverte d'un testament plus récent et, selon les mots employés dans sa lettre, de démêler les « complications que cet élément nouveau entraîne aujourd'hui » . M. Sidon annexa à sa demande écrite d'aide des doubles des testaments de 1954 et de 1986, un double de l'approbation du testament de 1954 et de la nomination d'un administrateur successoral, avec testament annexé, un double de la renonciation du représentant personnel et un double de la cession immobilière faite par le représentant personnel.

[9]                 M. Sidon fut plus tard informé que AINC n'approuverait pas le testament de 1986. Le 23 février 1999, M. Sidon informa à son tour l'avocat de Sandy Terry Morin que le testament de 1986 ne serait pas approuvé, si bien que le testament de 1954 demeurait le document approuvé. Les raisons de cette décision étaient les suivantes :

1.          Les représentants de AINC avaient rencontré la famille, notamment les bénéficiaires d'après le testament de 1986, avant la nomination de Peter Morin comme administrateur successoral selon le testament de 1954, et tous acceptaient l'approbation du testament de 1954.

2.          Le prétendu deuxième testament fut porté à l'attention de AINC presque deux ans après le transfert de la terre à Lottie Morin selon le testament de 1954.

3.          On avait allégué qu'Adolphus Morin était inhabile à tester lorsque le testament de 1986 fut rédigé.

4.          Le ministre avait toute latitude d'accepter un testament répondant aux conditions du paragraphe 45(2) de la Loi.

5.          Le ministère avait rempli son obligation fiduciaire.

[10]            Le 12 mars 1999, les appelants déposaient auprès de la Cour fédérale un avis d'appel se rapportant à cette décision du 23 février 1999.

[11]            L'appel fut d'abord présenté pour audience devant le juge Teitelbaum, qui nota que le testament original de 1986 n'avait jamais été soumis à l'examen du ministre et qu'il n'avait pas été produit devant la Cour dans l'appel. Le juge Teitelbaum ajourna donc l'appel pour permettre aux appelants de présenter une requête écrite en production d'une preuve nouvelle.

[12]            Puis le juge Teitelbaum délivra une ordonnance motivée portant sur la requête en production d'une preuve nouvelle, ordonnance qui autorisait les appelants à produire une preuve nouvelle. Les motifs du juge Teitelbaum sont instructifs et revêtent une certaine importance, vu les événements qui suivirent.

[13]            Le juge Teitelbaum fit d'abord observer que :

[TRADUCTION]

N'ayant pas eu le document original qui est prétendument le testament, le représentant du ministre ne pouvait dire si le document est un testament valide, c'est-à-dire si la signature de feu Adolphus Morin est authentique ou si, pour une autre raison, le testament peut être accepté comme authentique.

Le juge Teitelbaum a ensuite estimé que l'intérêt de la justice exigeait que tous les documents, notamment le deuxième testament original, soient présentés au décideur pour qu'il détermine quel testament devrait prendre effet. Le juge Teitelbaum a donc ordonné que :


(i)          les appelants soient autorisés à produire dans l'appel une preuve nouvelle « concernant la validité de la signature du dernier testament d'Adolphus Morin » ;

(ii)         à la demande des intimés, l'appel soit ajourné pour une période de six mois afin de permettre aux intimés d'examiner la preuve nouvelle.

[14]            Conformément à l'ordonnance du juge Teitelbaum, de nouveaux éléments de preuve furent produits par les appelants, mais ne furent pas déposés avant la reprise de l'audition de l'appel. En l'absence d'une opposition des intimés, une pièce intitulée « Dossier d'appel (vol. II) » fut admise comme pièce produite à l'audience. La preuve nouvelle contenue dans ce document peut être résumée ainsi.

[15]            John Robert Morin, un des fils d'Adolphus Morin, a déclaré dans un affidavit sous serment que :

(i)          En décembre 1986, il avait conduit son père dans un cabinet d'avocat de la partie sud d'Edmonton pour qu'il fasse un testament. Son père, a-t-il juré, lui a dit qu'il voulait que l'original demeure au cabinet de l'avocat.

(ii)         Son père est décédé presque dix ans plus tard. John Robert Morin s'est alors souvenu du testament antérieur, mais ne savait pas s'il existait encore, ni où il se trouvait.


(iii)        Il n'a pas été informé de l'approbation du testament de 1954 par AINC, ni de la rencontre entre certains membres de la famille et les fonctionnaires de AINC.

(iv)        Il entreprit de chercher le testament et fut éventuellement dirigé « au cours des premiers mois de 1997 » vers le cabinet Cruickshank Karvellas. Après qu'il eut parlé avec un avocat de ce cabinet, le testament original de 1986 lui fut envoyé « peu de temps après » par messager en mai 1997.

(v)         Peu après, il a communiqué avec un employé de AINC, à qui il a dit qu'il avait découvert le dernier testament de son père. Après avoir tenté plusieurs fois par la suite de savoir à quel stade en était le testament de 1986, John Robert Morin fut informé que AINC avait déjà accepté un autre testament et n'accepterait pas celui de 1986.

(vi)        Il a demandé à un avocat d'écrire à la Bande indienne de la Nation crie Enoch à propos du testament de 1986, dans le contexte de fonds distribués par la bande et se rapportant à des ressources pétrolières et gazières, mais il ne lui a jamais demandé d'envoyer à AINC une photocopie du testament de 1986.

  

[16]            Les autres appelants, tous des enfants d'Adolphus Morin, ont juré qu'ils n'ont appris l'existence du testament de 1986 que lorsqu'il fut découvert par John Robert Morin. Un avocat auparavant associé au cabinet Cruickshank Karvellas a assuré qu'un bordereau de messagerie versé dans le dossier mentionne que le testament original fut envoyé par messager à John Morin le 12 mai 1997.


[17]            Le deuxième volume du dossier d'appel contenait aussi semble-t-il un affidavit d'un représentant de AINC déposé en opposition à la requête en production d'une preuve nouvelle, ainsi que les conclusions ultérieures adressées au ministre par les appelants et l'exécuteur testamentaire nommé dans le testament de 1954. Ces pièces n'ont pas été validement soumises à la Cour et n'auraient pas dû figurer dans le dossier d'appel parce qu'elles ne faisaient pas l'objet de l'ordonnance du juge Teitelbaum rendue conformément à la règle 351 des Règles de la Cour fédérale, 1998, et qui autorisait la production d'une preuve nouvelle.

[18]            Curieusement, compte tenu des termes précis des motifs et de l'ordonnance du juge Teiltelbaum, l'original du testament de 1986 n'a pas été produit devant la Cour dans le présent appel. John Robert Morin a plutôt juré dans un affidavit que, lorsqu'il fut informé que la Cour pourrait vouloir examiner le testament original, il le remit immédiatement à son avocat. Celui-ci versa alors simplement dans le deuxième volume du dossier d'appel une photocopie du testament de 1986, qu'il certifia comme copie conforme. Plus surprenant est le fait qu'il n'a été présenté à la Cour aucune preuve de la signature du testament de 1986, vu l'ordonnance du juge Teitelbaum qui autorisait la production de preuves « concernant la validité de la signature » du testament de 1986, et compte tenu de l'importance évidente de ces preuves.

[19]            Ce ne devait pas cependant être l'ultime surprise.

[20]            Armés de cette preuve, les appelants ont alors soutenu que :

(i)          le testament était valide à première vue, eu égard surtout à la preuve corroborante selon laquelle il avait été récupéré d'un cabinet d'avocats;


(ii)         le ministre avait, en 1999, agi conformément à ses pouvoirs selon le paragraphe 46(1) de la Loi, de telle sorte que la Cour avait compétence, en vertu de l'article 47 de la Loi, soit pour prononcer en faveur du testament de 1986, soit en tout cas pour annuler la décision de 1999;

(iii)        la décision par laquelle le ministre avait conclu à l'invalidité du testament de 1986 avait été rendue en l'absence de faits ou de renseignements adéquats et elle était arbitraire et contraire au droit.

  

[21]            Après l'exposé des conclusions des appelants, nouvelle surprise. L'avocate de la Couronne, l'un des intimés, s'est levée pour alléguer une exception « préliminaire » , affirmant que l'appel était maintenant théorique parce que le ministre avait rendu ou rendrait une nouvelle décision. Plus exactement, a-t-elle dit, la décision avait été rendue, mais elle n'était pas encore couchée par écrit ni signée, et elle avait été communiquée de vive voix à l'avocate de la Couronne et, par son entremise, à l'avocat des appelants, quelque 12 jours auparavant. Le fond de la décision, a-t-elle affirmé, était que, après avoir entendu de nouveaux arguments, le ministre s'était ravisé.

[22]            Aucun avis préliminaire ni élément de preuve n'ont été présentés à la Cour à propos de la prise de cette « décision » , ou à propos du fait que la Couronne alléguerait la nature maintenant théorique de l'appel. L'avocate de la Couronne, par consentement, et au soutien de son argument, a produit des doubles de lettres envoyées par la Couronne, lettres qui invitaient les parties concernées à faire connaître leurs arguments sur l'effet du testament de 1986. L'avocate de la Couronne s'est aussi référée aux conclusions qui n'auraient pas dû figurer dans le document produit comme dossier d'appel (volume II).


[23]            Il est utile, je crois, de reproduire ici mes observations sur la procédure suivie par les avocats dans cette affaire.

[24]            D'abord, les règles de la cour sont conçues pour permettre l'examen méthodique et raisonné du bien-fondé d'un cas. Outre que l'équité et les règles le requièrent, cela suppose que la Cour et les parties doivent recevoir un avis préliminaire des points qui seront plaidés et des preuves qui seront invoquées, sauf si des circonstances extraordinaires rendent cela impossible. Je ne vois pas de circonstances extraordinaires de ce genre dans la présente affaire.

[25]            Dans les appels d'origine législative, la preuve doit être produite en temps opportun, par écrit et en conformité avec les règles de preuve. Il n'est donc pas question de production fragmentaire de documents à l'audience, désignés uniquement par les observations orales des avocats. En s'y prenant ainsi, les avocats rendent un mauvais service à leurs clients et à la Cour, ils contreviennent aux règles de la Cour, ils méconnaissent à tout le moins l'esprit du Code de déontologie professionnelle, qui leur intime de ne pas être témoins dans leur propre cause, et ils constituent pour l'appel un dossier rien moins qu'improvisé.

[26]            Deuxièmement, les exceptions préliminaires portant sur la nature théorique d'un appel doivent être soulevées comme questions préjudicielles, avant que leur auteur n'ait exposé toutes ses conclusions, et doivent être appuyées par une preuve adéquate.


[27]            Après avoir fait ces observations, j'ai entendu les arguments des parties sur la question du caractère théorique d'une instance, et sur le point de savoir si, vu la manière d'agir de la Couronne, il convenait d'adjuger des dépens avocat-client. J'ai également entendu les arguments de la Couronne sur les questions soulevées dans l'appel, qui se résumaient aux aspects suivants :

(i)          la décision du ministre avait été rendue en vertu du paragraphe 45(2) de la Loi et il n'y avait donc aucun droit d'appel selon l'article 47 de la Loi, et la présente instance avait été introduite irrégulièrement;

(ii)         la décision du ministre de 1999 n'était ni arbitraire ni déraisonnable.

  

[28]            Après que le prononcé du jugement fut différé, l'avocate de la Couronne a envoyé à la Cour, sans en être priée, mais avec le consentement de l'avocat des appelants, une copie de la lettre de M. Sidon à l'avocat des appelants portant la date du 27 novembre 2001 (la date de l'audition de l'appel), lettre qui contenait ce qui suit :

[TRADUCTION]

Affaires indiennes et du Nord Canada (AINC) a examiné tous les renseignements communiqués à propos du testament d'Adolphus Morin daté du 10 mars 1954 et le document testamentaire daté du 17 décembre 1986.

Les renseignements reçus n'étaient pas impérieux au point de justifier une décision du ministre d'annuler son approbation antérieure du testament de 1954. Par conséquent, il a été décidé que, conformément au pouvoir du ministre selon le par. 45(2) de la Loi sur les Indiens, le document testamentaire daté du 17 décembre 1986 ne sera pas approuvé comme testament d'Adolphus Morin, et le testament d'Adolphus Morin en date du 10 mars 1954 demeurera le testament approuvé.


POINTS EN LITIGE

[29]            Dans cette affaire, les points à décider sont les suivants :

(i)          La présente instance est-elle théorique et, dans l'affirmative, la Cour devrait-elle néanmoins statuer sur l'appel?

(ii)         Si l'appel formé contre la décision du 23 février 1999 doit être résolu selon son bien-fondé;

a)          l'appel a-t-il été validement interjeté en vertu de l'article 47 de la Loi?

b)          dans l'affirmative, devrait-il être accueilli?

  

ANALYSE

i) L'instance est-elle théorique et, dans l'affirmative, la Cour devrait-elle néanmoins statuer sur l'appel?

[30]            Le principe du caractère théorique d'une instance est applicable dans les cas où la décision de la Cour n'aura pas pour effet de résoudre un litige qui intéresse ou pourrait intéresser les droits des parties. C'est à la partie qui allègue le caractère théorique de l'instance qu'il appartient de prouver qu'une matière ou question est théorique.


[31]            En l'espèce, je n'ai pas été persuadée que la solution des points soulevés dans l'appel dirigé contre la décision de 1999 n'aura aucune conséquence pratique sur les parties. Plus exactement, le ministre a soutenu dans cette instance que, lorsqu'une décision est rendue en conformité du paragraphe 45(2) de la Loi, il n'y a pas de droit d'appel selon l'article 47 de la Loi. Dans la mesure où la nouvelle décision, que l'avocate du ministre a soumis à mon attention pour avis ou au soutien de la conclusion relative au caractère théorique de l'instance, continue de s'appuyer sur les pouvoirs conférés au ministre par le paragraphe 45(2) de la Loi, j'estime que le différend relatif au droit des appelants de faire appel de ladite décision n'est pas théorique.

[32]            D'ailleurs, même si l'instance est théorique, la Cour conserve le pouvoir de statuer sur les points soulevés. Ce pouvoir doit être exercé « d'une manière judiciaire » , en accord avec les principes énoncés par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342. Ces principes appellent à reconnaître que :

(i)          la capacité des tribunaux de trancher des litiges a sa source dans le système contradictoire;

(ii)         il existe une préoccupation légitime pour l'économie des ressources judiciaires;

(iii)        les tribunaux doivent être conscients de leur fonction juridictionnelle.

[33]            En l'espèce, quant au premier principe, je suis convaincue que les appelants conservent un intérêt direct à ce que soit déterminé le champ du droit d'appel prévu par l'article 47. Dans la mesure où les appelants ont fait valoir qu'une deuxième décision fondée sur une première décision entachée d'un vice de forme est elle aussi entachée d'un vice de forme, je suis convaincue que les appelants conservent également un intérêt dans la contestation de la régularité de la décision initiale. Le premier principe est donc observé.


[34]            Le deuxième principe énonce l'idée selon laquelle, comme l'a noté la Cour suprême dans l'arrêt Borowski, il est nécessaire de rationner des ressources judiciaires comptées. Dans l'arrêt Borowski, la Cour a noté que la saine économie des ressources judiciaires n'empêche pas l'utilisation de ces ressources si les circonstances spéciales de l'affaire font qu'il vaut la peine de résoudre les points en litige.

[35]            En l'espèce, la Couronne a tardé à invoquer le caractère théorique de l'instance et la Cour avait déjà entendu les arguments des appelants. Mettre un terme à l'instance à ce stade en raison de son caractère théorique n'ira guère dans le sens d'une économie des ressources judiciaires. D'ailleurs, une saine économie des ressources judiciaires n'empêche pas l'utilisation de telles ressources dans les cas où la décision de la Cour aura des conséquences pratiques sur les droits des parties. Vu la continuité du différend entre les parties, je suis d'avis que ce deuxième principe est observé.

[36]            Le juge Gibson a récemment eu l'occasion d'examiner le troisième principe dans l'affaire Teng c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) 2001 CFPI 155; [2001] A.C.F. no 312. Il s'est exprimé ainsi, aux paragraphes 26 et 27 :

Il demeure ici une partie d'intérêt qui pourrait faire appel de la décision de la Cour, mais la Cour reste néanmoins le premier degré, sur un ensemble possible de trois, pour la résolution des questions dont elle est saisie. Il est clair que le législateur voulait que la responsabilité du contrôle judiciaire des décisions comme celle dont la Cour est aujourd'hui saisie incombe à cette Cour en première instance, mais il est clair aussi qu'une décision de cette Cour serait loin de régler définitivement les questions.


Je suis convaincu que l'obligation pour la Cour de prendre en considération sa fonction véritable dans l'élaboration du droit requiert que les questions dont est saisie la Cour soient décidées dans le contexte d'un litige actuel. Si les questions dont je suis saisi étaient soumises à la Cour d'appel fédérale, voire d'une manière plus persuasive, à la Cour suprême du Canada, ma réponse aux deuxième et troisième principes pourrait bien être différente. Mais tel n'est pas le cas. Ici, les questions sont soumises à la Section de première instance de la Cour fédérale du Canada, qui est la première étape du contrôle judiciaire de décisions comme celle visée ici par la demande de contrôle. Je suis convaincu que la nécessité pour la Cour de prendre en considération sa fonction véritable dans l'élaboration du droit, combinée à la préoccupation pour l'économie des ressources judiciaires, m'oblige à conclure que cette Cour devrait s'en tenir à sa fonction première, celle du contrôle judiciaire de décisions qui donnent lieu à un litige actuel, et qu'elle devrait, pour les cas qui à mon sens ne sont rien d'autres que des renvois, s'en remettre aux dispositions expresses de la loi en la matière. [non souligné dans l'original]

  

[37]            En l'espèce, vu la position adoptée par le ministre sur les questions de fond soulevées dans le présent appel, et vu le rôle accordé au paragraphe 45(2) de la Loi dans la nouvelle décision, je suis d'avis que le litige est suffisamment actuel pour me permettre de conclure que la solution des points soulevés dans le présent appel s'accorde avec la fonction véritable de la Cour dans l'élaboration du droit.

[38]            Conclure autrement serait assujettir les appelants à une incertitude constante quant à l'existence de leur droit d'appel près de trois ans après l'introduction du présent appel, et après deux comparutions au cours desquelles a été plaidé le fond de leur appel. Je crois donc que le troisième principe est observé.

[39]            Par conséquent, même si je fais erreur et même si les points soulevés dans le présent appel sont théoriques, j'ai décidé, dans l'exercice de mon pouvoir discrétionnaire, de statuer sur les aspects consciencieusement plaidés devant moi.


ii) L'appel a-t-il été validement interjeté en application de l'article 47 de la Loi?

[40]            Les parties ont choisi de fonder leurs arguments sur les articles 45, 46 et 47 de la Loi. Rares sont les décisions publiées où sont examinées ces dispositions. Cependant, je crois qu'elles ne peuvent être utilement examinées que dans le contexte des articles 42 et 43 de la Loi. Ces dispositions législatives sont, dans leur partie essentielle, rédigées ainsi :



42. (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, la compétence sur les questions testamentaires relatives aux Indiens décédés est attribuée exclusivement au ministre; elle est exercée en conformité avec les règlements pris par le gouverneur en conseil.

[...]

43. Sans que soit limitée la portée générale de l'article 42, le ministre peut_:

a) nommer des exécuteurs testamentaires et des administrateurs de successions d'Indiens décédés, révoquer ces exécuteurs et administrateurs et les remplacer;

b) autoriser des exécuteurs à donner suite aux termes des testaments d'Indiens décédés;

c) autoriser des administrateurs à gérer les biens d'Indiens morts intestats;

d) donner effet aux testaments d'Indiens décédés et administrer les biens d'Indiens morts intestats;

e) prendre les arrêtés et donner les directives qu'il juge utiles à l'égard de quelque question mentionnée à l'article 42.

[...]

45. (1) La présente loi n'a pas pour effet d'empêcher un Indien, ou de lui interdire, de transmettre ses biens par testament.

45(2) Le ministre peut accepter comme testament tout document écrit signé par un Indien dans lequel celui-ci indique ses désirs ou intentions à l'égard de la disposition de ses biens lors de son décès.

45(3) Nul testament fait par un Indien n'a d'effet juridique comme disposition de biens tant qu'il n'a pas été approuvé par le ministre ou homologué par un tribunal en conformité avec la présente loi.

46. (1) Le ministre peut déclarer nul, en totalité ou en partie, le testament d'un Indien, s'il est convaincu de l'existence de l'une des circonstances suivantes_:

a) le testament a été établi sous l'effet de la contrainte ou d'une influence indue;

b) au moment où il a fait ce testament, le testateur n'était pas habile à tester;

c) les clauses du testament seraient la cause de privations pour des personnes auxquelles le testateur était tenu de pourvoir;

d) le testament vise à disposer d'un terrain, situé dans une réserve, d'une façon contraire aux intérêts de la bande ou aux dispositions de la présente loi;

e) les clauses du testament sont si vagues, si incertaines ou si capricieuses que la bonne administration et la distribution équitable des biens de la personne décédée seraient difficiles ou impossibles à effectuer suivant la présente loi;

f) les clauses du testament sont contraires à l'intérêt public.

46(2) Lorsque le testament d'un Indien est déclaré entièrement nul par le ministre ou par un tribunal, la personne qui a fait ce testament est censée être morte intestat, et, lorsque le testament est ainsi déclaré nul en partie seulement, sauf indication d'une intention contraire y énoncée, tout legs de biens meubles ou immeubles visé de la sorte est réputé caduc.

47. Une décision rendue par le ministre dans l'exercice de la compétence que lui confère l'article 42, 43 ou 46 peut être portée en appel devant la Cour fédérale dans les deux mois de cette décision, par toute personne y intéressée, si la somme en litige dans l'appel dépasse cinq cents dollars ou si le ministre y consent.

42. (1) Subject to this Act, all jurisdiction and authority in relation to matters and causes testamentary, with respect to deceased Indians, is vested exclusively in the Minister and shall be exercised subject to and in accordance with regulations of the Governor in Council.

[...]

43. Without restricting the generality of section 42, the Minister may

(a) appoint executors of wills and administrators of estates of deceased Indians, remove them and appoint others in their stead;

(b) authorize executors to carry out the terms of the wills of deceased Indians;

(c) authorize administrators to administer the property of Indians who die intestate;

(d) carry out the terms of wills of deceased Indians and administer the property of Indians who die intestate; and

(e) make or give any order, direction or finding that in his opinion it is necessary or desirable to make or give with respect to any matter referred to in section 42.

[...]

45. (1) Nothing in this Act shall be construed to prevent or prohibit an Indian from devising or bequeathing his property by will.

45(2) The Minister may accept as a will any written instrument signed by an Indian in which he indicates his wishes or intention with respect to the disposition of his property on his death.

45(3) No will executed by an Indian is of any legal force or effect as a disposition of property until the Minister has approved the will or a court has granted probate thereof pursuant to this Act.

46. (1) The Minister may declare the will of an Indian to be void in whole or in part if he is satisfied that

(a) the will was executed under duress or undue influence;

(b) the testator at the time of execution of the will lacked testamentary capacity;

(c) the terms of the will would impose hardship on persons for whom the testator had a responsibility to provide;

(d) the will purports to dispose of land in a reserve in a manner contrary to the interest of the band or contrary to this Act;

(e) the terms of the will are so vague, uncertain or capricious that proper administration and equitable distribution of the estate of the deceased would be difficult or impossible to carry out in accordance with this Act; or

(f) the terms of the will are against the public interest.

46(2) Where a will of an Indian is declared by the Minister or by a court to be wholly void, the person executing the will shall be deemed to have died intestate, and where the will is so declared to be void in part only, any bequest or devise affected thereby, unless a contrary intention appears in the will, shall be deemed to have lapsed.

47. A decision of the Minister made in the exercise of the jurisdiction or authority conferred on him by section 42, 43 or 46 may, within two months from the date thereof, be appealed by any person affected thereby to the Federal Court, if the amount in controversy in the appeal exceeds five hundred dollars or if the Minister consents to an appeal.



[41]            On peut voir que l'effet de l'argument du ministre selon lequel sa décision a été rendue conformément au paragraphe 45(2) de la Loi est que cette disposition aurait pour résultat de soustraire la décision à toute procédure d'appel selon l'article 47 de la Loi et, pourrait-on soutenir, de limiter toute contestation à une contestation par voie de contrôle judiciaire selon l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7.

[42]            En soutenant que la décision du ministre a été rendue en vertu du paragraphe 46(1) de la Loi et non en vertu du paragraphe 45(2), les appelants affirment que :

(i)          le texte du paragraphe 45(2) ne confère nulle part expressément le pouvoir de rejeter des testaments. Ce pouvoir ne se trouve qu'à l'article 46;

(ii)         si cependant le paragraphe 45(2) confère le pouvoir de rejeter un testament, alors l'article 46 est dépourvu de signification;

(iii)        le paragraphe 45(2) de la Loi donne aux Indiens des droits plus étendus qu'à tous les autres Canadiens en les dispensant des formalités rigoureuses des lois provinciales en matière de testaments. Il est contraire à l'intention du législateur d'appliquer le paragraphe 45(2) comme l'a fait le ministre pour nier des droits aux Indiens;


(iv)        si la décision a été rendue en conformité de l'article 45, alors elle supprime la forme de contrôle judiciaire à laquelle le législateur souhaitait assujettir cette décision.

[43]            Dans leur argument selon lequel le ministre a refusé d'approuver ou d'accepter le testament en application du paragraphe 45(2) de la Loi, les intimés attirent l'attention sur la mention du paragraphe 45(2) de la Loi dans la décision du 23 février 1999 et sur le fait que le ministre n'a pas invoqué l'article 46 et n'a fait aucune déclaration d'invalidité.

[44]            On peut voir que le fond de ces arguments est que le pouvoir du ministre a sa source soit dans l'article 45 soit dans l'article 46 de la Loi. C'est là ignorer « la compétence sur les questions testamentaires » qui est conférée au ministre par le paragraphe 42(1) de la Loi. Comme je l'écrivais dans l'affaire Cameron c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord), 2001 CFPI 484; [2001] A.C.F. no 763, la Cour d'appel de la Saskatchewan a jugé, dans l'affaire Re McElhinney (1930), 2 D.L.R. 290, que l'expression « questions testamentaires » , bien que figurant dans une loi sur l'homologation des testaments, s'entendait des questions se rapportant à l'attribution et à la révocation des lettres de vérification ou d'administration, ainsi qu'aux matières accessoires.


[45]            J'en conclus que, en conférant, par l'article 42 de la Loi, une compétence au ministre sur les questions testamentaires, le législateur fédéral lui conférait une compétence semblable à celle qui concerne l'attribution et la révocation des lettres de vérification ou d'administration, ainsi qu'une compétence sur les matières accessoires. Le législateur a donc attribué au ministre une compétence semblable à celle qui est exercée par les tribunaux des successions et des tutelles. Dans Halsbury's Laws of England, vol. 17(2), 4e éd. (Londres : Butterworths, 2000), aux paragraphes 75 et 103, il est mentionné que les fonctions premières d'un tribunal des successions et des tutelles consistent à dire si un document peut ou non être homologué comme instrument testamentaire, et à dire qui a droit d'être constitué représentant personnel du défunt.

[46]            L'une des caractéristiques principales d'un instrument testamentaire est que cet instrument est censé prendre effet au décès du testateur. Par conséquent, dire si un document est un instrument testamentaire requiert de s'enquérir de l'intention de son auteur.

[47]            Cette interprétation du contenu de l'article 42 de la Loi s'accorde avec les pouvoirs particuliers dévolus au ministre en vertu de l'article 43 de la Loi. Sans que soit limitée la portée générale de l'article 42, l'article 43 mentionne clairement que le ministre peut, entre autres, nommer et révoquer des exécuteurs testamentaires et administrateurs successoraux et les autoriser à donner suite aux termes de testaments.

[48]            Tous les sujets mentionnés dans l'article 43 de la Loi participent de la compétence historique en matière d'homologation de testaments.

[49]            La compétence attribuée aux tribunaux des successions et des tutelles au regard des « questions testamentaires » n'était pas une compétence sur tous les aspects se rapportant aux successions. Les cours supérieures ont toujours exercé une compétence étendue. C'était aux cours supérieures qu'il fallait s'adresser pour la solution de questions se rapportant à l'interprétation d'un testament admis à vérification, ainsi que dans les cas qui commandaient une enquête minutieuse sur tous les faits entourant la rédaction d'un présumé testament avant qu'il ne soit admis à vérification. Dans ce dernier cas, l'affaire pouvait être renvoyée à la cour supérieure, qui, pour une telle investigation, avait à sa disposition des moyens plus étendus et plus efficaces. Voir par exemple l'arrêt Jones c. Momberg (1915), 8 W.W.R. 1059 (C.A. du Man.). Les cours supérieures exerçaient aussi une compétence au regard des lois sur le soutien des personnes à charge.

[50]            C'est cette compétence des cours supérieures qui est pour l'essentiel reprise dans le paragraphe 46(1) de la Loi.

[51]            J'arrive donc à la conclusion que l'effet combiné des articles 42, 43 et 46 de la Loi est de faire reposer sur le ministre tous les pouvoirs relatifs aux testaments et à leur homologation, en ce qui concerne les Indiens qui résident ordinairement dans les réserves.


[52]            L'article 45, en revanche, n'est pas une disposition qui confère un pouvoir au ministre. Il prévoit expressément que les Indiens peuvent transmettre leurs biens par testament, qu'ils ne sont pas liés par les mêmes règles que celles qui figurent dans les lois provinciales sur les testaments et que nul testament n'a d'effet juridique tant qu'il n'a pas été approuvé par le ministre ou homologué par un tribunal. L'article 45 a pour objet de préciser les droits des Indiens, non de conférer un pouvoir au ministre.

[53]            La source du pouvoir du ministre d'accepter un instrument écrit comme testament est donc l'article 42 de la Loi, qui lui attribue compétence sur les questions se rapportant à l'octroi et à la révocation de lettres de vérification de testaments. Comme on l'a vu précédemment, la fonction première d'un tribunal ayant compétence sur les questions testamentaires consistait à dire si un document pouvait ou non être homologué comme document testamentaire, ce qui exigeait de s'enquérir de l'intention de son auteur.

[54]            Dans cette perspective, il est évident que le législateur voulait, par l'article 47 de la Loi, accorder plein droit d'appel à l'égard de toutes les décisions rendues dans l'exercice de la compétence sur les questions testamentaires, ainsi qu'à l'égard des décisions déclarant nul un testament. Aucun droit d'appel n'est conféré dans l'article 45, et aucun pouvoir n'est conféré dans cet article. Cette manière de voir permet d'éviter le résultat bizarre selon lequel il pourrait être fait appel d'une décision se rapportant à des questions testamentaires, notamment la nomination d'un exécuteur testamentaire, mais non d'une décision concluant à l'inexistence d'une intention testamentaire dans un document.

[55]            Par conséquent, lorsqu'il a décidé que le testament de 1986 ne serait pas approuvé et que l'exécuteur désigné dans ce testament ne serait pas nommé et ne pourrait pas distribuer l'actif comme l'indiquait ce testament, le ministre exerçait des pouvoirs conférés par l'article 42 de la Loi. D'ailleurs, ces deux dernières décisions entrent dans les alinéas 43a) et b) de la Loi, dispositions qui ne sont pas censées restreindre la portée générale de l'article 42.

[56]            Il s'ensuit que le présent appel a été validement interjeté en vertu de l'article 47 de la Loi.

[57]            En concluant ainsi, je n'ignore pas que, dans l'affaire Rice c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord), [1997] A.C.F. no 596, la Cour a jugé qu'il ne peut y avoir appel d'une décision rendue en vertu de l'article 45 de la Loi et que la forme de documents écrits ne pouvait être contestée dans un appel interjeté selon l'article 47 de la Loi. Cependant, aucun différend ne semble être apparu dans l'affaire Rice sur la question de savoir si la décision avait été prise en vertu de l'article 45 de la Loi, et l'attention de la Cour ne semble pas avoir été attirée sur les articles 42 et 43 de la Loi.

iii) L'appel devrait-il être accueilli?


[58]            Le premier point à examiner concerne la norme de contrôle à appliquer dans un appel interjeté contre la décision du ministre. Le droit d'appel n'est pas limité. L'approche pragmatique et fonctionnelle requiert la prise en compte de plusieurs facteurs : l'existence d'une clause privative, la nature de la décision visée par le contrôle, l'objet du texte législatif et la spécialisation du décideur.

[59]            En l'espèce, il n'y a pas de clause privative, le point de savoir si le testament de 1986 révèle une intention testamentaire est essentiellement un point de fait, l'objet des dispositions applicables de la Loi sur les Indiens est de mettre en équilibre des droits individuels (et les points à décider ne sont donc pas polycentriques), enfin il n'a pas été démontré que le décideur avait un champ particulier de spécialisation. La norme de contrôle devrait donc se situer quelque part entre la norme de la décision raisonnable simpliciter et la norme de la décision manifestement déraisonnable.

[60]            La différence entre un contrôle selon la norme de la décision raisonnable et un contrôle selon la norme de la décision manifestement déraisonnable a été expliquée dans l'arrêt Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, à la page 777. La différence réside dans le caractère flagrant ou évident du défaut. Si le défaut est évident au vu des motifs du tribunal, alors la décision est manifestement déraisonnable.

[61]            En l'espèce, je suis arrivée à la conclusion qu'il n'est pas nécessaire de faire un examen poussé pour voir les défauts de la décision de 1999. Je suis d'avis que la décision était manifestement déraisonnable et il ne m'est donc pas nécessaire d'en dire davantage sur la norme de contrôle.


[62]            S'agissant des erreurs commises, il faut se rappeler que l'avis de l'existence du testament de 1986 n'a pas été envoyé à AINC par les appelants, ni d'ailleurs par un quelconque parent d'Adolphus Morin. Le testament a été transmis par la Nation crie Enoch, qui était en train d'acheter une terre dont l'ancien propriétaire était Adolphus Morin et qui était aliénée conformément aux dispositions du testament de 1954.

[63]            Comme le testament de 1986 n'a pas été présenté à AINC par quelqu'un qui s'autorisait du testament, peut-être le ministre était-il tout à fait fondé à l'ignorer. Cependant, ayant choisi en l'occurrence d'enquêter sur le testament, le ministre était tenu à tout le moins de se demander s'il s'agissait d'un document testamentaire valide indiquant les volontés du défunt quant à la distribution de ses biens à son décès. Si le testament de 1986 a été jugé valide, il s'ensuivrait que celui de 1954 ne révélait pas les intentions testamentaires d'Adolphus Morin. En common law, des lettres de vérification ou d'administration se rapportant à un testament étaient révoquées en cas de découverte d'un testament ultérieur. Voir Macdonell, Sheard and Hull on Probate Practice, 3e éd. (Toronto : Carswell, 1981), à la page 347.

[64]            Il est certain que AINC n'a jamais demandé la production du testament original de 1986, ni n'a communiqué avec John Robert Morin ou quiconque à propos des circonstances entourant la rédaction et la signature du testament de 1986.

[65]            Les motifs du ministre ne disent absolument rien sur la question de savoir si le document était un document testamentaire valide.

[66]            Par souci de commodité, je reproduis ici les motifs qui ont été exposés par le ministre pour justifier sa décision de ne pas donner effet au testament de 1986 :

1.          Les représentants de AINC avaient rencontré la famille, notamment les bénéficiaires selon le testament de 1986, avant la nomination de Peter Morin comme administrateur selon le testament de 1954, et tous étaient en faveur d'approuver le testament de 1954.

2.          Le présumé deuxième testament a été porté à l'attention de AINC presque deux ans après la transmission de la terre à Lottie Morin en vertu du testament de 1954.

3.          On affirmait qu'Adolphus Morin était inhabile à tester lorsque le testament de 1986 a été fait.

4.          Le ministre avait le pouvoir d'accepter tout testament répondant aux conditions du paragraphe 45(2) de la Loi.

5.          Le ministère avait observé son obligation fiduciaire.


[67]            Le premier motif semble s'appuyer sur l'accord des membres de la famille, notamment des bénéficiaires selon le testament de 1986, pour que soit approuvé le testament de 1954. N'est pas contredite la preuve produite dans le présent appel selon laquelle, s'ils avaient été approchés par AINC, les membres de la famille auraient dit que, au moment de leur rencontre avec un représentant d'AINC, ils ignoraient l'existence du deuxième testament. Aucun assentiment antérieur ne devrait être opposé à des personnes qui ignoraient alors tous les faits pertinents. De plus, il n'est pas sûr qu'une entente entre certains bénéficiaires soit un fondement acceptable qui permette au ministre de dire si un testament devrait ou non être approuvé.

[68]            Le deuxième motif, c'est-à-dire la tardiveté, était un facteur dont le ministre pouvait tenir compte.

[69]            Le troisième motif, à savoir la présumée inhabilité du défunt à tester, n'est pas confirmé par la preuve versée dans le dossier. La preuve dont disposait AINC se limitait à une note qui dit que Ron Morin, un neveu du défunt, a rencontré un représentant d'AINC le 19 novembre 1998. Selon les notes consignées par le représentant d'AINC pour cette rencontre, Ron Morin aurait indiqué ce qui suit :

[TRADUCTION]

Peter Morin et Sandy Morin se sont présentés à nos bureaux aujourd'hui, avec un double du testament récent qui a été avancé.

Il croit que le testament antérieur devrait subsister.

Il affirme que son père était malade lorsque le dernier testament a été fait.

[70]            Outre qu'il s'agit d'un ouï-dire, qui plus est d'un ouï-dire à plusieurs degrés, une maladie non précisée ne vaut pas inhabilité à tester. Une maladie peut consister en affections physiques, lesquelles ne rendent aucunement inhabile à tester.


[71]            D'ailleurs, aucune conclusion n'a été rendue sur la capacité en la matière. Des affirmations non étayées et non vérifiées ne peuvent fonder le rejet d'un document testamentaire.

[72]            Quant à la quatrième raison, l'existence en droit d'un pouvoir discrétionnaire ne suffit pas en soi à appuyer une décision. Ce qu'il faut, c'est un exercice raisonné de ce pouvoir discrétionnaire.

[73]            La conclusion non étayée selon laquelle le ministère avait rempli son obligation fiduciaire n'était pas une raison suffisante pour refuser de donner effet à un document avancé comme instrument testamentaire, d'autant qu'aucune enquête n'avait été faite sur l'intention de son auteur.

[74]            La tardiveté est, comme je l'ai noté, un facteur pertinent, mais il existe une jurisprudence selon laquelle elle ne constitue pas en soi une raison suffisante justifiant un refus d'examiner si un testament ultérieur devrait être admis à vérification. Dans l'arrêt Oestreich c. Brunnhuber, [2001] O.J. No. 338 (C.S.J.), le juge Haley a passé en revue le droit sur ce point :

[TRADUCTION]

[18]          Le professeur Feeney, dans The Canadian Law of Wills, 3e édition, 1987, vol. 1, p. 181, s'exprime ainsi :


Il ne semble pas exister une limite particulière pour le délai à l'intérieur duquel un exécuteur testamentaire qui a prouvé le testament de la manière ordinaire peut être appelé à le prouver d'une manière solennelle. Cependant, si les procédures ont été régulières, une fois que le testament est prouvé de la manière solennelle, il ne peut ensuite être annulé. Mais la vérification faite en forme solennelle peut être révoquée s'il y a preuve de fraude ou si un testament ultérieur a été découvert.

[19]          Le professeur Feeney se réfère au cas In the Goods of Topping (1853), 2 Rob. Eccl. 620, une cause jugée par la Prerogative Court of Canterbury. Un testament avait été prouvé de la manière ordinaire en 1835, et une demande de preuve par témoins ou en forme solennelle de ce testament fut présentée en 1853. La fille de la défunte n'apprit l'existence du testament que bien après le décès de sa mère. Les trois témoins du testament étaient encore vivants et pouvaient témoigner. Sir John Dodson s'est exprimé ainsi, à la page 621 :

Il y a eu des cas où des testaments ont été contestés, et les exécuteurs contraints de les prouver de la manière solennelle, après un temps considérable. Je ne connais aucun moyen par lequel des exécuteurs peuvent se prémunir contre cet inconvénient, si ce n'est en interrogeant les témoins instrumentaires avant d'obtenir la vérification. Malgré ce que l'on peut lire dans certains des ouvrages affirmant le contraire, le juge sir William Wynne a exprimé l'avis qu'il n'y a pas de limite de temps pour la contestation d'un testament. Je souscris à cet avis...

[20]          Dans Re Flynn, [1982] 1 W.L.R. 310, le juge Slade, de la Chancery Division, avait affaire à un testament et un codicille dont la vérification avait été accordée en la forme ordinaire en 1974. La preuve en forme solennelle fut demandée en 1981. La cour fut priée de rejeter pour cause de retard l'instance introduite. Le juge Slade a examiné les arguments et les précédents d'une manière assez détaillée et, bien que cela ne fût pas strictement nécessaire pour le jugement, il a conclu ainsi, à la page 318 :

Ma conclusion générale, au vu des précédents auxquels on m'a référé, en particulier In Re Coghlan, [1948] 2 All E.R. 68, est que ces précédents appuient en général l'opinion selon laquelle le tribunal ne rejettera jamais une action visant à faire annuler l'octroi de lettres de vérification ou d'administration, pour la seule raison qu'elle a été introduite tardivement, à moins qu'il ne soit convaincu que la réclamation est par ailleurs frivole ou vexatoire ou qu'elle constitue pour d'autres raisons un abus de la procédure. L'absence apparente de précédents confirmant expressément l'existence du présumé pouvoir qu'invoque aujourd'hui le troisième défendeur donne elle-même à entendre que ce pouvoir n'existe pas.

[75]            Vu l'absence d'enquêtes suffisantes, un délai de deux ans constitue, à mon avis, un élément insuffisant en soi sur lequel fonder une décision raisonnable. Une fois que le ministre a décidé d'enquêter sur le testament de 1986, il a commis une erreur sujette à révision en ne s'appuyant que sur l'argument du délai et sur les quatre autres moyens énoncés plus haut, et en négligeant de s'informer des circonstances qui avaient entouré la signature du testament de 1986.

[76]            Il s'ensuit que la décision du ministre du 23 février 1999 devrait être annulée. Je ne m'exprimerai pas sur la décision plus récente, qui ne fait pas l'objet d'un appel devant la Cour.

[77]            Quant aux dépens du présent appel, je ne vois pas pourquoi ils ne devraient pas suivre l'issue de la cause. Vu que je n'ai pas donné effet à l'argument tardif du ministre relatif au caractère théorique de l'instance, il n'y a aucune raison à mon avis pour que les intimés soient condamnés aux dépens avocat-client. Par conséquent, les appelants ont droit à leurs dépens dans le présent appel, qui seront taxés de la manière ordinaire, selon la colonne III du tableau du Tarif B des Règles de la Cour fédérale, 1998.

ORDONNANCE

[78]            Pour les motifs susmentionnés, la Cour ordonne ce qui suit :

1.          l'appel est accueilli et la décision du ministre en date du 23 février 1999 est annulée;


2.          les appelants ont droit à leurs dépens dans le présent appel, qui seront taxés selon la colonne III du tableau du Tarif B des Règles de la Cour fédérale, 1998.

             « Eleanor R. Dawson »

                                                                                                             Juge                         

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

  

DOSSIER :                               T-458-99

  

INTITULÉ :                              JOHN ROBERT MORIN ET AUTRES c.

SA MAJESTÉ LA REINE ET AUTRES

  

LIEU DE L'AUDIENCE :      EDMONTON (ALBERTA)

  

DATE DE L'AUDIENCE :    LE 27 NOVEMBRE 2001

  

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE DE MADAME LE JUGE DAWSON

DATE DES MOTIFS :           LE 20 DÉCEMBRE 2001

  

ONT COMPARU :

NATHAN J. WHITLING                                                POUR LES APPELANTS

LANA ROBBINS                                                            POUR LES INTIMÉS

  

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

PARLEE MCLAWS                                                         POUR LES APPELANTS

Edmonton (Alberta)

MORRIS ROSENBERG                                                 POUR LES INTIMÉS

Sous-procureur général du Canada

  
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