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                                                                                                                                     IMM-2761-96

 

 

                                         OTTAWA (ONTARIO), LE 16 AVRIL 1997

 

                            EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE TEITELBAUM

 

 

 

E n t r e :

 

 

                                          OLUWATOYIN PETER OGUNFOWORA,

 

 

                                                                                                                                            requérant,

 

 

                                                                             et

 

 

                        MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,

 

                                                                                                                                                 intimé.

 

 

 

                                                               ORDONNANCE

 

            Pour les motifs exposés dans mes motifs d'ordonnance, la décision de M. Jean-Pierre Lavoie, délégué du ministre, est annulée. L'affaire est renvoyée à un autre agent d'immigration pour qu'il rende une nouvelle décision après avoir procédé à une évaluation impartiale du cas du requérant en tenant compte de raisons d'ordre humanitaire.

 

 

 

 

                                                                                                            « MAX M. TEITELBAUM »        

J U G E

 

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme                                                                                                                                                                   

 

   François Blais, LL.L.


 

 

 

 

 

                                                                                                                                     IMM-2761-96

 

 

E n t r e :

 

 

 

                                          OLUWATOYIN PETER OGUNFOWORA,

 

 

                                                                                                                                            requérant,

 

 

                                                                             et

 

 

                        MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,

 

                                                                                                                                                 intimé.

 

 

 

 

                                                   MOTIFS DE L'ORDONNANCE

 

 

 

LE JUGE TEITELBAUM

LES FAITS

            Le requérant demande le contrôle judiciaire d'une décision d'un agent d'immigration, M. Jean-Pierre Lavoie. Dans une lettre datée du 2 août 1996, l'agent d'immigration a rejeté la demande présentée par le requérant en vue d'obtenir le statut de résident permanent pour des raisons d'ordre humanitaire, en vertu du paragraphe 114(2) de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2 (la Loi).

 

            Pour expliquer comment le requérant s'est retrouvé devant la Cour dans la présente instance, il faut relater assez longuement son histoire embrouillée et ses démêlés avec le système canadien d'immigration.

 

Allégations de torture au Nigéria

            Le requérant a initialement demandé le 18 mars 1995 une dispense de visa en vertu du paragraphe 114(2) de la Loi. Il citait le risque de torture à son retour au Nigéria pour justifier sa demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire. Le 31 mai 1989, le requérant avait été arrêté par les forces de sécurité nigériennes, avait été détenu sans procès et avait été torturé. Au cours de sa détention, son bras a, lors d'un incident particulièrement troublant, été tailladé et du poivre a été versé sur la plaie vive. On a également administré des chocs électriques au requérant, on l'a battu, on a manipulé ses organes génitaux et on l'a soumis à de la violence psychologique[1]. Le requérant étudiait au collège de technologie Yaba de Lagos lorsque les étudiants ont déclenché des manifestations sur le campus.

 

            À son arrivée au Canada en février 1991, le requérant a revendiqué le statut de réfugié du fait de ses opinions politiques et de son appartenance à un groupe social déterminé. La revendication du requérant a été rejetée le 22 avril 1992 parce que la Section du statut de réfugié [la SSR] trouvait que le requérant n'était pas un témoin digne de foi (annexe D de l'affidavit de M. Lavoie). La SSR s'est dite préoccupée par les divergences et les contradictions que comportait la récit que le requérant avait fait de ses antécédents scolaires, des événements du 31 mai 1989, de la durée de sa détention et de la façon dont il s'était enfui du Nigéria. À titre d'exemple, la SSR a cité le fait que le relevé scolaire officiel du requérant sur lequel étaient indiquées ses dates de fréquentation scolaire était bourré de fautes d'orthographe et de grammaire. Il convient toutefois de signaler que la décision par laquelle la SSR rejetait la revendication du statut de réfugié du requérant comportait les mêmes fautes d'orthographe et de grammaire.

 

            Depuis le rejet initial de sa revendication par la SSR, le requérant a introduit sans succès plusieurs instances en matière d'immigration. Il a interjeté appel sans succès de la décision de la SSR et a essayé d'obtenir sa révision. Il a également présenté une première demande le 27 novembre 1992 en vertu du paragraphe 114(2) en vue d'obtenir la résidence pour des raisons d'ordre humanitaire. Au soutien de sa demande, le requérant invoquait le fait qu'il s'était marié le 24 octobre 1992 à une citoyenne canadienne qui avait des enfants à sa charge et le fait qu'il courrait un danger s'il devait retourner au Nigéria. Le 23 juin 1993, la  demande de visa a été rejetée après que la femme du requérant eut négligé de se présenter à des entrevues obligatoires au bureau de l'immigration. Le formulaire dans lequel le requérant réclamait le visa contredisait par ailleurs le témoignage qu'il avait déjà donné devant la SSR au sujet de ses dates d'études au Nigéria et de la durée de sa détention (paragraphe 13, page 4 affidavit de M. Lavoie). Une mesure de renvoi a alors été prise. Pour éviter d'être expulsé du Canada, le requérant est entré dans la clandestinité.

 

La demande présentée le 18 mars 1995 pour obtenir un visa en vertu du paragraphe 114(2)

            Finalement, ainsi qu'il a déjà été précisé, le 18 mars 1995, le requérant a entamé le processus qui est présentement en litige devant notre Cour. Dans sa seconde demande de visa fondée sur le paragraphe 114(2) de la Loi, le requérant affirme qu'il serait torturé s'il était forcé de retourner au Nigéria. Le requérant soutient qu'il souffre d'une maladie psychologique, le trouble de stress post-traumatique [le TSPT], par suite des tortures qu'il a déjà subies au camp de détention. À l'appui de ses affirmations, le requérant a produit des rapports d'évaluation psychiatriques et médicaux (annexe I, affidavit de M. Lavoie). Ces éléments de preuve médicaux décrivent les répercussions physiques et psychologiques persistantes qui découlent des séances de tortures qu'il a subies et ils semblent résoudre quelque peu les contradictions que comportait le témoignage que le requérant avait donné devant la SSR et les documents écrits subséquents. Les rapports médicaux n'ont cependant pas été présentés au cours de la première instance en immigration (voir le paragraphe 22 de l'affidavit de M. Lavoie). Dans sa demande de visa, le requérant cite également des éléments de preuve documentaires portant sur la détérioration du climat politique au Nigéria.

 

La procédure parallèle d'examen postérieur des revendications refusées

            Au terme de la période d'une dizaine de mois qui s'est écoulée avant que la revendication présentée par le requérant en vertu du paragraphe 114(2) ne soit examinée, les fonctionnaires de l'immigration ont décidé que le cas du requérant devait également être examiné en tenant compte des lignes directrices applicables aux demandeurs non reconnus du statut de réfugié au Canada (les DNRSRC), une procédure particulière qui s'applique aux revendicateurs à qui le statut de réfugié a été refusé et qui courent de graves risques s'ils retournent dans leur pays d'origine. Le requérant ne remplissait pas en principe les conditions requises pour que les risques qu'il courait comme DNRSRC soient évalués sous le régime des lignes directrices applicables aux DNRSRC, étant donné que celles-ci ne s'appliquent qu'aux décisions rendues par la SSR après le 3 février 1993. La revendication du statut de réfugié du requérant a été rejetée le 22 avril 1992, une dizaine de mois avant la date limite applicable aux DNRSRC.

 

            Il a fallu attendre plusieurs mois avant que ne commence l'examen du cas du requérant sous le régime des lignes directrices applicables aux DNRSRC. Dans sa demande, le requérant renvoyait Mme Martine Beaulac, agente de révision des revendications refusées [l'ARRR], aux observations écrites présentées par son avocat le 18 mars 1995 à l'appui de sa demande d'établissement fondée sur des raisons d'ordre humanitaire. Dans un échange de lettres fait en mai 1996 entre l'ARRR et l'avocat du requérant, l'ARRR demandait des éclaircissements et des précisions au sujet de certaines présumées contradictions que contenait le volumineux dossier du requérant. L'avocat du requérant a répondu en faisant valoir que la cohérence et la vraisemblance générales des arguments invoqués par le requérant au sujet des tortures subies étaient plus importantes que les contradictions et divergences que semblaient comporter des documents écrits sur de nombreuses années. L'avocat du requérant a fait ressortir certaines erreurs de fait et l'interprétation erronée que l'ARRR faisait des documents dans sa propre lettre pour insister sur [TRADUCTION] « l'erreur humaine à laquelle nous sommes tous sujets » (annexe N de l'affidavit de M. Lavoie).

 

            La décision en litige dans la présente instance

            Finalement, le 1er août 1996, le requérant a été informé que sa demande d'examen sous le régime des lignes directrices applicables aux DNRSRC avait été rejetée parce qu'il ne courait [TRADUCTION] « aucun des risques visés par la définition des DNRSRC » (page 1, dossier officiel d'immigration). L'ARRR a, dans les longs motifs qu'elle a rédigés, fait ressortir les principales contradictions que comportait le récit du requérant et le peu d'éléments de preuve documentaires qui appuyaient sa prétention qu'il courrait les risques en question. Le lendemain, le 2 août 1996, la décision à l'examen dans la présente instance a été rendue. M. Jean-Pierre Lavoie, l'agent d'immigration, a rejeté la demande distincte de résidence que le requérant avait présentée en invoquant les critères humanitaires énoncés au paragraphe 114(2). Dans sa lettre du 2 août 1996, M. Lavoie déclare que [TRADUCTION] « un examen attentif de toutes les circonstances de l'affaire ne révèle pas qu'une telle dispense soit justifiée ». Le 9 août 1996, le requérant a demandé l'autorisation d'interjeter appel de la décision rendue le 2 août 1996 par l'agent d'immigration. Le juge McGillis a accordé cette autorisation le 13 novembre 1996. Toutefois, le même jour, dans le dossier IMM-2758-96, le juge McGillis a également rejeté la demande présentée par le requérant en vue d'interjeter appel de la décision rendue par l'ARRR le 1er août 1996.

 

PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES

 

            Prétentions et moyens du requérant

            Le requérant invoque deux moyens pour affirmer que sa demande de contrôle judiciaire est justifiée. En premier lieu, le requérant affirme que l'agent d'immigration a injustement entravé l'exercice de son pouvoir discrétionnaire en ne procédant pas à une évaluation impartiale de tous les éléments de preuve se rapportant aux risques futurs de torture. Le requérant soutient que, dans sa décision du 2 août 1996, l'agent d'immigration a déféré à tort la question de l'évaluation du risque à l'ARRR qui avait rendu sa décision la veille. En second lieu, le requérant affirme que l'agent d'immigration a commis une erreur de droit en agissant sans tenir compte de l'ensemble de la preuve, plus particulièrement des éléments de preuve relatifs aux tortures déjà subies, aux répercussions du TSPT sur la capacité du requérant à se rappeler les événements et au dossier historique et au dossier documentaire actuel. Dans ses observations écrites, le requérant soutient également que l'agent d'immigration n'a pas respecté les obligations que le Canada a contractées en droit international et auxquelles il est soumis selon la Charte canadienne des droits et libertés. Toutefois, dans son plaidoyer, l'avocat du requérant n'a pas abordé les questions relatives au droit international et à la Charte. Je n'ai donc pas consacré davantage d'attention à ces questions.

 

            Prétentions et moyens de l'intimé

            L'intimé rejette l'argument du requérant suivant lequel l'exercice du pouvoir discrétionnaire de l'agent d'immigration a été entravé de quelque façon que ce soit. L'intimé fait remarquer que les tribunaux hésitent à modifier les décisions fondées sur le paragraphe 114(2). L'intimé soutient qu'il n'y a rien dans la présente instance qui révèle un exercice incorrect du pouvoir discrétionnaire ou une appréciation erronée de la preuve.

 

QUESTIONS EN LITIGE

I. L'agent d'immigration a-t-il entravé l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, commettant ainsi une erreur justifiant un contrôle judiciaire?

 

II. L'agent d'immigration a-t-il régulièrement examiné les éléments de preuve présentés par le requérant au sujet de la torture qu'il avait déjà subie et des risques qu'elle se reproduise?

 

ANALYSE

I. Entrave à l'exercice du pouvoir discrétionnaire

Teneur de la décision de l'agent d'immigration

 

            La Cour a trois documents à examiner pour trancher la question de savoir si l'agent d'immigration a entravé l'exercice de son pouvoir discrétionnaire. Le premier est la lettre effective en date du 2 août 1996 par laquelle l'agent informe le requérant de sa décision. Dans ce bref document, l'agent d'immigration déclare de façon très brève et très générale qu'il a conclu après [TRADUCTION] « un examen attentif de toutes les circonstances de l'affaire » qu'il n'existe pas suffisamment de raisons d'ordre humanitaire. Aucun autre détail n'est donné au sujet du processus de prise de décision ou des « circonstances » effectivement examinées. Le deuxième document consiste en les notes manuscrites de l'agent d'immigration qui se trouvent aux pages 2 et 3 du dossier officiel. Elles sont plus détaillées que la lettre du 2 août 1996. En voici le texte :

 

Sujet [sic] n'a aucune famille proche au Canada. Sujet est au Canada depuis 1991. A travaillé 1 an et 5 mois depuis ce temps. Était marié à une citoyenne canadienne mais il déclare sur les derniers formulaires soumis être célibataire (?). Suite à l'analyse des risques de retour faite par Martine Beaulac, j'en suis venu à la conclusion que ceux-ci sont inexistants. Par conséquent, j'ai conclu qu'il n'existe aucun motif justifiant un redressement spécial pour permettre à monsieur Ogunfowora de déposer la demande de droit à l'établissement au Canada. J.-P. Lavoie. 2/8/96.

 

            Le troisième document est l'affidavit que M. Jean-Pierre Lavoie a lui-même souscrit le 23 décembre 1996. Aux paragraphes 31 à 33, l'agent d'immigration note ce qui suit :

 

 

31. Lors de l'évaluation de la demande de droit d'établissement, j'ai consulté les documents suivants afin d'en arriver à une décision :

 

- Fiche de renseignements personnels

- Formulaires « demande d'établissement présentée au Canada »

- Formulaires « renseignements supplémentaires »

- cas comportant des considérations humanitaires y compris les

  soumissions écrites l'accompagnant

- Lettre du comité Inter-Églises (sic) pour les réfugiés

- Déclaration de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié rendue

le 22 avril 1992

- Évaluation des risques de retour faite par Martine Beaulac

 

32. J'ai tenu compte de tous les éléments présentés y compris ceux concernant les sanctions sévères (risques) dans l'évaluation des considérations d'ordre humanitaire.

 

33. Après avoir évalué le dossier, j'ai conclu que ce cas ne révélait aucun élément permettant d'accorder une demande de dispense et le 2 août 1996, j'ai envoyé au requérant une lettre à cet effet.

 

Le critère légal strict prévu au paragraphe 114(2)

Le paragraphe 114(2) dispose :

 

 

114.(2) Le gouverneur en conseil peut, par règlement, autoriser le ministre à accorder, pour des raisons d'ordre humanitaire, une dispense d'application d'un règlement pris aux termes du paragraphe (1) ou à faciliter l'admission de toute autre manière.

 

            Le paragraphe 114(2) accorde au ministre ou à son délégué l'autorisation de dispenser quelqu'un de l'application des conditions habituelles pour des motifs exceptionnels. Il ressort de la jurisprudence relative au paragraphe 114(2) que le pouvoir discrétionnaire que cette disposition de la Loi confère à l'agent d'immigration « relève entièrement de son jugement et de son pouvoir discrétionnaire et [que] la Loi ne confère aucun droit au requérant en ce qui a trait au dispositif de cette décision » (voir l'arrêt Shah c. Canada (ministre de l'Emploi et de l'Immigration), (1994), 170 N.R. 238, à la page 239 (C.A.F.)). Le contenu de l'obligation d'agir avec équité à laquelle est soumise la décision de l'agent d'immigration de recommander ou non d'accorder une dispense d'application des exigences de la Loi pour des raisons d'ordre humanitaire est minimal (Amofa c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (17 janvier 1997), IMM-3064-95, (C.F. 1re inst.), [1997] F.C.J. No. 72 (Q.L.). En fait, étant donné que, sous le régime du paragraphe 114(2), le requérant demande un traitement exceptionnel et une dispense d'application des exigences générales de la loi, il n'est pas nécessaire de tenir une audience ou de motiver par écrit la décision (voir le jugement Carson c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), (28 avril 1995), IMM-1916-94, (C.F. 1re inst.), [1995] F.C.J. No. 656 (Q.L.)).

 

            Ce critère préliminaire extrêmement élevé de contrôle a été analysé par le juge Campbell à la page 239 du jugement Al-Joubeh c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), (1996), 109 F.T.R. 235 (Al-Joubeh) :

 

 

En l'absence de preuve que l'instance décisionnelle s'est fondée sur des preuves extrinsèques non fournies par le requérant, la demande contestant la recommandation de l'instance décisionnelle doit être rejetée. Pour obtenir gain de cause, le requérant doit démontrer que l'instance décisionnelle a commis une erreur de droit, qu'elle s'est fondée sur un principe inapproprié ou erroné, ou qu'elle a agi de mauvaise foi. (Shah (précité), Vidal c. M.E.I. (1991) 41 F.T.R. 118 (C.F. 1re inst.).

 

            Sur la question de l'entrave à l'exercice du pouvoir discrétionnaire, il est indubitable que l'agent d'immigration avait le droit d'examiner l'analyse de l'ARRR. Dans ses observations écrites du 18 mars 1995, l'avocat du requérant insiste sur la crainte de persécution du requérant. De fait, le risque de préjudice, qui est l'élément essentiel de l'évaluation de l'ARRR, a joué un rôle déterminant en l'espèce dans la décision que l'agent d'immigration a prise en vertu du paragraphe 114(2). Dans le jugement Al-Joubeh, précité, le juge Campbell a statué, à la page 239, qu'il était raisonnable pour un agent d'immigration de consulter un ARRR lorsque le moyen invoqué à l'appui de la demande d'examen fondée sur des raisons d'ordre humanitaire est l'évaluation du risque.

 

 

Il se peut fort bien que l'opinion de l'ACRR [l'ARRR] sur le risque pèsera lourd aux yeux de l'agent d'immigration qui mène une enquête et, conséquemment, il lui accordera beaucoup d'importance en parvenant à sa décision. Le crédit accordé à une opinion joue un rôle important dans le processus décisionnel, et j'estime que Mme St-Hilaire a, à bon droit, considéré l'opinion sur le risque et lui a accordé du poids, cette attitude faisant partie de son obligation d'équité envers M. Al-Joubeh.

 

            Je suis toutefois convaincu que la présente instance est exceptionnelle parce que le moment mal choisi où l'agent d'immigration a rendu sa décision indique qu'il a effectivement entravé l'exercice de son pouvoir discrétionnaire. Je suis troublé par le fait que la décision à l'examen a été rendue par l'agent d'immigration le lendemain même de la date à laquelle l'ARRR a rejeté la demande présentée par le requérant en vue d'être considéré comme faisant partie de la catégorie des DNRSRC. En réalité, il semble qu'une seule décision ait été rendue dans le cas du requérant. Le requérant allègue qu'il semble qu'il n'y ait personne au sein de la bureaucratie de l'immigration qui soit prêt à assumer la responsabilité d'entreprendre une appréciation impartiale des éléments de preuve présentés par le requérant au sujet de la torture et du TSPT. Le requérant soutient que l'agent d'immigration s'en est injustement remis à l'ARRR qui, pour sa part, a accordé trop d'importance à la décision rendue par la SSR en 1992 avant que de nouveaux éléments de preuve ne soient présentés au sujet de la torture et du TSPT et que la situation déjà déplorable du Nigéria en matière de droits de la personne ne se détériore encore plus. Je suis d'accord avec ses observations.

 

            Dans son affidavit du 23 décembre 1996, M. Lavoie affirme qu'il a examiné l'évaluation des risques de retour offerte par Mme Martine Beaulac, l'ARRR [paragraphes 31 et 32 de l'affidavit de M. Lavoie]. De fait, l'agent d'immigration a rendu sa décision le lendemain même de celle de l'ARRR. La rapidité étourdissante avec laquelle ces décisions ont été rendues après un délai aussi long laisse planer des doutes au sujet de l'équité de la procédure suivie et de l'impartialité et de la rigueur de la procédure suivie par l'agent d'immigration pour prendre sa décision. Le problème demeure celui de la date des deux décisions : le 1er août 1996, dans le cas de l'ARRR, et le 2 août 1996, dans le cas de la décision prise par l'agent d'immigration en vertu du paragraphe 114(2). On peut établir une distinction entre la présente instance et l'affaire Al-Joubeh, étant donné que dans celle-ci, l'évaluation faite en vertu des lignes directrices applicables aux DNRSRC avait été terminée en mai 1995 et avait été communiquée au requérant avant que l'examen de sa demande présentée en vertu du paragraphe 114(2) ne soit faite en juillet 1995, quelques trois mois plus tard. Dans l'intervalle, le requérant avait eu, dans l'affaire Al-Joubeh, l'occasion de soumettre à l'agent d'immigration de nouveaux documents au sujet du risque, l'ARRR avait procédé à une nouvelle évaluation du risque et il en avait communiqué les résultats à l'agent d'immigration. Cependant, dans l'affaire Al-Joubeh, en communiquant cette nouvelle évaluation, l'agent de révision s'était fié à des éléments de preuve extrinsèques qui n'avaient pas été fournis au requérant, violant ainsi les principes d'équité procédurale.

 

            Dans le cas de M. Ogunfowora, l'intervalle d'une seule journée qui sépare la décision de l'ARRR de l'évaluation de l'agent d'immigration est inusité et inconvenant et il donne du poids à l'argument que l'agent d'immigration s'en est entièrement remis à la décision de l'ARRR sur la question essentielle du risque. Il est vrai toutefois que, dans ses notes manuscrites, l'agent d'immigration a brièvement reconnu d'autres facteurs que le risque, notamment le fait que le requérant n'avait aucune famille proche au Canada et l'incertitude quant à son état matrimonial. Cette brève mention ne suffit pas à dissiper l'apparence d'iniquité dont est entachée la décision relative au requérant. Même si la norme d'équité prévue au paragraphe 114(2) est minimale, elle existe quand même et il doit y avoir aussi apparence de justice. La vitesse fulgurante avec laquelle l'agent d'immigration a rendu sa décision immédiatement après celle de l'ARRR est très étrange, eu égard aux nombreux délais qui sont survenus dans le présent dossier. Il importe par ailleurs de se rappeler que c'est le 18 mars 1995 que le requérant a présenté sa demande initiale de visa fondée sur des raisons d'ordre humanitaire. Face à l'inertie des autorités et à l'absence de réponse, l'avocat du requérant a dû envoyer une lettre au ministère de l'Immigration quelque huit mois plus tard pour rappeler aux fonctionnaires en cause qu'il lui fallait obtenir une réponse dans les plus brefs délais, compte tenu particulièrement de la santé psychologique fragile du requérant. De fait, l'avocat a dû brandir le spectre des sanctions internationales pour faire bouger le ministère de l'Immigration. Le cas du requérant a alors été reclassé dans la catégorie des DNRSRC. L'ARRR écrit dans sa décision du 1er août 1996 :


[TRADUCTION]

 

Le 1er mai 1995[2], le requérant a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des raisons d'ordre humanitaire au bureau de la Citoyenneté et de l'Immigration de Montréal. Toutefois, les éléments avancés concernaient le risque. On lui a alors envoyé un questionnaire qui devait nous permettre de procéder à une évaluation des risques de retour le 28 novembre 1995. Il a retourné le questionnaire à nos bureaux le 5 décembre 1995 (page 6, dossier officiel).

 

            Je suis en conséquence convaincu que l'agent d'immigration a manqué aux principes d'équité procédurale en entravant l'exercice de son pouvoir discrétionnaire et en ne procédant par à une évaluation impartiale.

 

            De plus, je suis d'accord avec le requérant pour dire que l'agent d'immigration a agi de façon déraisonnable en ne tenant pas compte de l'ensemble de la preuve, à savoir la preuve médicale concernant la torture et son TSPT. Je reconnais la présomption suivant laquelle l'auteur d'une décision tient compte de tous les éléments de preuve portés à sa connaissance, de même que le principe qu'il n'est pas nécessaire pour lui de mentionner expressément chaque élément de preuve (Hassan c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration (1992), 147 N.R. 317). Toutefois, l'affaire qui nous occupe est exceptionnelle et justifie un contrôle judiciaire.

 

            Dans la lettre du 2 août 1996 qui a été communiquée au requérant, l'agent d'immigration ne mentionne aucun des éléments de preuve mais se contente d'invoquer la formule générale « après un examen attentif de toutes les circonstances de l'affaire ». Dans ses notes manuscrites, l'agent d'immigration est plus explicite et explique en détail comment il a procédé pour examiner le rapport de l'ARRR. L'agent d'immigration a expressément reconnu qu'il s'était fié à ce document, parce qu'il indique dans ses notes : « Suite à l'analyse faite par Martine Beaulac [...] » L'auteur de la décision a donné la liste des documents consultés au paragraphe 31 de son affidavit du 23 décembre 1996. Le requérant avait soumis un rapport psychiatrique du docteur Cécile Rousseau de l'Hôpital Douglas de Montréal, ainsi qu'un rapport médical du docteur Pierre Dongier de l'Hôpital Saint-Luc de Montréal (annexe I de l'affidavit de M. Lavoie). Les deux rapports sont datés d'octobre 1994. Le docteur Rousseau conclut que le requérant souffre d'un grave TSPT et que, jusqu'à maintenant, les antécédents médicaux et les symptômes psychologiques du requérant permettent de penser qu'il a été soumis à la torture.

 

            Toutefois, même dans l'affidavit de M. Lavoie, les rapports médicaux des docteurs Brousseau et Dongier ne sont implicitement mentionnés que comme éléments du « cas comportant des considérations humanitaires y compris les soumissions écrites l'accompagnant ». Ces rapports médicaux étaient joints aux observations écrites ou « soumissions écrites ». Je suis convaincu que les rapports médicaux exigent davantage qu'une mention implicite ou hâtive dans un affidavit rédigé quelque quatre mois après la décision effective. Si l'intimé choisit de donner plus de détails au sujet du processus de prise de décision dans un affidavit volumineux, il doit supporter les conséquences si cet affidavit met en doute la rigueur de ce processus. Je suis persuadé que, comme leur existence n'est pas reconnue dans l'affidavit, ces éléments de preuve médicaux vitaux et déterminants n'ont pas en fait été consultés ou qu'on ne leur a pas accordé la valeur qu'ils méritaient.

 

            On trouve un aperçu de l'ampleur de la torture dans les commentaires formulés le 20 février 1996 par le Conseil canadien pour les réfugiés au Comité consultatif d'examen des revendications refusées sur les risques de traumatisme et de répétition de la torture chez les victimes de TSPT. Dans ses observations écrites du 28 mai 1996, l'avocat du requérant cite un extrait de la page 2 de la note de service du Conseil canadien pour les réfugiés :

 

[TRADUCTION]

 

Il est nécessaire de bien préciser que le TSPT est une conséquence de la torture et d'autres violations graves des droits de la personne. Le TSPT peut servir de preuve corroborante convaincante que l'intéressé a déjà été victime de torture, ce qui sert à indiquer jusqu'à preuve du contraire la probabilité de répétition de la torture pour le cas où l'intéressé retournerait dans son pays d'origine. Une personne qui a déjà été prise pour cible risque davantage que d'autres de l'être à l'avenir.

 

            Une fois de plus, il n'est pas fait mention de ces éléments de preuve dans la décision de l'agent d'immigration ou dans l'affidavit, exception faite de la mention indirecte et insuffisante des « soumissions écrites ».

 

            Quant aux éléments de preuve documentaires qui corroborent l'existence de la torture au Nigéria, le requérant a soumis des dossiers provenant d'organismes internationaux respectés comme Amnesty International et la Coalition inter-églises sur l'Afrique (annexe I, affidavit de M. Lavoie). Le requérant cite des éléments de preuve documentaire non contredits suivant lesquels le Nigéria est un pays dans lequel les violations des droits de la personne, et notamment la torture, sont courantes. Plus précisément, le requérant insiste sur le fait qu'il a déjà été soumis à la torture. Ce témoignage sur les persécutions déjà subies a beaucoup de poids lorsqu'il s'agit d'évaluer le risque de répétition. De plus, la presse écrite et parlée a déjà beaucoup parlé du cas du requérant, qui est devenu un peu une cause célèbre, ce qui augmente les risques en cas de retour.

 

            Les réponses données aux demandes de renseignements provenant du centre de documentation de la Section de l'immigration et du statut de réfugié elle-même exposent en détail la pénible situation des droits de la personne au Nigéria. À la demande initiale de visa du 18 mars 1995 fondée sur des raisons d'ordre humanitaire sont joints des rapports décrivant les événements survenus en mai 1989 au Nigéria (article du 12 juin 1989 du Times International), les tactiques utilisées en matière de torture et les actes de violence de la police secrète du Nigéria ou des services nationaux de sécurité (réponse à la demande de renseignements no NGA 12911 en date du 22 janvier 1993, Centre de documentation de la CISR) et les failles du système judiciaire nigérien.

 

            La décision de M. Jean-Pierre Lavoie, le délégué du ministre, est par la présente annulée. L'affaire est renvoyée à un autre agent d'immigration pour qu'il rende une nouvelle décision après avoir procédé à une évaluation impartiale du cas du requérant en tenant compte des raisons d'ordre humanitaire.

 

                                                                                                            « MAX M. TEITELBAUM »        

J U G E

 

OTTAWA

Le 16 avril 1997

 

Traduction certifiée conforme                                                                                                                                                                     

    François Blais, LL.L.


                                               COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                           SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

 

 

                           AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

No DU GREFFE :IMM-2761-96

 

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :OLUWATOYIN PETER OGUNFOWORA c. MCI

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

 

DATE DE L'AUDIENCE :11 FÉVRIER 1997

 

 

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE prononcés par le juge Teitelbaum le 16 avril 1997

 

 

 

 

ONT COMPARU :

 

 

Me Mitchell Goldbergpour le requérant

 

 

Me Michèle Joubertpour l'intimé

 

 

 

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

Me Mitchell Goldbergpour le requérant

 

 

Me George Thomsonpour l'intimé

Sous-procureur général du Canada



    [1]           On trouve une description des tortures infligées au requérant à de nombreux endroits dans le dossier, notamment dans son « formulaire de renseignements personnels pour les personnes qui revendiquent le statut de réfugié » en date du 21 juillet 1991 (annexe B de l'affidavit de M. Lavoie), à la page 2 des motifs rendus le 22 avril 1992 par la SSR (annexe D de l'affidavit de M. Lavoie) et dans les rapports psychiatriques et médicaux d'octobre 1994 déposés à l'appui de la demande de visa qu'il a présentée le 18 mars 1995 (annexe I de l'affidavit de M. Lavoie).

    [2]           Il ressort d'autres éléments du dossier que la date réelle de la demande du requérant était le 19 mars 1995.

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