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Date : 19980209


Dossier : T-2273-76

Entre :

     DAME YVETTE TREMBLAY

     Demanderesse

     - et -

     SA MAJESTÉ LA REINE et LE CONSEIL

     DES PORTS NATIONAUX

     Défenderesses

     - et -

     COMMISSION DE LA SANTÉ ET DE LA SÉCURITÉ

     DU TRAVAIL DU QUÉBEC

     Intervenante

     MOTIFS DE L"ORDONNANCE

LE JUGE NADON:

[1]      La question en litige est celle à savoir si le Curateur public de la province de Québec peu reprendre l"instance suite au décès de la demanderesse au mois de juin 1997.

[2]      L"action instituée par la demanderesse en est une relative à l"obtention de dommages-intérêts pour blessures corporelles résultant d"un accident survenu au mois de juin 1975. Au mois d"avril 1979, le juge Raymond Décary de cette Cour rendait un jugement établissant la responsabilité des parties à 25% pour la demanderesse et 75% pour les défenderesses, laissant le quantum des dommages subis par la demanderesse à être décidé ultérieurement.

[3]      Le 17 octobre 1996, le juge-en-chef adjoint signait une ordonnance fixant l"audition de l"enquête relative aux dommages subis par la demanderesse au 5 mai 1997 à Montréal.

[4]      L"enquête a eu lieu devant moi les 5, 6, 8 et 9 mai 1997, date à laquelle elle a été ajournée au 5 juin 1997 afin de permettre à la demanderesse de faire une preuve en réplique et d"entendre les arguments des procureurs.

[5]      Le 3 juin 1997, Me Lupien, le procureur de la demanderesse, informait la Cour du décès de sa cliente. Par conséquent, le 4 juin 1997, je signais une ordonnance ajournant l"audition sine die.

[6]      Par lettre datée le 28 août 1997, Me Lupien informait la Cour que les héritiers de la demanderesse avaient renoncé à la succession. Me Lupien informait aussi la Cour de son intention d"obtenir un mandat du Curateur public de la Province de Québec.

[7]      Le 18 décembre 1997, lors d"une audition par voie de conférence téléphonique, un représentant du Curateur public, soit Me Dupin, m"informait que le Curateur public désirait reprendre l"instance. J"ai donc rendu une ordonnance le 18 décembre 1997 fixant la date d"audition de la requête du Curateur public au 23 janvier 1998 à Montréal. L"avis de requête du Curateur public se lit comme suit:

     PRENEZ AVIS que le Curateur Public du Québec, ès qualité de liquidateur à la succession de feue dame Yvette Boivin-Tremblay, par son procureur soussigné, présentera devant cette Honorable Cour, au 30 rue McGill, le 23 janvier 1998 à 10:00 heures de l"avant-midi ou aussitôt que conseil pourra être entendu, une requête pour obtenir une Ordonnance à l"effet;

1.      Que le Curateur Public, ès qualité de liquidateur à la succession de feue dame Yvette Boivin-Tremblay, soit constitué demandeur en reprise d"instance pour et au nom de la partie demanderesse, à toutes fins que de droit;

2.      Qu"en conséquence, l"intitulé de la cause soit amendé afin que le Curateur public, ès qualité de liquidateur à la succession de feue dame Yvette Boivin-Tremblay y apparaissent à titre de demandeur en reprise d"instance;

3.      Que le cas échéant, les procédures se poursuivent comme si le Curateur public, ès qualité de liquidateur à la succession de feue dame Yvette Boivin-Tremblay, avait été substitué à feue dame Yvette Boivin-Tremblay;

4.      A l"appui de sa requête, le Curateur public, ès qualité de liquidateur à la succession de feue dame Yvette Boivin-Tremblay soumet l"affirmation solennelle de Marie Despatis en date du 15 janvier 1998 ainsi que l"extrait de la délégation de personne datée du 1er janvier 1997 dont copie a été publiée dans la Gazette Officielle du Québec, le certificat de décès de dame Yvette Boivin-Tremblay délivré en date du 12 juin 1997 et la renonciation des héritiers de dame Yvette Boivin-Tremblay à la succession d"icelle reçue en date du 26 juin 1997 par Me Manon Pépin, notaire en les cités et district de Montréal sous le numéro 3337 de ses minutes;         

[8]      Lors de l"audition le 23 janvier 1998, les défenderesses se sont opposées à la requête du Curateur public au motif que ce dernier ne pouvait reprendre l"instance. Les parties sont d"accords que le droit applicable est celui de la Province de Québec et plus particulièrement les dispositions du Code civil du Québec ("C.c.Q."). Les articles 3, 10, 625, 696, 697 et 698 suffisent, à mon avis, pour disposer de la question et je les reproduis.

     Art. 3. Toute personne est titulaire de droits de la personnalité, tels le droit à la vie, à l"inviolabilité et à l"intégrité de sa personne, au respect de son nom, de sa réputation et de sa vie privée.

Ces droits sont incessibles.

     Art. 10. Toute personne est inviolable et a droit à son intégrité.

     Sauf dans les cas prévus par la loi, nul ne peut lui porter atteinte sans son consentement libre et éclairé.

     Art. 625. Les héritiers sont, par le décès du défunt ou par l"événement qui donne effet à un legs, saisis du patrimoine du défunt, sous réserve des dispositions relatives à la liquidation successorale.

     Ils ne sont pas, sauf les exceptions prévues au présent livre, tenus des obligations du défunt au-delà de la valeur des biens qu"ils recueillent et ils conservent le droit de réclamer de la succession le paiement de leurs créances.

     Ils sont saisis des droits d"action du défunt contre l"auteur de toute violation d"un droit de la personnalité ou contre ses représentants.

     Art. 696. Lorsque le défunt ne laisse ni conjoint ni parents au degré successible, ou que tous les successibles ont renoncé à la succession ou qu"aucun successible n"est connu ou ne la réclame, l"État recueille, de plein droit, les biens de la succession qui sont situés au Québec.

     Est sans effet, la disposition testamentaire qui, sans régler la dévolution des biens, vient faire échec à ce droit.

     Art. 697. L"État n"est pas un héritier; il est néanmoins saisi, comme un héritier, des biens du défunt, dès que tous les successibles connus ont renoncé à la succession ou six mois après le décès, lorsque aucun successible n"est connu ou ne réclame la succession.

     Il n"est pas tenu des obligations du défunt au-delà de la valeur des biens qu"il recueille.

     Art. 698. La saisine de l"État à l"égard d"une succession qui lui est échue est exercée par le curateur public, jusqu"à ce qu"il se soit écoulé dix ans depuis l"ouverture.

     Tant qu"ils demeurent confiés à l"administration du curateur public, les biens de la succession ne sont pas confondus avec les biens de l"État.

[1]      Le paragraphe 3o de l"article 24 de la Loi sur le Curateur Public , L R.Q., c. C-81, est aussi pertinent et prévoit ce qui suit:

24. Le curateur public assume l"administration provisoire des biens suivants:      ...

3o les biens situés au Québec, dont les propriétaires, les ayants cause ou les héritiers ou successibles sont inconnus ou introuvables ou auxquels ceux-ci ont renoncé;

    

[2]      L"article 625 du C.c.Q. prévoit que les héritiers, par le décès du défunt, sont saisis de son patrimoine. L"article prévoit de plus que les héritiers sont saisis des droits d"action du défunt contre l"auteur de toute violation d"un droit de la personnalité.

[3]      L"article 696, par ailleurs, énonce que l"État recueille, de plein droit, les biens de la succession situés au Québec lorsque tous les successibles ont renoncé à la succession, ce qui est le cas en l"instance. L"article 697 complète l"article 696 en prévoyant que l"État n"est pas un héritier mais qu"il est néanmoins saisi, comme un héritier, des biens du défunt lorsque les successibles ont renoncé à la succession.

[4]      L"article 698 prévoit que la saisine de l"État à l"égard des biens d"un défunt sera exercée par le Curateur public. Quant au paragraphe 3o de l"article 24 de la Loi sur le Curateur public , il prévoit que le Curateur public assume l"administration provisoire de biens situés au Québec dont les héritiers ou successibles sont inconnus ou introuvables ou auxquels ceux-ci ont renoncé.

[5]      Les parties ne s"entendent pas quant à l"interprétation des mots "les biens" que l"on retrouve aux articles 696 et 697. Selon Me Lupien, "les biens" comprennent les droits d"action laissés par la demanderesse et plus particulièrement son droit d"action contre la Couronne résultant de sa chute en 1975. Selon Me Brisson, le procureur des défenderesses, "les biens" ne signifient que les biens mobiliers et immobiliers laissés par la demanderesse. Le droit d"action de la demanderesse contre les défenderesses, en l"instance, en est un relatif à la violation d"un droit de la personnalité. Ce droit d"action a été transmis aux héritiers de la demanderesse mais, vu le refus d"accepter la succession, le droit d"action s"est éteint. L"État, selon Me Brisson, n"est pas saisi du droit d"action de la demanderesse qui résulte de la violation d"un droit de la personnalité.

[6]      À mon avis, la prétention des défenderesses est bien fondée. Mes motifs, pour en arriver à cette conclusion, sont les suivants. Voici ce que l"on retrouve aux pages 414 et 415 du tome 1 des Commentaires du Ministre de la Justice sur le Code civil du Québec:1

[article 696] Cet article vient établir que l"État recueille la succession qui lui est échue, dans les circonstances décrites, non pas à titre d"héritier, mais en vertu de son droit régalien d"appréhender les biens qui sont sur son territoire.

La règle établie par cet article se rapproche d"autres règles qui prévoient que les biens sans maître appartiennent à l"État, et d"anciennes règles qui faisaient de l"État un successeur irrégulier jure regale , plutôt que jure hereditario. Elle serait d"ailleurs plus conforme à la doctrine et à la jurisprudence françaises, qui considèrent le droit de l"État régalien, et non droit d"hérédité.

Enfin, la règle de l"article 696 rend le droit québécois plus conforme à celui que propose la Convention de la Haye sur la Loi applicable aux successions à cause de mort (20 octobre 1988), laquelle fait de l"État un successeur aux biens seulement et lui permet de n"appréhender que les biens qui sont sur son territoire, y compris les immeubles.

[article 697] Compte tenu de la nouvelle règle établie par l"article 696, il devenait nécessaire d"attribuer expressément à l"État la saisine des biens qui lui sont échus et de limiter expressément son obligation aux dettes, à concurrence seulement de la valeur des biens qu"il recueille.

De plus, l"article établit le moment où l"État exerce la saisine des biens de la succession.2

[7]      Je désire aussi référer aux textes réunis par le Barreau du Québec et la Chambre des notaires du Québec à l"occasion de La Réforme du Code Civil .2 Plus particulièrement, je désire référer au texte sur les successions écrit par Me Jacques Beaulne, notaire et professeur-agrégé à l"Université d"Ottawa, que l"on retrouve aux pages 247 et suivantes du premier volume. Aux pages 288 et 289, le professeur Beaulne écrit ce qui suit:

Section 1 - Nature des droits de l"État

134. Après de nombreuses et longues hésitations, le Code civil du Québec consacre que l"État qui recueille une succession le fait à titre de souverain, et non de successible. En effet, si l"on fait ne serait-ce qu"un très bref historique des règles en la matière, on se rend compte des difficultés que le législateur a éprouvées à se décider. L"Office de révision du Code Civil avait d"abord proposé que l"État puisse recueillir les successions en tant qu"héritier véritable, bien qu"il dût se faire envoyer en possession des biens. Cette vision des droits du souverain avait été reprise dans les projets de loi subséquents avec toutefois quelques modifications. Le Code civil du Québec tel qu"adopté nous démontre un volte-face du législateur, qui fait dorénavant du droit de succéder de l"État un droit régalien. Les principales conséquences de cette qualification relèvent du droit international.

135. Ainsi, l"État québécois est appelé à recueillir tous les biens situés au Québec et provenant d"une succession pour laquelle il n"y a aucun parent au-delà du 8e degré, aucun successible connu ou qui la réclame; ce droit de dévolution s"opère de plein droit, sans qu"il soit nécessaire, comme c"est le cas présentement sous le C.c.B.-C., d"envoi en possession provisoire des biens successoraux. Enfin, ce droit est, en vertu du second alinéa de l"article 696 C.c.Q, d"ordre public; le défunt ne peut exhéréder l"État ou autrement empêcher la dévolution des biens en sa faveur, du moins lorsque les conditions de cette dévolution sont présentes.

Section 2 - Transmission et administration de la succession dévolue à l"État

Sous-section 1 - Attribution de la saisine

136. Puisque l"État n"est pas un héritier, l"absence de cette qualité aurait normalement eu comme conséquence de le priver de tous les droits rattachés au titre, et notamment de la saisine. Pour pallier à cette difficulté, l"article 697 C.c.Q. attribue de façon spécifique à l"État la même saisine que celle de l"héritier. Quant au moment où l"État est appelé, à titre de souverain, à recueillir la succession, il varie selon les circonstances: si tous les successibles sont connus et ont renoncé, l"État les recueille dès la renonciation du dernier successible. Dans les autres cas, c"est-à-dire lorsque les héritiers ne sont pas connus ou ignorent leur qualité, le délai est de six mois à compter de l"ouverture de la succession, ce qui signifie que, contrairement à ce que le laisse croire a priori l"article 650 C.c.Q., la succession n"est pas abandonnée ou vacante pendant 10 ans. L"alinéa 2 de l"article 697 C.c.Q. établit finalement la responsabilité intra vires de l"État à l"égard des dettes successorales.

[8]      Ces propos, à mon avis, ne font que confirmer l"interprétation qui se dégage d"une lecture des articles 696 et 697 du C.c.Q.. En vertu de l"article 697 du C.c.Q., l"État québécois se voit attribuer la saisine, comme s"il était un héritier, uniquement en ce qui concerne les biens du défunt que l"État recueille, de plein droit, selon l"article 696 du C.c.Q.. Cela signifie, à mon avis, que l"État est saisi des biens mobiliers et immobiliers du défunt, situés au Québec, ainsi que les droits d"action afférents à ces biens. Le droit d"action, en l"instance, concerne la violation d"un droit de la personnalité de la demanderesse. Ce droit d"action n"est pas un droit d"action afférent aux biens de la demanderesse situés au Québec. Une lecture de l"article 625 du C.c.Q. nous révèle que le droit d"action de la demanderesse était transmissible à ses héritiers. Vu leur refus d"accepter la succession, ce droit d"action, à mon avis, est éteint. L"État, en vertu des articles 696 et 697 du C.c.Q., n"obtient pas la saisine d"un tel droit d"action. Je m"empresse d"ajouter qu"il ne peut faire de doute que l"action de la demanderesse contre les défenderesse est une action relative à la violation d"un droit de la personnalité et plus particulièrement, la violation de l"intégrité de la personne, au sens de l"article 10 du C.c.Q..3

[9]      Si l"intention du législateur avait été de transmettre à l"État autre chose que "les biens" du défunt ainsi que les droits d"action afférents à ces biens, le législateur aurait sûrement utilisé un langage différent. Il n"aurait certainement pas utilisé les mots "les biens de la succession qui sont situés au Québec" que l"on retrouve à l"article 696, "des biens du défunt" retrouvés à l"article 697 mais aurait sûrement utilisé les mots "saisis du patrimoine" tel qu"on les retrouve à l"article 625.

[10]      J"en viens donc à la conclusion que l"État, n"étant pas un héritier, n"est pas saisi du droit d"action de la demanderesse contre les défenderesses. Par conséquent, le Curateur public ne peut exercer cette saisine. La requête du Curateur public sera donc rejetée avec dépens en faveur des défenderesses.

     "Marc Nadon"

     Juge

Ottawa, Ontario

Le 9 février 1998.

__________________

1 Québec, Ministre de la Justice, Commentaires du Ministre de la Justice: le Code civil du Québec, Québec, Les Publications du Québec, (1993), t. 1.

     Dans l"arrêt Doré c. Verdun (Ville de), [1997] 2 R.C.S. 862, le juge Gonthier, au nom de la Cour suprême du Canada, s"exprimait comme suit, à la p. 873, concernant l"utilisation des Commentaires du Ministre de la Justice sur le Code civil:
Évidemment l"interprétation du Code civil doit avant tout se fonder sur le texte même des dispositions. Cela dit et comme le soulignait le juge Baudouin dans le jugement dont appel, il n"y a cependant aucune raison d"écarter systématiquement les Commentaires du ministre , pusiqu"ils peuvent parfois constituer un élément utile pour cerner l"intention du législateur, particulièrement lorsque le texte de l"article prête à différentes interprétations (à la p. 1327). Toutefois, ces commentaires ne constituent pas une autorité absolue. Ils ne lient pas les tribunaux et leur poids pourra varier, notamment, au regard des autres éléments pouvant aider l"interprétation des dispositions du Code civil .

2 Québec, Barreau du Québec et Chambre des notaires du Québec, La Réforme du Code civil, vol. 1, Sainte-Foy, Les Presses de l"Université Laval, 1993.

3 Voir à ce sujet les propos du juge Gonthier dans Doré c. Verdun (Ville de), supra note 2, à la p. 882.

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