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Date : 20031219

Dossier : IMM-4678-02

Référence : 2003 CF 1500

Ottawa (Ontario), le 19 décembre 2003

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE JAMES RUSSELL

ENTRE :

                                                                 A.C. et B.D.

                                                                                                                                      demandeurs

                                                                            et

                LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                         défendeur

                                               MOTIFS DE L'ORDONNANCE


[1]                 Les demandeurs sollicitent un contrôle judiciaire, en vertu de l'article 72.1 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), à la suite de la décision qu'un tribunal de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (le tribunal) a rendue le 1er août 2002 (la décision). Le tribunal a conclu qu'A.C. et sa conjointe, B.D., n'étaient pas des réfugiés au sens de la Convention. Le ministre est intervenu dans la présente action.

CONTEXTE

[2]                 A.C., le demandeur principal, est un citoyen du Bangladesh qui craint d'être persécuté dans ce pays. Il a été déclaré coupable par un tribunal bangladais pour son rôle en tant que conspirateur lors du coup qui avait eu lieu le 14 août 1975 au Bangladesh et qui avait entraîné la mort du président de l'époque, le cheik Mujibur Rahman, ainsi que des membres de la famille et de l'entourage de celui-ci. B.D. est la principale conjointe du demandeur et sa demande est dans une certaine mesure fondée sur celle de son conjoint.

[3]                 En 1971, le demandeur principal était officier de carrière dans le militaire au Bangladesh et l'un des chefs de la guerre d'indépendance, à la suite de laquelle l'État du Bangladesh a été créé. Après la guerre, il a continué à être lié de près au militaire et à l'élite politique du pays, mais il affirme ne s'être jamais directement mêlé de politique.


[4]                 Au moins de juillet 1974, le demandeur principal a été contraint à quitter le militaire parce qu'il ne souscrivait pas aux politiques du président, le cheik Mujibur Rahman. Après sa démission, il s'est lancé dans les affaires et il a constitué une société d'importation et de commercialisation de différents produits tels que des cigarettes, des moteurs diesel et du matériel de bureau.

[5]                 Le 15 août 1975, le président, le cheik Mujibur Rahman, et le reste de sa famille ont été tués pendant un coup militaire. Seuls deux membres de la famille, qui étaient alors à l'étranger, ont survécu. Par suite du coup, un nouveau gouvernement a été formé.

[6]                 Le demandeur principal était connu comme critiquant ouvertement l'ancien président parce que le régime Mujib était devenu corrompu et tyrannique. Le régime avait installé un gouvernement à parti unique avec l'organisation politique connue sous le nom de BAKSAL (la Ligue Awami Krishak Sramik du Bangladesh), ou simplement la Ligue Awami, et le président était nommé à vie.


[7]                 Le demandeur principal nie toutes les allégations qui le lient au coup qui a eu lieu en 1975. Il affirme que sa participation était limitée : il cherchait simplement à encourager les gens à appuyer le général M.A.G. Osmany, le général Ziaur Rahman, d'autres chefs militaires et les défenseurs de la liberté ainsi que le 1er régiment d'infanterie du Bengale. Il allègue que le soir qui a précédé le coup, il était avec sa conjointe actuelle (même s'ils n'étaient pas mariés à ce moment-là) et d'autres membres de la famille et qu'il préparait une commande urgente de T-shirts pour un rassemblement qui devait avoir lieu le lendemain à l'appui du président. Il affirme que lorsqu'il a entendu parler du coup, il est allé aux casernes et s'est rendu à la station de radiodiffusion. Il a facilement pu franchir les contrôles de sécurité pour se rendre à ces endroits.

[8]                 Pendant les années qui ont suivi le coup, on n'a pas engagé de poursuites contre les gens qui y avaient pris part et de nombreux participants, y compris le demandeur principal, ont été affectés à des missions diplomatiques à l'étranger.

[9]                 En 1996, il y a eu un changement de gouvernement au Bangladesh et la Ligue Awami a pris le pouvoir. Le demandeur principal a été rappelé, mais étant donné qu'il croyait qu'il y avait des motifs secrets pour le rappeler, il n'est pas retourné au Bangladesh. Sa conjointe et lui sont venus au Canada le 5 juillet 1996. Le 14 juin 1996, la fille du président décédé (le cheik Hasina Wazed) a été élue chef de la Ligue Awami. Elle a entamé des procédures contre les individus qui étaient responsables de l'assassinat de son père et de sa famille en 1975, et elle a juré qu'elle les traduirait en justice.


[10]            Le 8 novembre 1998, le demandeur principal a été déclaré coupable d'infractions criminelles par un tribunal de première instance du Bangladesh pour le rôle qu'il avait eu dans le coup du mois d'août 1975 et il a été condamné à être fusillé par un peloton d'exécution. Par la suite, la Haute cour a confirmé la peine de mort pour 12 des 15 conspirateurs; sur ces 12 individus, quatre sont emprisonnés. Le demandeur principal n'était pas présent lors du procès; il était représenté par un avocat de la défense commis d'office. L'appel qu'il a interjeté était encore en instance lorsque la présente demande a été entendue.

[11]            Plus récemment, le Parti national du Bangladesh (le PNB) a pris le pouvoir, le nouveau premier ministre, Khaleda Zia, ayant vaincu la Ligue Awami. Certaines sources soutiennent qu'en retardant l'appel interjeté par le demandeur principal, le PNB n'a pas la même volonté politique que la Ligue Awami de mettre à exécution la peine de mort prononcée contre les individus qui ont organisé le coup.

DÉCISION VISÉE PAR L'EXAMEN

[12]            Le tribunal a conclu que le demandeur principal n'était pas un réfugié au sens de la Convention ou une personne à protéger, au sens des articles 96 et 97 de la LIPR, et qu'il est exclu de la protection en vertu de l'article 98 ainsi que des alinéas Fa) et b) de l'article premier de la Convention sur les réfugiés.

[13]            Le tribunal a conclu qu'il y avait des raisons sérieuses de penser que le demandeur principal avait commis un crime grave de droit commun et qu'il est donc exclu par application de l'alinéa Fb) de l'article premier de la Convention. En particulier, le tribunal a dit ce qui suit :


Le tribunal fait également remarquer que, selon Amnistie Internationale (AI), leur bureau de recherche à Londres [...] n'a constaté aucun signe de partialité ou d'injustice dans les procès ou les appels des 15 anciens militaires accusés d'avoir assassiné l'ancien premier ministre [sic] ou condamnés pour ce crime. Est-ce que la procédure criminelle est injuste et partiale du fait que le revendicateur principal n'a pas physiquement assisté aux diverses audiences? [...] Le tribunal est d'avis que la réponse est « NON » . C'est le revendicateur principal qui a choisi de ne pas se présenter à ces audiences. C'est lui qui a choisi de ne pas communiquer avec son avocat commis d'office [...]

Étant donné ce qui précède, le tribunal est d'avis que la lettre de Gloria Nafziger du 5 avril 2002 n'infirme pas du tout l'autre lettre du bureau de recherche d'AI de Londres.

Le tribunal croit qu'il pouvait raisonnablement s'attendre à ce que le revendicateur principal demande aux témoins qui ont corroboré son alibi pendant l'audience concernant le statut de réfugié qu'ils présentent des déclarations assermentées faisant état de ce qu'ils avaient dit à pareille audience.

Le tribunal a également tenu compte de l'allégation du revendicateur principal selon laquelle il a été en mesure de passer les postes de contrôle militaires sans difficulté peu de temps après l'assassinat.

[14]            Le tribunal a également dit qu'en sa qualité de conspirateur, le demandeur principal était membre d'un groupe ayant « des fins limitées et brutales » . Le tribunal a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur principal avait personnellement connaissance de la planification du coup et des crimes commis pendant le coup et qu'il y avait participé sciemment. Le tribunal a également conclu que le coup constituait une attaque systématique dirigée contre une population civile particulière (à savoir la conjointe, les enfants, la famille et les membres de l'entourage du président de l'époque), de sorte qu'un crime contre l'humanité avait été commis. Une vingtaine de personnes ont été tuées.

[15]            Le tribunal a conclu que le demandeur principal craint d'être assujetti à des poursuites, et non d'être persécuté au sens de la définition du réfugié au sens de la Convention, et qu'il est tout simplement un fugitif recherché par la justice.

[16]            Le tribunal a conclu que la conjointe du demandeur principal n'était pas visée par les exclusions prévues aux alinéas Fa) et b) de l'article premier de la Convention, mais il a également conclu qu'elle ne pouvait pas demander l'asile de son propre chef. Il a été noté que, quelles que soient les craintes qu'elle ait pu avoir lorsque la Ligue Awami était au pouvoir, il ne s'agissait même plus d'une simple possibilité puisque le gouvernement avait changé.

DISPOSITIONS LÉGISLATIVES PERTINENTES

[17]            Les dispositions pertinentes de la LIPR sont ainsi libellées :



96. A qualité de réfugié au sens de la Convention - le réfugié - la personne qui, craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques_ :

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

b) soit, si elle n'a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n'a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée_ :

a) soit au risque, s'il y a des motifs sérieux de le croire, d'être soumise à la torture au sens de l'article premier de la Convention contre la torture;

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant_ :

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d'autres personnes originaires de ce pays ou qui s'y trouvent ne le sont généralement pas,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes - sauf celles infligées au mépris des normes internationales - et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l'incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d'une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.


[18]            Les parties pertinentes de la section F de l'article premier de la Convention sur les réfugiés, tel qu'il figure dans l'annexe de la LIPR, sont ainsi libellées :

F. Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :

a) qu'elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l'humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes;

b) qu'elles ont commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d'accueil avant d'y être admises comme réfugiés;


POINTS LITIGIEUX

[19]            Les questions suivantes ont été soulevées par les demandeurs :

1.          Le tribunal a-t-il commis une erreur de droit en ne tenant pas compte de la preuve lorsqu'il a conclu que le demandeur principal était exclu de la protection?

2.          Le tribunal a-t-il commis une erreur de droit en concluant qu'il y avait des raisons sérieuses de penser que le demandeur principal avait commis un crime grave de droit commun?

3.          Le tribunal a-t-il commis une erreur de droit en concluant qu'il y avait des raisons sérieuses de penser que le demandeur principal avait commis un crime contre l'humanité?

4.          Le tribunal s'est-il posé la mauvaise question en concluant que le demandeur principal n'avait pas de crainte fondée d'être persécuté?

5.          Le tribunal a-t-il commis une erreur de droit en ne tenant pas compte de la preuve lorsqu'il a conclu que ni l'un ni l'autre des demandeurs n'avait une crainte fondée d'être persécuté?


ANALYSE

Quelle est la norme de contrôle qu'il convient d'appliquer à la décision du tribunal?

[20]            Il est généralement reconnu que le tribunal, qui entend les témoignages eux-mêmes, est le mieux placé pour apprécier la crédibilité des témoins. C'est pourquoi la présente cour a fait preuve d'une grande retenue à l'égard des décisions du tribunal et a adopté la norme de la décision manifestement déraisonnable à l'égard des conclusions tirées par le tribunal.

[21]            Compte tenu de l'arrêt Aguebor c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1993] A.C.F. no 732 (C.A.F.) et de la décision Ahortor c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] A.C.F. no 705 (C.F. 1re inst.), il est également reconnu que les conclusions de crédibilité tirées par le tribunal doivent être étayées par la preuve et ne doivent pas être fondées sur des conclusions de fait erronées.

[22]            En l'absence de conclusions abusives ou arbitraires tirées par le tribunal au sujet de faits qui sont essentiels à ses conclusions, la présente cour ne doit pas intervenir (Miranda c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] A.C.F. no 437 (C.F. 1re inst.).


[23]            La question de savoir si le traitement infligé par les autorités du Bangladesh satisfait à la définition de la persécution est une question mixte de fait et de droit. Dans l'arrêt Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam, [1997] 1 R.C.S. 746, la Cour suprême du Canada a dit que la norme de contrôle qui s'applique à ces types de questions doit être celle de la décision raisonnable simpliciter.

LE FAIT DE NE PAS TENIR COMPTE DE LA PREUVE

[24]            Le tribunal a conclu que le poids de la preuve dont il disposait lui permettait de conclure que le demandeur principal pouvait être exclu pour avoir participé à l'assassinat du président et de sa famille, en 1975. Le tribunal a reconnu que le demandeur principal avait nié avoir participé à l'assassinat, mais il a rejeté ces dénégations. Les demandeurs affirment qu'en arrivant à sa conclusion, le tribunal n'a pas tenu compte de la preuve.

[25]            Le tribunal disposait du témoignage d'un certain nombre de personnes, y compris un ancien officier de l'Aviation, qui était à Dhaka pendant le coup de 1975, le beau-frère et la belle-soeur du demandeur principal, deux professeurs et un homme qui était resté chez les beaux-parents du demandeur à partir du mois de mai 1975 et qui était là au mois d'août 1975. La preuve mise à la disposition du tribunal qui allait à l'encontre de ses conclusions était que le demandeur principal n'était pas dans le palais lorsque le coup a eu lieu. En outre, le demandeur n'était pas mêlé au coup, même en tant qu'organisateur, selon les livres qui avaient été rédigés à ce sujet, et il avait été impliqué dans la planification du coup dans un seul article dont l'auteur appuyait le président assassiné.


[26]            Il se peut que le tribunal décide de rejeter tous les éléments de preuve qui corroborent ou qui étayent l'allégation du demandeur principal, à savoir qu'il n'avait rien à voir avec la planification ou la mise à exécution du coup, mais le demandeur principal affirme que le tribunal ne pouvait pas simplement omettre de tenir compte de ces éléments sans expliquer pourquoi il n'était pas prêt à en tenir compte.

[27]            Dans la décision Cepeda-Gutierrez v. M.C.I., [1998] A.C.F. no 1425, la présente cour a fait les remarques ci-après énoncées au sujet de l'omission de mentionner des éléments de preuve contradictoires :

15. La Cour peut inférer que l'organisme administratif en cause a tiré la conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » du fait qu'il n'a pas mentionné dans ses motifs certains éléments de preuve dont il était saisi et qui étaient pertinents à la conclusion, et en arriver à une conclusion différente de celle de l'organisme. Tout comme un tribunal doit faire preuve de retenue à l'égard de l'interprétation qu'un organisme donne de sa loi constitutive, s'il donne des motifs justifiant les conclusions auxquelles il arrive, de même un tribunal hésitera à confirmer les conclusions de fait d'un organisme en l'absence de conclusions expresses et d'une analyse de la preuve qui indique comment l'organisme est parvenu à ce résultat.

16. Par ailleurs, les motifs donnés par les organismes administratifs ne doivent pas être examinés à la loupe par le tribunal (Medina c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1990), 12 Imm. L.R. (2d) 33 (C.A.F.)), et il ne faut pas non plus les obliger à faire référence à chaque élément de preuve dont ils sont saisis et qui sont contraires à leurs conclusions de fait, et à expliquer comment ils ont traité ces éléments de preuve (voir, par exemple, Hassan c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1992), 147 N.R. 317 (C.A.F.)). Imposer une telle obligation aux décideurs administratifs, qui sont peut-être déjà aux prises avec une charge de travail imposante et des ressources inadéquates, constituerait un fardeau beaucoup trop lourd. Une simple déclaration par l'organisme dans ses motifs que, pour en venir à ses conclusions, il a examiné l'ensemble de la preuve dont il était saisi suffit souvent pour assurer aux parties, et au tribunal chargé du contrôle, que l'organisme a analysé l'ensemble de la preuve avant de tirer ses conclusions de fait.


17. Toutefois, plus la preuve qui n'a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l'organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l'organisme a tiré une conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » : Bains c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 63 F.T.R. 312 (C.F. 1re inst.). Autrement dit, l'obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés. Ainsi, une déclaration générale affirmant que l'organisme a examiné l'ensemble de la preuve ne suffit pas lorsque les éléments de preuve dont elle n'a pas discuté dans ses motifs semblent carrément contredire sa conclusion. Qui plus est, quand l'organisme fait référence de façon assez détaillée à des éléments de preuve appuyant sa conclusion, mais qu'il passe sous silence des éléments de preuve qui tendent à prouver le contraire, il peut être plus facile d'inférer que l'organisme n'a pas examiné la preuve contradictoire pour en arriver à sa conclusion de fait.

[28]            En l'espèce, le témoignage des témoins et les sources documentaires sur lesquelles ceux-ci s'étaient fondés constituaient des éléments de preuve cruciaux qui contredisaient la conclusion du tribunal selon laquelle le demandeur principal avait été mêlé au coup de 1975. Les demandeurs déclarent que le tribunal n'en a même pas fait mention. Il a agi comme si les témoins n'avaient jamais été cités. Le tribunal semble avoir conclu que la déclaration de culpabilité prononcée contre le demandeur principal au Bangladesh était déterminante, pour ce qui est de la question de sa participation au coup. Il est soutenu que c'est peut-être ce qui a amené le tribunal à ne pas tenir compte des nombreux éléments de preuve dont il disposait au sujet du fait que le demandeur principal n'avait pas participé au coup. Il est soutenu qu'il s'agit clairement d'une erreur de droit.

[29]            En réponse, le défendeur soutient que le tribunal a de fait tenu compte de cet élément de preuve. En effet, aux pages 2 et 3 des motifs du tribunal, on trouve le résumé qui suit :


Le revendicateur principal nie toutes les allégations qui le lient au coup d'État sanglant. Comme alibi, il dit qu'au moment du coup d'État, il rendait visite à la revendicatrice à sa résidence familiale; elle n'était pas encore son épouse. Il a déclaré, tout comme la plupart des témoins, qu'il aidait la revendicatrice et son frère à terminer une commande urgente de t-shirts devant être utilisés le jour suivant à un rassemblement en faveur du cheik Mujibur Rahman. Il a déclaré, toutefois, que dès qu'il a été mis au courant du coup d'État, il s'est de lui-même rendu à diverses casernes à Dhaka et aurait offert d'aider à rétablir la paix et le calme. Il a dit qu'il avait été en mesure de passer les nombreux postes de contrôle sans difficulté. Il s'est également rendu à la station de radiodiffusion qui était déjà tombée aux mains des responsables du coup d'État. Là aussi il a été en mesure d'entrer sans difficulté, malgré les rigoureuses mesures de sécurité prises en raison de l'instabilité de la situation à ce moment-là.

[30]            Le défendeur soutient que le tribunal n'a donc pas omis de tenir compte de la preuve indiquant une conclusion contraire. Il a plutôt examiné cette preuve et a expliqué pourquoi il n'était pas prêt à l'accepter. Les motifs prononcés par le tribunal sont donc compatibles avec les exigences énoncées dans la décision Cepeda-Gutierrez, précitée.

[31]            Selon l'argument des demandeurs, ce résumé des éléments de preuve contraires n'est pas suffisant pour satisfaire à la charge qui, selon la décision Cepeda-Gutierrez, précitée, doit s'appliquer dans ce cas-ci. Plusieurs personnes ont placé ailleurs le demandeur principal au moment où le coup a eu lieu. Les professeurs ont témoigné qu'il n'était pas désigné comme conspirateur dans la documentation pertinente. En fait, le tribunal s'est simplement fondé sur le jugement rendu par le tribunal du Bangladesh (encore une fois, sans procéder à une analyse adéquate de la preuve, qui montrait que les poursuites avaient été engagées pour des raisons politiques et qu'elles étaient orchestrées) ainsi que sur les renseignements contestables fournis par Amnistie internationale au sujet de l'équité des procès au Bangladesh.

[32]            Les demandeurs soutiennent ici que la preuve qu'ils ont produite aurait dû être examinée d'une façon plus détaillée et que le tribunal, s'il décidait de rejeter cette preuve, aurait dû fournir des motifs plus complets à l'appui.


[33]            Je ne crois pas que la décision Cepeda, précitée, exige tous les détails qui, selon les demandeurs, ne figurent pas dans la décision du tribunal. Le tribunal n'était pas obligé de faire mention de chaque élément de preuve reçu qui était contraire à ses conclusions et d'expliquer comment il les traitait. Le tribunal n'a pas, dans ce cas-ci, déclaré d'une façon générale qu'il avait tenu compte de tous les éléments de preuve et il n'a pas omis de mentionner des éléments de preuve précis importants. Il s'agit ici de savoir si la Cour doit inférer, par suite de l'omission du tribunal de faire mention d'une façon détaillée des éléments de preuve qui allaient à l'encontre de ses conclusions, que le tribunal a omis de tenir compte d'éléments de preuve importants ou qu'il a tiré une conclusion de fait erronée. La lecture de la décision dans son ensemble ne permet pas de faire cette inférence. Les éléments de preuve contradictoires ne sont pas tous examinés, mais le tribunal dit clairement qu'il a examiné la preuve d'alibi et il dit pourquoi, compte tenu d'autres questions, il a décidé de la rejeter. Comme toujours, il est possible de ne pas souscrire aux conclusions du tribunal et de soutenir que l'appréciation était erronée. Cependant, la Cour ne peut pas conclure que le tribunal a omis de tenir compte d'éléments de preuve contradictoires importants dans ce cas-ci. Aucune erreur susceptible de révision n'a été commise à cet égard.


[34]            Il importe de se rappeler que, dans l'arrêt Ramirez c. Canada (M.C.I.), [1992] A.C.F. no 109, la Cour d'appel fédérale a statué que l'expression « raisons sérieuses de penser » figurant dans la section F de l'article premier établit que la norme de preuve est moins rigoureuse qu'une prépondérance des probabilités.


[35]            Par conséquent, en l'espèce, le tribunal avait simplement à s'assurer qu'il y avait des raisons sérieuses de penser que le demandeur principal avait commis un crime grave de droit commun. En arrivant à une conclusion sur ce point, le tribunal s'est fortement fondé sur la déclaration de culpabilité et sur le rejet des appels par les tribunaux du Bangladesh ainsi que sur l'appréciation effectuée par Amnistie internationale au sujet de l'équité des procès. Le demandeur veut contester les conclusions du tribunal en soulignant qu'il existait des éléments de preuve contraires et qu'il règne même une certaine confusion au sujet de la position réellement prise par Amnistie internationale. Étant donné que la vie du demandeur principal est en jeu, son avocat croit que le tribunal aurait dû être plus méticuleux. L'examen des documents donne à entendre que la diligence dont le tribunal a fait preuve était proportionnée à son obligation de s'assurer qu'il y avait des « raisons sérieuses de penser » - non selon toute probabilité ou hors de tout doute raisonnable - qu'un crime grave de droit commun avait été commis. Les éléments de preuve contraires soumis par les demandeurs n'étaient pas suffisants pour convaincre le tribunal, qui avait tenu compte des décisions rendues au Bangladesh et des renseignements fournis par Amnistie internationale, qu'il n'y avait pas de raisons sérieuses de penser qu'un crime grave de droit commun avait été commis. La décision est brève, mais elle montre d'une façon adéquate que ces questions ont été examinées et que les éléments de preuve contraires ont été appréciés d'une façon appropriée, de manière à permettre au tribunal de conclure qu'il y avait des raisons sérieuses de penser qu'un crime grave de droit commun avait été commis.

CRIME GRAVE DE DROIT COMMUN

[36]            Le tribunal a conclu qu'il y avait des raisons sérieuses de penser que le demandeur principal avait commis un crime grave de droit commun. Les demandeurs soutiennent que le tribunal a commis une erreur de droit en concluant que le crime, à la perpétration duquel les demandeurs affirment ne pas avoir participé, peut être qualifié de crime grave « de droit commun » .

[37]            Le demandeur principal a nié toute participation à l'assassinat du président du Bangladesh, des membres de sa famille et de certains membres du personnel en 1975, mais il est soutenu que, de toute façon, le tribunal a commis une erreur de droit en qualifiant le crime de crime de droit commun. Le coup de 1975 était clairement de nature politique et il visait expressément à renverser un régime despotique qui violait les droits de la personne de ses citoyens et restreignait les libertés fondamentales. Dans l'arrêt Gil c. MEI, [1994] A.C.F. no 1559 (C.A.), la Cour d'appel fédérale a examiné les ouvrages et arrêts portant sur le crime politique en tant qu'exception en droit de l'extradition ainsi que l'évolution de la notion de « crime grave de droit commun » . La Cour a cité le HCNUR et a examiné la question comme suit :


[Traduction] 10. Pour déterminer si une infraction de droit commun constitue ou non un crime "grave" et "de droit commun", il faut tenir compte du motif et du but de l'infraction (l'élément subjectif), ainsi que de sa gravité et de la mesure dans laquelle l'infraction est proportionnelle au but invoqué (les éléments objectifs).

11. Le motif doit d'abord être considéré à la lumière de la question de savoir s'il peut être clairement démontré que l'infraction n'a pas été commise pour des raisons personnelles ou pour des considérations de profit, mais découle d'un engagement véritablement politique et dans un but politique clairement identifiable. Tel peut être le cas lorsque, par exemple, l'infraction visait la modification d'une organisation politique (ou de la structure même) de l'État. Lorsqu'il n'y a, au départ, aucun motif politique identifiable, l'exemption touchant l'expulsion des auteurs d'infractions à caractère politique ne s'applique pas.

12. En tenant pour acquis qu'il existe un motif politique identifiable, il faut, dans l'ensemble de l'examen, le soupeser avec la nature de l'acte en cause. Lorsque l'infraction est particulièrement grave et disproportionnée, elle ne peut pas être considérée comme ayant "un caractère politique" aux fins de la section 1F, peu importe le motif politique invoqué. Pour apprécier la gravité et le caractère proportionnel de l'infraction, il faut tenir compte des facteurs suivants :

- le moyen employé et la possibilité d'atteindre le but ultime par d'autres moyens (par exemple, le meurtre ou des attentats à la bombe aléatoires constituaient-ils l'unique moyen ou même le moyen le plus raisonnable et justifiable d'atteindre les fins politiques invoquées?);

- la proportionnalité de l'infraction par rapport au but politique invoqué (de toute évidence, plus l'infraction est atroce, plus elle est disproportionnée).

[38]            En outre, la Cour a cité La Forest, Extradition Law, et a fait remarquer que « [l]e principe qui sous-tend ce raisonnement est le suivant: il faut accorder l'asile politique aux personnes qui sont en conflit direct avec l'État, ouvertement ou clandestinement, en raison du désir de demeurer à l'écart des luttes politiques internes des autres États et de la reconnaissance du fait que ces activités sont les seuls moyens d'obtenir un changement politique dans beaucoup d'États [...] » .


[39]            Les demandeurs disent que, dans ce cas-ci, le crime était grave, mais qu'il s'agissait d'un crime politique. Le motif était d'ordre politique au sens habituel du terme, étant donné qu'il s'agissait d'une tentative en vue d'un changement de gouvernement. Les moyens utilisés, eu égard aux faits dont le tribunal n'a pas tenu compte, étaient proportionnés aux fins visées. Les auteurs du coup se sont rendus au palais, sans munitions dans leurs chars d'assaut, non pour tuer le président, mais pour l'arrêter, et ce n'est qu'après que les personnes qui étaient dans le palais, qui était une véritable forteresse, eurent tiré sur eux que des coups de feu ont été échangés, de sorte qu'il y a eu des morts. Il peut être soutenu que le meurtre d'autres personnes, en plus du président - qui n'était pas lui-même un civil - a eu pour effet de faire de ce crime un crime de droit commun, mais il est clair que l'échange de coups de feu, commencé par les personnes qui étaient dans le palais, a eu pour effet de dégénérer l'événement en un événement violent. La famille et les gardes étaient armés. Cela étant, le meurtre d'autres personnes dans le cadre du coup n'a pas pour effet de faire du crime commis un crime de droit commun.

[40]            Sur ce point, le défendeur répond en signalant les remarques ci-après énoncées qui ont été faites dans l'arrêt Gil, précité, page 509 :

L'élément politique doit en principe avoir prépondérance sur le caractère de droit commun de l'infraction, ce qui risque de ne pas être le cas lorsque les actes commis sont complètement disproportionnés par rapport à l'objectif visé, ou lorsqu'ils sont de nature atroce ou barbare.


[41]            Le défendeur affirme que le meurtre de membres de la famille du président et d'autres personnes dans le palais constitue un crime de nature atroce ou barbare, complètement disproportionné par rapport à l'objectif visé, qui consistait à renverser le gouvernement. Pour renverser le gouvernement, en 1975, il n'était pas nécessaire que les conspirateurs tuent la conjointe et les enfants du président et d'autres membres de son entourage.

[42]            Le défendeur affirme que les demandeurs ne sauraient répondre en disant [TRADUCTION] qu' « il est clair que l'échange de coups de feu, commencé par les personnes qui étaient dans le palais, a eu pour effet de dégénérer l'événement en un événement violent » . Il n'est pas établi que les conspirateurs n'auraient pas pu quitter le palais une fois que les coups de feu ont commencé. Ils étaient à l'extérieur. Il reste que les conspirateurs ont tué le président, sa conjointe et ses enfants. Cela est tout simplement atroce et barbare.

[43]            Le défendeur souligne que, dans la décision Zrig c. MCI, [2001] CFPI 1043, la Cour a conclu qu'un meurtre qui avait été commis pendant une tentative de coup d'État était un « crime grave de droit commun » . Dans ses motifs, la Cour a statué ce qui suit :

107. La Section du statut a conclu, vu une preuve abondante et crédible à cet effet, que ce crime fut perpétré par le MTI/Ennahda. Le tribunal s'est appuyé sur la preuve suivante : [par. 249] :

[TRADUCTION] Trois membres d'al-Nahda qui ont participé en février 1991 à un attentat contre des bureaux du RCD à Tunis, au cours duquel un gardien de nuit a été brûlé à mort, ont été condamnés à la peine capitale et ont été pendus en octobre 1991. (Pièce P-6, Supra note 98, page 248).

[Traduction] Il n'y a pas eu d'autres attentats comme celui dirigé contre le bureau central du RCD (Rassemblement Constitutionnelle [sic] Démocratique, le parti au pouvoir) à Bab Souika (Tunis) en février 1991, qui a causé la mort d'un gardien de sécurité et en a blessé gravement d'autres. (Pièce P-11, Supra note 180, page 4).


111. En résumé, la preuve examinée raisonnablement pouvait servir de fondement à la conclusion du tribunal quant à l'implication du mouvement Ennahda dans l'affaire de Bab Souika.

112. Ce crime constitue-t-il un crime grave de droit commun au sens de l'alinéa 1F(b)?

113. En premier lieu, je suis d'avis que l'incendie criminel de Bab Souika peut se qualifier de barbare et atroce de sorte que le caractère politique du crime est plus difficilement admissible, Gil, supra.

114. De plus, bien que je reconnaisse la nature répressive du régime en place, il ne fait aucun doute qu'il n'y a aucun lien de causalité direct et étroit entre l'incendie criminel de Bab Souika et l'objectif politique d'Ennahda d'instaurer un État islamiste en Tunisie. Cet acte de violence est totalement hors de proportion avec tout objectif politique légitime. Il ne peut représenter une forme acceptable de protestation politique.

[44]            Le défendeur soutient que le tribunal n'a donc pas commis d'erreur en concluant que le meurtre du président, de sa conjointe et de ses enfants était un crime grave de droit commun.

[45]            Le tribunal a conclu que la participation du demandeur principal au coup d'État du mois d'août 1975 constituait un « crime de droit commun » . En appliquant systématiquement le critère élaboré dans l'arrêt Gil c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1995] 1 C.F. 508 (C.A.F.), je suis arrivé à la même conclusion.

[46]            L'un des témoins du demandeur principal, qui s'est présenté à titre [TRADUCTION] d' « expert sur la politique au Bangladesh ainsi qu'en politique internationale » a témoigné, à la page 1436 du Dossier certifié du tribunal, que le coup du 15 août 1975 était nécessaire sur le plan politique. Voici ce qu'il a déclaré :


[TRADUCTION] La population du Bangladesh et les gouvernements qui étaient au pouvoir après 1975 déploraient la mort du président et de certains membres de sa famille, mais ils n'ont jamais contesté la nature politique de l'insurrection du mois d'août. Avant que le gouvernement du cheik Hasina prenne le pouvoir, le consensus général était que l'insurrection du 15 août s'est imposée au pays en tant que nécessité politique et qu'elle était inévitable.

[47]            Le président et sa famille étaient les symboles politiques du pouvoir. Les coups militaires sont en tant que tels de nature politique.

[48]            Toutefois, afin d'appliquer de la façon appropriée le critère énoncé dans l'arrêt Gil, précité, il faut évaluer le caractère « proportionné » des actes en question et se demander s'il existait un lien rationnel entre le préjudice causé et un changement de régime politique. Comme il a été dit dans l'arrêt Gil, précité, au paragraphe 42 :

L'élément crucial n'était pas le fait que certaines victimes étaient des innocents qui se trouvaient sur les lieux par hasard mais, ce qui est plus important, c'est que les attentats mêmes n'ont pas été perpétrés contre des adversaires armés et qu'ils allaient fatalement blesser des innocents. Des actes de violence de ce type sont totalement hors de proportion avec tout objectif politique légitime. La revendication de l'appelant a été rejetée en raison de l'absence de lien entre les crimes et un objectif politique réaliste.

[49]            Plusieurs sources indiquent que le coup du mois d'août 1975 visait des adversaires armés parce que le président et sa famille étaient armés et que c'étaient les gardes du président qui avaient tiré les premiers. D'autres sources nient la chose. Peu importe la preuve qui est retenue, le meurtre brutal et systématique de la famille du président ne peut pas, à mon avis, être considéré comme proportionné à l'objectif, qui consistait à éliminer un personnage politique détesté.

[50]            Même si le coup du mois de septembre 1975 visait un président armé qui symbolisait un régime répressif que de nombreuses personnes détestaient, et même dans le contexte de la politique au Bangladesh, telle qu'elle existait à ce moment-là, la preuve donnant à entendre qu'on avait souvent recours à une force excessive et meurtrière, les meurtres excessifs qui ont été commis dans ce cas-ci (une vingtaine de membres de la famille du président, y compris un jeune fils) ne sauraient être justifiés comme moyen permettant d'en arriver à un changement de régime. Même si le lendemain du coup, un gouvernement civil a été installé, et le Canada faisait partie des pays qui l'ont reconnu, ces meurtres excessifs ne sont pas pour autant justifiables sur le plan politique.


[51]            Le tribunal arrive à cette conclusion sur ce point, non en soupesant de nouveau en détail les éléments de preuve contradictoires relatifs à la proportionnalité, mais en se fondant sur le fait que le tribunal bangladais a déclaré le demandeur principal coupable de ce qui, au Canada, constituerait un meurtre au premier degré et un complot en vue de la perpétration d'un meurtre. Le tribunal ajoute ensuite que « [l]e tribunal est convaincu, suivant la lecture de la décision judiciaire, que le but du complot était d'assassiner le président et sa famille » et qu' « [é]tant donné ce qui précède, le tribunal croit qu'il y a des raisons sérieuses de penser que le revendicateur principal a commis un crime grave de droit commun en dehors du Canada, le pays d'accueil » . À mon avis, le tribunal en fait assez pour s'assurer qu'il y avait des raisons sérieuses de penser que le demandeur principal avait commis un crime grave de droit commun en dehors du Canada et pour expliquer pourquoi il existait pareils motifs. À mon avis, le tribunal n'a pas commis d'erreur sur ce point.

CRIME CONTRE L'HUMANITÉ

[52]            Le défendeur concède que le tribunal a commis une erreur en concluant que le demandeur principal doit être exclu pour le motif qu'il a commis un crime contre l'humanité en violation de l'alinéa Fa) de l'article premier de la Convention. Je souscris à cette conclusion; or, la question dont je suis saisi est de savoir si la décision peut être maintenue pour d'autres motifs.

LA MAUVAISE QUESTION

[53]            Le tribunal a conclu que le demandeur principal craignait d'être assujetti à des poursuites, plutôt que d'être persécuté, et que s'il n'avait pas commis le crime dont il avait été déclaré coupable, il n'aurait pas tant craint de retourner au Bangladesh. Le tribunal a mis l'accent sur l'équité du procès et, en concluant que le procès avait été équitable, il a conclu que cela était déterminant. Les demandeurs soutiennent que, ce faisant, le tribunal s'est posé la mauvaise question.

[54]            Les demandeurs affirment que la question dont le tribunal était saisi de savoir s'ils craignaient avec raison d'être persécutés. À coup sûr, on ne saurait assimiler des poursuites à de la persécution, à moins que de fausses accusations aient été portées et que les poursuites soient fondées sur des raisons d'ordre politique, comme l'ont affirmé les demandeurs dans ce cas-ci. Toutefois, en mettant l'accent sur l'équité du procès lui-même, le tribunal a complètement omis de tenir compte de la question de savoir si, malgré les poursuites, les demandeurs faisaient face à de la persécution. Dans l'arrêt Chaudri c. MEI, [1986] A.C.F. no 363 (C.A.), la Cour d'appel fédérale a dit ce qui suit :

Deuxièmement et quoi qu'il en soit, les prétentions du requérant reposent non sur la crainte d'être emprisonné et torturé légalement mais plutôt sur le risque de subir le même traitement que ses deux compagnons. On se souviendra que ceux-ci avaient participé aux mêmes activités que le requérant et qu'ils avaient reçu le même genre d'assignation. En concluant que l'assignation faisait l'objet d'une « grande incertitude » et d' « un manque d'explications » , la Commission ne tenait pas compte, de fait, d'éléments de preuve qu'elle avait elle-même trouvés crédibles.

[55]            En l'espèce, le tribunal disposait de nombreux éléments de preuve montrant que la police, au Bangladesh, torture régulièrement les personnes qu'elle détient, et que les gens sont tués dans un cadre extrajudiciaire, notamment pendant qu'ils sont détenus. De plus, les conditions dans les prisons contribuent au décès des personnes qui sont détenues. Comme dans l'affaire Chaudri, précitée, les demandeurs craignaient non d'être détenus légalement, mais d'être torturés pendant qu'ils étaient détenus; or, même si la Cour d'appel parle de « torture légale » , la torture n'est jamais légale.

[56]            En réponse, le défendeur souligne que le demandeur principal a déclaré, dans l'exposé circonstancié joint à son Formulaire de renseignements personnels (le FRP), qu'il craignait d'être persécuté par le gouvernement Hasina de la Ligue Awami. Le tribunal devait examiner cette allégation et déterminer si le demandeur craignait d'être persécuté ou s'il craignait d'être poursuivi par ce gouvernement. Le tribunal ne s'est donc pas posé la mauvaise question.

[57]            En second lieu, pour ce qui est de la présumée crainte des demandeurs d'être torturés pendant leur détention, le défendeur signale que la Cour a récemment examiné des faits identiques dans la décision Melendez c. MCI, [2003] CFPI 346. Voici ce que la Cour a dit :

48. Il est possible de soutenir en se fondant sur les définitions précédentes qu'être détenu contre sa volonté dans des conditions d'emprisonnement hostiles sans motif de droit peut constituer de la persécution. Toutefois, l'analyse ne s'arrête pas là. En supposant, sans l'affirmer, que les conditions de sa détention provisoire sont suffisamment pénibles pour constituer de la persécution, le demandeur doit établir un lien avec l'un des motifs prévus par la convention pour que sa demande du statut de réfugié soit couronnée de succès. Par conséquent, le demandeur doit démontrer que la persécution à laquelle il devrait très probablement faire face à son retour au Costa Rica est liée à son statut politique en tant que membre du Parti.

49. La Commission a conclu que la détention était liée à des allégations d'actions fautives, lesquelles ont au bout du compte mené à une poursuite qui, si elle se révèle justifiée ou non fondée, donnera lieu à une réparation par le système judiciaire. J'estime que cette conclusion n'est pas déraisonnable. Étant donné que la détention n'est pas liée aux « opinions politiques » du demandeur, on ne peut pas dire qu'il y a un lien avec un motif prévu par la Convention.


[58]            Les défendeurs signalent que la preuve dont les demandeurs ont fait mention, en ce qui concerne la brutalité de la police et la torture, n'établit pas l'existence d'un lien entre la présumée crainte du demandeur principal et un motif reconnu par la Convention. Le tribunal n'a donc pas commis d'erreur en tirant sa conclusion relative à l'inclusion. Je suis d'accord avec le défendeur sur ce point. Le tribunal n'a pas commis d'erreur susceptible de révision à ce sujet.

LE FAIT DE NE PAS TENIR COMPTE DE LA PREUVE - INCLUSION

[59]            Le tribunal a dit que le demandeur principal craignait d'être assujetti à des poursuites plutôt que d'être persécuté et que l'on n'avait soumis aucun élément de preuve crédible tendant à démontrer que la demanderesse serait persécutée; aucun des membres de la famille n'avait été persécuté, même pendant que la Ligue Awami était au pouvoir. Les demandeurs soutiennent qu'en arrivant à ces conclusions, le tribunal a commis une erreur de droit, et ce, pour les motifs ci-après énoncés :


1)                    Tous les témoins qui ont déclaré savoir que le demandeur principal était ailleurs le soir et le matin en question, lorsque le coup a eu lieu au mois d'août 1975, ont déclaré qu'ils n'avaient pas présenté leur preuve d' « alibi » aux autorités du Bangladesh ou même à l'avocat de la défense commis d'office, et ce, parce que s'ils l'avaient fait, les membres de leur famille qui étaient encore au Bangladesh auraient été en danger. Ils s'attendaient à ce que l'on fasse du mal aux membres de leur famille. Le tribunal n'a pas tenu compte de cette preuve en concluant que la demanderesse ne ferait pas face à des actes de persécution. Il n'a pas non plus tenu compte de la preuve selon laquelle la famille du mari avait fait face à des problèmes sérieux à cause du lien de parenté qui existait entre eux, et qu'en sa qualité de conjointe, c'est la demanderesse qui entretient les liens les plus étroits avec le demandeur. Le tribunal a en outre omis de tenir compte de la preuve documentaire qui montrait que des membres de la proche famille des personnes ciblées étaient eux-mêmes ciblés, y compris la conjointe d'un des présumés conspirateurs, qui avait été détenue et torturée;

2)          Le tribunal a omis de tenir compte de la preuve documentaire dont il disposait en concluant que les demandeurs ne feraient pas face à des actes de persécution. Il ressortait clairement de la preuve documentaire que les personnes qui sont détenues sont torturées et qu'elles peuvent être tuées pendant qu'elles sont détenues. Le tribunal doit avoir su que le demandeur principal, qui avait été déclaré coupable de meurtre par contumace, serait détenu et interrogé;

3)          Le tribunal a fait en passant des remarques au sujet du changement de gouvernement. Toutefois, il importe de noter que la preuve n'indiquait aucun changement dans la façon de traiter les présumés conspirateurs qui étaient détenus au Bangladesh.


[60]            Les défendeurs signalent que, selon la preuve qu'ils ont présentée, les demandeurs ont uniquement commencé à avoir des problèmes lorsque la Ligue Awami, sous la direction de la fille du président assassiné, a été élue. Le tribunal ne disposait d'aucun élément de preuve montrant qu'auparavant, les demandeurs craignaient d'être persécutés. Il est donc logique qu'une fois que ce parti politique (les soi-disant agents de persécution) eut perdu les élections, comme ce fut le cas, il ne pouvait plus exister de fondement objectif justifiant la crainte des demandeurs d'être persécutés par la Ligue Awami à moins que les demandeurs ne fournissent une preuve contraire, ce qu'ils n'ont pas fait. Voir Yusuf c. MEI (1995), 179 N.R. 11.

[61]            Je souscris à l'analyse du défendeur sur ce point. À mon avis, le tribunal n'a pas commis d'erreur susceptible de révision à cet égard.

CONCLUSIONS

[62]            À mon avis, la demande est fondée sur une crainte justifiable, à savoir que s'il était renvoyé au Bangladesh, le demandeur principal du moins pourrait être torturé et tué. Cette question devra être examinée directement s'il est décidé d'expulser le demandeur principal. Toutefois, le tribunal était chargé de déterminer si les demandeurs avaient qualité de réfugiés. Dans le contexte strict d'une décision portant uniquement sur la qualité de réfugié, et compte tenu du fait que le tribunal n'avait qu'à conclure qu'il y avait des « raisons sérieuses » de penser que le demandeur principal avait commis un crime grave de droit commun, je crois que le tribunal n'a commis aucune erreur susceptible de révision.


[63]            Les avocats devront signifier et déposer leurs observations relatives à la certification d'une question de portée générale dans les sept jours qui suivront la réception des motifs de l'ordonnance. Chaque partie disposera d'un délai supplémentaire de trois jours pour signifier et déposer toute réponse aux observations de la partie adverse, à la suite de quoi une ordonnance sera rendue.

                        « James Russell »                     

Juge

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                                COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                    Avocats inscrits au dossier

DOSSIER :                                                  IMM-4678-02

INTITULÉ :                                                 A.C. et B.D.

                                                                                                              demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                 défendeur

LIEU DE L'AUDIENCE :                         TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                       LE JEUDI 7 AOÛT 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :         LE JUGE RUSSELL

DATE DES MOTIFS :                               LE 19 DÉCEMBRE 2003

COMPARUTIONS :

Barbara Jackman                                            pour les demandeurs

Jerimiah Eastman                                            pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Barbara Jackman                                            pour les demandeurs

596, av. St. Clair ouest, bureau 3

Toronto (Ontario)

M6C 1A6

Morris Rosenberg                                           pour le défendeur

Sous-procureur général du Canada


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                         Date : 20031219

            Dossier : IMM-4678-02

ENTRE :

A.C. et B.D.

                                             demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉET DE L'IMMIGRATION

                                                  défendeur

                                                                                    

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

                                                                                   


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