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Date : 20010712

Dossier : T-2346-87

Référence : 2001 CFPI 792

ENTRE :

                                                    VALERIE JOAN MARKESTEYN

                                                                                                                                              demanderesse

                                                                              - et -

                                                            SA MAJESTÉ LA REINE

                                                                                                                                               défenderesse

                                                    MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE PROTONOTAIRE HARGRAVE

[1]         Les présents motifs font suite à une requête infructueuse visant à faire juger séparément un point litigieux. Ils portent sur la sélection et la mise en balance des circonstances, facteurs et éléments de preuve permettant de décider si l'instruction distincte d'une question « permettra fort probablement d'apporter au litige une solution qui soit juste et la plus expéditive et économique possible » comme le juge Evans (maintenant juge à la Cour d'appel) l'a déclaré dans le jugement Illva Saronno S.p.A. c. Privilegiata Fabbrica Maraschino « Excelsior » , [1999] 1 C.F. 146, à la p. 154. Je commencerai par relater certains des faits à l'origine du litige.


GENÈSE DE L'INSTANCE

[2]         La présente action a été introduite sous la forme d'un recours collectif intenté au nom de l'ensemble des propriétaires riverains des terres longeant la rivière Rouge sur une distance d'environ 116 kilomètres et la rivière Assiniboine, sur une distance de 6,5 kilomètres. Le recours collectif a été abandonné en avril 1999. L'action porte maintenant sur les dommages causés au bien-fonds dont une personne est propriétaire sur les berges de la rivière Rouge, ainsi qu'il est précisé dans la déclaration modifiée.


[3]         La déclaration modifiée d'avril 1999 faisait état d'une demande de dommages-intérêts faisant suite à une érosion des berges par la rivière Rouge qui serait causée par l'exploitation du barrage St. Andrew, près du lac Winnipeg. La demanderesse déclare avoir perdu des biens et une maison par suite de l'entrave à l'écoulement naturel de la rivière Rouge causé par le barrage. La demanderesse réclame aussi les coûts de construction d'une nouvelle maison plus loin à l'intérieur des terres. Plus précisément, la demanderesse affirme notamment que l'élévation artificielle du niveau de l'eau provoquée pendant l'été et l'automne par l'exploitation du barrage St. Andrew, qui a été aménagé pour rendre navigables les rapides de St. Andrew, a non seulement eu pour effet d'excaver les rives (aussi appelées berges) sous l'effet des vagues, mais aussi de saturer en eau les berges du terrain de la demanderesse. Il est important de signaler que, lorsque le barrage est ouvert à la fin d'octobre ou au début de novembre pour abaisser le niveau de la rivière à sa valeur naturelle et ainsi éviter que le barrage ne soit endommagé plus tard par les glaces, l'eau de la rivière ne parvient plus à supporter les lourdes rives saturées d'eau, ce qui en provoque l'affaissement. Ailleurs dans les pièces versées au dossier, on dit également glissement ou effondrement au lieu d'affaissement. Il s'agirait d'un problème récurrent.

[4]         La demanderesse, qui est représentée par M. Markesteyn, en sa qualité d'exécuteur, réclame des dommages-intérêts pour la diminution de l'utilité de ses terres, l'abandon d'une maison, la perte de l'usage et de la jouissance du bien-fonds situé au 758, Crescent Drive, à Winnipeg, et des droits de riverain, et enfin la détérioration des terres par suite de l'exploitation négligente du barrage.


[5]         La défense est assez complexe. La défenderesse soutient essentiellement que le barrage St. Andrew n'a joué aucun rôle en ce qui a trait à une érosion des berges ou à un affaissement le long de l'étendue riveraine appartenant à la demanderesse. La perte de l'étendue riveraine du terrain de Markesteyn serait imputable à une foule de facteurs, et notamment à des activités humaines autres que celles du barrage, aux crues, à la saturation en eau de crues et à la perte de support à mesure que les eaux de crues se retirent et que le mouvement des glaces entraîne l'érosion de la rive. Sa Majesté affirme également que les problèmes de la demanderesse s'expliquent aussi par une instabilité inhérente résultant d'un certain nombre de facteurs, dont d'anciennes lignes de faille ou surfaces de glissement, la nature du sol ainsi que la turbulence et le courant naturel de l'eau qui sont à l'origine de l'affouillement de la rive et, par conséquent, d'une perte de support à la base de la rive longeant la propriété de Markesteyn. Cet aspect de la défense est principalement axé sur la spécificité du site. Cela ne veut pas dire que des érosions et des glissements ne se produisent pas ailleurs, mais plutôt que les recherches, les études et les inspections géophysiques et pédologiques de la défenderesse ont été, au moins pour la majeure partie, circonscrites à la propriété de Markesteyn et à la zone de la rivière Rouge adjacente à cette propriété.

[6]         La défenderesse invoque également plusieurs moyens de défense qui sont davantage techniques mais qui, s'ils sont établis, sont tout à fait légitimes, à savoir le défaut d'atténuer les dommages, diverses lois sur la prescription, de nombreux chefs de négligence contributive, l'A.A.N.B., diverses lois sur les travaux publics, divers règlements portant sur les écluses de la St. Andrew, l'absence de droits de riverain, les restrictions à la navigation assortissant l'octroi original de la propriété Markesteyn et la British Prescription Act de 1832.

[7]         Tous comptes faits, l'audition des prétentions de la demanderesse et de la défenderesse nécessitera cinq semaines de procès, en supposant qu'une partie du témoignage des experts soit recueillie de bene esse en raison de l'âge de certains d'entre eux.

[8]         Dans le but d'abréger le procès, voire même d'en éviter la tenue, la demanderesse a, de bonne foi à mon avis, proposé l'instruction distincte d'une question en vertu de l'article 107 des Règles, qui dispose :

Instruction distincte des questions en litige - La Cour peut, à tout moment, ordonner l'instruction d'une question soulevée ou ordonner que les questions en litige dans une instance soient jugées séparément.


[9]         La question, telle que formulée par la demanderesse, est la suivante :

[TRADUCTION]

L'exploitation du barrage St. Andrew par la défenderesse, qui a causé des dommages par érosion et glissement des berges des rivières Rouge et Assiniboine, en amont du barrage, comme il est allégué dans la déclaration, notamment aux paragraphes 7 et 8, doit-elle être jugée séparément et le plus tôt possible à une date et à l'heure fixées par la Cour?

Le paragraphe 7 de la déclaration modifiée, auquel on fait référence ci-dessus, traite de la construction du barrage St. Andrew entre 1903 et 1910, ainsi que de l'utilisation, de la régulation et de l'exploitation du barrage par la défenderesse, notamment l'exploitation du barrage pour hausser le niveau d'eau en été et en automne. Le paragraphe 8 traite de l'effet de la hausse du niveau d'eau, soit le maintien de l'eau à un niveau plus élevé le long de la rive, entraînant l'affouillement, l'érosion et l'affaissement des berges, tous ces processus étant activés par la baisse rapide du niveau en automne :

[TRADUCTION]

8.              Par suite de l'exploitation du barrage par la défenderesse et de la hausse subséquente des niveaux d'eau au-dessus de leur valeur naturelle, l'eau de la rivière est restée en contact avec la partie supérieure des berges des rivières, à pente plus raide. Ces berges ont de ce fait été érodées et excavées sous l'action des vagues; l'eau a pénétré profondément et de façon persistante dans les berges, ce qui a entraîné l'effondrement ou l'affaissement des berges dans la rivière. Cette érosion et l'affaissement subséquent ont été activés et amplifiés par la baisse du niveau d'eau en automne, lorsque les berges de la rivière sont rendues instables par l'excavation et la charge d'eau.

[10]       La demanderesse affirme que la question que je viens de reproduire est fondamentale dans son action et que son instruction séparée permettrait fort probablement d'apporter au litige une solution qui soit juste et la plus expéditive et économique possible.


[11]       Pour contester la requête, la défenderesse invoque deux principaux moyens qui ont facilité la tâche du tribunal lors de son analyse de la question. La question fondamentale est celle de savoir s'il est nécessaire pour la Cour de trancher la question dont la demanderesse propose l'instruction distincte avant de pouvoir juger l'affaire. La thèse de la défenderesse est que la question n'est pas pertinente et qu'il n'est pas nécessaire de la juger, étant donné que le point litigieux qui est énoncé dans la déclaration est beaucoup plus étroit. En second lieu, la défenderesse affirme que, si elle a tort et que la question proposée est pertinente, la demanderesse ne s'est pas acquittée du fardeau qui lui incombait de démontrer que son instruction séparée permettra probablement d'apporter une solution juste et équitable au litige qui ne cause aucun préjudice à la défenderesse, alors qu'elle lui cause en réalité une injustice, une iniquité et un préjudice. La défenderesse soutient en outre que, non seulement l'instruction séparée ne permettra pas de gagner du temps, mais qu'en réalité le fait pour la demanderesse d'obtenir gain de cause à la suite de l'instruction séparée de la question ne serait d'aucune utilité, étant donné que le juge qui présiderait un éventuel procès aurait à entendre la même preuve une autre fois. Je passe maintenant à mon analyse.


ANALYSE

Instruction distincte en vertu de la règle 107

[12]       Je n'oublie pas, lorsque j'examine la question proposée par la demanderesse, qu'il est essentiel, pour l'application de la règle 107, que la question soumise soit clairement définie et que la Cour doive la trancher avant de pouvoir juger l'affaire. Je dois cependant tenir également compte du critère applicable pour obtenir une instruction séparée en vertu de la règle 107.

[13]       Ainsi que le juge Evans l'a souligné dans le jugement Illva Serrano, précité, à la page 153, la règle 107, qui a été édictée en 1998, est un peu plus large que l'ancienne règle 480. Elle permet la disjonction de l'instance lorsque les questions en litige sont à la fois des questions de fait et des questions de droit. La règle 107 doit être interprétée en tenant compte de la règle 3, et, elle doit donc « être appliquée de façon à permettre d'apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible » .

[14]       Le juge Evans a poursuivi en formulant ce qui est présentement considéré comme le critère à appliquer pour obtenir l'ordonnance prévue à la règle 107 :


Par conséquent, compte tenu des décisions qui ont été rendues et des modifications qui ont été apportées par les Règles de 1998, je formulerais le critère à appliquer en vertu de la règle 107 comme suit : dans le cadre d'une requête présentée en vertu de la règle 107, la Cour peut ordonner l'ajournement des interrogatoires préalables et de la détermination des questions de redressement tant que les interrogatoires préalables et l'instruction concernant la question de la responsabilité n'auront pas eu lieu, si elle est convaincue selon la prépondérance des probabilités que, compte tenu de la preuve et de toutes les circonstances de l'affaire (y compris la nature de la demande, le déroulement de l'instance, les questions en litige et les redressements demandés), la disjonction permettra fort probablement d'apporter au litige une solution qui soit juste et la plus expéditive et économique possible. (Page 154 du jugement Illva Saronno.)

Pertinence de la question dont la demanderesse propose l'instruction séparée

[15]       Le critère posé dans le jugement Illva Saronno nous amène dans un premier temps à nous demander en l'espèce si l'instruction distincte de la question proposée par la demanderesse contribuerait à apporter au litige une solution juste, expéditive et la plus économique possible. D'un côté, la question dont l'instruction séparée est demandée, en l'occurrence la question de l'érosion et de l'affaissement du bord de la rivière Rouge et de la rivière Assiniboine sur toute l'étendue des deux rives à partir du barrage jusqu'en un point situé à de nombreux kilomètres au-delà de la ville de Winnipeg, sur la rivière Rouge, est une question très vaste, qui concerne des terres se trouvant dans des circonstances et des situations fort différentes. D'un autre côté, dans sa déclaration modifiée, la demanderesse réclame une réparation pour les dommages subis par une parcelle de terre relativement petite lui appartenant. Rien ne semble justifier qu'il faille juger la question plus large, soit celle de tout dommage en amont attribuable au barrage, alors que le vrai point en litige est exposé dans la déclaration modifiée, soit les dommages donnant ouverture à des poursuites dans le seul cas de la propriété de Markesteyn.


[16]       Je ne reproche pas à la demanderesse de tenter de faire renaître le recours collectif qui a été abandonné il y a plusieurs années. Je crois plutôt qu'elle cherche à épargner de l'argent en évitant certaines des questions qui seraient soulevées lors d'un procès et d'utiliser certaines des études générales auxquelles elle a procédé au sujet des réseaux hydrographiques de deux rivières qui permettent de penser qu'à certains endroits de la rive certains des dommages sont imputables au barrage St. Andrew. Il n'en demeure pas moins que, si elle devait trancher une question vaste qui ne s'applique à la cause de la demanderesse que si l'on peut trouver un cas identique ou clairement analogue ailleurs le long des 245 kilomètres de rivage pour ensuite démontrer que la propriété de Markesteyn se trouve dans la même situation et qu'il existe des dommages donnant ouverture à des poursuites, la Cour prendrait une mesure rétrograde qui ne faciliterait pas la recherche d'une solution juste et économique, ni même une solution globale. Il est de loin préférable et plus efficace de s'attaquer à la question étroite de l'érosion et de l'affaissement qui se sont produits le long des rives de la propriété de Markesteyn. Je refuserais donc de scinder le procès pour juger séparément une question qui est beaucoup trop large. Il existe toutefois une autre raison au moins aussi valable de refuser d'ordonner l'instruction distincte de la question proposée par la demanderesse.

La règle 107 en tant que dérogation au principe de l'instruction simultanée de toutes les questions en litige

[17]       La règle 107 constitue une dérogation par rapport à la procédure normale qui, par souci d'efficacité, exige que la cause soit instruite en entier et au même moment :


[...] il faut d'abord se fonder sur la prémisse voulant qu'il soit habituellement plus efficace de trancher toutes les questions ensemble plutôt que séparément. La disjonction de l'instance entraîne normalement la duplication des étapes procédurales et des frais puisqu'il y a alors deux processus de communication, deux instructions ou deux processus s'apparentant à celle-ci, et peut-être même deux appels distincts. Il appartient à la partie requérante de prouver qu'il est justifié de s'écarter de la règle générale. (Value Village Market (1990) Ltd. c. Value Village Stores Co., paragraphe 6 de la décision non publiée rendue le 29 octobre 1999 par Mme le juge Reed dans le dossier T-2707-92).

Il importe de retenir de ce passage que la disjonction de l'instance risque d'entraîner à la fois une duplication et une augmentation des frais.

[18]       Dans le jugement Value Village, Mme le juge Reed signale par ailleurs dans l'extrait précité que c'est au requérant qu'il incombe de prouver que le tribunal est justifié de s'écarter de la règle générale suivant laquelle tous les points litigieux doivent être jugés en même temps. J'ai déjà souligné, en m'appuyant sur le jugement Illva Saronno (précité), que pour s'acquitter de ce fardeau, le requérant doit démontrer que, selon la prépondérance des probabilités et compte tenu de l'ensemble des circonstances, la disjonction permettra fort probablement d'apporter au litige une solution qui soit juste et la plus expéditive et économique possible. La liste de circonstances ou de facteurs pertinents n'est pas limitative. Le juge Himel, de la Cour supérieure de justice de l'Ontario, suggère divers facteurs dans le jugement General Refractories Co. of Canada v. Venturedyne Ltd., décision non publiée rendue le 2 mars 2001 dans le dossier 3409/85 :

[TRADUCTION]

16. Si l'on extrapole à partir des principes dégagés par les tribunaux dans ce domaine, voici quelques-unes des questions dont le tribunal devrait tenir compte pour décider si la disjonction de l'instance constitue une mesure juste et expéditive :

1)            La simplicité relative des questions en litige dans le premier procès;

2)           La mesure dans laquelle les questions à juger dans le premier procès sont étroitement liées à celles qui seraient abordées dans le second;        

3)              La question de savoir si la décision qui sera rendue à l'issue du premier procès est susceptible de mettre fin à l'action en son entier, à limiter la portée des questions en litige dans le second procès ou à augmenter sensiblement les chances d'en arriver à un règlement;


4)              La mesure dans laquelle les parties ont déjà consacré des ressources à l'ensemble des questions en litige;

5)              La date retenue pour la requête et les risques de délais;

6)              Tout avantage que la disjonction est susceptible de procurer aux parties ou tout préjudice qu'elles risquent de subir;

7)              La question de savoir si la requête est présentée de consentement ou si elle est contestée par une ou plusieurs parties.

17. Il ne s'agit pas d'une liste rigoureuse, mais plutôt d'une énumération de quelques facteurs qui sont susceptibles de rendre la procédure plus juste et plus expéditive. Le fait qu'il y ait un plus grand nombre de facteurs qui se rapportent à la célérité ne permet pas de conclure que cette question est plus importante. Ainsi que le juge Wilkins l'a déclaré dans la décision Royal Bank v. Kilmer, précitée, l'équité et la justice sont les facteurs les plus importants.

Suivant le juge Himel, cette liste de facteurs n'est pas exhaustive. J'ai retenu quelques-uns de ces facteurs qui s'appliquent au cas qui nous occupe. Je vais toutefois commencer par la question que j'ai déjà abordée, en l'occurrence celle suivant laquelle la question proposée complique l'affaire soumise à la Cour au lieu de la simplifier.

Nature de la question soumise à la Cour

[19]       L'exécuteur de la succession de la demanderesse affirme, dans son affidavit, que s'il obtient gain de cause à l'issue de l'instruction de la question séparée, les questions qu'il restera à trancher se limiteront aux circonstances applicables à la propriété de Markesteyn. Pourtant, le point litigieux qui est articulé dans la déclaration est déjà circonscrit d'autant, puisqu'il ne s'agit plus que d'un seul demandeur et d'une seule propriété et que la réparation demandée ne vise expressément que cette propriété.


[20]       Le fait de scinder la question comme le propose la demanderesse complique toute l'affaire au lieu de la simplifier et risque de donner lieu à une audience aussi longue, voire même plus longue, que si toute l'affaire était jugée en une seule fois.

Ambiguïté inhérente de la question en litige

[21]       La question distincte formulée par la demanderesse, peut, du fait de son ambiguïté inhérente, se prêter à diverses réponses, et pas nécessairement à une réponse positive ou négative. Elle suppose que l'effet du barrage est homogène sur toute la longueur des rives des deux rivières, où le barrage fait fluctuer le niveau d'eau. Il est inhérent au litige, tel que constitué, que l'érosion et l'affaissement ne varient qu'en gradation d'un site à l'autre et d'une date à l'autre. De plus, la question proposée suppose que l'érosion est néfaste pour les rives et, par conséquent, synonyme de défaillance fonctionnelle de ces mêmes rives. Par exemple, une réponse pourrait consister à dire que le barrage n'a pas causé d'érosion ni d'affaissement nulle part, que le barrage peut causer de l'érosion ou de l'affaissement, selon le site particulier, mais que cela nécessiterait une analyse propre à ce site, que le barrage peut causer de l'érosion, mais que cela peut être bénéfique pour la stabilité des rives ou encore, que le barrage exerce un effet néfaste, de façon homogène et permanente, ne variant qu'en gradation d'un site à l'autre.


[22]       Je n'ai pas besoin de me prononcer sur l'effet du barrage. Toutefois, suivant les affidavits qui ont été produits, il semble tout à fait probable que, plutôt que d'avoir soit une absence totale de lien de causalité, soit une érosion ou un affaissement néfastes, homogènes et continus, le barrage peut causer de l'érosion, selon les conditions propres au site, et que cette érosion peut parfois être bénéfique pour la stabilité de la rive, chacune de ces deux possibilités devant faire l'objet d'une analyse propre au site. Dans le cas de la propriété de Markesteyn, ce type d'analyse spécifique semble avoir été effectuée de façon approfondie par la Couronne. Les analyses portent sur le type de sol, la géométrie de la rive, la charge de la rive, les vagues dues au vent et la distance pour les générer, les vagues produites par les bateaux, les niveaux de saturation du sol et l'existence de surfaces de glissement naturelles, tous déterminés grâce à un examen détaillé de la berge de la rivière, du fond de la rivière et des plates-formes adjacentes, à des forages, à des échantillonnages, à des enquêtes historiques et à des diagrammes relatifs aux glissements de la rive à la propriété de Markesteyn ou près de celle-ci. Bien qu'il faille être conscient du fait que les experts retenus par une partie vont présenter les choses sous une forme la plus avantageuse possible pour cette partie, le point en litige, tel que présenté par la demanderesse, est beaucoup trop vaste, la question réelle des dommages causés par le barrage tournant autour de la propriété de Markesteyn et de l'effet du barrage sur cette propriété en particulier, de concert avec des questions de négligence contributive de la part de la demanderesse. Tout cela montre qu'il faut rechercher la certitude et la précision dans la question posée, et éviter toute question ambiguë. L'affaire Bartmanovich c. Manitoba Crop Insurance Corporation [1998] 8 W.W.R. 311, une décision de la Cour du Banc de la Reine du Manitoba concernant l'instruction d'un point litigieux, est pertinente car le tribunal met en garde contre les questions générales et ambiguës :

[TRADUCTION]


45.                 À mon sens, la question ou les questions à juger par voie d'instruction accélérée en vertu de cette règle devraient être considérées séparément des autres questions ou de celles qui en découlent.

46.                 La question ou les questions à juger devraient pouvoir être formulées d'une manière précise et non d'une façon générale ou ambiguë. De préférence, la question ou les questions devraient pouvoir être formulées de telle sorte qu'on puisse y répondre par un « oui » ou par un « non » .

47.                Dans la mesure du possible, la question ou les questions à juger ne doivent pas soulever de question de crédibilité.

48.                La question ou les questions à juger par voie d'instruction accélérée devraient être formulées d'une façon qui n'est pas neutre et non d'une façon qui favorise une ou plusieurs des parties au litige. (À la page 320).

Le jugement Bartmanovich exhorte donc à formuler des questions distinctes de manière précise et sur un ton neutre et de préférence à les formuler de manière à ce qu'on puisse y répondre par un oui ou par un non.


[23]       L'instruction séparée de la question formulée par la demanderesse donne lieu à au moins trois scénarios différents. Je ne tiens pas compte ici de la possibilité d'une conclusion que le barrage n'a pas causé d'érosion ou d'affaissement en quelque endroit que ce soit du réseau hydrographique, une thèse qui contredit même la preuve des experts de la défenderesse. Dans ces conditions, il faudra selon toute vraisemblance mettre toute l'affaire au rôle en vue d'une audience en bonne et due forme pour examiner les possibilités propres au site, avec tout ce que comporte la tenue d'un procès, notamment la présentation d'une partie des mêmes éléments de preuve. Il ne s'ensuit pas pour autant que j'ai évalué le bien-fondé des prétentions respectives des parties. Je me suis contenté d'exposer la thèse des parties. En conclusion, j'estime toutefois que, selon toute vraisemblance, l'ambiguïté de la question formulée par la demanderesse prolongera et compliquera la procédure que suivra le tribunal pour trancher le litige véritable qui existe entre les parties et en augmentera les coûts.

Liens entre la question séparée et le reste du procès

[24]       La question formulée par la demanderesse ne peut être décidée dans l'abstrait : il faut la trancher en tenant compte d'un certain nombre des propriétés riveraines qui ont subi une érosion. J'ouvre ici une parenthèse pour signaler qu'il est acquis aux débats qu'une érosion attribuable à divers facteurs s'est produite à certains endroits, causant ou non des dommages.


[25]       Il ressort à l'évidence de l'affidavit souscrit par M. Markesteyn et du rapport de M. Morgan, l'expert de la demanderesse, que la demanderesse a l'intention de parler autant de la propriété de Markesteyn que des propriétés en général qui sont situées sur la rivière Rouge et sur la rivière Assiniboine. La défenderesse précise qu'elle citera des éléments de preuve qui sont propres au site en ce qui concerne l'érosion et l'affaissement des rives et qui sont fondés sur ses études de la propriété de Markesteyn. S'ils sont acceptés, ces éléments de preuve tendront à réfuter l'argument de l'érosion universelle des rives et des glissements imputables au barrage. De toute évidence, les éléments de preuve propres au site de la propriété de Markesteyn seraient portés à la connaissance du tribunal lors de l'instruction de la question et devraient être réexaminés lors de la seconde instruction avant que le tribunal puisse se prononcer sur la responsabilité ou les dommages. Parmi ces questions propres au site, mentionnons également les délais de prescription, l'usage excessif, le moyen de défense de l'utilisateur raisonnable, les autres causes pouvant expliquer l'érosion et l'affaissement de la propriété de Markesteyn qui rendaient inévitables une défaillance un jour ou l'autre, la négligence contributive, le moyen de défense tiré de l'autorisation légale, l'immunité de la Couronne découlant d'une politique, la réserve des droits lors de l'octroi original du bien-fonds de la demanderesse et la servitude acquise par prescription. Tous ces facteurs se rapportent au bien-fonds de la demanderesse lui-même. La répétition d'à tout le moins une bonne partie des éléments de preuve présentés lors de l'instruction de la question soumise par la demanderesse est par conséquent inévitable.


[26]       Il y a lieu de se demander si le juge qui préside le premier procès pourrait se sentir limité par son mandat lorsque, disposant de tous les éléments de preuve relatifs aux dommages causés à la propriété de la demanderesse et à leur cause, il est empêché, en raison de la façon dont la question est libellée, de répondre à une question évidente et étroite, celle de la cause des dommages subis par la seule propriété de la demanderesse. Une fois que le juge a tranché la question, les parties se retrouveraient probablement à la case de départ pour prouver et réfuter les arguments relatifs à l'érosion et au glissement des rives de la propriété de Markesteyn elle-même, encore une fois avec la possibilité d'appels. Tous ces éléments nous amènent à penser que la question dont la demanderesse réclame l'instruction séparée est étroitement liée aux autres questions, qui se rapportent à l'applicabilité des conclusions générales pouvant être tirées au sujet de la propriété de Markesteyn, de la responsabilité et des dommages. La question formulée par la demanderesse ne permettrait pas de limiter les questions en litige en vue du second procès davantage qu'elles ne le sont déjà par les actes de procédure. Qui plus est, comme l'affaire n'a pas encore été réglée, il est difficile de comprendre comment une conclusion générale pourrait faciliter le règlement des questions de responsabilité et de dommages-intérêts qui sont propres à la propriété de Markesteyn.

Augmentation des frais

[27]       La thèse de la demanderesse, si j'ai bien compris, est que, si la défenderesse a raison et que les dommages subis en amont du barrage ne sont pas causés par l'exploitation du barrage, on épargnera ainsi le temps et les frais d'un procès en bonne et due forme. Elle méconnaît le fait qu'il n'est pas nécessaire que la défenderesse ait raison ou qu'elle soit en mesure de répondre à l'accusation générale suivant laquelle l'érosion et l'affaissement sont imputables à l'exploitation du barrage. Il suffit pour la défenderesse de contester la question de l'exploitation du barrage en tant que cause de l'érosion, de l'affaissement et des dommages causés à la seule propriété de la demanderesse, c'est-à-dire de s'en tenir à la question énoncée dans la déclaration. Voilà un bon exemple d'augmentation des frais imputable à une duplication des étapes procédurales au sens du jugement Value Village, précité.

Ressources consacrées aux questions plaidées


[28]       Il est trop optimiste d'affirmer à ce moment-ci, comme M. Markesteyn le fait dans son affidavit, que le fait de trancher la question générale dont la demanderesse propose l'instruction séparée pourrait permettre de réaliser des économies, étant donné que les experts de la défenderesse disposent de tous les éclaircissements dont ils ont besoin grâce à la déclaration modifiée et qu'ils ont jusqu'à maintenant consacré beaucoup de temps et d'argent à l'examen du cas précis de la propriété de la demanderesse. La défenderesse ne réalise donc aucune économie directe et s'expose au contraire à devoir engager des dépenses supplémentaires inutiles en devant faire témoigner d'autres experts au sujet de l'ensemble du réseau hydrographique des deux rivières dont le niveau d'eau est sujet à des fluctuations en raison du barrage.

[29]       La défenderesse soutient également -- et sur ce point j'abonde dans son sens -- que, normalement, les épargnes dont il faut tenir compte dans le cas d'une requête présentée en vertu de la règle 107 sont celles qui ont trait à la communication préalable des pièces et aux interrogatoires préalables. C'était le cas dans les affaires Illva Saronno, précitée, à la page 156, et General Refractories, précitée, au paragraphe 33. En l'espèce, il semble qu'aucune épargne de ce genre ne puisse être réalisée, étant donné que la communication préalable des documents et les interrogatoires préalables ont déjà eu lieu, exception faite des réponses à certains engagements.

Préjudice causé à la défenderesse


[30]       Instruire la question proposée causerait à la défenderesse un préjudice qui ne pourrait être réparé en lui accordant plus de temps pour faire enquête ou en l'indemnisant de l'argent qu'elle a pu gaspiller en recourant à des experts pour qu'ils se prononcent sur la demande exposée dans la déclaration. Ici, je songe au fait que, bien que la demanderesse ait eu l'occasion de soumettre la défenderesse à un interrogatoire préalable complet, cette dernière n'a pu interroger au préalable que la demanderesse et non la multitude de propriétaires riverains qui possèdent des terres qui sont visées par la question générale distincte proposée par la demanderesse. La défenderesse se retrouverait de ce fait dans la position d'une partie qui conteste un recours collectif, car il lui faudrait démontrer que l'érosion et l'affaissement évidents de la rive ne sont pas imputables, dans chaque cas, à l'exploitation du barrage, le tout sans bénéficier de quelque interrogatoire préalable que ce soit. En l'espèce, la défenderesse affirme que la question proposée par la demanderesse, qui pourrait être considérée comme un moyen de faire renaître le recours collectif initial dont la demanderesse s'est désistée lors des débats mais avant que la Cour ait pu statuer sur la requête en radiation du recours collectif de la défenderesse, constitue un abus de procédure. Toutefois, comme je l'ai déjà dit, il se peut fort bien que la demanderesse essaie d'exploiter le plus possible les rapports d'experts qui ne se bornent pas à la propriété de Markesteyn et qui visent un territoire beaucoup plus vaste.

[31]       La défenderesse affirme par ailleurs qu'elle subit un préjudice du fait que ses experts ont concentré leur énergie -- et le rapport qu'ils ont rédigé -- sur les prétentions et moyens articulés dans la déclaration modifiée, c'est-à-dire sur la propriété de Markesteyn, et que l'on n'a pas demandé aux experts de faire des recherches et de donner leur avis sur les effets préjudiciables du barrage sur la stabilité des rives le long des centaines de kilomètres supplémentaires d'étendues riveraines. Là encore, ce n'est pas quelque chose qui devrait être exigé, compte tenu des actes de procédure. Obliger la défenderesse à répondre à de tels arguments dans le cadre de l'instruction de la question élargie lors d'une audience sommaire lui causerait un préjudice.


Date de la requête et délais

[32]       La défenderesse soutient que la présente requête aurait fort bien pu être présentée il y a plusieurs années, avant qu'elle ne consacre autant de temps et d'argent à effectuer et à produire des études pour répondre à la demande telle qu'elle avait été formulée. Ce fait serait en soi préjudiciable. Je constate toutefois que les actes de procédure n'ont été rédigés en leur forme définitive qu'à la fin de l'an 2000. Il n'y a donc pas eu de retard.

[33]       Il y a toutefois la question générale des retards qui pourraient à l'avenir se produire si la question distincte devait être instruite. Accorder à la défenderesse les mois ou même les années qu'il lui faudrait pour réunir de nouvelles preuves d'experts au sujet de centaines de kilomètres de rivage et de milliers de terrains riverains soulève non seulement une question de dépenses et de délais, mais aussi une question d'iniquité inhérente à de tels délais et dépenses.

CONCLUSION


[34]       Ainsi que je l'ai signalé au début, c'est à la demanderesse, qui désire faire instruire séparément une question dans le cadre d'une audience sommaire, qu'il incombe de démontrer que l'instruction séparée de cette question permettra fort probablement d'apporter au litige une solution qui soit juste et la plus expéditive et économique possible. C'est ce que la demanderesse a, sans succès, tenté de faire. En revanche, la défenderesse a réussi à démontrer qu'elle subirait un préjudice et une injustice véritables et qu'elle s'exposerait à des dépenses supplémentaires qui l'emportent sur tout avantage théorique que pourrait comporter l'instruction séparée de la question.

[35]       En l'espèce, la question dont la demanderesse propose l'instruction séparée est non seulement beaucoup trop vaste, par rapport à celle qui est articulée dans la déclaration modifiée, mais elle constitue également une question qu'il n'est pas nécessaire de trancher pour pouvoir rendre une décision au sujet de l'action telle qu'elle est plaidée.

[36]       Qui plus est, procéder à l'instruction séparée de la question risque de nécessiter à peu près le même temps et les mêmes ressources que ce qu'exigerait l'instruction conjointe de tous les points litigieux qui ont été articulés. Ces considérations nous ramènent à l'observation formulée dans la décision Value Village, précitée, selon laquelle la disjonction de l'instance entraîne normalement la duplication des étapes procédurales et des frais, ce qui est d'autant plus le cas en l'espèce que le temps total que nécessitera l'instruction de la question sommaire puis l'examen des autres points en litige lors d'une seconde audience pourrait être le double de celui que, selon ce que l'on prévoit, l'instruction de toutes les questions en litige en même temps pourrait nécessiter, étant donné que la procédure sommaire ne permettrait pas de circonscrire le débat davantage que la déclaration modifiée ne le fait déjà.


[37]       Finalement, en ordonnant l'instruction séparée de la question proposée, on ferait fi des efforts que les experts de la défenderesse ont déployés pour restreindre la portée de leurs recherches de manière à répondre aux actes de procédure. Obliger la défenderesse à procéder à des recherches entièrement nouvelles et d'une portée plus large pour l'instruction de la question proposée -- essentiellement pour répondre à un recours collectif -- à une date aussi tardive lui causerait un préjudice et risquerait fort d'avantager la demanderesse.

[38]       En l'espèce, l'instruction séparée de la question proposée ne permettrait pas d'apporter au litige une solution qui soit juste et la plus expéditive et économique possible. La requête est par conséquent rejetée et la demanderesse est condamnée aux dépens.

Vancouver (Colombie-Britannique)                                               « John A. Hargrave »

Le 12 juillet 2001                                                                                        Protonotaire

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL. L.


                          COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                       AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :      T-2346-87

INTITULÉ DE LA CAUSE :                          Valerie Joan Markesteyn c. La Reine

                                                                                                                   

LIEU DE L'AUDIENCE :                                Vancouver (Colombie-Britannique)

DATE DE L'AUDIENCE :                              Le 4 juillet 2001

MOTIFS DE L'ORDONNANCE DU PROTONOTAIRE HARGRAVE

EN DATE DU :         12 juillet 2001

ONT COMPARU:

Ken Maclean                                                         POUR LA DEMANDERESSE

Louise Lam                                                           POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Thompson Dorfman Sweatman                                        POUR LA DEMANDERESSE

Winnipeg (Man.)

Morris Rosenberg                                                 POUR LA DÉFENDERESSE

Sous-procureur général du Canada

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