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Date : 20030825

Dossier : T-158-01

Référence : 2003 CF 994

ENTRE :

                                                             MATTHEW STOPFORD

                                                                                                                                                     demandeur

                                                                                   et

                                                            SA MAJESTÉ LA REINE

                                                                                                                                               défenderesse

                                                    MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE GIBSON :

INTRODUCTION

[1]                 Les présents motifs se rapportent à l'audition, le 7 avril 2003, d'une requête déposée au nom de la défenderesse en vue d'obtenir un jugement sommaire rejetant la présente action avec dépens. La requête de la défenderesse a été déposée le 26 juillet 2002. Les motifs sont énoncés dans l'avis de requête lui-même dans les termes suivants :

[TRADUCTION]

1.             Le demandeur était un soldat. Il a servi en Croatie en 1993 où il a subi des blessures et a été exposé à des conditions qui l'ont gravement handicapé. En conséquence, une pension pour raisons médicales lui est versée et il a été libéré des Forces armées le 28 octobre 1998. En raison de sa libération, pour des motifs d'ordre médical, le demandeur touche en outre une rente immédiate à laquelle il n'aurait pas eu droit autrement.


2.             La réclamation de cet ancien soldat se fonde sur deux allégations, qui devraient toutes deux être rejetées sommairement.

3.             La première réclamation se rapporte aux blessures qu'il a subies et conditions auxquelles il a été exposé ou à une aggravation de son état, découlant de son service militaire. Pour ces blessures, le demandeur touche déjà une pension qui lui est versée à même le Trésor. Par opération de la loi, le demandeur n'a pas de cause d'action.

4.             La deuxième réclamation se fonde sur l'allégation selon laquelle plusieurs autres membres des Forces ont envers lui une obligation de diligence de droit privé. Ces autres soldats s'acquittaient d'obligations de droit public. Ils n'ont aucune obligation de diligence de droit privé envers le demandeur. Il ne s'agit pas d'un cas où ce genre d'obligation doit être respecté.

5.             La deuxième réclamation doit également être rejetée parce que la procédure a été entamée après l'expiration du délai de prescription applicable[1].

CONTEXTE

[2]                 L'action du demandeur a déjà fait l'objet d'une requête en radiation. Les motifs de la décision de la protonotaire Aronovitch rejetant la requête en radiation sont répertoriés sous Stopford c. Canada[2]. La décision de la protonotaire Aronovitch n'a pas fait l'objet d'un appel. Le contexte de l'action est, à mon avis, admirablement résumé aux paragraphes [3] à [15] de ses motifs. Ces paragraphes sont reproduits textuellement ci-dessous :

[3] Rappelons que, pour trancher une demande de radiation d'une déclaration en tout ou en partie, la Cour doit tenir pour avérés les faits allégués par le demandeur dans sa déclaration. Voici les faits importants invoqués par le demandeur.


[4] Le demandeur a été membre des Forces armées canadiennes de 1980 jusqu'à sa libération le 26 juillet 1998. Il a atteint le grade d'adjudant et il a participé à trois périodes d'affectation à Chypre et dans les forces de maintien de la paix de l'ONU dans la zone de service spécial de Yougoslavie, Slovénie et Croatie, de mars à octobre 1993. Le demandeur était en bonne santé physique, mentale et émotionnelle avant son service en Croatie.

[5] En mars 1993, le demandeur a été envoyé en Croatie dans le cadre d'une opération commandée par l'ONU pour servir dans une zone appelée le « Secteur sud » où, selon la description fournie par le demandeur, [TRADUCTION] « les opérations se déroulaient à un rythme et avec une intensité que les soldats canadiens n'avaient pas connus depuis la guerre de Corée » . Les casques bleus du Secteur ont été placés en situation de combat constant et de feu croisé et ils ont été témoins d'atrocités abominables.

[6] Le demandeur avait notamment pour fonction de nettoyer la zone de déchets organiques, dont des restes humains et animaux, et de construire des bunkers en utilisant des pilots de mine qui, selon les constatations faites plus tard, contenaient une substance dangereuse appelée bauxite.

[7]    L'armée ne lui a pas fourni de vêtements, de masque ni de gants de protection pour exécuter ces fonctions. Il n'avait pas accès à de l'eau propre pour se laver. Le demandeur n'a subi aucun test pour déterminer s'il avait été exposé à des matières potentiellement dangereuses.

[8] Dans un examen de rendement en date du 2 octobre 1993, la défenderesse a conclu que le rendement du demandeur en Croatie avait été exceptionnel. Le 15 janvier 1994, le demandeur a été décoré pour sa contribution à l'effort fourni en Croatie.

[9] Lorsque le demandeur est revenu au Canada en octobre 1993, l'armée ne lui a pas fourni d'aide médicale ni de services de counselling. Selon un rapport préparé par la défenderesse, le traitement accordé aux personnes qui ont servi en Croatie de 1993 à 1995 était [TRADUCTION] « au mieux arbitraire » , « insuffisant » et « honteux » .

[10] Entre 1993 et 1995, le demandeur a commencé à souffrir de diaphorèse et de douleurs articulaires. Il a demandé une aide médicale à la défenderesse par l'entremise de ses officiers supérieurs et du personnel médical des Forces. On lui a dit de boire moins de café.

[11] Le demandeur a commencé à avoir les yeux rouges et l'a signalé à la défenderesse. On lui a dit qu'il avait simplement les [TRADUCTION] « yeux rouges » ou une allergie. En janvier 1996, le demandeur perdait la vue d'un oeil, et était frappé d'incapacité en raison de ses douleurs articulaires. Le 26 juin 1998, la défenderesse a conclu qu'il était inapte pour des raisons de santé et l'a libéré.

[12] En 1996, le demandeur a demandé une pension d'invalidité au ministère des Anciens combattants. Il a reçu à l'origine une pension de 25 p. 100, qui a été haussée à 100 p. 100 le 14 mars 2000, à la suite des nombreux appels du demandeur.


[13] L'histoire ne se termine pas là. Le 7 août 1999, le demandeur a été informé par la défenderesse du fait que, selon certaines allégations, des membres de sa propre troupe l'avaient empoisonné pendant son service en Croatie. Le demandeur n'a reçu aucune aide médicale ni émotionnelle de la défenderesse à ce moment.

[14] Après avoir fait enquête sur ces allégations, la Commission d'examen des plaintes concernant la police militaire (CEPPM) a signalé qu'il y avait effectivement eu empoisonnement, que la chaîne de commandement médicale et tactique était au courant des allégations d'empoisonnement à l'époque et que le demandeur n'en avait pas été informé. La défenderesse a affirmé que [TRADUCTION] « de la visine, du réfrigérant et du naphtha ont été versés dans le café de M. Stopford. »

[15] Le demandeur souffre maintenant de nombreux problèmes de santé, notamment de stress post-traumatique et de dépression, de cécité partielle et de problèmes intestinaux importants. À l'âge de trente-huit ans, on lui a dit que son espérance de vie pouvait être inférieure à dix ans. Il ne peut plus jouir de la qualité de vie à laquelle il était habitué avant sa maladie. Ses longs appels relatifs à sa pension lui ont causés de lourds fardeaux financiers. Sa carrière militaire prometteuse s'est terminée prématurément.

[3]                 Bien que le demandeur ait déposé un affidavit détaillé dans le cadre de la présente demande de jugement sommaire qui élabore dans une assez large mesure sur le résumé précité du contexte de la présente action, je suis convaincu qu'il n'est pas nécessaire, pour les fins des présents motifs, d'aller au-delà du résumé qui a été fait par la protonotaire Aronovitch. Il suffira de dire que la défenderesse n'a pas contesté le résumé reproduit ci-dessus. De même, le demandeur n'a pas contesté en substance la preuve qui a été présentée au nom de la défenderesse.


[4]                 Le défendeur a déposé deux (2) autres affidavits dans le cadre de la présente requête en jugement sommaire : tout d'abord, celui de Dr Jacques J. Gouws, psychologue certifié en psychologie clinique et qui exerce en cabinet privé en Ontario; et deuxièmement, celui de Jack L. Granatstein, distingué professeur de recherche en histoire et professeur émérite de l'Université York de Toronto au moment où il a établi sous serment son affidavit. Le professeur Granatstein déclare qu'il manifeste « [...] depuis toujours un intérêt personnel et professionnel à l'Armée canadienne [...] » [3].

[5]                 Dans les observations déposées au nom de la défenderesse dans la présente requête, celle-ci reconnaît que Dr Gouws est [TRADUCTION] « [...] un spécialiste reconnu dans le diagnostic et le traitement du stress post-traumatique et [...] de la dépression majeure dont souffrent les anciens combattants » [4]. Cela dit, la défenderesse prétend en outre que, en contre-interrogatoire, Dr Gouws a : tout d'abord, reconnu que le ministre des Affaires des anciens combattants payait ses honoraires depuis que le demandeur le consulte; deuxièmement, reconnu que l'état psychologique du demandeur découlait essentiellement de son service en Croatie en 1993, ou constituait une aggravation des atteintes qu'il a subies par suite de son service dans l'ancienne Yougoslavie; troisièmement, reconnu que les professionnels de la santé qui ont traité le demandeur n'avaient pas été négligents dans leur travail; et finalement, reconnu qu'il se sentait le devoir de dire, au nom du demandeur et des autres anciens combattants, que le Canada devrait faire davantage pour ses anciens combattants.


[6]                 On fait également valoir au nom de la défenderesse que, en contre-interrogatoire, le professeur Granatstein a reconnu n'avoir aucun renseignement à offrir ayant trait à la présente action, qu'il ne connaît pas le demandeur ni sa situation, non plus que les dispositions de la Loi sur les pensions[5] et qu'il n'était pas au courant des allégations formulées dans les actes de procédure ni des éléments de preuve déposés à l'appui de ces allégations.

[7]                 Aucune des observations précitées déposées au nom de la défenderesse relativement aux témoignages de Dr Gouws et du professeur Granatstein n'a été contestée sur le fond au nom du demandeur.

LA RÉCLAMATION ET LA DÉFENSE

[8]                     Dans sa déclaration modifiée déposée le 20 août 2001, le demandeur réclame des dommages-intérêts non symboliques de même que des dommages-intérêts exemplaires ainsi que d'autres redressements découlant du manquement par la défenderesse à son obligation fiduciaire, ainsi qu'à son obligation d'origine législative, de la négligence des employés, préposés et mandataires de la défenderesse qui ne se sont pas acquittés correctement de toutes les obligations d'origine législative qui sont dues au demandeur, et de la négligence de ces employés, préposés et mandataires qui ne se sont pas acquittés correctement de leurs obligations d'une manière compétente envers lui.

[9]                 Les allégations précitées sont énoncées dans les termes suivants :

[TRADUCTION]


42. La défenderesse a envers le demandeur le degré le plus élevé d'obligation fiduciaire. Elle pouvait exiger, et en fait elle a exigé, du demandeur qu'il s'expose à un danger en servant son pays. La défenderesse est tenue de prendre soin du demandeur si celui-ci subit des blessures par suite de cette décision. En l'espèce, la défenderesse a manifestement manqué à son obligation.

43. La défenderesse a manqué à ses obligations fiduciaires envers le demandeur :

a) du fait qu'elle a omis de l'informer avant le 17 janvier 2001 qu'elle savait qu'il avait été empoisonné en Croatie en 1993;

b) par la manière négligente et impersonnelle dont le demandeur a été informé de son empoisonnement en Croatie;

c) du fait qu'elle n'a pas donné au demandeur un traitement médical approprié et rapide, malgré ses demandes d'aide répétées;

d) du fait qu'elle ne lui a pas fourni les services de counselling et les traitements appropriés pour les traumatismes qu'il a subis en Croatie;

e) du fait qu'elle a délibérément détruit certains dossiers qui étaient versés à son dossier médical et qu'elle a nié l'avoir fait;

f) du fait qu'elle n'a pas aidé le demandeur à obtenir une pension d'invalidité; et

g) du fait qu'elle n'a pas informé le ministère des Affaires des anciens combattants que le demandeur avait été empoisonné en 1993.

44. En raison de la négligence de la défenderesse, de ses employés, mandataires et préposés, du manquement à leurs obligations d'origine législative et à leurs obligations fiduciaires qu'ils devaient au demandeur, celui-ci a subi des blessures par suite de cet empoisonnement, il n'a pas reçu l'aide médicale appropriée, et il a perdu son emploi au sein des Forces armées canadiennes. Il a subi et continue de subir des pertes et des dommages en raison de ces gestes, dont tous les détails ne sont pas à ce jour connus.

45. En raison de la mauvaise conduite intentionnelle et tyrannique de la défenderesse, le demandeur est en droit de recevoir des dommages-intérêts exemplaires[6].

[10]            Dans sa défense déposée le 1er mars 2001, la défenderesse allègue qu'elle a pris toutes les mesures raisonnables qui s'imposaient dans les circonstances et que le demandeur n'a pas de cause d'action étant donné que son incapacité résulte d'une blessure ou d'une maladie ou d'une aggravation de celle-ci qui est attribuable à son service militaire ou qui s'est produit au cours de celui-ci[7]. En réponse à ce qui pourrait être interprété comme une réclamation en congédiement injustifié au paragraphe 44 de la Déclaration mentionnée ci-dessus, la défenderesse fait valoir que le demandeur n'a pas de droit d'action, étant donné que le service dans les Forces canadiennes ne crée pas de lien contractuel.

LES QUESTIONS EN LITIGE


[11]            Pour résumer le plus simplement possible, je suis convaincu que les questions en litige dans la présente demande en jugement sommaire sont les suivantes : il s'agit, premièrement, de déterminer le critère qu'il convient d'appliquer au jugement sommaire; et deuxièmement, de déterminer si ce critère a été respecté. Dans le cadre de la deuxième question en litige, le demandeur soulève la question de savoir si la défenderesse a ou non une obligation fiduciaire consistant à procurer des soins, des traitements et de l'aide aux soldats blessés comme lui-même et si les mandataires, employés ou préposés de la défenderesse avaient et continuent d'avoir une obligation fiduciaire envers le demandeur et s'ils s'en sont acquittés et continuent de s'en acquitter. L'avocat du demandeur fait valoir que les réponses à ces questions sont essentielles pour pouvoir déterminer si l'action du demandeur est ou non prescrite du fait que le demandeur touche une pension militaire. L'avocat soutient également que la preuve dont la Cour est saisie est suffisante pour appuyer une conclusion selon laquelle la présente action devrait être instruite.

ANALYSE

            a)         Les principes applicables au jugement sommaire

[12]            Les principes régissant la décision concernant une requête en jugement sommaire en vertu des règles de la présente Cour n'ont pas été contestés devant moi. À mon avis, ils ont été admirablement résumés par mon collègue le juge Russell dans la décision Apotex Inc. c. Canada[8], où il écrit ceci aux paragraphes 9 et 10 de ses motifs :

Les parties n'ont pas de différend important en ce qui concerne les principes généraux applicables dans une requête en jugement sommaire fondée sur les articles 213 à 219 des Règles de la Cour fédérale (1998). Conformément à ce qui est exposé dans des décisions telles que Granville Shipping Co. c. Pegasus Lines Ltd. S.A. et al. (1996), 111 F.T.R. 189, je dois conclure soit que les réclamations en cause ne présentent aucune véritable question litigieuse, soit que la question en litige est tellement douteuse qu'elle ne mérite pas d'être examinée de façon approfondie. Aussi, chaque affaire doit être interprétée dans son propre contexte et devrait être instruite si les faits nécessaires ne sont pas dégagés ou si une question sérieuse est soulevée au sujet de la crédibilité.

Le fardeau d'établir qu'il n'existe pas de véritable question litigieuse repose sur le requérant, mais les deux parties doivent « présenter leurs meilleurs arguments » pour que le juge des requêtes puisse trancher cette question, et le juge doit « examiner de près » le fond et, si possible, tirer des conclusions de fait et de droit si les documents le permettent : F. Von Langsdorff Licensing Ltd c. S. F. Concrete Technology Inc. (1999), 165 F.T.R. 74.     


J'adopte le raisonnement énoncé dans les paragraphes qui précèdent.

b)          Le critère applicable au jugement sommaire a-t-il été respecté?

[13]            Il n'a pas été contesté devant moi que le demandeur reçoit maintenant une pleine pension d'invalidité de même que d'autres prestations en vertu de la Loi sur les pensions[9]. Elaine Robb, aux paragraphes 5 et 7 de son affidavit déposé au nom de la défenderesse, déclare ce qui suit :

[TRADUCTION]

Ce régime se fonde sur un système d'indemnisation des travailleurs sans égard à la faute qui est créée par la Loi sur les pensions. Ainsi, un membre des Forces est assuré de recevoir une pension s'il souffre d'une invalidité résultant d'une blessure ou d'une maladie ou de son aggravation attribuable à son service militaire ou qui s'est produite au cours de celui-ci. Le membre qui a droit à une pension est également admissible à d'autres prestations.

[...]

M. Stopford reçoit maintenant une pension d'invalidité complète [ainsi que d'autres prestations dont il est fait état][10].                                        [Non souligné dans l'original.]

[14]            L'article 111 de la Loi sur les pensions, se lisait comme suit avant qu'il soit abrogé et remplacé par l'article 42 du chapitre 34 des Lois du Canada, 48-49 Elizabeth II, sanctionné le 20 octobre 2000 :



111. Nulle action ou autre procédure n'est recevable contre Sa Majesté ni contre un fonctionnaire, préposé ou mandataire de Sa Majesté relativement à une blessure ou une maladie ou à son aggravation ayant entraîné une invalidité ou le décès dans tous cas où une pension est ou peut être accordée en vertu de la présente loi ou de toute autre loi, relativement à cette invalidité ou à ce décès.

111. No action or other proceeding lies against Her Majesty or against any officer, servant or agent of Her Majesty in respect of any injury or disease or aggravation thereof resulting in disability or death in any case where a pension is or may be awarded under this Act or any other Act in respect of the disability or death.


[15]            Bien que l'avocat du demandeur ait d'abord fait valoir devant moi que la version la plus récente de l'article 111 s'appliquait aux faits de l'espèce, il a par la suite abandonné cette position et reconnu avec la défenderesse que c'est la version précitée de l'article 111 qui s'applique.

[16]            L'article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif[11] va généralement dans le même sens, bien qu'il soit d'application plus générale. Cet article est rédigé dans les termes suivants :


9. Ni l'État ni ses préposés ne sont susceptibles de poursuites pour toute perte - notamment décès, blessure ou dommage - ouvrant droit au paiement d'une pension ou indemnité sur le Trésor ou sur des fonds gérés par un organisme mandataire de l'État.

9. No proceedings lie against the Crown or a servant of the Crown in respect of a claim if a pension or compensation has been paid or is payable out of the Consolidated Revenue Fund or out of any funds administered by an agency of the Crown in respect of the death, injury, damage or loss in respect of which the claim is made.


[17]            Dans l'arrêt Sarvanis c. Canada[12], la Cour suprême du Canada a insisté sur la large portée des mots « in respect of » utilisés à l'article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif, expression qui se retrouve également à l'article 111 de la Loi sur les pensions. Au nom de la Cour, le juge Iacobucci écrit ceci aux paragraphes [28] et [29] :


À mon avis, bien que libellé en termes larges, l'art. 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif n'en exige pas moins que, pour qu'elle fasse obstacle à une action contre l'État, la pension ou l'indemnité payée ou payable ait le même fondement factuel que l'action. En d'autres termes, l'article 9 traduit le désir rationnel du législateur d'empêcher la double indemnisation d'une même réclamation dans les cas où le gouvernement est responsable d'un acte fautif mais où il a déjà effectué un paiement à cet égard. Autrement dit, cette disposition n'exige pas que la pension ou le paiement soit versé en dédommagement de l'événement pertinent, mais uniquement que le fondement précis de leur versement soit l'existence de cet événement.

Cette large portée est nécessaire pour éviter que l'État ne soit tenu responsable, sous des chefs accessoires de dommages-intérêts, de l'événement pour lequel une indemnité a déjà été versée. Autrement dit, en cas de versement d'une pension tombant dans le champ d'application de l'art. 9, un tribunal ne saurait connaître d'une action dans laquelle on ne réclame des dommages-intérêts que pour douleurs et souffrances ou encore pour perte de jouissance de la vie, du seul fait que ce chef de dommage ne correspond pas à celui qui a apparemment été indemnisé par la pension. Tous les dommages découlant du fait ouvrant droit à pension sont visés par l'art. 9, dans la mesure où la pension ou l'indemnité est versée « in respect of » la même perte - notamment décès, blessure ou dommage - ou sur le même fondement.                                                                                  [Souligné dans l'original.]

[18]            En s'appuyant sur ce qui précède, l'avocat de la défenderesse fait valoir qu'un jugement sommaire devrait être accordé puisque le fait que le demandeur touche une pension l'empêche de toucher d'autres prestations pour la même blessure, ou l'aggravation de celle-ci, ayant entraîné l'invalidité pour laquelle il touche la pension. Par conséquent, l'avocat fait valoir que la présente action ne pose aucune véritable question litigieuse ou, si elle pose une question sérieuse, celle-ci est tellement douteuse qu'elle ne mérite pas d'être examinée de façon approfondie.


[19]            L'avocat du demandeur soutient de son côté qu'une part importante du redressement qu'il réclame n'est pas « in respect of » une blessure ou une aggravation de celle-ci qui découle de son service militaire ou y est directement rattachée, ce qui est une condition préalable à l'octroi d'une pension en vertu de la Loi sur les pensions, mais plutôt « in respect of » une blessure ou une maladie, ou une aggravation de celle-ci, qui s'est déclarée après le retour du demandeur au Canada, et qui est néanmoins attribuable à la conduite de la défenderesse ou à celle de ses employés, mandataires et préposés. Cette conduite alléguée est décrite aux paragraphes [42] à [45] de la Déclaration modifiée qui est citée au paragraphe 9 des présents motifs. Je suis convaincu que la Cour est manifestement et sans équivoque saisie d'un fondement probatoire suffisant pour faire valoir ces réclamations, c'est-à-dire l'affidavit du demandeur et les pièces qui y sont jointes[13]. Je suis parvenu à cette conclusion tout en attachant peu d'importance, sinon aucune, aux affidavits de Dr Gouws et du professeur Granatstein dont il a été question précédemment dans les présents motifs.

[20]            Une décision récente appuie l'allégation du demandeur selon laquelle la défenderesse pourrait avoir certaines obligations envers lui, d'après les faits de l'espèce, obligations qui vont au-delà de celles qui sont reconnues dans la Loi sur les pensions et qui peuvent faire l'objet d'une indemnisation.

[21]            Dans la décision Marsot c. Canada (Ministère de la Défense nationale)[14], le capitaine Marsot réclamait à la Couronne fédérale, entre autres choses, des dommages-intérêts pour manquement à une obligation fiduciaire, ce que réclame en l'espèce le demandeur. Au paragraphe [28] de ses motifs, qui a mené au rejet d'une requête en jugement sommaire déposée au nom du défendeur, le juge Lemieux écrit ceci :


Au soutien de sa réclamation fondée sur le manquement aux obligations fiduciaires, la demanderesse [...] affirme que les majors qui étaient ses supérieurs hiérarchiques immédiats et ses mentors professionnels occupaient une position spéciale de confiance et se trouvaient vis-à-vis d'elle dans une relation fiduciaire, et que, à cause de cela, ils étaient investis d'un devoir spécial de prudence qui les obligeait à agir dans son intérêt et à la soutenir dans son rôle de jeune officier d'infanterie, ainsi qu'à veiller à ce que l'atmosphère qui régnait parmi les officiers d'infanterie fût une atmosphère propice à l'acceptation et au soutien des femmes exerçant des rôles non traditionnels. Elle affirme que les majors ont usé des pouvoirs qui leur avaient été dévolus par la Couronne fédérale pour l'exploiter, pour la tourmenter moralement, pour la harceler, pour l'intimider, pour la contrecarrer et, dans le cas de l'un des majors, pour l'agresser. Aux yeux de la demanderesse, tous ces agissements constituent des manquements aux obligations fiduciaires qu'ils avaient envers elle.

Bien que la nature des manquements allégués aux obligations fiduciaires qui sont détaillés dans la citation précitée soit assez différente des manquements allégués au nom du demandeur en l'espèce, en substance les manquements allégués ne sont pas sans se ressembler.

[22]            Le juge Lemieux conclut dans ses mots au paragraphe [56] de ses motifs :

Je suis d'avis que la requête de la défenderesse en jugement sommaire devrait être rejetée et cela, généralement parlant, pour insuffisance de la preuve ainsi que pour plusieurs raisons juridiques se rapportant à l'interprétation de l'article 9 de la LRCECA [la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif]. Je ne fais pas mention de l'ancien article 111 de la Loi sur les pensions en fait de disposition faisant obstacle à une action en justice, parce que cette disposition a été abrogée et qu'elle ne prévoit aujourd'hui que la suspension obligatoire.

La presque totalité de ce qui précède peut s'appliquer au dossier dont je suis maintenant saisi.

[23]            La décision du juge Lemieux dans Marsot a été maintenue par la Cour d'appel fédérale[15] qui n'a donné que les brefs motifs suivants :


Nous sommes tous d'avis que le juge des requêtes a eu raison de conclure que la Couronne n'avait pas fourni un nombre suffisant d'éléments de preuve à l'appui de sa requête en jugement sommaire en vue d'établir que le fondement sur lequel l'intimée s'est vu accorder une pension en vertu de la Loi sur les pensions, [...], se rapporte à la même blessure, au même dommage ou à la même perte que le fondement à l'appui de sa demande. Nous n'exprimons pas d'avis au sujet de l'interprétation que le juge des requêtes a donnée à l'article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif, [...], interprétation qui a été donnée sans le bénéfice de la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l'affaire Sarvanis c. Sa Majesté la Reine, [...]                                                                                            [citations omises]

[24]            Bien que j'aie eu l'avantage de lire la décision de la Cour suprême du Canada dans Sarvanis, et que j'y aie fait référence brièvement, je suis convaincu que cela n'a pas d'effet important sur l'analyse du juge Lemieux ou sur mon analyse en l'espèce.

[25]            Je note que ni le juge Lemieux ni la Cour d'appel n'ont analysé en profondeur l'efficacité de la réclamation invoquant un manquement à une obligation fiduciaire, dont ils étaient saisis. Cela n'a pas été le cas dans l'arrêt Authorson c. Canada (Procureur général)[16]. Bien que, dans l'affaire Authorson, les faits et certaines des questions aient été très différents des faits et de certaines des questions soulevées en l'espèce, il existe des ressemblances fondamentales sur certains points. Le sommaire qui précède la décision de la Cour d'appel de l'Ontario indique en partie ce qui suit :

[TRADUCTION]


La Couronne, en vertu de plusieurs lois, assure le versement d'une pension d'invalidité, d'une allocation de traitement et d'un supplément de revenu aux anciens combattants. Pour ces trois types de fonds, la législation en vigueur a prévu la désignation d'un administrateur pour gérer les fonds, et quelquefois des fonds privés, pour un ancien combattant qui était incapable de le faire lui-même. JPA [M. Authorson], ancien combattant invalide, était le demandeur représentant dans un recours collectif certifié contre la Couronne fédérale qui, par l'entremise du ministère des Affaires des anciens combattants (MAC), avait administré la pension du demandeur parce qu'il en était incapable. Pendant les années où il a administré les fonds, le MAC n'a fait aucun investissement, ni versé d'intérêts et JPA allègue qu'il s'agit d'un manquement à une obligation fiduciaire. En 1990, aux termes du paragraphe 21(2) de la Loi sur l'administration financière, [...], la Couronne a commencé à lui verser des intérêts, et elle a également adopté le paragraphe 5.1(4) de la Loi sur le ministère des Affaires des anciens combattants pour empêcher toute réclamation d'intérêt sur les fonds avant le 1er janvier 1990. JPA a intenté une poursuite en indemnisation en alléguant un manquement à une obligation fiduciaire de la part de la Couronne; la Couronne et lui-même ont réclamé un jugement sommaire. La requête de JPA a été accordée par le juge Brockenshire, et la requête de la Couronne a été rejetée. [...]. La Couronne en a appelé.                                                                                                                                                   [Les citations et les renvois au dispositif concernant les dépens ont été omis.]

Ainsi, la question du manquement allégué à une obligation fiduciaire et la question du jugement sommaire ont tous deux été examinés par la Cour d'appel de l'Ontario.

[26]            Les juges Austin et Goudge, aux motifs desquels a souscrit le juge Weiler, ont écrit ceci aux pages 428 et 429 sous la rubrique The Fiduciary Duty Issue (L'obligation fiduciaire) :

[TRADUCTION]

Quand le MAC reçoit l'ordre d'administrer la pension d'un ancien combattant qui ne peut le faire lui-même, quelle est la nature de ce lien? S'agit-il, comme l'appelante [la Couronne] le prétend, d'une question de droit public qui échappe au champ d'application des redressements de droit privé? Ou, comme le défendeur [M. Authorson] le soutient, l'administrateur a-t-il une obligation fiduciaire à l'égard de l'ancien combattant?

[27]            La Couronne appelante s'est appuyée en partie sur l'article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif. La Cour d'appel a maintenu le jugement sommaire en faveur d'Authorson en notant ce qui suit :

[TRADUCTION]

Tous les éléments à partir desquels le juge Brockenshire s'est prononcé sur les requêtes avaient été à bon droit déposés devant lui et la presque totalité de ces éléments se fondait sur une preuve qui avait été fournie par la Couronne. Il est important de noter que l'appelante [la Couronne] n'a offert aucune nouvelle preuve en appel, et encore moins une preuve pouvant contredire les éléments sur lesquels le juge des requêtes s'est appuyé ou pouvant donner naissance à une véritable question de fait litigieuse[17].

[28]            À la page 457 de la décision publiée, il est dit ceci :


[ TRADUCTION]

Pour ces motifs, nous souscrivons aux conclusions et aux dispositifs auxquels en est arrivé le juge des requêtes sur chacune des questions soulevées dans l'appel. En particulier, nous reconnaissons que la Couronne agissait à titre de fiduciaire à l'égard des membres du groupe pendant que leurs fonds étaient gérés par le MAC et que la Couronne a manqué à son obligation fiduciaire en n'investissant pas ces fonds ou en ne versant pas d'intérêt sur ces fonds. En outre, l'article 9 de la LRCECA ne fait pas obstacle à la présente action. ...

[29]            Ainsi donc, la Cour d'appel de l'Ontario a non seulement maintenu le jugement sommaire en faveur d'Authorson, mais elle a explicitement répondu affirmativement à la question de savoir si la Couronne avait une obligation fiduciaire à l'égard de l'ancien combattant et au sujet de laquelle celui-ci pouvait obtenir gain de cause devant elle.

[30]            La décision de la Cour d'appel de l'Ontario dans Authorson a fait l'objet d'un pourvoi devant la Cour suprême du Canada et cet appel a été entendu; la décision était toujours en suspens au moment où j'ai commencé à entendre la présente affaire. Depuis, la Cour suprême du Canada a rendu jugement[18]. Bien qu'elle ait accueilli l'appel, elle n'a pas traité sur le fond de la question du droit de M. Authorson d'obtenir un redressement en s'appuyant sur une obligation fiduciaire qui lui était due par la Couronne. Au paragraphe [8] des motifs prononcés au nom de la Cour par le juge Major, on peut lire ce qui suit :

L'État ne nie plus qu'il avait, envers les anciens combattants, une obligation de fiduciaire de verser des intérêts sur ces comptes. Toutefois, l'État prétend être dégagé de toute responsabilité à cet égard par une disposition d'une loi fédérale, [...].

[31]            Ainsi, bien qu'elle ait été renversée par la Cour suprême du Canada pour d'autres motifs, la décision de la Cour d'appel de l'Ontario est toujours valide quant à savoir si la Couronne avait une obligation fiduciaire à l'égard de M. Authorson et, par extension, la décision de la Cour d'appel de l'Ontario pourrait être interprétée comme conférant un droit d'indemnisation au demandeur en l'espèce, malgré le fait qu'il touche une pension et d'autres prestations en vertu de la Loi sur les pensions, et malgré l'article 111 de la Loi et l'article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif. Comme dans l'affaire Authorson, la preuve dont est saisie la présente Cour, dont la majeure partie a été fournie par la Couronne, soulève une véritable question de fait litigieuse et cette question de fait englobe une question de droit, soit le manquement à une obligation fiduciaire, dans des circonstances semblables à celles dans lesquelles la Cour d'appel de l'Ontario a jugé, dans l'affaire Authorson, que la Couronne était fiduciaire.


CONCLUSION

Par conséquent, je conclus que la défenderesse, qui est la requérante dans la présente requête en jugement sommaire, n'a pas établi que les allégations du demandeur en l'espèce, soit négligence et manquement à une obligation fiduciaire relativement au traitement qu'il a reçu de la défenderesse après son retour au Canada, à la suite de sa période d'affectation à la mission de maintien de la paix dans le secteur spécial de Yougoslavie, de Slovanie et de Croatie, ne soulève aucune véritable question litigieuse ou que la question est si douteuse qu'elle ne mérite pas d'être analysée de façon approfondie. La requête en jugement sommaire de la défenderesse sera rejetée. Le demandeur a droit aux frais de la requête en tout état de cause.

                                                                            _ Frederick E. Gibson _         

ligne

                                                                                                             Juge                         

Ottawa (Ontario)

le 25 août 2003

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                          COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                       AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                 T-158-01

INTITULÉ DE LA CAUSE :                          MATTHEW STOPFORD c.

SA MAJESTÉ LA REINE

LIEU DE L'AUDIENCE :                                OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                              le 7 avril 2003

MOTIFS

DE L'ORDONNANCE :                                  LE JUGE GIBSON

DATE :                        le 25 août 2003

COMPARUTIONS :

James Cameron                                                    POUR LE DEMANDEUR

Paul Champ

Alain Préfontaine                                                  POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

RAVEN, ALLEN, CAMERON & BALLANTYNE     POUR LE DEMANDEUR

Avocats

Bureau 1600-220, avenue Laurier ouest

Ottawa (Ontario) K1P 5Z9

Morris A. Rosenberg                                            POUR LA DÉFENDERESSE

Sous-procureur général du Canada

Édifice East Memorial, Ministère de la Justice

Ottawa (Ontario) K1A OH8



[1]       Dossier de la requête de la défenderesse, volume 1, onglet A, pages 001 et 002.

[2]         [2002] 1 C.F. 360.

[3]         Dossier de la requête du demandeur, volume II, onglet 3, page 304.

[4]         Dossier de la requête de la défenderesse, volume 4, onglet L, paragraphe 8.

[5]         L.R.C. (1985), ch. P-6.

[6]       Dossier de la requête de la défenderesse, volume 3, onglet J, pages 732 et 733.

[7]         Dossier de la requête de la défenderesse, volume 3, onglet K, pages 752 et 753.

[8]         [2003] A.C.F. no 593 (Q.L.), (C.F. 1re inst.), non citée devant moi; appel déposé le 17 avril 2003, no de greffe : A-188-03.

[9]         Précitée, note 5.

[10]      Dossier de la requête de la défenderesse, volume 2, onglet G, page 469.

[11]       L.R.C. (1985), ch. C-38.

[12]       [2002] 1 R.C.S. 921.

[13]       Dossier de la requête du demandeur, volume 1, onglet 1.

[14]       [2002] 3 C.F. 579 (C.F. 1re inst.).

[15]       [2003] A.C.F. no 453.

[16]       (2001), 58 O.R. (3d) 417 (C.A. Ont.).

[17]      Motifs du jugement, page 455.

[18]       [2003] A.C.S. no 40.


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