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     Date : 19990531

     Dossier : T-2359-98

Entre

     FRANK J. BRUNO, HOLLY LYNN BRUNO,

     ROBERT ERNEST HANOVER,

     CATHERINE HANOVER,

     demandeurs,

     - et -

     SA MAJESTÉ LA REINE,

     WATERFRONT EMPLOYERS OF B.C.,

     SURREY METRO SAVINGS CREDIT UNION,

     défenderesses

     MOTIFS DE L'ORDONNANCE

Le protonotaire JOHN A. HARGRAVE

[1]      Il y a en l'espèce requête des demandeurs en ordonnance portant certification de leur action à titre de recours collectif, dans lequel ils représenteront tous ceux qui ont eu des fonds ou documents irrégulièrement saisis par voie de sommations de payer (qui constituent une sorte de saisie-arrêt prévue par la loi) et de sommations de produire des informations et documents (collectivement désignées ci-après " sommations "). Selon les demandeurs, ces sommations ont été irrégulièrement lancées au nom du ministre du Revenu national (le ministre) sous le régime de la Loi de l'Impôt sur le revenu .

[2]      À l'issue de l'audience, j'ai rejeté la requête par ce motif que l'action en question ne remplissait pas les conditions du recours collectif. Les motifs qui suivent sont ceux que j'ai promis. Il convient cependant de rappeler d'abord les faits de la cause.

LES FAITS DE LA CAUSE

[3]      Les demandeurs M. Frank Bruno et sa femme, Mme Holly Lynn Bruno, sont des débiteurs fiscaux par application de la Loi de l'impôt sur le revenu. De 1995 à 1998, le ministre a sommé diverses banques et autres établissements de lui verser directement les fonds détenus au crédit de M. Bruno. Une fois reçue la sommation de payer, la défenderesse Waterfront Employers of B.C. (Waterfront) a notifié à M. Bruno son intention de s'exécuter puis a commencé à saisir-arrêter les prestations d'invalidité de ce dernier. M. et Mme Bruno ont intenté cette action contre Sa Majesté la Reine et contre Waterfront pour saisie illégale de fonds, soutenant en particulier que la Couronne n'a pas observé la procédure applicable pour lancer les sommations de payer.

[4]      Les demandeurs M. Robert Ernest Hanover et sa femme Mme Catherine Hanover sont aussi des débiteurs fiscaux. Le ministre a signifié une sommation de payer et une sommation de produire des informations et documents à diverses banques et établissements, dont la défenderesse Surrey Metro Savings Credit Union (Surrey Metro). En exécution de ces sommations, celle-ci a bloqué le compte bancaire de M. Hanover pendant un an et a versé directement au ministre des fonds provenant de ce compte. Elle lui a également communiqué divers documents, dont des états financiers détaillés concernant M. Hanover. Dans leur action contre Sa Majesté la Reine et Surrey Metro, les Hanover leur reprochent d'avoir illégalement saisi des documents.

[5]      Le principal chef de plainte des demandeurs est que l'action des fonctionnaires de Revenu Canada qui envoyaient ces sommations n'était fondée sur aucun texte de loi et était de ce fait illégale. Ils demandent maintenant à la Cour de rendre une ordonnance pour certifier leur action à titre de recours collectif dans lequel ils représenteront tous ceux dont des fonds ont été irrégulièrement saisis par le ministre au moyen de sommations de payer irrégulières, et dont les renseignements personnels, qui étaient entre les mains de tiers, ont été irrégulièrement examinés au moyen de sommations irrégulières de produire des informations et documents.

ANALYSE

Question préalable

[6]      Il se pose la question préalable de savoir si les demandeurs, en qualité de représentants du soi-disant groupe, pourraient représenter équitablement, convenablement et diligemment tous ou presque tous les membres de ce groupe.

[7]      Les demandeurs doivent prouver qu'ils représentent d'autres personnes qui ont les mêmes intérêts qu'eux. Le critère n'est pas une formule rigide, mais " un outil flexible de convenance dans l'administration de la justice " (John v. Rees , [1970] Ch. 345, page 370). Dans Pawar c. Canada, [1997] 2 C.F. 154, en page 169, notre Cour a appliqué la conclusion tirée dans The Irish Rowan, [1989] 2 Lloyd's Rep. 144 (C.A.), que le groupe concerné par l'action ne comprend pas nécessairement tous ceux qui ont les mêmes intérêts que lui. Dans la même décision, la Cour a également appliqué le principe défini par Twinn c. Canada, [1987] 2 C.F. 450, page 464, confirmé (1988) 80 N.R. 263, savoir que dans un recours collectif, les demandeurs ne sont pas requis de s'assurer le consentement des autres membres du groupe, quand bien même ceux-ci ne souhaiteraient pas être parties à l'action. Cela dit, il faut cependant noter que la représentation des demandeurs dans un litige important et complexe peut ne pas remplir les conditions d'une représentation équitable et convenable du groupe; v. Comité pour le transfert des délinquants autochtones de l'établissement Mountain c. Canada (1997), 125 F.T.R. 10, page 17. Faute de remplir cette condition, un recours collectif est d'emblée irrecevable.

[8]      À mon avis, les demandeurs n'ont pas satisfait à cette condition. Ils n'ont pas cherché à identifier ni à recruter les membres du groupe, ni n'ont prouvé qu'ils représentent d'autres personnes qu'eux-mêmes. Ils représentent une trop grande variété de vues et d'intérêts pour être à même d'assurer convenablement la représentation en justice d'un grand nombre d'individus. Ils ne m'ont pas convaincu non plus qu'ils ont suffisamment de ressources, ou le moyen de s'assurer des ressources, pour donner convenablement suite à ce litige au nom d'un groupe important de personnes. Cela dit, j'examinerai cependant au fond cette action à titre de recours collectif, à la lumière des Règles de la Cour fédérale et de la jurisprudence.

Les principes applicables aux recours collectifs

[9]      Les dispositions régissant les procédures collectives sont codifiées à la règle 114(1) des Règles de la Cour fédérale :

     Lorsque des personnes ont un intérêt commun dans une instance, celle-ci peut être intentée par ou contre l'une ou plusieurs de ces personnes au nom de toutes celles-ci ou de certaines d'entre elles.         

[10]      La question de savoir si un recours collectif est recevable n'est pas enfermée dans une formule rigide, c'est plutôt affaire de commodité. La Cour doit mettre dans la balance d'une part les facteurs qui porteraient atteinte à l'administration de la justice, tels le gaspillage de temps et la difficulté qu'il y a à gérer le dossier, et d'autre part l'avantage que pareil recours représente pour les demandeurs et les autres membres du groupe qui ont le même intérêt et le même chef de plainte.

[11]      La recevabilité du recours collectif dépend des trois éléments fondamentaux énoncés dans Duke of Bedford v. Ellis, [1901] A.C. 1 en page 8 (H.L.). En premier lieu, l'intérêt doit être le même pour tous; en deuxième lieu, les chefs de plainte doivent être les mêmes et, enfin, le redressement doit être au bénéfice de tous les membres du groupe.

[12]      Les dispositions du Règlement de procédure de la Colombie-Britannique en matière de recours collectifs sont semblables aux règles correspondantes de notre Cour. Dans Kripps v. Touche, Toss & Co. (1986) 7 B.C.L.R. (2d) 105, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a reformulé les trois éléments fondamentaux définis par la jurisprudence Duke of Bedford sous forme de trois questions ne laissant aucune ambiguïté, en pages 108 et 109. Ces trois questions ont été reprises par la Cour d'appel de la Colombie-Britannique dans Oregon Jack Creek Indian Band v. Canadian National Railway Co. (1989), 56 D.L.R. (4th) 404, en page 413 :

     [TRADUCTION]

     1.      Le soi-disant groupe peut-il être défini de façon claire et nette?         
     2.      Les principaux points de fait et de droit sont ils essentiellement les mêmes pour tous les membres du groupe?         
     3.      À supposer que la responsabilité soit établie, y a-t-il une mesure unique de dommages-intérêts applicable à tous les membres du groupe?         

J'ai évoqué cette formulation en page de 164 de la décision Pawar ci-dessus.

Identification nette du groupe

[13]      En l'espèce, les demandeurs affirment qu'ils représentent un groupe clairement identifiable de personnes ayant pâti de l'exercice irrégulier du pouvoir délégué aux fonctionnaires de Revenu Canada. En particulier, ils disent représenter tous ceux qui ont eu des fonds et biens saisis par Revenu Canada agissant sans délégation autorisée de pouvoir légal.

[14]      Le groupe doit être défini facilement et sans ambiguïté, ainsi que l'a fait remarquer le juge Estey dans G.M. (Canada) c. Naken, [1983] 1 R.C.S. 72. L'importance numérique n'exclut pas l'identification, ni le fait que le gros des informations nécessaires à l'identification du chef de demande se trouve en la possession de la Couronne; v. Pawar susmentionné. Cela ne veut cependant pas dire qu'il suffit que le représentant, qu'il soit demandeur ou défendeur, soit au courant de l'existence des membres de ce groupe. Dans Mayrhofer c. Canada (1993), 61 F.T.R. 81 (C.F. 1re inst.), le juge Teitelbaum a souligné l'importance d'une définition plus rigoureuse pour ce qui est de l'identité du groupe. En l'espèce, les demandeurs entendent représenter quiconque ayant eu à pâtir de mesures prises par des fonctionnaires de Revenu Canada dans l'exercice soi-disant irrégulier de leur pouvoir. La démarcation du groupe défini de cette façon est trop ambiguë et trop nébuleuse, d'autant plus que les demandeurs n'ont pas fait la preuve qu'ils parlent au nom de l'un quelconque des autres membres de ce groupe.

[15]      Les demandeurs disent que certains obstacles les empêchent d'identifier les membres du groupe, en particulier l'article 241 de la Loi de l'impôt sur le revenu qui interdit expressément à tout fonctionnaire de Revenu Canada de communiquer des renseignements relatifs à un contribuable quelconque, que ce soit ou non en prévision d'une procédure judiciaire. Qui plus est, cette disposition s'applique " nonobstant toute autre loi ". Les demandeurs soutiennent qu'elle les empêche effectivement de recueillir des renseignements au sujet des membres possibles du groupe. Cet argument n'est pas solidement fondé.

[16]      Je ne suis pas convaincu qu'ils n'aient aucun autre moyen d'établir que d'autres partagent leur cause. Dans Pawar susmentionné, l'unique demandeur représentatif a réuni un groupe de gens grâce à diverses sources, y compris les centres communautaires, institutions, sociétés et organisations d'autres villes. Il a poussé son effort de mobilisation jusqu'à l'annonce publique de sa cause. Si on rapproche son cas de l'affaire en instance, les demandeurs auraient pu faire la preuve qu'ils avaient au moins essayé un certain nombre d'autres méthodes pour identifier les membres du groupe. Se renseigner auprès de Revenu Canada n'était pas le seul choix possible.

Chefs de plainte et intérêt communs

[17]      La deuxième condition du recours collectif est qu'il y ait des chefs de plainte et un intérêt communs, que partagent tous ou presque tous les membres du groupe. Le concept de " chefs de plainte et intérêt communs " est relativement large et non restrictif. Il ne faut cependant pas qu'il y ait trop de variables dans les chefs de plainte individuels. J'ai conclu dans Comité pour le transfert des délinquants autochtones susmentionné, que dans le cas où les chefs de plainte des membres du groupe dépendent trop étroitement des circonstances personnelles des intéressés, le recours collectif ne serait pas recevable puisque les chefs de plainte seraient subordonnés à trop de variables. Voir aussi Kiist et Robertson c. Canadian Pacific Railway Co. et al., [1982] 1 C.F. 361; 37 N.R. 91 (C.A.F.). En l'espèce, rien, hormis les assertions faites pendant les débats, n'indique qu'il y a d'autres personnes ayant les mêmes chefs de plainte et les mêmes intérêts que les demandeurs. Rien n'indique non plus que les membres du soi-disant groupe auront les mêmes chefs de plainte et les mêmes intérêts.

[18]      Les intérêts varient même entre les demandeurs individuels en l'espèce, au point qu'ils embrouilleraient le groupe. Par exemple, le demandeur M. Bruno réclame la restitution des fonds saisis, alors que la demanderesse Mme Bruno réclame l'annulation du certificat de dette fiscale enregistré contre sa propriété de New Westminster. Le chef de plainte de Mme Hanover se rapporte à l'argent qu'elle aurait à rembourser au titre du crédit d'impôt pour enfants et de l'allocation familiale de la Colombie-Britannique. Un tel degré de variété dans les chefs de demande, même s'ils visent la même partie défenderesse, exclut toute notion d'intérêt commun. Mme Bruno et Mme Hanover pourraient y remédier en se désistant, mais il y a d'autres problèmes. Par exemple il y a aussi le fait qu'en ce qui concerne les sommations de payer qui sont contestées en l'espèce, la question de la dette fiscale qui était à leur origine n'est toujours pas résolue. Il se peut que nombre de contribuables aient réglé la dette fiscale qui était à l'origine des sommations de payer. Il se peut qu'ils aient autre chose à faire et ne tiennent pas à prendre part à une action en annulation de ces règlements; voir par exemple Cairns c. Société du crédit agricole (1992), 49 F.T.R. 308, page 311.

[19]      Ainsi que l'a souligné le juge Estey en page 98 de la décision Naken susmentionnée, il ne suffit pas de " réunir plusieurs réclamations semblables contre un même défendeur ".

Le bénéfice collectif

[20]      La dernière condition du recours collectif est que le redressement issu de l'action, qu'il s'agisse de dommages-intérêts, de jugement déclaratoire ou d'injonction, soit au bénéfice de tous les membres du groupe. Dans Naken, la Cour suprême a défini le bénéfice collectif comme étant celui qui revient à tous les membres du groupe ayant le même intérêt dans l'issue de l'affaire. Dans Cairns susmentionné, en page 311, notre Cour a développé ce concept en posant que l'issue du recours collectif devrait, au minimum, avoir un effet pratique sur chaque membre du groupe; voir aussi Comité pour le transfert des délinquants autochtones, susmentionné, page 18. Il se trouve cependant qu'en l'espèce, il ne saurait être question d'une mesure unique de dommages-intérêts puisque les chefs de demande sont bien différents. D'autant plus, comme on pourrait s'y attendre, qu'il faudrait façonner, en fonction de chaque cas individuel, les redressements accordés au groupe. Par ailleurs, les demandeurs n'ont pas produit les documents démontrant que le redressement qu'ils recherchent sera satisfaisant pour tous les membres du groupe ou, subsidiairement, auront un effet pratique sur ces derniers.

CONCLUSION

[21]      Je dois débouter les demandeurs de leur requête tendant à les faire nommer représentants des membres du soi-disant groupe, par ce motif qu'ils n'ont pas intenté leur soi-disant recours collectif conformément aux critères énoncés dans l'arrêt Duke of Bedford, tels qu'ils ont été définis et développés par la jurisprudence contemporaine. La présente décision est rendue sans préjudice de la faculté des demandeurs de contester en justice, en leur nom propre, les sommations en question. Je ne me prononce cependant pas, ni ne suis appelé à le faire, sur la recevabilité de certaines causes d'action périphériques ni sur la qualité de Mme Bruno et de Mme Hanover dans la contestation des sommations en question.

     Signé : John A. Hargrave

     ________________________________

     Protonotaire

Vancouver (Colombie-Britannique),

le 31 mai 1999

Traduction certifiée conforme,

Laurier Parenteau, LL.L.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     AVOCATS ET AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DATE DE L'AUDIENCE :      25 mai 1999

DOSSIER No :              T-2359-98

INTITULÉ DE LA CAUSE :      Frank J. Bruno et al. c. Sa Majesté la Reine et al.

LIEU DE L'AUDIENCE :          Vancouver (C.-B.)

MOTIFS DE L'ORDONNANCE PRONONCÉS PAR LE PROTONOTAIRE JOHN A. HARGRAVE

LE :                      31 mai 1999

ONT COMPARU :

M. John Whyte                  pour les demandeurs

Mme Heather Konrad                  pour la Couronne défenderesse

Mme L. Terai                      pour la défenderesse Waterfront Employers of BC

M. Douglas Morley                  pour la défenderesse Surrey Metro Savings

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Connell Lightbody                  pour les demandeurs

Vancouver (C.-B.)

Morris Rosenberg                  pour la Couronne défenderesse

Sous-procureur général du Canada

Laughton & Company              pour la défenderesse Waterfront Employers of BC

Vancouver (C.-B.)

Davis & Company                  pour la défenderesse Surrey Metro Savings

Vancouver (C.-B.)

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