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Recueil des arrêts de la Cour fédérale
Stopford c. Canada (1re inst.) [2002] 1 C.F. 360

Date : 20010814

Dossier : T-158-01

OTTAWA (Ontario), le 14 août 2001

EN PRÉSENCE DE : MADAME LA PROTONOTAIRE ARONOVITCH

ENTRE :

MATTHEW STOPFORD

demandeur

et

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

ORDONNANCE

VU la requête présentée au nom de la défenderesse en vue d'obtenir :

1.                    une ordonnance radiant la déclaration, sans autorisation de la modifier, au motif qu'elle ne révèle aucune cause d'action;

2.                    subsidiairement, une ordonnance prorogeant de quatre-vingt-dix (90) jours à compter de la décision de la Cour relativement à la présente requête le délai accordé à la défenderesse pour délivrer son affidavit de documents;

3.                    les dépens,


LA COUR STATUE que :

4.                    La requête de la défenderesse est accueillie en ce qui concerne l'allégation portant qu'il a perdu son emploi « injustement » et rejetée en ce qui concerne toutes les autres allégations.

5.                    Le mot « injustement » est rayé du paragraphe 44, et l'autorisation de modifier la déclaration est accordée conformément aux motifs prononcés aujourd'hui.

6.                    Le demandeur signifiera et déposera sa déclaration modifiée dans les sept (7) jours suivant la date de la présente ordonnance.

7.                    La défenderesse déposera une défense modifiée, le cas échéant, dans les quinze (15) jours suivant la date de la présente ordonnance.

8.                    La défenderesse signifiera et déposera son affidavit de documents au plus tard le 12 novembre 2001.

9.                    Les dépens relatifs à la requête sont adjugés en faveur du demandeur, sans égard à l'issue de l'instance.

     « R. Aronovitch »          

Protonotaire

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, LL.L., Trad. a.


Date : 20010814

Dossier : T-158-01

Référence neutre : 2001 CFPI 887

ENTRE :

MATTHEW STOPFORD

demandeur

et

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LA PROTONOTAIRE ARONOVITCH

[1]                 Matthew Stopford réclame des dommages-intérêts de 7,5 millions de dollars, comprenant des dommages-intérêts punitifs et exemplaires, contre la défenderesse, relativement aux blessures qu'il a subies avant et après l'accomplissement de son service en qualité d'adjudant dans les Balkans en 1993.


[2]                 La Couronne demande la radiation de la déclaration en entier au motif que le demandeur reçoit une pension relativement à ses blessures et que, par conséquent, toute demande d'indemnité additionnelle qu'il présenterait à un tribunal est irrecevable par application de la loi.

LES FAITS

[3]                 Rappelons que, pour trancher une demande de radiation d'une déclaration en tout ou en partie, la Cour doit tenir pour avérés les faits allégués par le demandeur dans sa déclaration. Voici les faits importants invoqués par le demandeur.

[4]                 Le demandeur a été membre des Forces armées canadiennes de 1980 jusqu'à sa libération le 26 juillet 1998. Il a atteint le grade d'adjudant et il a participé à trois périodes d'affectation à Chypre et dans les forces de maintien de la paix de l'ONU dans la zone de service spécial de Yougoslavie, Slovénie et Croatie, de mars à octobre 1993. Le demandeur était en bonne santé physique, mentale et émotionnelle avant son service en Croatie.

[5]                 En mars 1993, le demandeur a été envoyé en Croatie dans le cadre d'une opération commandée par l'ONU pour servir dans une zone appelée le « Secteur sud » où, selon la description fournie par le demandeur, [TRADUCTION] « les opérations se déroulaient à un rythme et avec une intensité que les soldats canadiens n'avaient pas connus depuis la guerre de Corée » . Les casques bleus du Secteur ont été placés en situation de combat constant et de feu croisé et ils ont été témoins d'atrocités abominables.


[6]                 Le demandeur avait notamment pour fonction de nettoyer la zone de déchets organiques, dont des restes humains et animaux, et de construire des bunkers en utilisant des pilots de mine qui, selon les constatations faites plus tard, contenaient une substance dangereuse appelée bauxite.

[7]                 L'armée ne lui a pas fourni de vêtements, de masque ni de gants de protection pour exécuter ces fonctions. Il n'avait pas accès à de l'eau propre pour se laver. Le demandeur n'a subi aucun test pour déterminer s'il avait été exposé à des matières potentiellement dangereuses.

[8]                 Dans un examen de rendement en date du 2 octobre 1993, la défenderesse a conclu que le rendement du demandeur en Croatie avait été exceptionnel. Le 15 janvier 1994, le demandeur a été décoré pour sa contribution à l'effort fourni en Croatie.

[9]                 Lorsque le demandeur est revenu au Canada en octobre 1993, l'armée ne lui a pas fourni d'aide médicale ni de services de counselling. Selon un rapport préparé par la défenderesse, le traitement accordé aux personnes qui ont servi en Croatie de 1993 à 1995 était [TRADUCTION] « au mieux arbitraire » , « insuffisant » et « honteux » .

[10]            Entre 1993 et 1995, le demandeur a commencé à souffrir de diaphorèse et de douleurs articulaires. Il a demandé une aide médicale à la défenderesse par l'entremise de ses officiers supérieurs et du personnel médical des Forces. On lui a dit de boire moins de café.


[11]            Le demandeur a commencé à avoir les yeux rouges et l'a signalé à la défenderesse. On lui a dit qu'il avait simplement les [TRADUCTION] « yeux rouges » ou une allergie. En janvier 1996, le demandeur perdait la vue, d'un oeil, et était frappé d'incapacité en raison de ses douleurs articulaires. Le 26 juin 1998, la défenderesse a conclu qu'il était inapte pour des raisons de santé et l'a libéré.

[12]            En 1996, le demandeur a demandé une pension d'invalidité au ministère des Anciens combattants. Il a reçu à l'origine une pension de 25 p. 100, qui a été haussée à 100 p. 100 le 14 mars 2000, à la suite des nombreux appels du demandeur.

[13]            L'histoire ne se termine pas là. Le 7 août 1999, le demandeur a été informé par la défenderesse du fait que, selon certaines allégations, des membres de sa propre troupe l'avaient empoisonné pendant son service en Croatie. Le demandeur n'a reçu aucune aide médicale ni émotionnelle de la défenderesse à ce moment.

[14]            Après avoir fait enquête sur ces allégations, la Commission d'examen des plaintes concernant la police militaire (CEPPM) a signalé qu'il y avait effectivement eu empoisonnement, que la chaîne de commandement médicale et tactique était au courant des allégations d'empoisonnement à l'époque et que le demandeur n'en avait pas été informé. La défenderesse a affirmé que [TRADUCTION] « de la visine, du réfrigérant et du naphtha ont été versés dans le café de M. Stopford. »


[15]            Le demandeur souffre maintenant de nombreux problèmes de santé, notamment de stress post-traumatique et de dépression, de cécité partielle et de problèmes intestinaux importants. À l'âge de trente-huit ans, on lui a dit que son espérance de vie pouvait être inférieure à dix ans. Il ne peut plus jouir de la qualité de vie à laquelle il était habitué avant sa maladie. Ses longs appels relatifs à sa pension lui ont causés de lourds fardeaux financiers. Sa carrière militaire prometteuse s'est terminée prématurément.

[16]            Le 26 janvier 2001, le demandeur a réclamé des dommages-intérêts à la défenderesse en lui reprochant les comportements suivants :

[TRADUCTION]

a) manquement à son obligation fiduciaire;

b) manquement à son devoir légal;

c) négligence du fait de son omission de s'acquitter correctement de toutes ses obligations légales;

d) négligence du fait de son omission de s'acquitter de ses devoirs avec compétence;

[...]

[17]            Dans la déclaration, le demandeur allègue la négligence et le manquement à une obligation fiduciaire dans les termes suivants :

[TRADUCTION]

42. La défenderesse a une obligation fiduciaire du niveau le plus élevé envers le demandeur. Elle pouvait exiger, et a effectivement exigé que le demandeur se place en situation périlleuse en servant son pays. La défenderesse est tenue de prendre soin du demandeur s'il est blessé à la suite de cette décision. En l'espèce, la défenderesse a singulièrement manqué à son devoir.

43. La défenderesse a manqué à ses obligations fiduciaires envers le demandeur :

a) en omettant d'informer le demandeur avant le 17 janvier 2001 du fait qu'elle savait qu'il avait été empoisonné en Croatie en 1993;

b) en raison de la façon impersonnelle et totalement insensible dont le demandeur a été informé du fait qu'il avait été empoisonné en Croatie;

c) en ne fournissant pas de traitement médical approprié au demandeur en temps opportun, malgré ses demandes répétées à cet égard;

d) en ne fournissant pas de services de counselling et de traitement appropriés au demandeur pour le traumatisme qu'il a subi en Croatie;

e) en détruisant délibérément certains documents versés dans son dossier médical et en niant par la suite les avoir détruits;

f) en n'aidant pas le demandeur à obtenir une pension d'invalidité;


g) en n'informant pas le ministère des Anciens combattants du fait que le demandeur avait été empoisonné en 1993.

44. En raison de la négligence de la défenderesse et de ses employés, mandataires et préposés, de leur manquement à leurs obligations et devoirs légaux et de leur manquement à leurs obligations fiduciaires envers le demandeur, le demandeur a subi des blessures résultant de son empoisonnement, n'a pas reçu une aide médicale adéquate et a perdu injustement son statut d'employé des Forces canadiennes. Il a subi et continue de subir des pertes et des dommages en résultant, dont la nature et l'étendue ne sont pas encore complètement établies avec certitude.

45. Compte tenu de la conduite intentionnelle, fautive et tyrannique de la défenderesse, le demandeur a droit à des dommages-intérêts punitifs, majorés et exemplaires.

La requête en radiation prévue par la règle 221

[18]            La défenderesse s'appuie sur l'alinéa (1)a) de la règle 221 des Règles de la Cour fédérale (1998), selon lequel une déclaration peut être radiée en tout ou en partie si elle ne révèle aucune cause d'action.

[19]            Le critère et les principes applicables pour radier un acte de procédure en vertu de l'alinéa 221(1)a) sont bien établis et étayés par une abondante jurisprudence. Les conditions à remplir sont exigeantes. Pour avoir gain de cause, la Couronne doit démontrer qu'il est évident et manifeste et qu'il ne fait aucun doute que la demande dont elle demande la radiation n'a aucune chance d'être accueillie.


[20]            Dans le contexte d'une requête en radiation, une déclaration doit être lue globalement et recevoir une interprétation généreuse, de sorte que le moindre « germe » ou la moindre « trace » d'une cause d'action suffira pour qu'elle ne soit pas radiée. Une partie à une action ne doit pas être privée de son droit d'action simplement parce que ses arguments sont inédits ou ténus, surtout dans les domaines où le droit n'est pas bien établi. Par conséquent, la Cour a rejeté des requêtes en radiation en présence d'une question de droit sérieuse ou de questions mixtes de fait et de droit défendables qu'il vaut mieux faire trancher par le juge qui préside l'instruction. (Voir Hunt c. Carey Can. Inc., [1920] 2 R.C.S. 959; Perera c. Canada, [1977] A.C.F. no 199 (1re inst.); Operation Dismantle Inc. c. La Reine, [1983] 1 C.F. 745 (C.A.); Vulcan Equipment Co. Ltd. c. The Coats Co., Inc., [1982] 2 C.F. 77; VISX Inc. c. Nidek Co. (1998), 82 C.P.R. (3d) 289).

[21]            La défenderesse soutient que la cause d'action du demandeur découle en entier des blessures subies au cours de son service en Croatie. Comme il reçoit depuis une pleine pension pour ces invalidités, il ne peut demander aucune autre indemnité en s'adressant aux tribunaux. La déclaration du demandeur doit donc être radiée, parce qu'elle ne révèle aucune cause d'action.

[22]            La défenderesse invoque l'article 111 de la Loi sur les pensions, L.R.C. (1985), ch. P-6 et l'article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif, L.R.C. (1985), ch. C-50, qui prévoient respectivement ce qui suit :



111. Nulle action ou autre procédure n'est recevable contre Sa Majesté ni contre un fonctionnaire, préposé ou mandataire de Sa Majesté relativement à une blessure ou une maladie ou à son aggravation ayant entraîné une invalidité ou le décès dans tous cas où une pension est ou peut être accordée en vertu de la présente loi ou de toute autre loi, relativement à cette invalidité ou à ce décès. S.R., ch. 22 (2e suppl.), art. 28.

9. Ni l'État ni ses préposés ne sont susceptibles de poursuites pour toute perte -- notamment décès, blessures ou dommages -- ouvrant droit au paiement d'une pension ou indemnité sur le Trésor ou sur des fonds gérés par un organisme mandataire de l'État. S.R., ch. C-38, art. 4.

111. No action or other proceeding lies against Her Majesty or against any officer, servant or agent of Her Majesty in respect of any injury or disease or aggravation thereof resulting in disability or death in any case where a pension is or may be awarded under this Act or any other Act in respect of the disability or death.


[23]            La défenderesse explique que l'objet des ces dispositions consiste à empêcher que la Couronne paie deux fois pour la même blessure. La thèse de la Couronne porte que la cause d'action du demandeur est visée par les mots « relativement à une blessure [...] dans tous cas où une pension est ou peut être accordée [...] relativement à cette invalidité » .

[24]            La défenderesse affirme en outre que, dans la mesure où le demandeur tente de réclamer des dommages-intérêts fondés sur un congédiement injuste, la Couronne n'a aucun lien contractuel avec les membres des Forces. (Voir Gallant c. R. (1978), 91 D.L.R. (3d) 695, aux p. 696 et 697 (C.F. 1re inst.); R. c. Sylvestre, [1986] 3 C.F. 51, à la p. 53 (C.A.); Cottle c. Canada (1998), 148 F.T.R. 88, aux par. 51 et 52 (C.F. 1re inst.)).

Analyse

[25]            La Cour a tranché récemment une requête en radiation d'une déclaration dans laquelle le demandeur alléguait, notamment, que la Couronne avait manqué à son obligation fiduciaire en omettant de lui fournir un appui et des services de counselling suffisants au retour de son service dans les Forces en Croatie. (Voir Duplessis c. Canada, [2000] A.C.F. no 1917 (1re inst.) (Q.L.)). Aux paragraphes 30 et 31, la Cour a constaté :

La jurisprudence établit nettement que les catégories donnant naissance à une obligation de fiduciaire demeurent ouvertes. Des termes tels « pouvoir » et « particulièrement vulnérable » donnent matière à interprétation et n'ont pas été examinés par la jurisprudence dans le contexte du rapport entre le soldat et le ministère de la Défense nationale. Aucune jurisprudence n'a été invoquée dans laquelle un tribunal aurait examiné ces termes dans le contexte du service dans l'armée ou qui empêcherait la Cour de conclure que le rapport entre le soldat et la Couronne peut constituer un rapport unique au sens de l'arrêt Guerin. La défenderesse pourrait faire valoir un argument plus solide sur ce point, mais cet élément n'est pas concluant.


Compte tenu des faits allégués et de la possibilité que de nouveaux rapports de fiduciaire émergent, je ne puis conclure qu'il est clair et évident que la demande du sergent Duplessis est vouée à l'échec. L'affaire soulève une question de droit sérieuse et il vaut mieux laisser le juge qui présidera l'instruction se prononcer sur le fond de cette question.

[26]            Malgré l'argumentation habile de l'avocat de la Couronne, je ne suis pas d'accord pour dire que la décision Duplessis est erronée sur ce point. Il est clair que l'application d'un devoir fiduciaire est généralement restreinte au droit privé, mais je ne suis pas convaincue qu'elle a été exclue catégoriquement du contexte du droit public. Les propos tenus par le juge Dickson (devenu plus tard juge en chef) dans l'affaire Guerin c. Canada, [1984] 2 R.C.S. 335, aux p. 384 et 385, sont révélateurs :

On dit parfois que la nature des rapports fiduciaires est établie et définie complètement par les catégories habituelles de mandataire, de fiduciaire, d'associé, d'administrateur, etc. Je ne partage pas cet avis. L'obligation de fiduciaire découle de la nature du rapport et non pas de la catégorie spécifique dont relève l'acteur. Comme en matière de négligence, il faut se garder de conclure que les catégories de fiduciaires sont exhaustives. Voir par exemple, les arrêts Laskin v. Bache & Co. Inc. (1971), 23 D.L.R. 385 (C.A. Ont.), à la p. 392; Goldex Mines Ltd. v. Revill (1974), 7 O.R. 216 (C.A. Ont.), à la p. 224.

Il nous faut remarquer que, de façon générale, il n'existe d'obligations de fiduciaire que dans le cas d'obligations prenant naissance dans un contexte de droit privé. Les obligations de droit public dont l'acquittement nécessite l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire ne créent normalement aucun rapport fiduciaire. Comme il se dégage d'ailleurs des décisions portant sur les « fiducies politiques » , on ne prête pas généralement à Sa Majesté la qualité de fiduciaire lorsque celle-ci exerce ses fonctions législatives ou administratives. Cependant, ce n'est pas parce que c'est à Sa Majesté qu'incombe l'obligation d'agir pour le compte des Indiens que cette obligation échappe à la portée du principe fiduciaire. [...] [Non souligné dans l'original.]


[27]            À ce que je comprends, dans Guerin, le juge Dickson a considéré l'obligation fiduciaire comme de la nature d'une obligation de droit privé. Toutefois, je suis plus sensible à son souci de formuler une définition large fondée sur la nature du rapport visé, et non sur les acteurs en cause. Le fait qu'il a considéré le concept de l'obligation fiduciaire comme pouvant s'étendre au-delà du domaine du droit privé ressort des déterminants qu'il a utilisés : « de façon générale » , « normalement » et « pas généralement » . De plus, je n'interprète pas ses propos comme signifiant implicitement que les seules exceptions à la restriction tenant au droit privé/droit public surviennent dans le contexte de rapports sui generis ou lorsque l'obligation en cause « est de la nature d'une obligation de droit privé » .

[28]            Je ne pense pas non plus que ce soit ce que signifie implicitement les arrêts rendus par la Cour d'appel dans les affaires Première nation de Fairford c. Canada, [1999] 2 C.F. 48 (C.A.F.) ni Première nation Chippewas de Nawash c. Canada (1999), 251 N.R. 220 (C.A.F.), mentionnées par la Couronne à l'audition de la requête.

[29]            Il est révélateur que, dans la décision Callie c. Canada, [1991] 2 C.F. 379, aux pages 393 et 394, le juge Joyal ait statué qu'aucune obligation fiduciaire n'incombait à la Couronne dans l'administration de la Loi sur les pensions :

Ainsi donc, [...] l'existence d'une simple directive légale donnée à des fonctionnaires de la Couronne d'administrer un fonds ou une somme d'argent au profit de personnes désignées n'implique pas nécessairement l'existence d'une relation fiduciaire entre les deux parties. En fait, je crois que c'est le cas en ce qui concerne l'obligation que la loi impose à la Couronne d'administrer la pension du demandeur au profit de ce dernier. Bien que la Couronne puisse avoir une obligation administrative ou gouvernementale d'administrer les prestations de pension du demandeur en conséquence, cette obligation n'équivaut pas à une fiducie ou à une obligation fiduciaire. [Non souligné dans l'original.]

[30]            Je ne suis toutefois pas convaincue que cette décision, qui date maintenant de dix ans, règle la présente affaire. En effet, très récemment, dans l'affaire Authorson (Litigation guardian of) v. Canada (Attorney General), [2000] A.O. no 3768 (Q.L.), aux par. 23 à 26, le juge Brockenshire de la Cour supérieure de justice de l'Ontario a attribué une interprétation large à l'arrêt Guerin, ce qui l'a amené, au par. 27, à manifester expressément son désaccord quant au résultat obtenu dans Callie :


[TRADUCTION] Le juge Joyal, dans Callie c. Canada, a considéré les pensions et les indemnités comme des fonds gouvernementaux, assujettis au pouvoir discrétionnaire du gouvernement. Comme je l'ai, je l'espère, expliqué clairement plus tôt, de toute évidence, lorsque le Parlement affecte des fonds au MAC pour qu'il les utilise aux fins des pensions et indemnités, l'affectation réelle de ces fonds est laissée à la discrétion du ministère, et plus particulièrement du tribunal. À cette étape, on pourrait affirmer que l'affectation faisait l'objet d'une « fiducie politique » . Toutefois, une fois les fonds affectés et la pension ou l'indemnité accordée, chaque paiement de cette pension ou indemnité particulière appartient à l'ancien combattant. Le pouvoir discrétionnaire exercé dans l'administration de ces pensions et indemnités destinées aux anciens combattants invalides ne constituait plus un simple pouvoir discrétionnaire de la Couronne, mais un pouvoir discrétionnaire à utiliser en conformité avec les principes d'équity régissant un fiduciaire qui agit au nom de l'ancien combattant et de ses personnes à charge. (Les avocats m'ont dit que le juge Joyal a peut-être été mal informé relativement à l'élément sur lequel s'appuie la deuxième partie de son jugement, concernant la compensation.) Je ne suis pas lié par les conclusions tirées et le résultat obtenu dans Callie c. Canada et je les désapprouve.

[31]            Je suis donc convaincue que le droit régissant les obligations fiduciaires n'est pas bien établi et que les catégories de rapports donnant naissance à une obligation fiduciaire demeurent ouvertes. (Voir aussi Lac Minerals Ltd. c. Int. Corona Resources Ltd., [1989] 2 R.C.S. 574, à la page 645; Hodgkinson c. Simms, [1994] 3 R.C.S. 377, au par. 29.) Il faut se rappeler que la question à trancher consiste à déterminer si la réclamation du demandeur ne comporte pas la moindre trace d'une cause d'action, ce qui justifierait qu'on lui refuse l'occasion d'être entendu. Compte tenu de la portée indéterminée des obligations fiduciaires, je conclus qu'il n'est pas évident et manifeste que la demande de Matthew Stopford est vouée à l'échec.

[32]            Il reste à décider si les réclamations du demandeur sont visées par l'article 111 de la Loi sur les pensions et par l'article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif. Il est tout naturel que le demandeur prône une interprétation étroite de ces dispositions. Il fait valoir que sa réclamation découle de dommages subis « après son déploiement » par la conduite de la défenderesse et n'est donc pas fondée sur une invalidité relative « à une blessure ou une maladie ou à son aggravation » . La demande ne serait donc pas visée par les interdictions édictées.


[33]            Le demandeur s'appuie beaucoup sur la décision rendue par la Cour dans l'affaire Duplessis. Aux par. 68 à 71 de cette décision, la Cour a expliqué ne pas être convaincue que les blessures à l'origine de la réclamation du sergent Duplessis étaient indiscernables de son syndrome de stress post-traumatique, ou qu'une indemnité lui était déjà payable sous forme de pension relativement à ces blessures :

Le demandeur ne prétend pas être devenu invalide en raison de la conduite de la défenderesse. Le Sergent Duplessis soutient avoir subi des pertes qui dépassent l'indemnisation qu'il reçoit sous forme de pension. Il a été humilié, victime de discrimination, isolé, étiqueté comme un fauteur de trouble, poussé à rompre la chaîne de commandement et libéré irrégulièrement. Les manquements commis par la Couronne du fait qu'elle n'a pas fourni l'appui nécessaire au sergent Duplessis ont, selon lui, eu des conséquences distinctes de son trouble, c'est-à-dire qu'ils lui ont causé les conséquences suivantes : isolement ou stigmatisation, souffrances morales, humiliation et perte de sa dignité.

À titre préliminaire, la Couronne ne prétend pas que le sergent Duplessis a subi une blessure séparée ni une série de blessures relativement auxquelles une indemnisation lui est payable au sens de l'article 111 de la Loi sur les pensions, ce qui exclurait toute autre demande de dommages-intérêts. L'argument de la Couronne, tel que je le comprends, porte que les blessures, que le demandeur impute à la façon dont il a été traité à tort, sont reliées à l'aggravation de son syndrome ou que leurs symptômes en sont indiscernables.

Bien que les blessures du demandeur soient semblables quant à leur nature psychologique et affective, il allègue qu'elles sont distinctes, qu'elles n'ont aucun lien avec son trouble et qu'elles découlent uniquement de la conduite de ses supérieurs. Dans les circonstances, il ne convient pas d'évaluer dans le cadre de la présente requête le caractère distinct, le cas échéant, des blessures que le sergent Duplessis dit attribuables à la façon dont il a été traité. Quant à l'attribution d'une pension que la défenderesse invoque, elle n'est ni complète ni concluante sur ce point. Je refuse donc de réunir les demandes du sergent Duplessis comme constituant simplement l'aggravation de son syndrome de stress post-traumatique.

En l'absence de preuve plus claire que le droit à pension devait viser et vise effectivement les blessures qui fondent la présente demande, et que ces blessures sont en fait reliées à l'aggravation de son syndrome ou en sont indiscernables, je ne peux conclure qu'il est évident et manifeste que le demandeur s'est déjà vu attribuer une pension relativement aux blessures invoquées. Cette conclusion s'applique également à l'article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif, sur laquelle la Couronne se fonde pour dire que le recours en responsabilité délictuelle exercé par le sergent Duplessis est irrecevable.


[34]            Je ne suis pas d'accord avec le demandeur pour dire que la décision Duplessis étaye la théorie voulant qu'une demande échappe aux interdictions légales dans la mesure où elle découle de dommages subis « après le déploiement » . Néanmoins, je conclus, comme dans l'affaire Duplessis, qu'il n'est pas évident et manifeste que Matthew Stopford reçoit une pension relativement aux blessures invoquées dans la présente action. Comme dans l'affaire Duplessis, la réclamation vise des dommages découlant de la conduite des supérieurs du demandeur. Les blessures invoquées résultent du présumé empoisonnement intentionnel, du refus de lui fournir de l'aide et un traitement appropriés en temps opportun, de la perte prématurée du statut et de l'emploi du demandeur dans les services, couronnés par la réduction vraisemblable de son espérance de vie. Selon les prétentions du demandeur, ces blessures seraient imputables à la conduite négligente et intentionnelle de la défenderesse. Je ne puis conclure, dans le contexte de la présente requête, que les blessures à l'origine de l'action ne peuvent être discernées des invalidités physiques et mentales dont le demandeur est frappé relativement à son service dans l'armée et pour lesquelles il reçoit une pension.

[35]            Je ne suis pas non plus convaincue que ces blessures peuvent être compensées par une pension. Par exemple, il n'est pas clair que le M. Stopford a été indemnisé ou peut être indemnisé au moyen d'une pension d'invalidité, soit pour l'empoisonnement survenu, soit pour le prétendu défaut de ses supérieurs de l'informer de l'empoisonnement. En effet, il n'a pas encore été établi si l'empoisonnement a pu se poursuivre après que ses supérieurs en ont pris connaissance. L'affaire soulève donc à tout le moins une question de preuve qui commande la tenue d'une enquête préalable. Plus important encore, bien que l'empoisonnement, apparemment intentionnel, ait été le fait de ses compagnons d'armes, il n'est pas évident qu'il s'agit du genre de blessure, accessoire à la vie militaire, qui peut donner lieu à une indemnisation sous forme de pension.


[36]            La réclamation du demandeur inclut aussi des allégations selon lesquelles la défenderesse ne l'a pas aidé à obtenir une pension, notamment en omettant d'informer le ministère des Anciens combattants du fait que le demandeur avait été empoisonné en 1993. Le demandeur soutient par ailleurs que la défenderesse a délibérément détruit des documents versés dans son dossier médical. Ces demandes ont un lien logique avec les pertes subies par le demandeur du fait qu'il a dû interjeter de nombreux appels avant de recevoir une pleine pension. Je ne suis pas convaincue que ces pertes sont visées par l'article 111 de la Loi sur les pensions ou l'article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif, ni que la pension qu'il reçoit indemnise le demandeur à leur égard.


[37]            Je conclus qu'il n'est pas non plus évident et manifeste que la demande du demandeur, fondée sur le défaut allégué de la défenderesse de l'informer qu'il avait été empoisonné délibérément pendant son service en Croatie, est irrecevable. Il s'agit manifestement d'une allégation de conduite négligente qui a aggravé une invalidité au sens de l'article 111 de la Loi sur les pensions. Je crois toutefois que Matthew Stopford présente une réclamation inédite pour les blessures subies en conséquence de la conduite de la défenderesse au moment où il ne servait plus dans l'armée. Dans l'affaire Arsenault et autres c. Canada (1995), 131 D.L.R. (4th) 105, à la page 133, le juge Weston a souscrit à une conclusion tirée par le juge Dubé dans Berneche c. Canada, [1991] 3 C.F. 383, selon laquelle « la Loi sur les pensions prévoit un régime complet et détaillé [...] pour traiter les demandes régulières présentées sur le fondement de blessures subies au cours du service militaire » . L'officier Stopford a été libéré des Forces le 26 juin 1998. La défenderesse ne l'a pas informé des allégations d'empoisonnement avant le 7 août 1999. M. Stopford fonde sa réclamation à la fois sur le défaut de la défenderesse de l'informer, avant et après sa libération, et sur la façon « impersonnelle et totalement insensible » dont elle l'a finalement informé, répétons-le, après sa libération. La question de savoir si les interdictions légales pertinentes s'étendent aux prétendus délits et manquements à une obligation fiduciaire commis par la défenderesse au détriment du demandeur après sa libération du service dans les Forces soulève une question de droit sérieuse qu'il convient de trancher sur le fond.

[38]            Cela dit, je suis d'accord avec la défenderesse pour dire que le terme « injustement » doit être rayé et que le demandeur doit être autorisé à modifier le paragraphe 44 de la déclaration, où ce terme qualifie la perte de son emploi. Bien que le demandeur ne réclame pas de dommages-intérêts pour congédiement injuste, une telle allégation est intenable dans le contexte des Forces et sera radiée.

Conclusion


[39]            En somme, sauf pour ce qui précède, la Couronne n'a pas réussi à convaincre la Cour, sans l'ombre d'un doute, que la demande du demandeur échouera. Pour les motifs qui précèdent, la requête de la défenderesse doit être accueillie en ce qui concerne l'allégation portant qu'il a perdu son emploi « injustement » et rejetée en ce qui concerne toutes les autres allégations. Les dépens de la requête sont adjugés en faveur du demandeur sans égard à l'issue de l'instance.

     « R. Aronovitch »          

Protonotaire

Signé à Ottawa (Ontario)

le 14 août 2001

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, LL.L., Trad. a.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                           T-158-01

INTITULÉ DE LA CAUSE :                 Matthew Stopford c. Sa Majesté la Reine

LIEU DE L'AUDIENCE :                                   OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                                 le 28 mai 2001

MOTIFS DE L'ORDONNANCE PAR :          Madame la protonotaire Roza Aronovitch

DATE DES MOTIFS :                           le14 août 2001

ONT COMPARU

Me James Cameron                                                                        POUR LE DEMANDEUR

Me Alain Préfontaine                                                                       POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

RAVEN, ALLEN, CAMERON & BALLANTYNE                  POUR LE DEMANDEUR

Ottawa (Ontario)

MORRIS ROSENBERG                                                              POUR LA DÉFENDERESSE

Sous-procureur général du Canada

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