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Date : 20000829


Dossier : IMM-4323-99



ENTRE :

     MOHAMMAD ENAMUL HAQUE

     demandeur


     - et -


     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

     défendeur



     MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE


LE JUGE DENAULT


[1]          Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire d'une décision de la Section du statut de réfugié, datée du 23 juillet 1999, dans laquelle la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu que le demandeur n'était pas un réfugié au sens de la Convention.

[2]          Le demandeur est né le 10 mai 1965, à Meherpur, au Bangladesh. Il vient d'une famille de six enfants, et deux de ses frères ont obtenu le statut de réfugié en Australie. Il revendique le statut de réfugié au Canada en raison de ses opinions politiques et de son appartenance à un groupe social.

[3]          En novembre 1996, le demandeur a ouvert un magasin de prêt-à-porter à Meherpur, qui est rapidement devenu prospère. Il a adhéré au Parti national du Bangladesh (PNB) en février 1997 et a commencé à recevoir des menaces d'hommes de main de l'Awami League (AL). Le 23 mars 1997, il a fait du piquetage à Meherpur et a participé à certaines réunions à l'occasion d'une grève générale que les dirigeants du PNB ont ordonné dans tout le pays. La police est intervenue, l'a arrêté, l'a brutalement battu et l'a détenu dans des conditions inhumaines. Il a été libéré le lendemain après avoir promis de ne plus participer à des manifestations antigouvernementales.

[4]          En mars et en avril 1998, des hommes de main de l'Awani League ont attaqué le demandeur, l'ont roué de coups et, à chaque fois, le demandeur a dû recevoir des soins médicaux dans une clinique locale. Ces incidents ont été signalés à la police, mais sans résultat. Les 15 mai et 7 juin 1998, comme le demandeur n'avait pas versé à l'Awami League toutes les contributions qu'elle avait réclamées, son magasin, puis sa maison, ont été saccagés et pillés. À la suggestion de son père, le demandeur a quitté Meherpur le 8 juin 1998 et s'est réfugié chez des membres de sa famille vivant à Dhaka. Le 17 juin 1998, le demandeur a appris que son entreprise avait été incendiée. Ces nouvelles l'ont bouleversé à un point tel qu'il a dû suivre un traitement dans une clinique psychiatrique.

[5]          Le 22 juin 1998, le demandeur a été prévenu que la police le recherchait. Il a consulté l'avocat de la famille qui l'a informé qu'il était impossible de contester la décision de la police; il lui a suggéré de quitter le pays. Le demandeur a quitté le Bangladesh le 24 septembre 1998; il est arrivé au Canada le lendemain et a immédiatement revendiqué le statut de réfugié. Dans sa réponse à la question 35 du formulaire d'entrée qu'il a rempli à son arrivée à Vancouver, le demandeur a déclaré qu'il était [traduction] « entré au Canada parce que le Bangladesh avait fait l'objet d'inondations pendant environ deux mois, ce qui a presque causé la ruine du pays (la paralysie); ma région Meherpur a également été inondée et ma famille a donc également été victime des inondations. » 1

[6]          La Commission a conclu que le demandeur n'était pas crédible et que sa revendication n'avait pas un minimum de fondement conformément au paragraphe 69.1(9.1) de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2.

[7]          Dans ses observations, le demandeur soutient qu'il a une crainte raisonnable de partialité de la part de la Commission, qu'il y a eu atteinte à un principe de justice naturelle à l'audience lorsque le tribunal n'a pas statué sur une requête du demandeur qu'il avait prise sous réserve et que la Commission n'a pas examiné tous les éléments de preuve soumis avant de tirer sa conclusion relative au « minimum de fondement » . Selon le défendeur, rien n'indique que la Commission a fait preuve de partialité, le demandeur n'a pas soulevé son allégation relative à la partialité aussitôt que possible, la Commission a pris en considération tous les éléments de preuve dont elle était saisie et la décision de la Commission est raisonnable.

[8]          En l'espèce, la Cour aurait pu se laisser convaincre que la Commission n'a pas commis d'erreur susceptible de révision en concluant que le demandeur n'était pas crédible et que sa revendication n'avait pas un minimum de fondement, si la Commission n'avait pas fait la déclaration suivante :

         [traduction]
         « Les documents soumis à l'appui de sa demande, qui ont été examinés avec soin malgré notre conclusion, sont indubitablement des faux, comme la pièce P-6, ou des documents rédigés pour appuyer sa cause, comme cela se produit souvent dans les revendications du statut de refugié de citoyens du Bangladesh. » 1

[9]          Est-ce que cette déclaration de la Commission soulève une crainte raisonnable qu'elle avait un parti pris contre le demandeur parce qu'il était un revendicateur du statut de réfugié bangladais et qu'elle a statué sur la revendication sans avoir examiné l'ensemble des éléments de preuve?

[10]          Le critère applicable en ce qui concerne la partialité a été établi dans l'arrêt The Committee for Justice and Liberty et autres c. L'Office national de l'énergie, [1978] 1 R.C.S. 369, à la page 394 :

         La Cour d'appel a défini avec justesse le critère applicable dans une affaire de ce genre. Selon le passage précité, la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d'une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. Selon les termes de la Cour d'appel, ce critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, M. Crowe, consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste? »

[11]          L'impartialité est reconnue comme une exigence essentielle des audiences portant sur les revendications du statut de réfugié. Dans l'arrêt Sivaguru c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), (1992), 16 Imm.L.R. (2d) 85 (C.A.F.), le juge Stone, rédigeant au nom de la Cour, a conclu que :

         À mon avis, une audience [relative à une revendication du statut de réfugié] répond à ces critères que dans la mesure où la Commission agit avec impartialité. À mon sens, un membre de la Commission doit faire preuve de la même impartialité que doit avoir un juge, c'est-à-dire celle dont a parlé le juge LeDain dans l'arrêt Valente c. Sa Majesté la Reine, [1985] 2 R.C.S. 673. À la page 685, Sa Seigneurie s'est exprimée en ces termes :
             L'impartialité désigne un état d'esprit ou une attitude du tribunal vis-à-vis des points en litige et des parties dans une instance donnée. Le terme « impartial » , comme l'a souligné le juge en chef Howland, connote une absence de préjugé, réel ou apparent.
         [...]
         Pour qu'une « audience » soit digne de ce nom, la Commission doit constamment être disposée à étudier des éléments de preuve présentés de la manière objective et impartiale voulue pour en arriver à la vérité.

[12]          Dans l'arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, [1999] 2 R.C.S. 817, madame le juge L'Heureux-Dubé a noté que les décisions en matière d'immigration exigaient de ceux qui les rendent sensibilité et compréhension. Comme elle l'a écrit au paragraphe 47 :

         Il a été décidé que le test relatif à la crainte raisonnable de partialité pouvait varier, comme d'autres éléments de l'équité procédurale, selon le contexte et le genre de fonction exercée par le décideur administratif concerné : Newfoundland Telephone Co. c. Terre-Neuve (Board of Commissioners of Public Utilities), [1992] 1 R.C.S. 623; Vieux St-Boniface, précité, à la p. 1192. Le contexte en l'espèce est que les agents d'immigration doivent régulièrement prendre des décisions qui ont une très grande importance pour les personnes visées, mais qui souvent ont aussi une incidence sur les intérêts du Canada comme pays. Ce sont des décisions de nature individuelle plutôt que générale. Elles exigent également une grande sensibilité. Le Canada est une nation en grande partie composée de gens dont les familles ont émigré dans les siècles derniers. Notre histoire démontre l'importance de l'immigration, et notre société est l'exemple des avantages de la diversité de gens originaires d'une multitude de pays. Parce qu'elles visent nécessairement des personnes de provenances diverses, issues de cultures, de races et de continents différents, les décisions en matière d'immigration exigent de ceux qui les rendent sensibilité et compréhension. Elles exigent qu'on reconnaisse la diversité ainsi qu'une compréhension des autres et une ouverture d'esprit à la différence.

[13]          Dans la décision faisant l'objet du contrôle, la Commission a conclu que les documents présentés par le demandeur à l'appui de sa revendication étaient tous des faux, en s'appuyant sur le fait que le document P-6 (c.-à-d. le permis d'exploitation du commerce, daté du 25 mai 1997, que la ville de Meherpur a délivré au demandeur) comportait des fautes d'orthographe et des caractères considérés comme du travail d' « amateur » . Mais les motifs de la Commission révèlent également que les décideurs avaient déja jugé du cas du demandeur avant même d'examiner les documents qu'il a soumis. Dans sa décision, la Commission a écrit :

         [traduction]
         Pour prouver qu'il avait exploité dans son pays un magasin de prêt-à-porter, de novembre 1996 à juin 1998, le demandeur a déposé la pièce P-6, un prétendu permis d'exploitation d'un commerce daté du 25 mai 1997, que lui aurait délivré la ville de Meherpur.
         Il ressort que l'impression du document, rédigé uniquement en anglais, après examen des caractères, constitue du travail d'amateur. Il y a plusieurs erreurs d'orthographe, comme « premicess » au lieu de premises, « thousent » au lieu de thousand, « brejudice » au lieu de prejudice, etc.

Le tribunal a ensuite fait la déclaration reproduite au paragraphe 8.


[14]      Le passage « malgré notre conclusion » indique non seulement que le tribunal avait déjà conclu que le demandeur manquait de crédibilité avant d'avoir examiné l'abondante preuve documentaire1 que ce dernier avait déposée, mais que les motifs qui ont mené la Commission à conclure que les documents du demandeur étaient indubitablement des faux étaient viciés par un préjugé à l'encontre des revendicateurs bangladais, comme il ressort du commentaire inapproprié de la Commission « comme cela se produit souvent dans les revendications du statut de refugié de citoyens du Bangladesh » . Pour reprendre les mots employés par le juge Nadon dans la décision Hagi-Mayow c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), C.F. 1re inst., IMM-5011-93, le 4 mars 1994 : « je suis d'avis que les remarques reprochées [...] étaient des observations injustifiées et non pertinentes pour lesquelles il n'y a aucune raison valable » . Comme le juge L'Heureux-Dubé l'a dit dans l'arrêt Baker précité, au paragraphe 48, je suis d'avis que la Commission n'a pas fait preuve d'un esprit ouvert ni « d'une absence de stéréotypes dans l'évaluation des circonstances particulières de l'affaire » .

[15]      Par conséquent, je conclus qu'une personne bien informée qui examinerait la question de façon réaliste et pratique, après mûre réflexion, concluerait inévitablement que les commentaires de la Commission soulèvent une crainte raisonnable de partialité. Finalement, étant donné que la partialité n'a pu être constatée qu'à la lecture des déclarations écrites de la décision de la Commission, je conclus que le demandeur a soulevé la question à la première occasion possible1.

[16]      Un autre motif, d'une moins grande portée, justifie l'intervention de la Cour. Pendant l'audition, alors que le demandeur avait visiblement de la difficulté à répondre aux questions, son avocate a présenté une requête pour demander la suspension de l'audience en vue de faire évaluer la capacité du demandeur à poursuivre l'audience. La requête a été prise sous réserve1, mais la Commission n'a jamais rendu de décision malgré qu'elle se soit engagée à nouveau à le faire lorsque l'avocate a présenté ses observations finales1.

[17]      La Cour sait pertinemment qu'en vertu du paragraphe 68(2) de la Loi sur l'immigration, « [d]ans la mesure où les circonstances et l'équité le permettent, la section du statut fonctionne sans formalisme et avec célérité » , et que le tribunal n'est pas lié par les règles légales ou techniques de présentation de la preuve (68(3)). Toutefois, en l'espèce, je suis d'avis que l'omission du tribunal de statuer sur la requête portait atteinte à un principe d'équité procédurale.

[18]      Pour ces motifs, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie et la décision de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié sera annulée. Aucune question grave de portée générale n'est soulevée en l'espèce.


ORDONNANCE

La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. En conséquence, la décision rendue le 23 juillet 1999 par la Section du statut de réfugié est annulée et l'affaire est renvoyée à un tribunal autrement constitué de la Section du statut de réfugié afin que celui-ci procède à une nouvelle audition et rende une nouvelle décision.

                                 PIERRE DENAULT
                         ____________________________________
                                     Juge

Ottawa (Ontario)

Le 29 août 2000


Traduction certifiée conforme


Martin Desmeules, LL.B.

COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


No DU GREFFE :                  IMM-4323-99
INTITULÉ DE LA CAUSE :          MOHAMMAD ENAMUL HAQUE
                             c.
                             MCI
LIEU DE L'AUDIENCE :              MONTRÉAL (QUÉBEC)
DATE DE L'AUDIENCE :              LE 15 AOÛT 2000

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE DE MONSIEUR LE JUGE DENAULT

EN DATE DU :                  29 AOÛT 2000

ONT COMPARU :

MME DIANE N. DORAY                      POUR LE DEMANDEUR
M. SIMON RUEL                          POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

MME DIANE N. DORAY                      POUR LE DEMANDEUR

Montréal (Québec)

M. Morris Rosenberg                          POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

__________________

     1      Dossier du tribunal (D.T.), aux pages 104, 153 et 154.

     2      D.T., p. 19.

     3      Extrait du registre des naissances du demandeur, daté du 6 décembre 1998, D.T., p. 113; lettre de M.D. Moniruzzaman, juge-avocat de la Cour, Meherpur, datée du 30 avril 1999, D.T., p. 115; rapport psychologique de l'Institut communautaire de santé mentale, Dhaka, daté du 22 décembre 1998, D.T., p.116; certificat de démobilisation, clinique Ideal, Meherpur, daté du 20 décembre 1998, D.T., p. 117; permis d'exploitation d'un commerce de Meherpur, daté du 25 mai 1997, D.T., p. 119; certificat médical signé par le Dr Ephraim Massey, clinique médicale Priorité 1, daté du 28 mai 1999, D.T., p. 120; lettre signée par un représentant du PNB, datée du 28 avril 1999, D.T., p. 121; évaluation psychologique signée par Saliha Bahig Benkacem, psychologue à la clinique La Ressource, datée du 28 mai 1999, D.T., p. 123 à 126.

     4      Khakh c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 1 C.F. 548.

     5      D.T., aux pages 158 et 159.

     6      Quand l'avocate a présenté de nouveau sa requête, le président a dit : « Vous aurez une réponse » . - D.T., aux pages 178 et 179.

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