Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20041213

Dossier : T-1947-03

Référence : 2004 CF 1728

ENTRE :

                         BANDE DE LA PREMIÈRE NATION D'ANNAPOLIS VALLEY

                                                                                                                                  demanderesse

                                                                             et

                                                            LAWRENCE TONEY

                                                                                                                                           défendeur

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE KELEN

[1]                Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire de la décision datée du 29 avril 2003 rendue par un arbitre nommé en vertu du Code canadien du travail, L.R.C. 1985, ch. L-2, dans laquelle l'arbitre a conclu que le défendeur avait fait l'objet d'un congédiement déguisé de la part de la demanderesse. L'arbitre a décidé que le chef d'une Première nation ne manquait pas à ses obligations fiduciaires en s'accordant un contrat de cinq ans à la fin de son mandat.


FAITS

[2]                La demanderesse, la Bande de la Première nation d'Annapolis Valley (la Bande), occupe une réserve située à Cambridge (Nouvelle-Écosse). La Bande est administrée par un chef et deux conseillers (le conseil) qui sont élus tous les deux ans. En novembre 1999, le défendeur, Lawrence Toney, a été élu chef de la Bande et Murray Copage et Marilyn Toney ont été élus conseillers.

[3]                Par suite d'une entente conclue entre la Bande et la province de Nouvelle-Écosse au milieu des années 1990, la Bande a créé une commission des jeux et loteries à laquelle a été confiée la responsabilité de délivrer des permis et de réglementer les jeux et paris, notamment les appareils de loterie vidéo sur les terres de la réserve.

[4]                En août 2001, vers la fin de son mandat, le chef, défendeur en l'espèce, ainsi que ses deux conseillers, M. Copage et Mme Toney, se sont octroyé deux contrats d'emploi de cinq ans avec le conseil, comme membres de la commission des jeux et loteries. Conformément aux contrats, ils devaient travailler à plein temps et toucher un salaire de 2,5 p. 100 des revenus bruts des jeux de hasard, payable mensuellement. Pour comprendre les montants approximatifs en cause, le dossier révèle que le revenu des jeux de hasard, en 2001, s'élevait à près de 1,4 million de dollars. Par conséquent, chaque contrat d'emploi représenterait un salaire annuel d'environ 35 000 $.


[5]                Les contrats des trois membres du conseil ont été acceptés et ratifiés, le 14 août 2001, par une résolution du conseil de Bande signée par le défendeur et Marilyn Toney.

[6]                Les contrats et la résolution ont été signés au mois d'août 2001, mais apparemment la décision d'embaucher le défendeur et M. Copage a été prise au début de 2000, lors d'une réunion du conseil. Les parties ont dit, devant l'arbitre, qu'afin d'éviter tout conflit d'intérêts, chaque membre du conseil avait quitté la salle pendant que le conseil discutait de son contrat d'emploi. Ainsi, lorsqu'est venu le moment de discuter du contrat du défendeur, il a quitté la salle et Mme Toney et M. Copage ont discuté de son contrat en son absence.

[7]                D'après le dossier, le défendeur aurait commencé à recevoir des paiements en tant que membre de la commission des jeux et loteries en janvier 2000.


[8]                En février 2000, le conseil a obtenu deux avis juridiques concernant la manière dont il devait procéder pour approuver les contrats d'emploi de personnes qui étaient également membres du conseil. Le premier avis date du 2 février 2000 et il y est mentionné que rien n'empêche une personne de voter sur une question dans laquelle elle a un intérêt personnel. Le deuxième avis est daté du 16 février 2000 et il dit que la personne devrait divulguer l'intérêt que représente pour elle la décision, quitter la salle pendant la discussion et le vote et que cette personne ne devrait pas signer la résolution adoptée ou les contrats attribués dans le cadre des discussions ou du vote.

[9]                En novembre 2001, une élection a eu lieu et le défendeur et M. Copage n'ont pas été réélus. En janvier 2002, le nouveau chef de la Bande a cessé de verser les paiements en vertu des contrats. Selon lui, les contrats ne liaient pas les parties. Il était d'avis qu'il existait un conflit d'intérêts puisque les employés s'étaient octroyé eux-mêmes les contrats et qu'ils ne devaient pas toucher une rémunération à titre d'employés de la commission alors qu'ils recevaient déjà un salaire comme membres du conseil. Dans son affidavit, le chef de la Bande affirme que les membres actuels de la commission des jeux et loteries ne sont pas rémunérés.

[10]            Le 16 avril 2002, le défendeur a déposé une plainte auprès du ministère du Développement des ressources humaines Canada dans laquelle il affirmait que son employeur ne lui versait plus de salaire depuis « janvier 2002 » . Dans le formulaire de plainte, le défendeur affirmait également que son emploi avait commencé en janvier 2000 et qu'il continuait de remplir ses fonctions.

[11]            Le ministère du Développement des ressources humaines Canada a renvoyé le différend devant un arbitre, conformément à l'article 242 du Code canadien du travail.


DÉCISION DE L'ARBITRE

[12]            L'audience a duré trois jours et l'arbitre a décidé que le défendeur n'avait pas manqué à ses obligations fiduciaires pour les raisons suivantes :

1.          le défendeur n'avait pas participé aux discussions du conseil concernant son contrat, conformément à l'opinion exprimée dans le premier avis juridique;

2.          la Bande avait affiché un avis concernant l'emploi dans son bureau, pendant trois mois, mais aucun membre de la Bande n'avait postulé et il fallait pourvoir le poste;

3.          l'arbitre n'a décelé aucun « relent de malhonnêteté, aucune tricherie ou même présomption de fraude susceptible de [l]'amener à conclure qu'il y a eu dérogation à un devoir de fiduciaire » ;

4.          le défendeur était en droit de signer la résolution du conseil de Bande attribuant son propre contrat parce qu'aucune autre personne ne pouvait le faire et que, ce faisant, le défendeur se conformait au premier avis juridique (selon le deuxième avis, un chef ou un conseiller ne devait pas signer une résolution du conseil de Bande ou un contrat dans lequel il était personnellement intéressé).

[13]            Les motifs invoqués par l'arbitre au sujet du manquement aux obligations fiduciaires se trouvent aux paragraphes 24 à 27 de la décision :

24       D'après les témoignages, je crois que les plaignants se sont retirés de la salle de réunion lors des discussions portant sur leurs contrats et qu'ils n'ont pas participé à ces entretiens. En agissant ainsi, les plaignants se conformaient à l'avis juridique de Garth Gordon, c.r. auquel ils se sont fiés, de toute évidence.


25       En outre, il importe de noter qu'un avis a été affiché demandant des candidats au poste de membre de la commission des jeux et loteries et que personne n'a postulé cet emploi.

26       En ne participant pas aux discussions relatives à leurs contrats, les plaignants ont agi correctement, compte tenu des circonstances.

27       Comme l'a énoncé le juge Romilly (et je souscris à son raisonnement), je ne décèle aucun « relent de malhonnêteté » , aucune tricherie ou même présomption de fraude qui pourrait m'amener à conclure qu'il y a eu dérogation à un devoir de fiduciaire.

[14]            Après avoir conclu que le défendeur n'avait pas dérogé à son devoir de fiduciaire et que son contrat avait été régulièrement autorisé, l'arbitre en est arrivé à la conclusion que le défendeur avait fait l'objet d'un congédiement déguisé.

[15]            Lors d'une audience subséquente visant à préciser le montant de la réparation dans le cas d'un congédiement déguisé pendant la période en cause (de janvier 2002 à avril 2003), l'arbitre a accordé la somme de 26 800 $ au défendeur.

[16]            Pendant la deuxième audience devant l'arbitre, la Bande a soulevé une question de procédure. La Bande a prétendu que le défendeur n'avait pas déposé sa plainte auprès du ministère du Développement des ressources humaines Canada dans les 90 jours, conformément au paragraphe 240(2) du Code canadien du travail qui précise que :



240 (2) Sous réserve du paragraphe (3), la plainte doit être déposée dans les quatre-vingt-dix jours qui suivent la date du congédiement.


[17]       L'arbitre a décidé que même si la Bande avait cessé de verser les paiements mensuels après le 1er janvier 2002, ce n'était que beaucoup plus tard que le défendeur s'était rendu compte qu'il n'allait jamais être payé. L'arbitre a conclu que le défendeur avait déposé sa plainte en vertu du Code canadien du travail dans les 90 jours suivant la date à laquelle il avait pris connaissance de son congédiement. Pendant l'audience, j'ai dit que l'arbitre pouvait raisonnablement tirer cette conclusion de sorte que la Cour n'interviendrait pas pour ce motif.

QUESTIONS EN LITIGE

1.          Quelle est la norme de contrôle appropriée?

2.          La conclusion de l'arbitre selon laquelle il n'y avait pas eu manquement aux obligations fiduciaires était-elle manifestement déraisonnable?

ANALYSE

Question 1

Quelle est la norme de contrôle appropriée?

[18]            La norme de contrôle appropriée doit être établie selon l'analyse pragmatique et fonctionnelle décrite dans l'arrêt Dr Q. c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226.


[19]            Le premier facteur dont il faut tenir compte est la présence ou l'absence dans la loi d'une clause privative ou d'un droit d'appel. Le Code canadien du travail contient la clause privative suivante qui s'applique à la décision visée par le contrôle :


243. (1) Les ordonnances de l'arbitre désigné en vertu du paragraphe 242(1) sont définitives et non susceptibles de recours judiciaires.

243. (1) Every order of an adjudicator appointed under subsection 242(1) is final and shall not be questioned or reviewed in any court.

(2) Il n'est admis aucun recours ou décision judiciaire - notamment par voie d'injonction, de certiorari, de prohibition ou de quo warranto - visant à contester, réviser, empêcher ou limiter l'action d'un arbitre exercée dans le cadre de l'article 242.

(2) No order shall be made, process entered or proceeding taken in any court, whether by way of injunction, certiorari, prohibition, quo warranto or otherwise, to question, review, prohibit or restrain an adjudicator in any proceedings of the adjudicator under section 242.


Il s'agit d'une clause privative rigoureuse qui exige une très grande retenue.

[20]            Le deuxième facteur concerne l'expertise de la Cour par rapport à celle de la cour de révision sur la question en litige. Le Code canadien du travail est silencieux au sujet des qualités requises d'un arbitre. Toutefois, l'arbitre doit être une personne qui, selon le ministre, possède les qualités nécessaires. En l'espèce, il s'agit d'un juge de la cour provinciale à la retraite. La Cour possède donc la même expertise que l'arbitre à l'égard de l'interprétation des principes relatifs aux obligations fiduciaires. Ce facteur milite pour un degré moins élevé de retenue.


[21]            Le troisième facteur vise l'objet de la loi et des dispositions particulières. La partie III du Code canadien du travail a pour objet d'établir des normes minimales applicables aux travailleurs individuels et de prévoir des mécanismes permettant le règlement efficace de différends découlant de ses dispositions. Ce facteur milite pour une certaine retenue.

[22]            Le quatrième facteur touche à la nature de la question en cause. En l'espèce, la question principale est de savoir si l'arbitre a appliqué les principes juridiques pertinents relativement au manquement aux obligations fiduciaires. Puisqu'il s'agit d'une question de droit, le facteur milite pour une moins grande retenue.

[23]            Si on tient compte de tous ces facteurs, la norme de contrôle qui s'impose est celle de la décision manifestement déraisonnable. Certains facteurs militent pour moins de retenue, mais il convient d'accorder beaucoup d'importance à la clause privative. Par conséquent, la Cour ne devrait pas modifier la décision d'un arbitre sauf si elle est manifestement déraisonnable.

[24]            Cette conclusion est conforme à plusieurs arrêts de la Cour suprême du Canada en matière de travail lorsqu'il y avait des clauses privatives rigoureuses. Voir Conseil de l'éducation de Toronto (Cité) c. Fédération des enseignants-enseignantes des écoles secondaires de l'Ontario, district 15, [1997] 1 R.C.S. 487; Canada Safeway Ltd. c. Syndicat des détaillants, grossistes et magasins à rayons, section locale 454, [1998] 1 R.C.S. 1079; Société Radio-Canada c. Canada (Conseil des relations du travail), [1995] 1 R.C.S. 157, au paragraphe 29 :


[...] la norme de contrôle applicable à la décision du tribunal qui est protégé par une clause privative générale est celle du caractère manifestement déraisonnable [...] seulement dans la mesure où il n'y a pas eu d'erreur de compétence de la part du tribunal en question.

Au paragraphe 70 de l'arrêt Canada Safeway, précité, la Cour suprême a conclu qu'un conseil d'arbitrage avait commis une erreur de droit manifestement déraisonnable en qualifiant le changement des conditions de travail d'une requérante de mise à pied déguisée (les juges Cory et McLachlin) (aujourd'hui juge en chef) :

Nous avons conclu que le conseil a commis une erreur de droit manifestement déraisonnable en qualifiant la modification des conditions de travail de Mme Hardy de mise à pied déguisée.

Cette affaire ressemble à l'affaire en cause puisque la question en litige est de savoir si l'arbitre a commis une erreur manifestement déraisonnable en interprétant le droit applicable en matière d'obligations fiduciaires.

[25]            Une décision manifestement déraisonnable est une décision clairement irrationnelle, clairement erronée ou contraire à la raison. Voir Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247. Il s'agit d'une norme stricte à laquelle il est difficile de satisfaire. Toutefois, la Cour a l'obligation de protéger les parties contre une décision manifestement déraisonnable.

Question 2

La conclusion de l'arbitre selon laquelle il n'y avait pas eu manquement aux obligations fiduciaires était-elle manifestement déraisonnable?

[26]            Après avoir soigneusement examiné les motifs de l'arbitre, la Cour n'a d'autre choix que de conclure que la décision doit être écartée au motif qu'elle contient trois erreurs manifestement déraisonnables concernant le manquement, par le chef de la Bande, défendeur en l'espèce, à ses obligations fiduciaires.

Première erreur - Application d'un critère inopportun en matière de manquement aux obligations fiduciaires

[27]            L'arbitre a commis une erreur manifestement déraisonnable quand il a conclu que le défendeur n'avait pas manqué à ses obligations fiduciaires parce que l'arbitre n'avait décelé aucun « relent de malhonnêteté, aucune tricherie ou même présomption de fraude » . La malhonnêteté peut donner à penser qu'il y a peut-être eu un manquement aux obligations fiduciaires, mais il ne s'agit ni d'un prérequis, ni d'un élément nécessaire. Par conséquent, l'arbitre n'a pas appliqué le critère qu'il fallait en matière d'obligations fiduciaires en exigeant qu'il y ait un élément de malhonnêteté.


[28]            La notion d'obligation fiduciaire découle du droit des fiducies. Son objet visait à assurer qu'un fiduciaire qui a la maîtrise des biens d'un bénéficiaire place les intérêts du bénéficiaire au-dessus de ses propres intérêts. Bien que les obligations fiduciaires s'étendent maintenant au-delà du droit des fiducies, les principes de base demeurent les mêmes. Dans un rapport fiduciaire, le fiduciaire peut unilatéralement exercer des choix qui auront un effet sur les intérêts du bénéficiaire et ce dernier est particulièrement vulnérable. Voir Frame c. Smith, [1987] 2 R.C.S. 99. C'est par suite de cette vulnérabilité et du pouvoir correspondant du fiduciaire, que le fiduciaire a une obligation d'agir avec la plus entière bonne foi dans le meilleur intérêt du bénéficiaire. Il doit également éviter tout conflit d'intérêts.

[29]            En examinant la question de savoir si un fiduciaire a manqué à ses obligations, la question principale qui se pose n'est pas de savoir si ce dernier a été malhonnête ou s'il a agi de façon frauduleuse, mais plutôt s'il a agi dans le meilleur intérêt du bénéficiaire et sans conflit d'intérêts. Dans l'affaire Canadian Aero Service Ltd. c. O'Malley (1973), 40 D.L.R. (3d) 371, la Cour suprême du Canada a adopté le passage suivant de la Chambre des lords, au paragraphe 28 :

[TRADUCTION] À mon avis, les intimés avaient qualité de fiduciaires et leur obligation de rendre compte n'est pas subordonnée à une preuve de la mauvaise foi. Selon la règle générale en « equity » , il est interdit aux personnes qui exercent des fonctions d'une nature fiduciaire de s'engager dans une affaire où leur intérêt personnel peut entrer en conflit avec des intérêts qu'elles sont tenues de protéger.

[30]            En l'espèce, l'arbitre aurait dû se pencher surtout sur la question de savoir si le défendeur avait agi au mieux des intérêts de la Bande et évité tout conflit d'intérêts plutôt que sur la question de savoir s'il avait décelé un « relent de malhonnêteté, de tricherie ou même présomption de fraude » . En se fondant uniquement sur ce dernier critère, l'arbitre a commis une erreur manifestement déraisonnable. Cette erreur de droit manifestement déraisonnable n'est pas sans ressembler à l'erreur de droit dans l'arrêt Canada Safeway, précité, et elle exige une intervention semblable de la Cour.


[31]            Si l'arbitre s'était correctement demandé si le défendeur avait agi au mieux des intérêts de la Bande, il est clair que sa conclusion aurait été bien différente. Le chef de la Bande, demandeur en l'espèce, ainsi que les deux conseillers s'étaient octroyé deux contrats d'emploi lucratifs de cinq ans vers la fin de leur mandat de deux ans comme membre du Conseil. Il s'agissait de fiduciaires et ils avaient l'obligation d'éviter tout conflit d'intérêts. Il est vrai que les règles, en matière de conflit d'intérêts, doivent être moins sévères dans les Bandes plus petites où les membres de la famille du chef et des conseillers participent nécessairement aux affaires de la Bande; toutefois cela n'autorise pas le chef et les membres du Conseil à s'accorder des avantages importants au détriment de la Bande. Je note que la Cour suprême de Colombie-Britannique en est venue à une conclusion semblable dans Williams Lake Indian Band c. Abbey, [1992] 4 C.N.L.R. 21, dans laquelle il a été décidé que la chef avait manqué à ses obligations fiduciaires en participant à des décisions qui lui conféraient directement certains avantages.

Deuxième erreur - L'arbitre s'est fondé sur des mesures d'ordre procédural et sur des avis juridiques pour excuser le manquement aux obligations fiduciaires

[32]            L'arbitre a mentionné que le défendeur s'était retiré pendant les discussions concernant son contrat, conformément au premier avis juridique. L'arbitre a dit qu'en adoptant cette manière de faire, le défendeur avait agi correctement, compte tenu des circonstances.

[33]            Les garanties procédurales, notamment celle sur laquelle le défendeur s'est appuyé, ont pour objet d'assurer que les fiduciaires ne participent pas à des décisions dans lesquelles ils ont un intérêt personnel. Le fondement du raisonnement est que si le fiduciaire ne participe pas au processus de décision, les autres fiduciaires pourront, sans avoir de parti pris, prendre une décision conforme au mieux des intérêts du bénéficiaire. Là où le bât blesse en l'espèce, c'est que tous les fiduciaires (le défendeur, M. Copage et Mme Toney) pouvaient bénéficier personnellement des contrats. M. Copage et Mme Toney n'avaient peut-être pas un intérêt direct dans le contrat du défendeur, mais c'était dans leur intérêt d'accorder un contrat favorable au défendeur de manière à ce qu'il leur rende la pareille, aux mêmes conditions. Par conséquent, peu importe que le défendeur quitte la pièce pendant qu'on discutait de son contrat, puisque tous les membres du conseil étaient personnellement intéressés. En outre, le défendeur s'est mis directement en situation de conflit d'intérêts quand il a signé la résolution du conseil de bande acceptant et ratifiant son propre contrat d'emploi.


[34]            L'arbitre a commis une erreur manifestement déraisonnable en tenant pour acquis que parce que le défendeur avait respecté une garantie procédurale, il avait agi régulièrement et il n'avait pas manqué à ses obligations fiduciaires. Certes, ces garanties diminuent le nombre de conflits, mais même si elles existent et sont appliquées, il peut néanmoins y avoir manquement aux obligations fiduciaires. Ces garanties ne sont que des outils qui aident le fiduciaire à ne pas manquer à ses obligations et leur efficacité dépend des circonstances propres à chaque affaire. En l'espèce, le défendeur et ses deux conseillers ont tourné la garantie en ridicule. L'arbitre n'a pas bien saisi l'objet des garanties et il a laissé entendre que le respect d'une procédure était l'équivalent du respect des obligations fiduciaires. Il s'agit manifestement d'une erreur.

[35]            Soulignons que même si le défendeur a suivi les recommandations de l'avocat, cela n'a aucune importance. Un fiduciaire ne peut prétendre qu'il n'est pas responsable parce qu'il ne faisait que suivre le conseil d'un avocat. Quoi qu'il en soit, en l'espèce, le défendeur a reçu deux avis juridiques et malgré cela, il a choisi de respecter le moins exigeant des deux. Pour être tout à fait juste à l'égard des deux avis juridiques, les conseillers juridiques ne semblent pas avoir été tout à fait renseignés sur les faits en cause. S'ils l'avaient été, ils auraient probablement dit au chef et aux deux conseillers qu'ils manqueraient à leurs obligations fiduciaires s'ils s'accordaient des contrats d'emploi de cinq ans vers la fin de leur mandat.

Troisième erreur - Se fonder sur l'avis d'offre d'emploi pour excuser le manquement aux obligations fiduciaires

[36]            Pour appuyer sa conclusion selon laquelle il n'y avait aucun manquement aux obligations fiduciaires, l'arbitre s'est fondé sur l'avis affiché au bureau de la Bande pendant trois mois et qui mentionnait le poste que le défendeur et ses deux conseillers se sont attribué. Au paragraphe 25, l'arbitre a dit :

En outre, il importe de noter qu'un avis a été affiché demandant des candidats au poste de membre de la commission des jeux et loteries et que personne n'a postulé cet emploi.


[37]            La preuve par affidavit du chef actuel déposée à l'appui de sa demande de contrôle judiciaire, preuve qui n'a pas fait l'objet d'un contre-interrogatoire, énonce ce qui suit, aux paragraphe 20 à 23 :

1.          aucune photocopie de l'avis n'a été soumise à l'arbitre (comme preuve de son existence);

2.          l'avis ne mentionne pas qu'il s'agit d'un emploi rémunéré;

3.          il n'y a aucune preuve que les membres de la Bande aient vu l'avis (ou aient eu d'autres renseignements concernant les possibilités d'emploi sur la réserve);

4.          il n'y a aucune preuve que le conseil ou le chef ait fait quelque effort que ce soit pour attirer l'attention des membres de la Bande sur l'avis (si tel avis existait).

[38]            Selon la preuve, historiquement, les commissaires des jeux et loteries n'ont jamais reçu un salaire, sauf une fois, pendant le mandat du dernier conseil. Le chef actuel a dit que les commissaires des jeux et loteries actuels ne touchent aucun salaire pour cet emploi.

[39]            En se fondant sur l'avis, l'arbitre n'a pas tenu compte de trois facteurs importants :

1.          l'avis ne mentionne pas que les titulaires toucheront un salaire;

2.          selon l'usage, il était raisonnable que les membres de la Bande tiennent pour acquis que les emplois n'étaient pas rémunérés;

3.          il n'y a aucune preuve que les membres de la Bande aient vu l'avis, qu'ils aient su que les emplois étaient offerts et qu'il s'agissait d'emplois rémunérés.


[40]            La Cour s'attendrait à ce que plusieurs membres de la Bande aient déposé leur candidature à un poste rémunéré sur la réserve s'ils avaient été avisés régulièrement de l'existence du poste. Par conséquent, la Cour en arrive à la conclusion que l'arbitre a formulé une hypothèse de fait manifestement déraisonnable, savoir que les postes avaient été affichés et qu'aucune personne de la réserve ne s'y était intéressée. Ce serait étonnant que plusieurs membres de la Bande ne veuillent pas d'un emploi de 35 000 $ qui consiste à vérifier les appareils de jeux vidéo sur la réserve où ils vivent.

DÉCISION

[41]            Pour ces motifs, la Cour accueillera la demande, annulera la décision de l'arbitre datée du 29 avril 2003 et renverra l'affaire devant l'arbitre en lui donnant les directives de conclure, compte tenu de la preuve dont il est saisi, que le défendeur a manqué à ses obligations fiduciaires comme chef de la Bande.

DÉPENS

[42]            À la fin de l'audience, les deux parties ont avisé la Cour que, compte tenu des circonstances en l'espèce, elles ne demanderaient pas les dépens. La Cour reconnaît que, compte tenu des circonstances en cause, il n'y a pas lieu d'adjuger les dépens.

                                                                                                                            _ Michael A. Kelen _                 

                                                                                                                                                      Juge                              

Ottawa (Ontario)

le 13 décembre 2004

Traduction certifiée conforme

D. Laberge, LL.L.


                                                              COUR FÉDÉRALE

                                               AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     T-1947-03

INTITULÉ :                                                    BANDE DE LA PREMIÈRE NATION

D'ANNAPOLIS VALLEY

c.

LAWRENCE TONEY

LIEU DE L'AUDIENCE :                              HALIFAX (NOUVELLE-ÉCOSSE)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 16 NOVEMBRE 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :               LE JUGE KELEN

DATE DES MOTIFS :                                   LE 13 DÉCEMBRE 2004

COMPARUTIONS :

Peter Nathanson                                                POUR LA DEMANDERESSE                                    

Thomas MacEwan                                             POUR LE DÉFENDEUR                                             

Donald Urquhart

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Forse Nathanson                                               POUR LA DEMANDERESSE                                    

Kentville (Nouvelle-Écosse)

Muttart Tufts Dewolfe & Coyle              POUR LE DÉFENDEUR                                                         

Kentville (Nouvelle-Écosse)


                         COUR FÉDÉRALE

                                                         Date : 20041213

                                                   Dossier : T-1947-03

ENTRE :

BANDE DE LA PREMIÈRE NATION D'ANNAPOLIS VALLEY

                                                            demanderesse

et

LAWRENCE TONEY

                                                                   défendeur

                                                                         

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

                                                                          


 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.