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Date : 20190417


Dossier : T‑2030‑16

Référence : 2019 CF 467

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

St. John’s (Terre‑Neuve‑et‑Labrador), le 17 avril 2019

En présence de madame la juge Heneghan

ENTRE :

MILES JEFFREY

demandeur

et

CANADA (PROCUREUR GÉNÉRAL)

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  INTRODUCTION

[1]  M. Miles Jeffrey (le « demandeur ») sollicite le contrôle judiciaire de la décision du Tribunal des anciens combattants (révision et appel) (le « Tribunal »), agissant en qualité de comité d’appel de l’admissibilité conformément à la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), LC 1995, c 18 (la « Loi sur le TACRA »), rendue à son sujet.

[2]  Dans la décision en question, qui est datée du 4 novembre 2016, le Tribunal a confirmé la décision d’un comité de révision de l’admissibilité de refuser la demande d’indemnité d’invalidité présentée par le demandeur en vertu de la Loi sur les mesures de réinsertion et d’indemnisation des militaires et vétérans des Forces canadiennes, LC 2005, c 21 (la « Loi »). Le demandeur sollicitait une telle indemnité en raison de problèmes liés à un trouble de stress post‑traumatique (« TSPT »). Sa demande a été refusée au motif qu’il n’avait pas démontré que son TSPT était consécutif ou lié à son service au sein de la Force de réserve ou de la Force régulière ou que son invalidité persistait ou était permanente.

[3]  Le demandeur a introduit la présente demande de contrôle judiciaire le 24 novembre 2017. L’affaire a ensuite été suspendue par une ordonnance de la Cour rendue le 3 février 2017 afin de permettre au demandeur de solliciter un réexamen par le Tribunal. La demande de réexamen était notamment fondée sur de nouveaux éléments de preuve démontrant qu’on avait considéré que le demandeur avait été libéré des Forces armées canadiennes (FAC) pour des raisons médicales.

[4]  Le Tribunal a rejeté la demande de réexamen le 11 janvier 2018, et le demandeur a repris la poursuite de la présente demande de contrôle judiciaire.

II.  CONTEXTE

[5]  Les faits qui suivent sont tirés du dossier certifié du tribunal (le « DCT ») et des affidavits datés du 15 décembre 2016 et du 20 janvier 2017 produits par le demandeur. Ces deux affidavits ont été souscrits par Mme Nicole Bélanger‑Drapeau.

[6]  L’affidavit de Mme Bélanger‑Drapeau daté du 15 décembre 2016 compte six pièces. Y figurent des articles des Ordonnances et règlements royaux, une publication du Secrétariat du Conseil du Trésor sur la rémunération, des renseignements sur les postes isolés, un document qui décrit l’histoire de la Base des Forces canadiennes Sioux Lookout et un article de presse de CTV.

[7]  Le deuxième affidavit de Mme Bélanger‑Drapeau, daté du 20 janvier 2017, compte quant à lui trois pièces, soit une correspondance entre le directeur – Administration (Carrières militaires) et le Cabinet juridique Michel Drapeau, datée du 19 février 2016, un examen des contraintes à l’emploi pour raisons médicales du demandeur au moment de sa libération, daté du 13 décembre 2016, et une décision du colonel P. Fuller, directeur – Administration (Carrières militaires), datée du 22 décembre 2016.

[8]  À l’audience, le demandeur a présenté un résumé de divers documents contenus dans le DCT. Ce dossier renfermait notamment des rapports médicaux et un exemplaire de la décision qu’il a annotée. Les documents ne contenaient aucun renseignement qui ne figurait pas déjà dans le DCT. L’avocat du gouvernement canadien (le procureur général) (ci-après le « défendeur ») a consenti au dépôt de ces documents à l’audience.

[9]  La Cour n’a toutefois pas accepté la production d’un classeur de documents comprenant des articles scientifiques sur le TSPT et la maladie mentale.

[10]  Le demandeur a été membre de la Force de réserve des FAC du 6 janvier 1977 au 5 octobre 1979. Il a ensuite été membre de la Force régulière des FAC du 30 septembre 1980 au 14 juin 1990, date de sa libération. Il travaillait pour les FAC comme policier militaire.

[11]  En 2011, le demandeur a demandé une indemnité d’invalidité pour quatre affections, soit un trouble de la douleur, un TSPT, un trouble dépressif majeur et des acouphènes. Dans une décision datée du 5 juin 2012, Anciens Combattants Canada (ACC) a accordé une indemnité d’invalidité pour le trouble de la douleur, mais a rejeté les autres demandes.

[12]  La présente demande concerne la demande d’indemnité d’invalidité du demandeur liée à son TSPT; la Cour ne traitera pas des indemnités refusées à l’égard des autres affections dont souffrirait le demandeur.

[13]  ACC a rejeté la demande d’indemnité d’invalidité du demandeur en raison de l’absence de lien entre le TSPT et le service du demandeur.

[14]  ACC a conclu que le problème de TSPT du demandeur n’était pas consécutif ou directement lié à son service au sein de la Réserve ou de la Force régulière.

[15]  Le demandeur a interjeté appel de la décision d’ACC auprès du comité de révision de l’admissibilité. Dans sa décision, le Tribunal a confirmé la décision d’ACC et a conclu que le point déterminant était l’absence de lien entre le service du demandeur et son TSPT. Il a refusé la demande d’indemnité au motif que le demandeur n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve crédibles pour démontrer que son affection était consécutive ou directement liée à son service.

[16]  Le demandeur a interjeté appel de la décision du comité de révision de l’admissibilité auprès du comité d’appel de l’admissibilité. La présente demande de contrôle judiciaire porte sur cette dernière décision.

[17]  Le Tribunal s’est penché sur deux questions, la première étant de savoir s’il devait renvoyer la question au comité de révision de l’admissibilité conformément à sa compétence que lui confère le paragraphe 29(1) de la Loi sur le TACRA, rédigé comme suit :

Pouvoirs

Disposition of appeals

29 (1) Le comité d’appel peut soit confirmer, modifier ou infirmer la décision portée en appel, soit la renvoyer pour réexamen, complément d’enquête ou nouvelle audition à la personne ou au comité de révision qui l’a rendue, soit encore déférer à cette personne ou à ce comité toute question non examinée par eux.

29 (1) An appeal panel may

(a) affirm, vary or reverse the decision being appealed;

(b) refer any matter back to the person or review panel that made the decision being appealed for reconsideration, rehearing or further investigation; or

(c) refer any matter not dealt with in the decision back to that person or review panel for a decision.

Nouveau comité de révision

Where matter cannot be referred to review panel

(2) Lorsqu’elle ne peut être renvoyée au comité de révision parce que ses membres ont cessé d’exercer leur charge par suite de démission ou pour tout autre motif, la décision peut être transmise au président afin qu’il constitue, conformément au paragraphe 19(1), un nouveau comité de révision pour étudier la question

(2) Where the members of a review panel have ceased to hold office or for any other reason a matter cannot be referred to that review panel under paragraph (1)(b) or (c), the appeal panel may refer the matter to the Chairperson who shall establish a new review panel in accordance with subsection 19(1) to consider, hear, investigate or decide the matter, as the case maybe.

[18]  Le Tribunal a jugé que le renvoi de la demande du demandeur au comité de révision de l’admissibilité n’était pas approprié dans les circonstances étant donné que la décision du comité de révision était fondée sur une question de fait, soit la question de savoir si le TSPT du demandeur pouvait être lié à un événement traumatisant découlant de son service militaire.

[19]  La deuxième question que le Tribunal a examinée était celle de savoir si le TSPT allégué du demandeur était consécutif ou directement lié à son service au sein de la Force de réserve ou de la Force régulière. Ce lien est exigé par l’article 45 de la Loi, qui prévoit ce qui suit :

Indemnité d’invalidité

Disability Awards

Admissibilité

Eligibility

45. (1) Le ministre peut, sur demande, verser une indemnité d’invalidité au militaire ou vétéran qui démontre qu’il souffre d’une invalidité causée :

45. (1) The Minister may, on application, pay a disability award to a member or a veteran who establishes that they are suffering from a disability resulting from

a) soit par une blessure ou maladie liée au service;

(a) a servicerelated injury or disease; or

b) soit par une blessure ou maladie non liée au service dont l’aggravation est due au service.

(b) a nonservicerelated injury or disease that was aggravated by service.

Fraction

Compensable fraction

(2) Pour l’application de l’alinéa (1)b), seule la fraction — calculée en cinquièmes — du degré d’invalidité qui représente l’aggravation due au service donne droit à une indemnité d’invalidité.

(2) A disability award may be paid under paragraph (1)(b) only in respect of that fraction of a disability, measured in fifths, that represents the extent to which the injury or disease was aggravated by service.

[20]  Le Tribunal a conclu qu’il doit, pour accorder une indemnité d’invalidité, être convaincu de l’existence de trois faits :

  1. il existe un diagnostic valide de l’affection faisant l’objet de la demande;

  2. l’affection faisant l’objet de la demande constitue une invalidité permanente;

  3. le service militaire a causé ou aggravé l’affection faisant l’objet de la demande ou y a contribué.

[21]  Le Tribunal a examiné chaque incident qui, selon le demandeur, a causé ou aggravé son TSPT ou y a contribué.

[22]  Le Tribunal a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, les éléments de preuve dont il disposait ne montraient pas que les incidents mentionnés avaient été causés par le service.

[23]  Dans sa décision, le Tribunal a énoncé les allégations que le demandeur a avancées à l’appui de sa demande d’indemnité d’invalidité.

[24]  Le Tribunal a renvoyé à l’énoncé de cas qui a été présenté et a mentionné plusieurs incidents qui, selon le demandeur, ont été traumatisants pour lui pendant sa carrière au sein des FAC, à commencer par l’omission de l’armée à procéder à l’examen médical de son épouse — ce qu’exigent les Ordonnances et règlements royaux — avant son affectation dans la collectivité isolée de Sioux Lookout, en Ontario, en 1985, et la détérioration subséquente de la santé mentale de son épouse, qui est devenue dépressive et l’a attaqué avec un couteau.

[25]  Le demandeur a également soutenu avoir subi des traumatismes par suite de son incarcération durant son affectation à Kingston en 1988, incident qui a mené à une tentative de suicide.

[26]  Le demandeur a aussi allégué avoir subi des traumatismes qui ont entraîné un TSPT en raison de ses fonctions de policier militaire, notamment lors de son intervention dans le cadre d’un accident de la route majeur ayant impliqué plusieurs véhicules en Colombie‑Britannique.

[27]  Le Tribunal a fait référence à la preuve médicale présentée par le demandeur et souligné qu’aucun dossier ne mentionne la détresse psychologique dont il aurait souffert au cours de son service. Le Tribunal s’est également référé aux éléments de preuve médicale subséquents au service du demandeur, dont les rapports préparés en 2000 par un psychiatre, le Dr Hull, et en 2012 par un psychologue, M. Carverhill, et d’autres rapports préparés en 2013, 2014 et 2015 par un autre psychologue, M. Thomas.

[28]  Le Tribunal a examiné les éléments de preuve présentés, y compris les documents tirés du dossier de service du demandeur, et a conclu en fin de compte que la preuve était insuffisante pour établir un lien de cause à effet entre le service du demandeur dans la Réserve ou dans la Force régulière et le TSPT.

III.  OBSERVATIONS

A.  Observations du demandeur

[29]  Le demandeur soutient que son TSPT a été causé et aggravé par son service militaire. Il prétend que son TSPT peut être attribué à cinq incidents et que le Tribunal a évalué chacun de ces incidents de façon déraisonnable.

[30]  Selon le demandeur, le comité d’appel a conclu de façon déraisonnable que l’attaque de son épouse était trop éloignée pour être liée au service militaire et, en tirant une telle conclusion, le Tribunal a fait abstraction d’un lien de cause à effet direct : l’attaque n’aurait pas eu lieu s’il n’avait pas été affecté à Sioux Lookout, parce que c’est l’affectation à un poste isolé qui a entraîné la détérioration de la santé mentale de son épouse à l’origine de l’attaque.

[31]  Le demandeur soutient que le Tribunal a écarté de façon déraisonnable les éléments de preuve médicale recueillis après son incarcération selon lesquels le conflit en milieu de travail était un facteur ayant contribué à son trouble d’adaptation. Il affirme également que sa situation a été aggravée par son service militaire et que le Tribunal a omis de façon déraisonnable d’examiner la question de savoir si son incarcération avait aggravé son TSPT. Il soutient en outre que le Tribunal a seulement examiné la question de savoir si l’incarcération avait causé son TSPT, ce qui constitue une erreur susceptible de contrôle.

[32]  Le demandeur fait valoir que le Tribunal a conclu de façon déraisonnable qu’il n’y avait aucun élément de preuve objectif concernant sa tentative de suicide et souligne que les dossiers médicaux produits au moment de son évaluation et les rapports subséquents font état de ses tendances suicidaires.

[33]  Le demandeur allègue que les rapports médicaux de M. Carverhill et de M. Thomas ont été rejetés de façon déraisonnable au motif qu’il ne s’agissait pas d’évaluations objectives et indépendantes. Il ajoute que le Tribunal a écarté la preuve concernant son manque de confiance envers les médecins militaires.

[34]  Le demandeur soutient aussi que le Tribunal a commis une erreur en concluant qu’il a le dernier mot en ce qui a trait aux conclusions médicales et affirme que les conclusions sur la cause de l’incapacité ne relèvent pas de la compétence du comité d’appel.

[35]  Le demandeur allègue que son TSPT a été aggravé par le non-respect par les FAC de la procédure appropriée au moment de sa libération. Il affirme que ses superviseurs étaient au courant de la détérioration de sa santé mentale et qu’il aurait par conséquent dû recevoir un traitement au moment de sa libération ou après celle‑ci. Il fait valoir qu’il était déraisonnable de la part du Tribunal de rejeter la conclusion du Dr Hull selon laquelle il n’était pas sain d’esprit au moment de sa libération. Il soutient également que la préférence accordée par le Tribunal aux éléments de preuve médicale contemporains est inintelligible parce qu’il n’avait pas reçu de traitement psychiatrique au moment de sa libération.

[36]  De plus, le motif de libération du demandeur a été modifié pour indiquer qu’il s’agissait de raisons médicales, ce qui, selon lui, prouve qu’il n’était pas sain d’esprit au moment de sa libération.

[37]  Le demandeur ajoute que le Tribunal a rejeté de façon déraisonnable l’opinion médicale de M. Thomas selon laquelle les traumatismes qu’il a subis dans l’exercice de ses fonctions de policier militaire ont aggravé son TSPT. Il fait valoir que le Tribunal a conclu que le rapport de M. Thomas n’était pas fiable parce qu’il était fondé uniquement sur la version des faits du demandeur, ce qui, selon ce dernier, est une erreur, parce que M. Thomas a aussi recouru à des outils d’évaluation, examiné ses dossiers militaires et trouvé un témoin en mesure de confirmer ses dires.

B.  Observations du défendeur

[38]  Le défendeur soutient que le comité d’appel a raisonnablement conclu que le demandeur n’avait pas démontré que son TSPT avait entraîné une invalidité permanente. Il fait valoir que la conclusion du Tribunal relativement à cette seule question est suffisante pour rejeter la présente demande, parce qu’en l’absence d’une telle démonstration, le demandeur ne peut pas établir qu’il respecte les exigences d’admissibilité à une indemnité d’invalidité.

[39]  En outre, le défendeur allègue que le Tribunal a raisonnablement conclu que le demandeur n’avait pas établi que son service militaire était un facteur important à l’origine de son TSPT ou de l’aggravation de celui-ci. Il a aussi souligné que le Tribunal avait examiné la preuve dont il disposait et que la conclusion relevait clairement de l’expertise du TACRA.

[40]  Le défendeur a abordé chacun des incidents qui, selon le demandeur, a causé ou aggravé son TSPT, et a fait valoir que les conclusions du Tribunal sur ces questions sont raisonnables.

IV.  ANALYSE ET DISPOSITIF

[41]  La première question dont il faut traiter concerne l’objection soulevée par le défendeur relativement à l’inclusion dans le dossier de demande des deux affidavits de Mme Nicole Bélanger‑Drapeau.

[42]  Le défendeur s’oppose à l’inclusion des affidavits au motif qu’ils contiennent des éléments de preuve postérieurs à la décision et auxquels le Tribunal n’a pas eu accès. Le défendeur a soulevé son objection lors de l’audition de la présente demande de contrôle judiciaire.

[43]  Je suis d’accord avec les prétentions du défendeur.

[44]  La règle générale veut que seuls les documents dont disposait le décideur soient présentés à la Cour et examinés par cette dernière dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, sauf dans certaines circonstances, par exemple lorsqu’un manquement à la justice naturelle est allégué, comme il en a été question dans l’affaire Gitxsan Treaty Society c Hospital Employees’ Union, [2000] 1 CF 135.

[45]  Le demandeur a répondu à l’audience à l’objection du défendeur.

[46]  J’ai conclu que l’objection était fondée. Toutefois, j’exercerai mon pouvoir discrétionnaire pour ne pas retirer les affidavits du dossier, mais je ne tiendrai pas compte de ces documents pour trancher la demande de contrôle judiciaire du demandeur.

[47]  La question de fond suivante à trancher concerne la norme de contrôle applicable.

[48]  Selon l’arrêt Canada (Procureur général) c Wannamaker (2007), 361 N.R. 266 (C.A.F.), les décisions du Tribunal sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

[49]  L’arrêt Dunsmuir c NouveauBrunswick, [2008] 1 RCS 190, indique que la norme de la décision raisonnable exige que les décisions soient transparentes, justifiables et intelligibles et qu’elles appartiennent aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[50]  Le demandeur n’a pas contesté directement la conclusion du Tribunal selon laquelle son TSPT ne constituait pas une invalidité permanente découlant de son service, comme l’exige l’article 45 de la Loi.

[51]  Le Tribunal doit évaluer les éléments de preuve présentés par la personne qui demande une indemnité d’invalidité. Le régime légal repose sur la preuve (voir la décision Fourmier c Canada (Procureur général) (2005), 272 FTR 92, au paragraphe 60).

[52]  L’avantage que confère l’article 39 de la Loi sur le TACRA n’est pas accordé en l’absence d’éléments de preuve. L’application de la disposition doit s’appuyer sur des éléments de preuve, comme l’a souligné la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Cole c Canada (Procureur général) (2015), 475 NR 276 (C.A.F.), au paragraphe 97.

[53]  L’article 39 de la Loi sur le TACRA a été interprété comme signifiant que le demandeur doit présenter suffisamment d’éléments de preuve crédibles pour établir un lien de causalité entre sa blessure ou sa maladie et son service militaire. À cet égard, je me reporte à la décision Hall c Canada (Procureur général), (1998), 152 FTR 58, conf. par 1999, 250 NR 93 (C.A.F.), et la décision Tonner c Canada (Ministre des Anciens Combattants) (1995), 94 FTR 146, conf. par [1996] ACF no 825 (C.A.F.).

[54]  Même si le défaut de satisfaire à un élément essentiel exigé par l’article 45 de la Loi entraîne souvent l’échec d’une demande de contrôle judiciaire, cette conclusion n’est pas inévitable. En l’espèce, je ne suis pas convaincue que la conclusion du Tribunal était raisonnable.

[55]  À mon avis, il y a un manque de « transparence » étant donné qu’on ne sait pas si le Tribunal a tenu compte des éléments de preuve contenus dans le rapport du 4 février 2013 de M. Thomas.

[56]  Dans le rapport en question, M. Thomas affirme que le demandeur souffre actuellement d’un TSPT chronique.

[57]  À mon avis, le Tribunal a omis d’examiner si les éléments de preuve présentés par le demandeur au sujet de son TSPT chronique étaient suffisants pour prouver que le TSPT constituait une invalidité permanente découlant de son service militaire.

[58]  J’accepte les arguments selon lesquels le Tribunal a conclu de façon déraisonnable que l’incarcération du demandeur à Kingston n’était pas suffisamment liée à son service militaire. Le Tribunal n’a pas tenu compte de la preuve selon laquelle l’enquête menée par les collègues du demandeur était l’un des facteurs qui avaient mené à son incarcération.

[59]  La preuve qui figure dans le DCT comprend une évaluation de M. Thomas datée du 4 février 2013, où il est question des difficultés conjugales du demandeur qui ont été exacerbées par les conditions de travail. Les collègues du demandeur ont mené une enquête à son sujet et l’ont emprisonné, après quoi le demandeur a dû continuer de travailler à leurs côtés. Selon la preuve médicale contenue dans le DCT, l’incarcération du demandeur est un incident avec lequel ce dernier a beaucoup de difficulté à composer et qui a aggravé son TSPT.

[60]  Je suis également d’accord avec les prétentions du demandeur selon lesquelles le Tribunal a conclu de façon déraisonnable qu’il n’avait pas tenté de se suicider.

[61]  Le Tribunal disposait d’éléments de preuve, comme en fait foi le DCT, selon lesquels le demandeur comprenait et connaissait les conséquences professionnelles de la divulgation d’idées suicidaires et craignait d’avouer une telle chose. Le demandeur a remis son arme de service à son superviseur en raison de ses pensées suicidaires.

[62]  Dans la mesure où il y avait des éléments de preuve contradictoires au sujet des pensées suicidaires, l’incertitude aurait dû être tranchée en faveur du demandeur, conformément à l’article 39 de la Loi sur le TACRA :

Règles régissant la preuve

Rules of evidence

39 Le Tribunal applique, à l’égard du demandeur ou de l’appelant, les règles suivantes en matière de preuve :

39 In all proceedings under this Act, the Board shall

a) il tire des circonstances et des éléments de preuve qui lui sont présentés les conclusions les plus favorables possible à celui‑ci;

(a) draw from all the circumstances of the case and all the evidence presented to it every reasonable inference in favour of the applicant or appellant;

b) il accepte tout élément de preuve non contredit que lui présente celui‑ci et qui lui semble vraisemblable en l’occurrence;

(b) accept any uncontradicted evidence presented to it by the applicant or appellant that it considers to be credible in the circumstances; and

c) il tranche en sa faveur toute incertitude quant au bien‑fondé de la demande.

(c) resolve in favour of the applicant or appellant any doubt, in the weighing of evidence, as to whether the applicant or appellant has established a case.

[63]  À mon avis, le Tribunal a également rejeté de façon déraisonnable la preuve de M. Thomas selon laquelle les événements traumatisants vécus par le demandeur l’ont empêché de remplir ses fonctions de policier militaire. Dans son rapport daté du 21 décembre 2014, M. Thomas mentionne cinq événements sur lesquels le demandeur a enquêté en tant que policier militaire et qui ont contribué à son TSPT. Il a indiqué que certaines enquêtes (introduction par effraction – il s’était alors retrouvé en infériorité numérique par rapport aux suspects –, deux cas de suicide, querelle conjugale et accident de la route) ont été traumatisantes pour le demandeur.

[64]  Le Tribunal semble ne pas avoir tenu compte de la preuve selon laquelle le demandeur hésitait à parler aux médecins militaires et avoir accordé peu de valeur à la preuve fournie par MM. Carverhill et Thomas parce qu’il a conclu que cette preuve était incompatible avec la preuve médicale contemporaine au service du demandeur.

[65]  Le Tribunal a conclu qu’il n’y avait aucune preuve de TSPT pendant le service. À mon avis, le refus du demandeur de parler à des médecins militaires est un facteur pertinent pour l’évaluation de la preuve médicale contemporaine — c’est‑à‑dire la preuve médicale qui date du service du demandeur — relativement à la santé mentale subséquente de ce dernier. À la lumière de l’article 39 de la Loi sur le TACRA, il était déraisonnable que le Tribunal donne préséance à la preuve médicale antérieure au détriment de la preuve ultérieure.

[66]  La preuve de M. Thomas traitait de l’effet négatif sur le demandeur des expériences traumatisantes, ce qui pourrait permettre de prouver le lien nécessaire entre le service militaire du demandeur et son TSPT.

[67]  Ce ne sont pas toutes les conclusions du Tribunal qui ne respectaient pas la norme de la décision raisonnable. Par exemple, le tribunal a raisonnablement conclu qu’il n’y a pas de lien entre le service du demandeur et l’attaque au couteau de son épouse dont il a été victime. Le Tribunal a aussi conclu de façon raisonnable que le soutien fourni par les FAC au demandeur au moment de sa libération n’avait pas contribué à son TSPT.

[68]  Je suis toutefois d’avis que les conclusions déraisonnables l’emportent sur les conclusions raisonnables.

[69]  Cette situation est suffisante pour justifier une intervention judiciaire. La présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie, la décision du Tribunal sera annulée et l’affaire sera renvoyée à un comité différemment constitué du Tribunal pour qu’il rende une nouvelle décision.

V.  DÉPENS

[70]  Le demandeur réclame des dépens.

[71]  Selon le paragraphe 400(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, l’adjudication des dépens relève exclusivement du pouvoir discrétionnaire de la Cour.

[72]  Le demandeur a d’abord été représenté par un avocat, mais a ensuite agi pour son propre compte. Normalement, les plaideurs non représentés par un avocat peuvent se voir adjuger des dépens modestes.

[73]  Dans l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire, j’adjuge au demandeur des dépens de 500 $ pour les droits de dépôt, les copies et la TVH.


JUGEMENT dans le dossier T‑2030‑16

LA COUR accueille la demande de contrôle judiciaire, annule la décision rendue le 4 novembre 2016 par le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), agissant en qualité de comité d’appel de l’admissibilité, et renvoie l’affaire à un comité différemment constitué pour qu’il rende une nouvelle décision. En vertu du pouvoir discrétionnaire que me confère le paragraphe 400(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, j’adjuge au demandeur des dépens de 500 $, montant qui inclut les débours et la TVH.

« E. Heneghan »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 6e jour de mai 2019

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑2030‑16

 

INTITULÉ :

MILES JEFFREY c CANADA (PROCUREUR GÉNÉRAL)

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

EDMONTON (ALBERTA)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

17 OCTOBRE 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

La juge HENEGHAN

 

DATE DES MOTIFS :

17 AVRIL 2019

 

COMPARUTIONS :

Miles Jeffrey

 

POUR LE DEMANDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Kathleen Pinno

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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