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Date : 20020426

Dossier : IMM-1984-01

Référence neutre : 2002 CFPI 479

Ottawa (Ontario), le 26 avril 2002

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE JOHN A. O'KEEFE

ENTRE :

                                                              LUKMAN ALLI

                                                                                                                                        demandeur

                                                                            et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                         défendeur

                          MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LE JUGE O'KEEFE

[1]                 Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle la section du statut de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu, le 27 mars 2001, que Lukman Alli n'était pas un réfugié au sens de la Convention.

[2]                 Le demandeur sollicite l'une des ordonnances suivantes :

1.          une ordonnance annulant la décision de la Commission ainsi qu'une directive à l'intention de la Commission, selon laquelle son statut de réfugié doit lui être reconnu;

2.          une ordonnance annulant la décision de la Commission et renvoyant l'affaire à cette dernière pour qu'elle entende de nouveau la même preuve et qu'elle rende une décision qui n'est pas incompatible avec les motifs de la Cour; ou

3.          une ordonnance annulant la décision de la Commission et renvoyant l'affaire à cette dernière pour qu'une nouvelle audience soit tenue devant un tribunal différemment constitué.

Les faits

[3]                 Le demandeur est citoyen nigérian. Il revendique le statut de réfugié au sens de la Convention en se fondant sur sa religion et sur son appartenance à un groupe social, à savoir les personnes qui sont contraintes à participer à des meurtres rituels et à des pratiques néfastes.


[4]                 Le demandeur vient de Lagos, où son grand-père et son père suivaient la tradition familiale voulant qu'ils soient chefs Oluwo Apena. L'Oluwo Apena organise diverses pratiques et divers rituels traditionnels, y compris des sacrifices. Le demandeur affirme qu'on s'attendait à ce qu'il remplace son père. Il ne voulait pas être Apena parce que certains rituels comportent des sacrifices humains et l'utilisation de sang humain comme offrande. Par suite de ce refus, le demandeur a été déshérité par sa famille et il s'est converti au christianisme.

[5]                 Lorsque son père est mort, le demandeur devait participer aux cérémonies de sépulture. Le demandeur a refusé parce qu'il ne voulait pas participer aux rituels qui seraient accomplis et qu'il craignait d'être contraint à devenir le nouvel Oluwo Apena.

[6]                 En 1998, il y a eu à Lagos de fortes inondations que certaines personnes ont attribuées à des causes spirituelles. Le gouverneur de l'État a communiqué avec le roi local pour que l'on procède à des rituels destinés à apaiser les dieux. Le demandeur a été amené au palais du roi local à la demande de ce dernier. À la suite de discussions avec le roi local, le demandeur a consenti à ce que son père soit enterré, mais il a continué à refuser de devenir le nouvel Oluwo Apena. Un autre homme a par la suite été nommé Oluwo Apena; toutefois, les inondations ont continué; on croyait que les dieux n'acceptaient pas les sacrifices du nouvel Oluwo Apena.


[7]                 Au mois de janvier 2000, le roi local a sommé le demandeur de se présenter et il lui a de nouveau demandé de devenir l'Oluwo Apena. Il a informé le demandeur que les autres Apenas le tueraient s'il n'acceptait pas. On a dit au demandeur que les autres Apenas croyaient qu'ils seraient bénis par les dieux s'ils utilisaient son sang pour d'autres sacrifices. Le demandeur s'est enfui; il s'est caché et il a quitté le Nigéria pour venir au Canada.

[8]                 Le demandeur a présenté une revendication en se fondant sur le fait qu'il craignait que le roi local et d'autres Apenas usent de leur influence pour le contraindre à devenir Oluwo Apena. Le demandeur craignait que, s'il continuait à refuser, les Apenas le tuent afin d'accomplir les sacrifices rituels nécessaires.

[9]                 La Commission a conclu que le demandeur n'était pas un réfugié au sens de la Convention parce que l'État pouvait le protéger. Elle a conclu qu'il n'existait aucune possibilité sérieuse que le demandeur soit persécuté s'il retournait au Nigéria. La Commission a énoncé sa principale conclusion comme suit :

Même si le tribunal estimait qu'un lien a été établi et accordait foi au récit du revendicateur, il conclurait que l'État aurait pu assurer à ce dernier une protection adéquate.

  

[10]            La Commission a fondé sa décision sur le fait que l'État pouvait assurer une protection.

[11]            Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de cette décision.


Arguments du demandeur

[12]            Premièrement, le demandeur soutient que la Commission a commis une erreur en tirant une conclusion défavorable au sujet de la crédibilité de son témoignage. La Commission a commis ces erreurs parce qu'elle n'avait pas tiré de conclusion relative à la crédibilité en des termes clairs et non équivoques comme il a été dit dans la décision Ahmed c. MCI, 2001 CFPI 237; no 433 (QL).

[13]            Deuxièmement, le demandeur soutient que la Commission a commis une erreur en concluant qu'il n'y avait pas de lien entre sa situation et l'un des motifs reconnus par la Convention sur le statut des réfugiés. Il affirme que la question de la possibilité pour l'État d'assurer une protection peut uniquement être tranchée après qu'il a été conclu à l'existence d'un lien (Ahmed c. MCI, [2000] A.C.F. no 651 (C.F. 1re inst.)). La Commission a commis une erreur en n'examinant pas cette question cruciale et elle a tenté d'éviter cette analyse en appréciant uniquement la question de la possibilité pour l'État d'assurer une protection.


[14]            Le demandeur soutient que la Commission a commis une erreur dans les conclusions de fait qu'elle a tirées au sujet de la possibilité pour l'État d'assurer une protection. La Commission a utilisé d'une façon abusive la preuve documentaire relative à la protection fournie par l'État. Elle a noté que lorsque les gens craignent la violence rituelle et communiquent avec la police, « la police ne leur garantit habituellement aucune protection » . Toutefois, elle a ensuite conclu que le demandeur pouvait obtenir de la police la protection étatique. Le demandeur soutient que la Commission a en outre mal interprété la preuve de la complicité de la police et qu'elle a omis de tenir compte de la preuve du nombre incroyable de cas de violence rituelle au Nigéria.

[15]            Enfin, le demandeur affirme que la Commission a commis une erreur en ne lui donnant pas la possibilité de réfuter les conclusions qu'elle avait tirées au sujet de la question de la protection étatique.

Arguments du défendeur

[16]            Le défendeur soutient que la Commission a tiré une conclusion provisoire favorable au sujet des questions de crédibilité et de lien. Par conséquent, les arguments invoqués par le demandeur sur ces points résultent d'une appréciation erronée et ne sont pas pertinents.


[17]            Le défendeur affirme que les conclusions de fait que la Commission a tirées au sujet de la possibilité pour l'État d'assurer une protection n'étaient pas manifestement déraisonnables. La Commission s'est acquittée de la façon appropriée de l'obligation qui lui incombait d'examiner la preuve dont elle disposait et elle a exercé de la façon appropriée le pouvoir décisionnel qu'elle possède lorsqu'il s'agit d'accorder plus d'importance à certains aspects de la preuve plutôt qu'à d'autres.

[18]            Points litigieux

1.          La Commission a-t-elle commis une erreur de droit en n'examinant pas la question de la crédibilité en des « termes clairs et non équivoques » ?

2.          La Commission a-t-elle commis une erreur de droit en omettant de se demander s'il existait un lien entre la situation du demandeur et un motif reconnu par la Convention sur le statut des réfugiés?

3.          La Commission a-t-elle commis une erreur dans les conclusions de fait qu'elle a tirées au sujet de la possibilité pour l'État d'assurer une protection?

4.          La Commission a-t-elle manqué à l'obligation d'équité procédurale qui lui incombe en ne donnant pas au demandeur la possibilité de réfuter les conclusions qu'elle avait tirées au sujet de la protection étatique?

Analyse et décision

[19]            Je me propose d'examiner d'abord la troisième question.

La Commission a-t-elle commis une erreur dans les conclusions de fait qu'elle a tirées au sujet de la possibilité pour l'État d'assurer une protection?


Comme l'a soutenu le défendeur, la norme de contrôle qui s'applique aux conclusions de fait est celle de la décision manifestement déraisonnable. L'examen que la Commission a effectué au sujet de la question de la protection étatique est le suivant :

D'après la preuve documentaire, le Nigéria est dirigé par un gouvernement civil démocratique, ayant abandonné le régime militaire en juin 1998. Les citoyens possèdent le droit de changer de gouvernement. Un corps de police national, qui rend des comptes au gouvernement civil, est chargé de faire observer les lois. La Constitution confère aux citoyens le droit de se réunir librement et le gouvernement civil respecte généralement ce droit. Les organes de presse, nombreux et dynamiques, se montrent souvent critiques à l'égard du gouvernement.

Toujours selon la preuve documentaire, il est arrivé à quelques reprises qu'on publie des articles indiquant que la violence rituelle, y compris les meurtres rituels, va en augmentant au Nigéria, que les gens préfèrent souvent ne pas faire de rapport à la police par crainte de représailles de la part de « gangsters » et que, quand ils osent en faire un, la police ne leur garantit habituellement aucune protection. En outre, les gens continuent de se méfier de la police, qu'on considère corrompue, dépourvue d'efficacité et non fiable. Le tribunal considère toutefois qu'il serait raisonnable de la part du revendicateur de demander la protection de la police étant donné qu'il craint d'être tué par les prêtres de l'endroit parce qu'il a refusé de devenir OA. Qui plus est, nonobstant la peur de la police qu'allègue le revendicateur, il ressort clairement qu'il craint d'être emmené par des policiers devant le roi, et non que des policiers lui fassent directement du tort. La preuve documentaire montre également que la police mène bel et bien des enquêtes et intente des poursuites dans les cas de violence rituelle. De plus, les dirigeants de plusieurs organisations nigérianes de défense des droits de la personne font état d'améliorations dans le système de justice pénale et soutiennent que les victimes de la violence rituelle peuvent adresser leurs plaintes à des niveaux hiérarchiques plus élevés de la police s'ils essuient une rebuffade au départ. M. Nimi Walson-Jack, fondateur du centre des politiques adaptées qui s'occupe des droits de la personne et d'éducation civique, a déclaré que « bon nombre de Nigérians se méfient de la police. On croit généralement que les policiers ne font pas de bons amis et qu'ils cèdent souvent aux pots-de-vin et à la corruption. » Cependant, « dans l'ensemble, le système policier fonctionne bien » et « même la majorité des policiers essaient désormais de faire leur travail. Comme chacun sait, il ne suffit pas d'obéir aux ordres ; encore faut-il que les ordres se conforment aux lois. » M. Clement Nwankwo, directeur principal du projet sur les droits constitutionnels (Constitutional Rights Project) - groupe qui prône le respect des droits de la personne et offre une aide juridique aux victimes d'une violation de ces droits -, signale que le Nigéria contemporain n'est plus un foyer d'oppression et que l'impunité n'y règne plus. Selon M. Walson-Jack et M. Nwankwo, si une personne s'adresse à un niveau hiérarchique de la police et a l'impression qu'on ne donne pas suite à sa plainte, elle peut s'adresser à un niveau hiérarchique supérieur. Enfin, M. Walson-Jack affirme que les cas de violence rituelle perpétrée par des cultes peuvent donner lieu à des poursuites devant des tribunaux.


Le tribunal préfère ajouter foi à la preuve documentaire dont il vient d'être question qu'aux propos du revendicateur quand il affirme craindre que les prêtres de l'endroit l'assassinent et ne pas pouvoir compter sur la protection de la police. La preuve documentaire est à jour et les sources qui y sont citées se trouvent à la tête d'organisations qui défendent les droits de la personne et n'ont aucun intérêt en l'espèce. Le tribunal tient à le souligner : rien n'indique que le revendicateur se soit jamais adressé à la police pour obtenir sa protection. Le revendicateur n'a pas su fournir de preuve claire et convaincante démontrant que l'État est incapable de le protéger.

[20]            Le demandeur a soutenu que les motifs de la Commission renferment une contradiction inhérente. D'une part, la Commission retient la preuve documentaire selon laquelle il n'existe pas de garantie de protection de la part de la police; pourtant, elle conclut que le demandeur aurait dû demander à la police de le protéger. La Commission a conclu que la police mène des enquêtes et intente des poursuites dans les cas de violence rituelle. Cela est différent de la protection qu'offrirait la police à des personnes telles que le demandeur. En effet, même si le meurtre du demandeur faisait l'objet d'une enquête et si les coupables étaient poursuivis, cela offrirait fort peu de réconfort au demandeur. Le demandeur a besoin de la protection de l'État, ce qui est différent d'une enquête policière et de poursuites. Les conclusions tirées par la Commission me convainquent que celle-ci a commis une erreur susceptible de révision au sujet des faits se rapportant à la protection étatique étant donné que la preuve documentaire montre également que la protection étatique ne peut pas être obtenue de la police. Ces faits sont étayés par le témoignage du demandeur en ce sens que la police a amené celui-ci chez le roi.

[21]            Étant donné la conclusion que j'ai tirée au sujet de la troisième question, il est inutile d'examiner les autres questions.

[22]            La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l'affaire est soumise à un tribunal différent pour que celui-ci rende à nouveau une décision.

[23]            Ni l'une ni l'autre partie n'a proposé la certification d'une question grave de portée générale.

ORDONNANCE

[24]            LA COUR ORDONNE : La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l'affaire est renvoyée à un tribunal différent pour que celui-ci rende à nouveau une décision.

    

« John A. O'Keefe »

Juge

Ottawa (Ontario),

le 26 avril 2002.

  

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad.a., LL.L.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

  

DOSSIER :                                                                      IMM-1984-01

INTITULÉ :                                                                     Lukman Alli

c.

MCI

LIEU DE L'AUDIENCE :                                             Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                                           le 30 janvier 2002

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :                           Monsieur le juge O'Keefe

DATE DES MOTIFS :                                                  le 26 avril 2002

  

COMPARUTIONS :

M. Bola Adetunji                                                               POUR LE DEMANDEUR

M. Stephen Jarvis                                                              POUR LE DÉFENDEUR

  

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

M. Bola Adetunji                                                               POUR LE DEMANDEUR

Toronto (Ontario)

M. Morris Rosenberg                                                        POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada                                 

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