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Date : 20021212

Dossier : IMM-4964-01

Référence neutre : 2002 CFPI 1291

ENTRE :

                                                   ARTEM IVACHTCHENKO

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                         défendeur

                                               MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE LEMIEUX

A.         LES FAITS


[1]                 Artem Ivachtchenko (le demandeur) est un jeune homme russe qui avait 17 ans lorsqu'il est arrivé au Canada, à la fin du mois d'octobre 2000, avec un visa de six mois pour visiter sa tante; trois mois plus tard, le 10 janvier 2001, il a revendiqué le statut de réfugié. Son statut lui a été refusé par une décision en date du 9 octobre 2001 rendue par la section du statut de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (le tribunal). En invoquant le fait qu'il était juif, le demandeur a affirmé craindre avec raison d'être persécuté par une organisation nationaliste russe, l'Unité nationale russe (l'UNR) et, en particulier, par l'un des membres de cette organisation, Anatoliy Shlyakhov, qui assurait la formation militaire à l'école secondaire qu'il fréquentait et qui était moniteur dans un centre de loisir pour les jeunes associés à l'UNR, où il avait organisé un club paramilitaire pour les jeunes. Le demandeur craint également d'être persécuté parce que, comme le tribunal l'a dit, il était objecteur de conscience.

[2]                 Dans son Formulaire de renseignements personnels (le FRP), le demandeur déclare que son refus de participer au programme de formation sur le terrain de son école secondaire, dans le cadre duquel les élèves pratiquaient le tir, a suscité la colère de M. Shlyakhov et a amené celui-ci, en consultant le dossier du demandeur, à découvrir sa nationalité par l'entremise de son père, qui était juif et occupait au ministère de l'Intérieur le poste de major de police chargé des enquêtes spéciales comme celles liées au trafic des stupéfiants et au trafic des armes. Le demandeur affirme que c'est alors que ses problèmes ont commencé.


[3]                 Le demandeur relate un premier événement : ses camarades de classe ont commencé à se livrer à des actes de violence verbale et physique à son endroit en le frappant, en le poussant dans les couloirs de l'école et en le dénigrant. De la littérature antisémitique a été placée dans la boîte aux lettres de la famille et des messages antisémitiques ont été affichés sur le mur, près du logement de la famille. Une plainte a été déposée auprès de la police, mais cette dernière a répondu (pièce P-6) qu'il s'agissait des actions de voyous non identifiés et qu'il n'était pas nécessaire de mener une enquête criminelle.

[4]                 Dans son FRP, le demandeur parle d'une attaque nocturne qui a eu lieu le 16 août 2000 et dont les auteurs étaient trois adolescents du club de Shlyakhov. Le demandeur connaissait les assaillants. Ils ont commencé à le battre et à le frapper à la tête, au visage et à la poitrine; ils l'ont ensuite jeté à terre et lui ont donné des coups de pied. Le demandeur a été poignardé à la joue ainsi qu'au bras, qu'il avait levé pour se protéger. Le lendemain, une plainte a été déposée auprès de la police; une expertise médico-légale a été faite et le demandeur s'est ensuite rendu à la clinique médicale. Voici ce que dit le demandeur dans son FRP :

[TRADUCTION] 11. Mon père a parlé au chef du service de la police locale. Il les a mis au courant de l'existence du club et de ses activités. Le chef de police a répondu qu'ils étaient parfaitement au courant de l'existence du club et qu'ils parleraient aux types en cause et à leur moniteur. Mon père s'est rendu compte qu'on l'ignorait et il a essayé de s'adresser à des autorités supérieures. Il n'a pas pu communiquer avec qui que ce soit, et soudainement il a fait l'objet d'une affectation urgente à l'extérieur de la ville. Nous nous sommes rendu compte que mon père ne pouvait pas faire grand-chose pour m'aider.


[5]                 La pièce P-7 a été produite. Il s'agit d'une lettre en date du 28 août 2000 de la police de Sotchi qui répond à la plainte qui avait été déposée le 17 août 2000 au sujet de l'événement du 16 août. Fondamentalement, il est déclaré qu'on a enquêté sur les individus désignés qui avaient censément harcelé le demandeur et qui l'avaient menacé. Il est fait état de la plainte que le demandeur avait déposée et des actes qui avaient été commis et il est dit que « la douleur physique et morale sont sans fondement » . Dans ce rapport de police, on disait qu'étant donné que les actions des individus désignés n'indiquaient aucunement une intention criminelle, la demande que le demandeur avait faite pour que des poursuites soient engagées contre ces derniers n'était pas agréée. L'auteur concluait son rapport en disant que le demandeur avait le droit de déposer une plainte en justice pour les lésions corporelles « qui [lui avaient] été infligées » .

[6]                 Le demandeur déclare dans le FRP que le 27 août 2000, sa mère a remarqué des boules de mercure dans leurs aliments. La famille habitait dans une habitation collective et la cuisine était une cuisine collective. Une plainte a été déposée auprès de la police, qui a enquêté, mais qui a refusé de mener une enquête criminelle (pièce P-8). La police a déclaré [TRADUCTION] qu' « étant donné qu'il était facilement possible d'accéder au logement, c'était peut-être bien une farce [...] et [que], compte tenu de la petite quantité de mercure, il était impossible de s'empoisonner gravement après consommation [...] » .


[7]                 Le FRP nous apprend qu'au milieu du mois de septembre 2000, le demandeur a été attaqué par un groupe de jeunes qui lui ont donné des coups de pied à l'estomac et aux jambes avec leurs bottes à embout d'acier. Les jeunes ont dit au demandeur de se préparer à bien servir son pays, à défaut de quoi ils le tueraient. Ils lui ont bien dit de ne pas s'adresser à la police, à défaut de quoi son frère en souffrirait. Le demandeur déclare qu'aucune plainte n'a été déposée auprès de la police [TRADUCTION] « parce [qu'ils] craign[aient] que [leur] petit frère en pâtisse, en particulier en l'absence du père » .

[8]                 C'est après le retour de son père qu'il a été décidé que le demandeur devait quitter le pays parce que la famille ne croyait plus que [TRADUCTION] « le travail du père constitue une garantie contre la persécution » et espérait que si le demandeur n'était pas au pays, l'UNR les laisserait tranquilles.

B.         CONCLUSIONS

[9]                 À mon avis, la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie parce que, après avoir analysé le FRP du demandeur, après avoir lu son témoignage et la preuve documentaire versée dans le dossier certifié et après avoir examiné les motifs du tribunal, je puis uniquement conclure que le tribunal n'a pas réellement bien saisi l'histoire du demandeur, tant passée que future.


[10]            Quant aux persécutions dont le demandeur a été victime par le passé, le tribunal a commis une erreur de droit en interprétant mal la preuve ou en n'en faisant aucun cas et, quant au fait que le demandeur a été recruté dans le militaire, le tribunal a commis une erreur en ne se rendant pas compte de la raison pour laquelle le demandeur était réellement objecteur de conscience, ce qui a amené le tribunal à tirer sa conclusion générale :

Les contradictions contenues dans le témoignage et la preuve corroborante contradictoire mettent en doute la crédibilité du revendicateur. Le tribunal est d'avis que le revendicateur n'a pas réussi à établir qu'il avait une crainte fondée de persécution et une « possibilitéraisonnable » d'être persécuté, pour reprendre les mots de la décision Adjei, [Adjei c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1989] 2 C.F. 680 (C.A)], pour l'un des « motifs de la Convention » .                     [non souligné dans l'original]

[11]            Premièrement, et la chose est admise par l'avocate du défendeur, c'est ici que le tribunal a interprété d'une façon erronée la preuve médicale en intervertissant les éléments qui se rapportaient à l'agression du mois de septembre 2000 et les éléments qui se rapportaient à l'agression du 16 août 2000, ce qui a amené le tribunal à conclure que le rapport médical du mois de septembre (pièce P-10) ne corroborait pas et, de fait, contredisait le témoignage que le demandeur avait présenté au sujet des blessures qu'il avait subies au cours de ces agressions et ce qui était écrit dans le rapport médical (pièce P-5) au sujet des blessures que le demandeur avait subies le 16 août 2000.

[12]            Cette erreur a amené le tribunal à conclure que « la crédibilité du revendicateur [était] sérieusement mise en doute » et que « [n]on seulement ces conclusions [dans les rapports médicaux] contredisent les allégations du revendicateur, elles mettent aussi sérieusement en doute les événements décrits par le revendicateur » et à dire ce qui suit :


En outre, même si le tribunal devait croire qu'un tel événement s'est produit, le rapport de police indique que les allégations du revendicateur envers les auteurs de l'attaque ont étéjugé es non fondées. Les mêmes documents indiquent qu'il y avait possibilitéd'intenter des poursuites. Le revendicateur ne s'est pas prévalu de cette possibilité de redressement. On ne peut affirmer, selon une telle preuve, que l'État ne voudrait pas protéger le revendicateur.          [non souligné dans l'original]

[13]            Sans le dire directement, le tribunal conclut qu'il ne croit pas l'histoire du demandeur ou du moins décide que la preuve présentée n'est pas suffisante pour permettre au demandeur de satisfaire à l'obligation qui lui incombe d'établir qu'il craint avec raison d'être persécuté.

[14]            À mon avis, ces conclusions, qui sont essentielles à la revendication du demandeur, ne peuvent tout simplement pas être maintenues et doivent être annulées compte tenu des dispositions de l'alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur la Cour fédérale, parce que le tribunal « a rendu une décision [...] fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispos[ait] » .


[15]            L'avocate du défendeur a fait de vaillants efforts pour protéger la décision du tribunal en soutenant que le demandeur n'avait pas, comme l'exigeait la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Ward c. Procureur général du Canada, [1993] 2 R.C.S. 689, confirmé d'une façon claire et convaincante l'incapacité de l'État de protéger ses citoyens. L'avocate a mentionné les rapports de police portant sur la tentative de contamination des aliments par le mercure (pièce P-8), le rapport portant sur les messages antisémitiques, mais principalement la pièce P-7, dont il a déjà été fait mention, soit le rapport de police établi à la suite de la plainte qui avait été déposée le 17 août 2000. L'avocate a soutenu que la pièce P-7 montrait que la police avait de fait enquêté sur la plainte, mais qu'elle avait conclu que les activités sur lesquelles reposait la plainte étaient dénuées de fondement.

[16]            À mon avis, il ne convient pas que je me prononce sur la question de la possibilité de se prévaloir de la protection de l'État eu égard au dossier mis à ma disposition, et ce, pour un certain nombre de raisons. Premièrement, la question de la protection de l'État n'était pas une question que le tribunal a désignée comme posant un problème lors de la séance de présélection et ni le tribunal ni l'ACR ne l'ont examinée au cours de l'audience. Deuxièmement, et fait plus important, je suis d'accord avec l'avocat du demandeur pour dire que les conclusions de crédibilité tirées par le tribunal qui sont maintenant annulées ont influé sur le point jusqu'auquel le tribunal a effectué un examen à ce sujet. C'est ce qui ressort de la brève remarque que le tribunal a faite au sujet de la protection de l'État lorsqu'il a parlé de l'événement du 16 août 2000 et, même s'il s'est reporté à d'autres rapports de police, le tribunal l'a fait non pour établir qu'il était possible de se prévaloir de la protection de l'État, mais pour établir que les événements n'avaient rien à voir avec l'UNR.


[17]            À mon avis, sauf en ce qui concerne la conclusion relative à la crédibilité, le tribunal aurait dû examiner à fond la question de la protection fournie par l'État, il aurait dû entendre toute l'argumentation et, en particulier, il aurait dû se demander si la pièce P-7, à première vue, était en soi cohérente.

[18]            Quoi qu'il en soit, le tribunal a commis une erreur lorsqu'il a statué que la possibilité d'intenter des poursuites au civil constituait une solution de rechange par rapport aux poursuites pénales dans une affaire de délit criminel de voies de fait (voir Risak c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] A.C.F. no 1581, où Monsieur le juge Dubé a dit ce qui suit :

[11] Notre jurisprudence ne contient aucun principe en vertu duquel un requérant placé dans une situation comparable à l'espèce aurait l'obligation supplémentaire de demander l'aide d'organismes de protection des droits fondamentaux ou d'intenter une action en cour contre son gouvernement

[19]            La remarque du juge Dubé est particulièrement pertinente compte tenu des efforts que le père du demandeur a faits pour obtenir la protection de l'État, efforts qui ont échoué, soit un fait dont le tribunal n'a pas tenu compte.

[20]            Comme deuxième motif, le demandeur a invoqué le fait qu'il avait été appelé pour accomplir son service militaire obligatoire et il a témoigné au sujet de ses craintes.


[21]            Il est généralement reconnu que le service militaire obligatoire ne doit pas être considéré comme constituant un acte de persécution en soi et qu'une aversion pour le service militaire ou la crainte du combat ne sont pas suffisantes en tant que telles pour appuyer une crainte fondée de persécution.

[22]            Le demandeur n'a pas placé sur cette base la crainte qu'il éprouvait à l'égard du service militaire. Au contraire, il a déclaré (page 169 du dossier certifié) qu'il ne s'opposait pas au service militaire. Ses craintes étaient fondées sur deux questions : l'antisémitisme qui existait dans l'armée en général et les violations des droits de la personne commises par l'armée contre les civils en Tchétchénie, questions qui pourraient toutes les deux donner lieu à une crainte fondée de persécution.

[23]            Encore une fois, le problème découle du fait que le tribunal a omis de tenir compte, sous deux aspects, de ce que le demandeur a avancé.

[24]            Le tribunal a de fait mentionné ce qui suit :

Il craint fondamentalement d'aller en Tchétchénie. Pourtant, il s'agit d'une crainte hypothétique puisque le revendicateur, lorsqu'il a quittéla Russie, n'avait reçu aucune indication qu'il allait servir en Tchétchénie.

                                                                                                                           [non souligné dans l'original]

[25]            À mon avis, le tribunal a ici encore commis une erreur. En droit des réfugiés, il est reconnu que la crainte de persécution est de nature prospective, approche que le tribunal n'a pas adoptée en tenant uniquement compte de la crainte éprouvée par le passé.

[26]            Compte tenu des remarques qui précèdent, je n'ai pas à examiner les autres erreurs que le tribunal aurait commises selon le demandeur.

[27]            Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision du tribunal est annulée et la revendication du demandeur est renvoyée pour être examinée par un tribunal différemment constitué. Il n'existe aucune question à certifier.

   

« François Lemieux »

Juge

OTTAWA (ONTARIO)

LE 12 DÉCEMBRE 2002

  

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad.a., LL.L.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

  

DOSSIER :                                                                      IMM-4964-01

INTITULÉ :                                                                     ARTEM IVACHTCHENKO

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                                             MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L'AUDIENCE :                                           LE 31 JUILLET 2002

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :                           MONSIEUR LE JUGE LEMIEUX

DATE DES MOTIFS :                                                  LE 12 DÉCEMBRE 2002

  

COMPARUTIONS :

Me Mitchel Goldberg                                                         POUR LE DEMANDEUR

Me Annie Van der Meerschen                                           POUR LE DÉFENDEUR

  

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Mitchel Goldberg                                                         POUR LE DEMANDEUR

Montréal (Québec)

M. Morris Rosenberg                                                        POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

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