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Date : 20050726

Dossier : T-1602-95

Référence : 2005 CF 1011

ENTRE :

                                                     JOSE PEREIRA E. HIJOS, S.A.

                                                 et ENRIQUE DAVILA GONZALEZ

                                                                                                                                          demandeurs

                                                                             et

                                          LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                             défendeur

                                                       MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE GIBSON

INTRODUCTION


[1]                Le 9 mars 1995, vers 18 h 15[1], des groupes tactiques dépêchés depuis trois ou quatre navires canadiens arraisonnaient l'ESTAI, chalutier congélateur espagnol de grande pêche, à l'intérieur de la Zone de réglementation de l'Organisation des pêches de l'Atlantique nord-ouest (OPAN), c'est-à-dire à l'extérieur des eaux de pêche canadiennes, ou, autrement dit, en haute mer. Les groupes tactiques, qui comprenaient vraisemblablement les membres d'un groupe d'intervention d'urgence de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), ont saisi l'ESTAI. Ils ont prié le capitaine de l'ESTAI de coopérer et de conduire son navire à St. John's (Terre-Neuve). Ils lui ont dit que, s'il ne coopérait pas, eux conduiraient quoi qu'il arrive son navire à St. John's. Enrique Davila Gonzalez (le capitaine Davila), codemandeur, et patron de l'ESTAI, a accepté de coopérer. L'ESTAI, accompagné de plusieurs navires canadiens, s'est dirigé vers St. John's, en toute hâte. Les événements du 9 mars 1995 qui ont conduit à la saisie de l'ESTAI présentent de l'intérêt. Sur la foi des dépositions du capitaine de l'un des navires canadiens qui avaient pris part à l'arraisonnement et à la saisie, ils seront brièvement exposés ici.


[2]                Très tôt le matin du 9 mars 1995, le Cape Roger, un navire canadien de surveillance des pêches, d'une longueur de deux cent cinq (205) pieds, faisait route vers l'est dans les eaux de pêche canadiennes de la Zone de la Convention de l'OPAN, près de la ligne de démarcation séparant la zone de pêche de deux cents (200) milles du Canada et les eaux se trouvant à l'extérieur de cette zone. Par commodité, un croquis est joint aux présents motifs, comme annexe I[2]. Le croquis illustre la côte est du Canada, ainsi que le nord des États-Unis, la côte ouest du Groenland et la Zone de la Convention de l'OPAN dans les mers adjacentes, divisée en sous-zones de pêche. Le croquis indique aussi la limite extérieure de la zone de pêche du Canada. Le Cape Roger était accompagné du Leonard J. Cowley, un autre navire canadien de surveillance des pêches, du Sir Wilfrid Grenfell, un navire de la Garde côtière canadienne, du Chebucto, un navire du ministère canadien des Pêches et des Océans attaché à la Région maritime du ministère en Nouvelle-Écosse, enfin du navire de guerre Terra Nova, tous naviguant semble-t-il avec le soutien d'un avion de reconnaissance canadien.

[3]                Vers 2 h 30, le Cape Roger quittait la sous-zone de pêche 3L de l'OPAN, à l'intérieur des eaux de pêche canadiennes, pour entrer dans la même sous-zone de pêche, mais à l'extérieur des eaux de pêche canadiennes.

[4]                Après un parcours assez détourné, le Cape Roger et les navires qui l'accompagnaient ont atteint leur objectif, reconnu alors pour être l'ESTAI, vers 13 h 52. À ce moment précis, les navires canadiens et l'ESTAI se trouvaient tous dans la sous-zone de pêche 3L de l'OPAN et sur les grands fonds de la Passe flamande, entre le Bonnet flamand à l'est et les eaux de pêche canadiennes à l'ouest. L'ESTAI se livrait à la pêche hauturière du flétan du Groenland[3], en traînant son filet déployé derrière lui et fixé à sa poupe par deux (2) longues pièces de câble renforcé.

[5]                Plus d'une heure plus tôt, le Cape Roger avait enlevé de son coffre à canons deux (2) canons de calibre 50 et deux cents (200) cartouches. Les canons étaient montés sur le pont du Cape Roger.


[6]                À 13 h 58, le Cape Roger se trouvait flanc à flanc avec l'ESTAI, encore qu'à bonne distance. Son canot d'accostage, une « vedette rapide de sauvetage » dotée d'une coque rigide, d'un collier gonflé et d'un moteur diesel de cent cinquante (150) chevaux, était dans l'eau à proximité du Cape Roger. Pas plus de deux (2) minutes plus tard, le canot d'accostage, avec à son bord un groupe tactique, s'éloignait du Cape Roger pour se diriger vers l'ESTAI. Il arrivait à l'ESTAI trois (3) minutes plus tard, après quoi son échelle d'accostage fut élevée contre la paroi de l'ESTAI. Il n'a pas été clairement prouvé devant la Cour qu'un préavis de l'arraisonnement projeté avait été donné à l'ESTAI.

[7]                Les membres du groupe tactique, qui étaient six ou huit (la preuve est imprécise), portaient des gilets de sauvetage et des cuirasses légères en Kevlar. Ils étaient équipés de pistolets mitrailleurs MP5 ou de mitrailleuses semi-automatiques, prêts à l'utilisation et pourvus de munitions de neuf millimètres.

[8]                Le groupe tactique s'est heurté à une résistance. Les membres d'équipage de l'ESTAI ont rejeté à l'eau l'échelle d'accostage et coupé les funes (c'est-à-dire les câbles fixant le filet de pêche à l'ESTAI), puis l'ESTAI s'est mis à déguerpir.

[9]                Le Leonard J. Cowley fut le premier des navires canadiens à se lancer à la poursuite de l'ESTAI. Au moins deux autres, le Sir Wilfrid Grenfell et le Cape Roger, l'ont suivi. Le groupe d'intervention d'urgence de la GRC, qui se trouvait à bord du Sir Wilfrid Grenfell, fut invité à « prendre la relève » en cas de nouvelle tentative d'arraisonnement. La direction que prenait l'ESTAI et les navires canadiens lancés à sa poursuite était une direction légèrement sud-est, c'est-à-dire qu'ils s'éloignaient des côtes.

[10]            Au cours de l'après-midi, le Cape Roger a reçu de l'ESTAI un message l'informant qu'il était trop proche de l'ESTAI et qu'il mettait l'ESTAI et son équipage en danger.


[11]            À 16 heures, la poursuite continuait dans une brume épaisse. D'autres navires espagnols tentaient semble-t-il d'empêcher l'arraisonnement et la saisie de l'ESTAI. À 17 heures, l'ESTAI et les navires lancés à sa poursuite entraient dans la sous-zone de pêche 3M. À 17 h 17, le Leonard J. Cowley se rapprochait de l'ESTAI. À 17 h 40, le Sir Wilfrid Grenfell avait activé son canon à eau et en dirigeait le jet vers l'ESTAI. Au cours d'un témoignage ultérieur, le chef mécanicien à bord de l'ESTAI a indiqué qu'il craignait une inondation du compartiment machines et des cales à poisson congelé de l'ESTAI. Peut-être au péril de sa vie, le chef mécanicien, voulant minimiser les risques de submersion, avait fermé les écoutilles du pont qui avaient été ouvertes.

[12]            À 17 h 45, le Cape Roger recevait l'autorisation de tirer des coups de semonce. Il a hissé son signal flottant « Lima » , qui indique une intention d'arraisonner. Les navires canadiens manoeuvraient dans un espace très restreint. Durant son témoignage, le capitaine du Cape Roger a mesuré rétrospectivement l'ampleur des risques qui avaient été pris.

[13]            Vers 17 h 50, l'ESTAI aurait informé les navires canadiens qu'il n'allait pas s'immobiliser. Il a pu y avoir une communication avec l'ESTAI depuis l'un des navires canadiens qui comptait à son bord un interprète de langue espagnole. L'ESTAI a fait appel à un autre navire qui se trouvait dans la même zone générale et qui avait à son bord un inspecteur de l'OPAN. L'inspecteur de l'OPAN a communiqué avec l'un des navires canadiens pour s'enquérir de ce qui se passait. Le navire canadien a répondu, mais n'a donné aucun renseignement utile.

[14]            Vers 17 h 57, des coups de semonce ont été tirés depuis au moins un des canons du Cape Roger, devant la proue de l'ESTAI et non au-dessus. Lorsque les canons et les munitions restantes ont été remis dans le coffre à canons du Cape Roger, on a constaté que vingt-trois (23) cartouches avaient été utilisées.


[15]            Après les coups de semonce, à environ 18 heures, l'ESTAI s'était immobilisé. Des canots d'accostage et des groupes tactiques se sont immédiatement déployés à bord et le long de trois ou quatre des navires canadiens. Les groupes tactiques, qui comprenaient sans doute des membres de l'équipe d'intervention d'urgence de la GRC, se sont préparés puis se sont dirigés vers l'ESTAI, à la lumière de fusées éclairantes. Ils sont montés à bord sans difficulté. Comme il est indiqué plus haut, le patron de l'ESTAI a coopéré en orientant son navire vers St. John's. Il semble que le voyage vers St. John's s'est déroulé sans animosité entre les officiers et membres d'équipage espagnols et les membres des groupes tactiques canadiens qui sont demeurés à son bord. D'ailleurs, peu après être montés à bord, et à la demande du capitaine Davila, les Canadiens ont rangé leurs canons.

[16]            Après avoir navigué à très faible allure parmi les glaces, l'ESTAI et le Cape Roger, accompagnés d'au moins quelques-uns des autres navires canadiens, sont arrivés à St. John's l'après-midi du dimanche 12 mars 1995. J'en dirai davantage plus loin dans les présents motifs sur le court séjour de l'ESTAI, de son capitaine et de son équipage à St. John's, ainsi que sur les interrogatoires préalables et les événements qui ont suivi le retour de l'ESTAI à son port d'attache de Vigo, en Espagne.

[17]            Un index des rubriques et sous-rubriques utilisées dans les présents motifs est joint comme annexe V.

LA DÉCLARATION

[18]            Cette instance a été introduite le 28 juillet 1995 par dépôt d'une déclaration au nom de l'entreprise propriétaire de l'ESTAI et au nom de son patron, le capitaine Davila. Dans la version définitive de la déclaration, déposée le 30 avril 2003, les demandeurs disent que :


-            la première tentative d'arraisonnement de l'ESTAI par les agents canadiens des pêches le 9 mars 1995 était illicite, parce que l'ESTAI était un navire espagnol se trouvant dans les eaux internationales et qu'il était clairement désigné, par son pavillon, par le nom de son port d'attache et par son numéro latéral, comme navire espagnol;

-            la poursuite de l'ESTAI par le Cape Roger a eu pour résultat que le Cape Roger se trouvait « dangereusement proche » de l'ESTAI, mettant ainsi son équipage en danger, d'une manière « illicite » , et cette poursuite a constitué de la part du défendeur une intrusion illicite en haute mer;

-            d'autres navires canadiens ont participé à la poursuite « illicite » dans les eaux internationales, parfois au milieu d'une brume épaisse, augmentant ainsi le danger;

-            l'utilisation « illicite » du canon à eau du Sir Wilfrid Grenfell, un navire du défendeur, a constitué une « intrusion illicite » contre les demandeurs et contre leur navire, l'ESTAI, en haute mer;

-            le tir d'artillerie depuis le Cape Roger était « illicite » et a constitué une autre intrusion du défendeur envers les demandeurs et leur navire;

-            l'arraisonnement vers 18 h 15 par des groupes tactiques a constitué une autre « intrusion illicite » en haute mer;

-            l'arrestation du capitaine Davila et la saisie de l'ESTAI étaient « illicites » comme l'était la sommation faite à l'ESTAI de se diriger vers St. John's;

-            l'ordre donné à l'ESTAI de faire route dans un champ de « glaces arctiques de plusieurs années » , malgré les protestations du capitaine Davila, a causé des dommages à l'ESTAI;


-            l'ESTAI et le capitaine Davila n'ont pas disposé, à St. John's, d'un délai raisonnable pour s'adresser à un avocat concernant les accusations portées contre eux, et cela contrairement à l'alinéa 10b) de la Charte canadienne des droits et libertés[4] (la Charte);

-            l'après-midi du dimanche 12 mars 1995, le capitaine Davila, alors qu'il se trouvait à St. John's, a été [traduction] « contraint de se frayer un passage dans un groupe de manifestants hostiles qui étaient restés après la fin d'une manifestation publique » , et, en chemin, il a été [traduction] « injurié, bousculé et agoni d'obscénités, et il a été victime d'une agression quand des oeufs ont été jetés sur lui » , tout cela constituant un manquement à l'obligation des autorités canadiennes de le protéger; ce manquement s'est accompagné d'une négligence à prendre les dispositions préalables pour faire déverrouiller les portes du palais de justice, entraînant ainsi la continuation des injures, des bousculades, des obscénités et des agressions;

-            l'équipage de l'ESTAI a été « illicitement » évincé de l'ESTAI, causant ainsi un préjudice aux demandeurs;

-            les demandeurs ont également subi un préjudice en raison de l'obligation de déposer un cautionnement, à la fois pour le capitaine Davila et pour l'ESTAI, en raison du déchargement et de la rétention du poisson congelé qui se trouvait à bord de l'ESTAI, et en raison de la saisie de tous les documents de bord de l'ESTAI. D'autres préjudices ont été subis par les demandeurs par suite des agissements « illicites » du défendeur.


En outre, un argument fondé sur l'article 15 de la Charte a été avancé au nom du capitaine Davila, pour cause de présumée discrimination [traduction] « motivée par la race, l'origine nationale et l'origine ethnique » .

[19]            Les demandeurs disent aussi dans leur déclaration que le règlement pris par le gouverneur en conseil le 3 mars 1995[5], [traduction] « qui assujettit les navires espagnols et portugais au droit canadien en haute mer au-delà de la limite de 200 milles [était] illégal parce qu'il dépassait le pouvoir conféré au gouverneur en conseil par l'article 6 de la Loi sur la protection des pêches côtières » [6]. Fait intéressant à noter, à tout le moins selon le point de vue du juge soussigné, les demandeurs ne contestent pas le pouvoir du Parlement de modifier la Loi sur la protection des pêches côtières, notamment son article 6, selon les termes dans lesquels cette modification a été adoptée en mai 1994. J'en dirai davantage sur cet aspect plus loin dans les présents motifs.

[20]            Finalement, les demandeurs disent que le défendeur s'est livré à une activité irrégulière au sein des conseils de l'OPAN pour, et ici j'emploie mes propres mots, « réunir les conditions » propices aux événements tragiques du 9 mars 1995.

[21]            En conclusion, les demandeurs voudraient obtenir des dommages-intérêts spéciaux, des dommages-intérêts généraux, des dommages-intérêts exemplaires, des dommages-intérêts majorés, avec les intérêts, « en application des principes du droit maritime ou, subsidiairement, en conformité avec les lois applicables » . Puis les demandeurs sollicitent leurs dépens dans cette action, « selon la formule avocat-client » .


[22]            Les demandeurs ont signifié et déposé un avis de question constitutionnelle formulé ainsi :

[traduction] Les demandeurs entendent contester la validité, l'applicabilité ou l'effet, sur le plan constitutionnel, du règlement pris par le gouverneur en conseil le 3 mars 1995, qui prétend régir les activités de pêche des bateaux de pêche espagnols dans les eaux internationales au-delà de la zone économique de 200 milles du Canada.

Seul le gouvernement de Terre-Neuve et du Labrador s'est déclaré intéressé dans la question. L'avocat représentant ce gouvernement a comparu à l'ouverture du procès et s'est réservé le droit de présenter des conclusions à la fin du procès. L'avocat du gouvernement de Terre-Neuve et du Labrador a comparu lorsque les plaidoiries ont débuté à la suite de la phase du procès relative à l'instruction et il a déclaré que son gouvernement n'avait plus l'intention de présenter des conclusions.

LA DÉFENSE

[23]            Dans sa défense modifiée, déposée le 22 mai 2003, le défendeur a reconnu certains des faits allégués dans la déclaration nouvellement modifiée des demandeurs, mais a plus généralement nié toutes les allégations restantes y figurant. Il conclut sa défense modifiée en priant la Cour de rejeter, avec dépens, la réclamation des demandeurs.

L'EXPOSÉ CONJOINT DE FAITS


[24]            Le 31 décembre 2004, l'avocat du demandeur a présenté à la Cour un « dossier d'instruction » , qui renfermait un exposé conjoint des faits. Pour quelque raison, l'exposé conjoint des faits ne s'étend pas à toutes les allégations factuelles figurant dans la déclaration nouvellement modifiée des demandeurs qui avaient été reconnues dans la défense modifiée. Il ne s'étend pas non plus à une diversité d'admissions apparemment reflétées dans des procès-verbaux d'interrogatoires préalables auxquels la Cour n'a pas été renvoyée durant le procès. La plupart, sinon la totalité, des « faits convenus » sont reflétés dans les portions suivantes des présents motifs. Néanmoins, par commodité, le texte de l'exposé conjoint des faits est reproduit à l'annexe II des présents motifs.

LES FAITS

1)         L'Organisation des pêches de l'Atlantique nord-ouest

[25]            Le Canada est une « partie contractante » de la Convention intitulée Convention sur la future coopération multilatérale dans les pêches de l'Atlantique nord-ouest[7] (la Convention), « faite » à Ottawa le 24 octobre 1978. L'instrument de ratification du Canada a été déposé le 30 novembre 1978, et la Convention est entrée en vigueur le 1er janvier 1979. L'article II de la Convention prévoit la création de l'Organisation des pêches de l'Atlantique nord-ouest, qui a son siège à Dartmouth, en Nouvelle-Écosse, « ou à tout autre endroit dont peut décider le Conseil général » . À toutes les époques intéressant la présente action, le siège de l'OPAN était à Dartmouth, en Nouvelle-Écosse. L'article II de la Convention prévoit notamment ce qui suit :

1.             Les Parties contractantes conviennent de créer et d'administrer une organisation internationale ayant pour mandat de contribuer par la consultation et la coopération à l'utilisation optimale, à la gestion rationnelle et à la conservation des ressources halieutiques de la Zone de la Convention. Cette organisation est désignée sous le nom d'Organisation des pêches de l'Atlantique nord-ouest, ci-après appelée « l'Organisation » , et s'acquitte des fonctions énumérées dans la présente Convention.                                                                  [Non souligné dans l'original.]

[26]            Le préambule de la Convention expose les antécédents de la Convention et insiste sur l'objectif d'encourager la coopération et la consultation internationales pour l'utilisation optimale des ressources halieutiques. Il est rédigé ainsi :


Les PARTIES CONTRACTANTES,

NOTANT que les États côtiers de l'Atlantique nord-ouest ont, conformément aux principes pertinents du droit international, étendu leur juridiction sur les ressources biologiques de leurs eaux adjacentes jusqu'à des limites situées à, au plus, deux cents milles marins des lignes de base à partir desquelles la largeur de la mer territoriale est mesurée et qu'ils exercent dans ces eaux des droits souverains d'exploration, d'exploitation, de conservation et de gestion desdites ressources;

PRENANT en considération les travaux de la Troisième Conférence des Nations Unies sur le droit de la mer dans le domaine des pêches;

DÉSIRANT promouvoir la conservation et l'utilisation optimale des ressources halieutiques de l'Atlantique nord-ouest dans un cadre conforme au régime d'extension de la juridiction de l'État côtier sur les pêches et encourager en conséquence la coopération et la consultation internationales à l'égard desdites ressources;

SONT CONVENUES de ce qui suit :                                                                                                                                                                 [Non souligné dans l'original.]

[27]            La « Zone de la Convention » , c'est-à-dire la zone à laquelle s'applique la Convention, est définie. Pour ce qui concerne l'annexe I des présents motifs, il s'agit de la zone adjacente à la côte est du Canada et au nord des États-Unis, aussi loin vers le sud que 35 ° 00' de latitude nord, et adjacente aux côtes est et sud du Groenland, aussi loin vers l'est que 42 ° 00' de longitude ouest. La Zone de la Convention est répartie en sept (7) sous-zones de pêche, chacune étant elle-même subdivisée en plusieurs sous-sous-zones. Les sous-zones qui ont été le théâtre des événements susdits sont la sous-zone 3L, qui est partiellement à l'intérieur des eaux de pêche canadiennes et partiellement à l'extérieur de ces eaux, et la sous-zone 3M, qui est entièrement en dehors des eaux de pêche canadiennes. La partie de la Zone de la Convention qui, selon les mots employés dans la Convention, « s'étend au-delà des régions dans lesquelles les États côtiers exercent leur juridiction en matière de pêche » , est appelée la « Zone de réglementation » . Ainsi, certains des événements et incidents décrits dans l'introduction des présents motifs ont eu lieu dans la Zone de réglementation.


[28]            La Convention prévoit l'établissement, entre autres organes, d'un Conseil scientifique et d'une Commission des pêches au sein de l'OPAN. Les fonctions du Conseil scientifique sont notamment de servir de tribune de consultation et de coopération entre les Parties contractantes et de fournir des avis scientifiques aux « États côtiers » et à la Commission des pêches. La Commission des pêches est chargée, au sein de l'OPAN, « de la gestion et de la conservation des ressources halieutiques de la Zone de réglementation » . Dans l'exercice de cette fonction, il incombe à la Commission des pêches d'établir des quotas maximaux qui limitent les captures annuelles de diverses espèces de poisson par les Parties contractantes, et de répartir parmi les Parties contractantes les prises admissibles annuelles établies, c'est-à-dire les quotas.

[29]            L'article XI.4 de la Convention donne les indications suivantes à la Commission des pêches :

Les propositions adoptées par la Commission concernant la répartition des prises dans la Zone de réglementation doivent tenir compte des intérêts des membres de la Commission dont les navires ont traditionnellement pêché dans cette Zone; en ce qui concerne la répartition des prises dans les pêcheries des Grands Bancs et du Bonnet Flamand, les membres de la Commission doivent accorder une attention particulière à la Partie contractante dont les collectivités riveraines dépendent au premier chef de l'exploitation de stocks associés à ces pêcheries et qui a déployé des efforts considérables pour assurer la conservation de ces stocks par des mesures internationales, en organisant notamment la surveillance et l'inspection des pêches internationales pratiquées dans ces pêcheries dans le cadre d'un programme international d'inspection mutuelle.

                                                                                                [Non souligné dans l'original.]

[30]            Au cours des années et jusqu'en 1994 inclusivement, aucun total admissible des captures (TAC), c'est-à-dire aucun quota, n'a été établi par la Commission des pêches pour le flétan du Groenland. Aucune répartition du quota n'a donc eu lieu parmi les Parties contractantes pour le flétan du Groenland. Tout cela a changé en 1995, et les conditions étaient donc réunies pour que se produisent les événements qui ont donné lieu au présent litige.


[31]            Les répartitions contingentaires adoptées par la Commission des pêches sont, à leur adoption, simplement des « propositions » . La Convention prévoit que le secrétaire exécutif de l'OPAN transmet lesdites propositions à toutes les Parties contractantes, en indiquant sur le document la date de transmission. Si aucune objection à une telle proposition n'est présentée par une Partie contractante, la proposition devient pour les Parties contractantes une mesure exécutoire à la date de prise d'effet que détermine la Commission.

[32]            L'article XII de la Convention prévoit le dépôt d'objections aux propositions de répartition et précise leurs conséquences. Son premier alinéa est ainsi rédigé :

Si un membre de la Commission présente au secrétaire exécutif une objection à une proposition dans les soixante jours suivant la date de transmission spécifiée dans la notification de la proposition par le secrétaire exécutif, la proposition ne devient une mesure exécutoire que quarante jours révolus après la date de transmission spécifiée dans la notification de cette objection aux Parties contractantes. Dès ce moment, un autre membre de la Commission peut de la même manière présenter une objection avant l'expiration de la période supplémentaire de quarante jours ou dans les trente jours suivant la date de transmission spécifiée dans la notification aux Parties contractantes de toute objection présentée pendant ladite période supplémentaire de quarante jours, selon l'expiration la plus tardive. La proposition devient alors une mesure exécutoire pour toutes les Parties contractantes, sauf pour celles qui ont présenté une objection, aux termes de la ou des périodes prorogées de présentation des objections. Cependant, si au terme de cette ou de ces périodes prorogées, des objections ont été présentées et maintenues par une majorité des membres de la Commission, la proposition ne devient pas une mesure exécutoire, à moins que tout ou partie des membres de la Commission ne décident entre eux d'être liés par elle à une date convenue.

[33]            Finalement, aux fins de la présente affaire, la Convention prévoit un programme d'inspection mutuelle pour la Zone de réglementation. L'article XVIII de la Convention est ainsi rédigé :


Les Parties contractantes conviennent de maintenir en vigueur et de mettre à exécution dans la Zone de réglementation un programme d'inspection mutuelle, tel qu'applicable aux termes de l'article XXIII ou tel que modifié par les mesures visées au paragraphe 5 de l'article XI. Ce programme confère aux Parties contractantes des droits réciproques d'arraisonnement et d'inspection des navires, puis de poursuite de l'État du pavillon et d'exercice de sanctions contre lui sur la base de la preuve découlant de tels arraisonnements et inspections. Un rapport des poursuites engagées et des sanctions imposées en l'espèce doit être inclus dans le compte rendu annuel visé à l'article XVII.

[Non souligné dans l'original.]

[34]            La Communauté économique européenne, devenue l'Union européenne, était une Partie contractante de la Convention dès son entrée en vigueur, ainsi que l'Espagne. En 1986, l'Espagne se joignait à la Communauté économique européenne, et son adhésion à l'OPAN était par la suite englobée dans celle de la Communauté, mais elle demeurait tenue d'engager des poursuites pour les infractions prétendument commises par ses navires à l'encontre des règles et règlements de l'OPAN[8].

2)          La Convention des Nations Unies de 1982 sur le droit de la mer


[35]            Le préambule de la Convention de l'OPAN mentionne que les Parties contractantes ont pris en compte les travaux de la Troisième Conférence des Nations Unies sur le droit de la mer dans le domaine des pêches. L'unique témoin du défendeur au procès, M. Bob Applebaum, a dit qu'il avait activement participé, au nom du Canada, à la Conférence des Nations Unies sur le droit de la mer, qui s'était déroulée durant toute la décennie 1970, jusqu'au début de la décennie 1980, et qui avait mené à la Convention des Nations Unies de 1982 sur le droit de la mer. M. Applebaum a dit aussi qu'il avait en particulier participé aux négociations qui avaient mené à l'adoption, dans le cas du Canada, de la zone économique exclusive de 200 milles marins, évoquée précédemment dans les présents motifs, en tant que région des eaux de pêche du Canada ou en tant que zone de pêche du Canada. M. Applebaum a déclaré que le Canada, anticipant semble-t-il les conclusions de la Conférence des Nations Unies, avait adopté une limite de 200 milles marins. J'en dirai davantage sur ce sujet plus loin dans les présents motifs, lorsqu'il sera question de la Loi sur la protection des pêches côtières du Canada.

[36]            La Convention des Nations Unies de 1982 sur le droit de la mer a été signée par le Canada, puis ultérieurement ratifiée par le Canada, à une époque qui était postérieure aux événements et incidents dont il s'agit ici.

[37]            Durant son témoignage, M. Applebaum s'est expressément référé aux dispositions suivantes de la Convention[9] :

-            l'article 3, qui prévoit que tout État a le droit de fixer la largeur de sa mer territoriale et que cette largeur ne dépasse pas 12 milles marins mesurée à partir de lignes de base établies conformément à la Convention;

-            la partie V, qui concerne les zones économiques exclusives des États et, plus particulièrement, l'article 57, qui prévoit que la zone économique exclusive ne s'étend pas au-delà de 200 milles marins des lignes de base à partir desquelles est mesurée la largeur de la mer territoriale;

-           les articles 87 à 90, qui concernent la liberté de la haute mer. Les articles 87 à 90 intéressent particulièrement la présente affaire. Ils sont rédigés ainsi :

Article 87

Liberté de la haute mer                                                                                                1.          La haute mer est ouverte à tous les États, qu'ils soient côtiers ou sans littoral. La liberté de la haute mer s'exerce dans les conditions prévues par les dispositions de la Convention et les autres règles du droit international. Elle comporte notamment pour les États, qu'ils soient côtiers ou sans littoral :

A.                  la liberté de navigation;                                                               

B.                  la liberté de survol;

C.                  la liberté de poser des câbles et des pipelines sous-marins, sous réserve de la partie VI;


d)         la liberté de construire des îles artificielles et autres installations autorisées par le droit international, sous réserve de la partie VI;

e)         la liberté de la pêche, sous réserve des conditions énoncées à la section 2;

f)          la liberté de la recherche scientifique, sous réserve des parties VI et XIII.

2.         Chaque État exerce ces libertés en tenant dûment compte de l'intérêt que présente l'exercice de la liberté de la haute mer pour les autres États, ainsi que des droits reconnus par la Convention concernant les activités menées dans la Zone.

Article 88

Affectation de la haute mer à des fins pacifiques                                                             La haute mer est affectée à des fins pacifiques.

Article 89

Illégitimité des revendications de souveraineté sur la haute mer                                   Aucun État ne peut légitimement prétendre soumettre une partie quelconque de la haute mer à sa souveraineté.

Article 90

                                                                                                                                        Droit de navigation                                                                                                          Tout État, qu'il soit côtier ou sans littoral, a le droit de faire naviguer en haute mer des navires battant son pavillon.

3)          La Loi sur la protection des pêches côtières et son Règlement d'application[10]


[38]            Avant le 25 mai 1994, date de l'entrée en vigueur de modifications apportées à la Loi sur la protection des pêches côtières (la Loi), la Loi prétendait régir les activités des bateaux de pêche étrangers et certaines des activités des bateaux de pêche canadiens qui étaient en relation mutuelle avec les activités de bateaux de pêche étrangers, dans les eaux de pêche canadiennes. La Loi définissait ainsi l'expression « eaux de pêche canadiennes » : « Les eaux de la zone de pêche et de la mer territoriale du Canada, ainsi que les eaux intérieures canadiennes » . Les expressions « eaux de la zone de pêche et de la mer territoriale du Canada » et « eaux intérieures canadiennes » ne sont pas définies dans la Loi, mais, selon moi, l'expression « eaux de pêche canadiennes » englobe toutes les eaux côtières du Canada jusqu'à la limite de 200 milles de la zone économique du Canada, ou ce que l'on appelle la zone de pêche du Canada.

[39]            Par l'effet des modifications apportées à la Loi[11], qui sont entrées en vigueur le 25 mai 1994, un aspect de la Loi a vu sa portée sensiblement élargie. Des définitions des expressions « zone de réglementation de l'OPAN » et « stock chevauchant » ont été ajoutées à l'article 2 de la Loi. La nouvelle définition de « zone de réglementation de l'OPAN » s'accordait avec ce qui a été dit précédemment dans les présents motifs sur la portée de cette expression. L'expression « stock chevauchant » était définie comme un « stock déterminé de poisson » , c'est-à-dire tout stock de poisson déterminé par un règlement du gouverneur en conseil sous l'autorité de la Loi. Il n'a pas été contesté devant moi que le flétan du Groenland pouvait être considéré comme un « stock chevauchant » , étant donné que le flétan du Groenland a toujours été pêché dans les eaux de pêche canadiennes et que, durant plusieurs années avant 1995, le flétan du Groenland était activement pêché dans les eaux profondes de la Zone de réglementation de l'OPAN.

[40]            Les articles suivants ont été ajoutés à la Loi :



5.1 Le Parlement, constatant que les stocks chevauchants du Grand Banc de Terre-Neuve constituent une importante source mondiale renouvelable de nourriture ayant assuré la subsistance des pêcheurs durant des siècles, que ces stocks sont maintenant menacés d'extinction, qu'il est absolument nécessaire que les bateaux de pêche se conforment, tant dans les eaux de pêche canadiennes que dans la zone de réglementation de l'OPAN, aux mesures valables de conservation et de gestion de ces stocks, notamment celles prises sous le régime de la Convention sur la future coopération multilatérale dans les pêches de l'Atlantique nord-ouest, faite à Ottawa le 24 octobre 1978 et figurant au numéro 11 du Recueil des traités du Canada (1979), et que certains bateaux de pêche étrangers continuent d'exploiter ces stocks dans la zone de réglementation de l'OPAN d'une manière qui compromet l'efficacité de ces mesures, déclare que l'article 5.2 a pour but de permettre au Canada de prendre les mesures d'urgence nécessaires pour mettre un terme à la destruction de ces stocks et les reconstituer tout en poursuivant ses efforts sur le plan international en vue de trouver une solution au problème de l'exploitation indue par les bateaux de pêche étrangers.

5.1 Parliament, recognizing

(a) that straddling stocks on the Grand Banks of Newfoundland are a major renewable world food source having provided a livelihood for centuries to fishers,

(b) that those stocks are threatened with extinction,

(c) that there is an urgent need for all fishing vessels to comply in both Canadian fisheries waters and the NAFO Regulatory Area with sound conservation and management measures for those stocks, notably those measures that are taken under the Convention on Future Multilateral Cooperation in the Northwest Atlantic Fisheries, done at Ottawa on October 24, 1978, Canada Treaty Series 1979 No. 11, and

(d) that some foreign fishing vessels continue to fish for those stocks in the NAFO Regulatory Area in a manner that undermines the effectiveness of sound conservation and management measures, declares that the purpose of section 5.2 is to enable Canada to take urgent action necessary to prevent further destruction of those stocks and to permit their rebuilding, while continuing to seek effective international solutions to the situation referred to in paragraph (d).



5.2 Il est interdit aux personnes se trouvant à bord d'un bateau de pêche étranger d'une classe réglementaire de pêcher, ou de se préparer à pêcher, dans la zone de réglementation de l'OPAN, des stocks chevauchants en contravention avec les mesures de conservation et de gestion prévues par les règlements.

                                       [Non souligné dans l'original.]

5.2 No person, being aboard a foreign fishing vessel of a prescribed class, shall, in the NAFO Regulatory Area, fish or prepare to fish for a straddling stock in contravention of any of the prescribed conservation and management measures.

                                                            [emphasis added]


Les dernières lignes soulignées de l'article 5.1 me persuadent que l'on peut présumer que le législateur savait que le Canada avait souscrit à l'article XVIII de la Convention prévoyant « des droits de poursuite de l'État du pavillon et d'exercice de sanctions contre lui » pour les bateaux de pêche commettant des infractions dans la Zone de réglementation de l'OPAN, et savait que les dispositions du nouvel article 5.2 étaient, du moins peut-on le soutenir, incompatibles avec la réglementation internationale.

[41]            Le pouvoir de réglementation du gouverneur en conseil a été sensiblement élargi par l'ajout des alinéas suivants à l'article 6 de la Loi :



b.1) déterminer comme stock chevauchant, pour l'application de l'article 5.2, les stocks de poissons qui se situent de part et d'autre de la limite des eaux de pêche canadiennes;

b.2) déterminer, pour l'application de l'article 5.2, les classes de bateaux de pêche étrangers;

b.3) déterminer, pour l'application de l'article 5.2, les mesures de conservation et de gestion des stocks chevauchants qui doivent être observées par les personnes se trouvant à bord d'un bateau de pêche étranger d'une classe réglementaire, notamment celles ayant pour but d'éviter que le bateau se livre à une activité qui compromette l'efficacité des mesures de conservation et de gestion des stocks chevauchants prises sous le régime de la convention mentionnée à l'article 5.1;

b.4) fixer les modalités et les limites prévues à l'article 8.1;

b.5) déterminer les formules à utiliser, au lieu de celles de la partie XXVIII du Code criminel, dans les poursuites contre les bateaux de pêche prévues par la présente loi ou la Loi sur les pêches;

(b.1) prescribing as a straddling stock, for the purposes of section 5.2, any stock of fish that occurs both within Canadian fisheries waters and in an area beyond and adjacent to Canadian fisheries waters;

(b.2) prescribing any class of foreign fishing vessel for the purposes of section 5.2;

(b.3) prescribing, for the purposes of section 5.2,

(i) any measure for the conservation and management of any straddling stock to be complied with by persons aboard a foreign fishing vessel of a prescribed class in order to ensure that the foreign fishing vessel does not engage in any activity that undermines the effectiveness of conservation and management measures for any straddling stock that are taken under the Convention on Future Multilateral Cooperation in the Northwest Atlantic Fisheries, done at Ottawa on October 24, 1978, Canada Treaty Series 1979 No. 11, or

(ii) any other measure for the conservation and management of any straddling stock to be complied with by persons aboard a foreign fishing vessel of a prescribed class;

(b.4) prescribing the manner in which and the extent to which a protection officer is permitted to use the force referred to in section 8.1;

(b.5) prescribing forms that may be used instead of the forms set out in Part XXVIII of the Criminal Code in proceedings against fishing vessels under this Act or the Fisheries Act;


[42]            Un pouvoir d'arraisonner et d'inspecter des bateaux de pêche, quelle que soit leur nationalité, a été conféré aux « gardes-pêche » pour les navires se trouvant non seulement à l'intérieur des eaux de pêche canadiennes, mais également à l'intérieur de la Zone de réglementation de l'OPAN. Faisaient déjà office de « garde-pêche » les agents des pêches et les membres de la GRC, ainsi que les personnes autorisées par le gouverneur en conseil à exercer des pouvoirs de police dans le cadre de la Loi. Si le garde-pêche estimait, pour des motifs raisonnables, que cela était nécessaire, il était fondé à recourir à la force. Les dispositions de la Loi relatives aux infractions et aux sanctions ont été élargies, et des modifications corrélatives ont été apportées, dont l'effet était d'élargir l'application du droit criminel canadien.

[43]            Un sommaire des modifications apportées à la Loi a été publié dans le volume pertinent des Lois du Canada, en même temps que le texte modificateur. Ce sommaire était rédigé dans les termes suivants :



                                     SOMMAIRE

Le texte modifie la Loi sur la protection des pêches côtières en vue d'interdire aux bateaux de pêche étrangers d'une classe réglementaire de pêcher, dans la zone de réglementation de l'Organisation des pêches de l'Atlantique du nord-ouest (OPAN), des stocks chevauchants en contravention avec certaines mesures de conservation et de gestion.

La zone de réglementation de l'OPAN est établie par l'article I de la Convention sur la future coopération multilatérale dans les pêches de l'Atlantique nord-ouest, faite à Ottawa le 24 octobre 1978 et figurant au numéro 11 du Recueil des traités du Canada (1979). La définition de « zone de réglementation de l'OPAN » est basée sur cet article.

En outre, le texte ajoute des dispositions en vue de permettre au gouverneur en conseil de prendre des règlements déterminant les stocks chevauchants faisant l'objet de l'interdiction et désignant les classes de bateaux de pêche étrangers visées par cette interdiction ainsi que les mesures de conservation et de gestion que ces bateaux doivent observer. Ces mesures peuvent être ainsi prises pour éviter que l'efficacité des mesures de conservation et de gestion de l'OPA ne soit compromise.

Le texte modifie également, pour l'application de l'interdiction, les dispositions relatives à la mise en oeuvre de la Loi sur la protection des pêches côtières.

                                     SUMMARY

This enactment amends the Coastal Fisheries Protection Act to prohibit classes of foreign fishing vessels from fishing for straddling stocks in the NAFO Regulatory Area in contravention of certain conservation and management measures.

The Regulatory Area of the Northwest Atlantic Fisheries Organization ("NAFO") is established by Article I of the Convention on Future Multilateral Cooperation in the Northwest Atlantic Fisheries, done at Ottawa on October 24, 1978, Canada Treaty Series 1979 No. 11. The definition "NAFO Regulatory Area" in this enactment is based on that Article.

Moreover, this enactment adds provisions empowering the Governor in Council to make regulations providing for the classes of foreign fishing vessels to which the prohibition would apply, the species of straddling stocks in respect of which the prohibition would apply and the conservation and management measures with which the vessels must comply. These measures may be taken by the Governor in Council to ensure that the effectiveness of NAFO conservation and management measures is not undermined.

This enactment also amends the enforcement provisions of the Coastal Fisheries Protection Act in support of the prohibition.


[44]            Les travaux préparatoires du Parlement à l'égard du texte modificateur présentent de l'intérêt. Il n'a pas été évoqué dans les arguments présentés à la Cour, mais, à la clôture des arguments, la Cour a fait remarquer aux avocats qu'ils n'en avaient pas fait état et leur a demandé l'autorisation de mentionner elle-même cet historique. Les avocats ne s'y sont pas opposés. La Cour reconnaît que les « travaux préparatoires du Parlement » présentent une valeur probante restreinte et que l'on ne peut y avoir recours qu'avec circonspection. Cela dit, je suis d'avis que, aux fins de la présente affaire, les travaux préparatoires du Parlement offrent un arrière-plan instructif.


[45]            Le projet de loi C-29, celui qui proposait les modifications susdites de la Loi, avait franchi en peu de temps les étapes de la Chambre des communes. Il avait semble-t-il été adopté en première lecture le 10 mai 1994. Le 11 mai, il était examiné en deuxième lecture. Après un discours assez étoffé du ministre des Pêches et des Océans de l'époque, le projet de loi franchissait non seulement l'étape de la deuxième lecture, celle de l'examen en comité plénier, celle du rapport du Comité, celle des rapports, celle de l'assentiment au rapport du Comité, mais également celle de la troisième lecture et celle de l'adoption[12]. Le discours du ministre n'avait pas fait référence aux navires battant les pavillons des États membres de l'OPAN. Après avoir évoqué les sacrifices consentis par les pêcheurs canadiens au nom de la conservation, le ministre avait plutôt déclaré, dans un passage assez révélateur :

... alors même qu'on demande ce sacrifice aux Canadiens pour le bénéfice des générations futures et pour la régénération des ressources, on voit d'autre part une poignée de bateaux pirates battant pavillon de complaisance s'emparer de ces espèces menacées que les Canadiens tentent de sauvegarder afin que cette ressource fragile puisse se reconstituer. Je déclare à ces pirates que leur heure est venue et que nous allons mettre fin à leurs gestes prédateurs. Nous allons mettre fin à ce genre d'exploitation[13].

Les navires battant le pavillon de l'Espagne ou celui du Portugal auraient pu difficilement être considérés comme des « bateaux pirates battant pavillon de complaisance » dans la Zone de réglementation de l'OPAN.

[46]            Plus loin dans son discours, le ministre faisait les remarques suivantes :

Nous ne voulons pas confronter qui que ce soit en haute mer. Nous ne tenons pas à arraisonner un seul bateau. Nous ne voulons pas intervenir auprès d'un seul équipage, quels que soient leur origine et le pavillon de complaisance que leur bateau arbore, pas un seul. Mais, nous confronterons, nous arrêterons, nous saisirons, nous poursuivrons en justice chacun d'entre eux s'ils ne retirent pas leurs filets et s'ils ne quittent pas la zone [la Zone de réglementation de l'OPAN][14].

[47]            Le ministre fut brièvement interrogé durant la procédure qui suivit son discours en deuxième lecture. Un membre de l'opposition lui avait posé la question suivante :


J'ai discuté avec des pêcheurs et avec d'autres personnes de ma connaissance, dans les provinces de l'Est. Un consensus général semble se dégager : les gens sont très heureux de voir arriver cette mesure législative longuement attendue. On se demande cependant si elle sera suffisante, parce que certains navires étrangers pêchent au large de la limite de 200 milles battant pavillon espagnol ou portugais, par exemple. Ce ne sont pas seulement des navires battant des pavillons de complaisance.

J'ai une question à poser au ministre en prévision de l'étude du projet de loi. Le gouvernement sera-t-il capable de repousser aussi ces navires? Mon impression c'est que l'on va imposer certaines restrictions aux membres de l'Organisation des pêches de l'Atlantique nord-ouest. Le ministre a d'ailleurs affirmé que la mesure législative répondrait à cette importante question que se posent les gens de la région atlantique[15].

[48]            Le ministre n'avait pas répondu directement à la question susdite, si tant est que l'on puisse la considérer comme une question. Toutefois, après sa déclaration et ce que l'on pourrait appeler, du moins par déduction, les questions des membres de l'opposition, il avait pour l'essentiel clos le débat avec la déclaration suivante :

... Ce projet de loi vise essentiellement à donner au gouvernement le pouvoir d'agir à l'extérieur de la zone de 200 milles de la même façon qu'il le fait à l'intérieur de cette zone.

Voici ce qui arrive généralement lorsqu'une loi d'autorisation comme celle-ci est adoptée par le Parlement. On prendra un règlement d'application, exactement comme on le fait pour de nombreuses autres mesures législatives. Lorsque ce règlement sera publié, le député et tous les membres du Comité permanent des pêches pourront en faire un examen minutieux.

Pour répondre à la question précise posée par le député, l'expression « bateau d'une classe réglementaire » permet simplement au gouvernement de désigner une classe ou un genre de bateau qui, selon ce que nous avons déterminé, pratique la pêche d'une manière qui va à l'encontre des règles de conservation et contre qui des mesures peuvent donc être prises.

Par exemple, nous pourrions désigner les bateaux sans nationalité. Nous pourrions aussi désigner les bateaux sous pavillon de complaisance. C'est tout ce que cela veut dire. Le règlement sera mis à la disposition du député, de son parti et du Comité des pêches[16].     [Non souligné dans l'original.]

Il convient peut-être de relever que, lorsque le Canada a décidé d'agir le 9 mars 1995, le règlement qui censément autorisait tels agissements, et qui avait été promulgué le 3 mars 1995, n'avait pas été publié.


[49]            Manifestement, l'attention du ministre au sein de la Chambre des communes était fixée sur les navires sans État d'immatriculation et sur les navires battant des pavillons de complaisance. Il n'excluait pas l'application des modifications aux navires arborant les pavillons d'États membres de l'OPAN, mais il ne faisait pas non plus clairement et expressément référence à tels navires.

[50]            Un communiqué de presse publié au nom du ministre des Affaires étrangères et du ministre des Pêches et des Océans le 10 mai 1994, jour du dépôt à la Chambre des communes du projet de loi modifiant la Loi, ne se prononçait pas lui non plus sur l'étendue du projet de loi, limitant ses références expresses aux mesures qui seraient prises contre les navires sans nationalité et aux navires arborant des pavillons de complaisance. Le communiqué de presse précisait que c'étaient ces bateaux qui « menaçaient le plus la conservation des stocks chevauchants » . Puis on y ajoutait que le Canada avait, le même jour, « modifié son acceptation de la compétence obligatoire de la Cour internationale de justice de La Haye afin d'empêcher toute situation qui pourrait anéantir les efforts du Canada pour protéger ses stocks » . On y écrivait que ce qui précédait était une « mesure temporaire en réaction à une situation d'urgence » . La modification par le Canada de son acceptation de la compétence obligatoire de la Cour internationale de justice fut plus tard invoquée pour empêcher la saisine de la C.I.J. en rapport avec les événements ici en cause.


[51]            Le projet de loi fut débattu au Sénat le 12 mai 1994, c'est-à-dire le lendemain de son adoption à la Chambre des communes. Devant le Sénat, le ministre des Pêches et des Océans indiqua plusieurs fois que le projet de loi était applicable « à la queue et au nez » des Grands Bancs, régions des Grands Bancs qui se trouvent à l'extérieur de la zone de pêche du Canada de 200 milles. Les événements ici en cause ne sont survenus ni à la « queue » ni au « nez » des Grands Bancs, mais plutôt dans des zones de grands fonds. Cela dit, durant le débat, l'échange suivant a eu lieu entre le sénateur Phillips et le ministre des Pêches et des Océans :

Sénateur Phillips : Vous avez fait référence, monsieur le ministre, à la zone 2J et au fait que les prises de flétan du Groenland se sont accrues dans cette zone, au large du plateau continental. J'ai été étonné d'apprendre que l'augmentation des prises était aussi importante. Les navires qui sont repoussés au-delà des extrémités des Grands bancs vont-ils aller pêcher dans la zone 2J?

M. Tobin : [Ministre des Pêches et des Océans] ...

Les stocks de flétan dont vous parlez se sont déplacés vers l'extrémité, plus précisément sur le talus du banc où le plateau continental plonge dans des eaux plus profondes. C'est là que le flétan semble maintenant se concentrer. Pour les pêcheurs canadiens, cela signifie que les poissons, autrefois abondants de ce côté-ci de la limite - mais je formule ici une hypothèse et les scientifiques admettent aussi, à défaut de preuves, qu'il s'agit d'une hypothèse - semblent s'être déplacés vers les eaux plus profondes où les températures sont plus élevées. Cependant, ces stocks de flétan font déjà l'objet d'une importante pêche sélective et cela nous inquiète. Nous croyons que la pêche y est trop intensive. Les stocks ne peuvent pas soutenir cette pêche sélective.

Nous avons soulevé la question de la santé du flétan du Groenland auprès de l'OPANO, et je l'ai soulevée personnellement auprès du commissaire européen aux pêches. Nous avons envisagé la possibilité de réglementer cette pêche, qui n'est pas réglementée, pour ne pas assister à une baisse des stocks comme cela s'est déjà produit dans le cas de la morue du Nord et d'autres poissons plats[17].

[52]            S'agissant de l'application du texte modificateur et des règlements subséquents aux navires arborant les pavillons d'États membres de l'OPAN, l'échange suivant a eu lieu entre le sénateur St. Germain et le ministre des Pêches et des Océans :

Sénateur St. Germain : ... Dans sa déclaration, M. Ouellet [ministre des Affaires étrangères] a dit que nous avions affaire à des bateaux pirates. N'y a-t-il que cela?...

M. Tobin :[Ministre des Pêches et des Océans]

...


En ce qui concerne les autres pays, parlons de l'OPANO,... Nous tenons des réunions. Nous discutons. Nous mettons en commun des ressources scientifiques. Nous menons des projets de recherche conjoints. Nous échangeons des renseignements. Nous fixons ensemble des quotas ainsi que la part de ces quotas qui revient à chacun des pays. Nous établissons des règles de conservation. Chacun de nos pays doit faire en sorte que ses flottes nationales respectent les quotas fixés et les règles établies conjointement au sein de l'OPANO.

Advenant que des bateaux venant d'un autre pays membre de l'OPANO ne se conforment pas aux règles - et c'est arrivé - il incombe alors à ce pays de les faire s'y conformer. Nous disposons d'un moyen qui permet de faire respecter la loi dans le cadre d'une entente négociée et au sein d'une organisation multilatérale. Ça ne marche pas toujours à merveille; à vrai dire, les choses marchent parfois moins rondement que le Canada le souhaiterait, mais au moins il existe une organisation. Quand nous prenons des bateaux de nos partenaires de l'OPANO en défaut, nous demandons à ces derniers de bien vouloir les faire se conformer. Nous pouvons intervenir auprès de ces pays; le principe est posé[18].                                                                              [Non souligné dans l'original.]

[53]            Sur la question de la prétendue surpêche pratiquée par l'Espagne et le Portugal, l'échange suivant a eu lieu entre le sénateur Comeau et le ministre des Pêches et des Océans :

Sénateur Comeau :

...

Je voudrais vous poser une question à propos de l'établissement des quotas au sein de la Communauté européenne. Dois-je comprendre que le Portugal et l'Espagne, qui ont toujours été les plus réfractaires aux quotas de l'OPANO, acceptent maintenant sans rechigner des quotas que nous considérons conformes à une saine gestion?

M. Tobin : [Ministre des Pêches et des Océans]

...

Votre question précise concerne l'Espagne et le Portugal, sénateur. Il faut faire une distinction importante ici. L'Espagne et le Portugal respectent effectivement les contingents fixés par l'OPANO. Ces deux pays participent à part entière à titre d'États membres de l'OPANO.

Ceci dit, il est vrai que certains bateaux, surtout portugais, se procurent des pavillons de complaisance. Ils vont au Panama, au Honduras ou à la Sierra Leone et obtiennent ces pavillons afin de se soustraire aux règlements et de continuer à pêcher. Au Canada, cependant, nous devons prendre soin de ne pas affirmer que, simplement parce qu'un bateau portugais se procure un pavillon de complaisance, le Portugal est coupable.

...


... auparavant, soit vers le milieu des années 1980, même si l'OPANO établissait les contingents pour l'Union européenne, celle-ci avait recours à ce qui s'appelle la « procédure d'exception » et fixait unilatéralement ses propres contingents à des niveaux beaucoup plus hauts que ceux de l'OPANO. À mon avis, à cette époque, l'Union européenne pêchait de façon tout à fait contraire aux principes de la conservation. Voilà ce qu'a fait l'Union européenne au milieu des années 1980. Ce n'est plus le cas aujourd'hui, même si ce l'est encore pour certains bateaux qui quittent la flottille européenne et récoltent les stocks selon des méthodes que nous voulons justement abolir grâce à ce projet de loi[19].                                                                                       [Non souligné dans l'original.]

[54]            Plus tard, en réponse à un point soulevé par le sénateur Stewart concernant la notion de « catégorie de bateaux de pêche étrangers » , le ministre des Pêches et des Océans avait répondu notamment :

... Nous ne pouvons pas prévoir quel genre de chalutier-usine ou de technologie utilisée ailleurs dans le monde pourrait un jour servir aux deux extrémités des Grands bancs. Nous avons donc laissé la description assez générale afin que les règles s'appliquent à toutes les classes de bateau.

[55]            Puis le ministre avait reconnu que « cette mesure législative nous donne vraiment beaucoup de pouvoirs » [20].

[56]            Le sénateur Stewart avait ensuite demandé si le règlement pris conformément aux modifications allait pouvoir être examiné « dès qu'il sera prêt à être publié » . Le ministre avait répondu par l'affirmative[21]. Un examen attentif des procès-verbaux du Sénat n'a rien révélé qui donne à entendre que le règlement pris en mai 2004 et, ce qui est peut-être plus important, le règlement pris le 3 mars 2005, ont effectivement été déposés au Sénat selon une procédure accélérée.

[57]            La sénatrice Andreychuk s'était dite préoccupée des « cas de poursuite et que dans de telles situations le bon sens ne l'emporte pas toujours » . Elle avait exprimé l'espoir que le ministre « pensera aux agents chargés d'exécuter la loi. Pour la première fois, ils agiront dans des eaux internationales, dans une situation qui, si je comprends bien, reste une zone du droit international » . Le ministre avait répondu :


Je peux vous donner une garantie. Nous n'avons pas l'intention d'intervenir au milieu de la nuit et d'attraper tout le monde sur qui nous pouvons mettre la main. Au contraire, nous avons l'intention de faire savoir souvent, publiquement et très clairement que, premièrement, nous avons le pouvoir que nous a donné le Parlement aujourd'hui, deuxièmement, que nous avons l'intention et les moyens d'exercer ce pouvoir et, troisièmement, que nous demanderons à ceux qui sont en infraction par rapport à tout régime de conservation intelligent ou sensé de partir. Nous voulons faire connaître publiquement et très clairement nos intentions dès maintenant, les répéter une semaine avant de prendre des mesures d'exécution et encore le jour même de notre intervention.

Tout navire prêt à partir pourra le faire. Quant aux navires qui resteront sur place après tous ces avertissements, nous les arraisonnerons et les saisirons et nous en poursuivrons les propriétaires avec toute la rigueur de la loi[22].

[58]            Les échanges susdits ont eu lieu au Sénat, en comité plénier. À la suite des échanges, le projet de loi fut rapporté, sans modifications, la première lecture et la seconde lecture ayant eu lieu auparavant. La troisième lecture a semble-t-il suivi, et le projet de loi a reçu la sanction royale le même jour, comme il est dit plus haut.


[59]            Un règlement pris sous l'autorité du texte modificateur a été promulgué et enregistré le 25 mai 1994[23]. Il a été publié dans un numéro spécial de la Gazette du Canada, partie II, le 31 mai 1994[24]. Il étendait les pouvoirs des « gardes-pêche » , en dehors des eaux de pêche canadiennes, aux « navires sans nationalité » , une expression définie, et aux bateaux de pêche étrangers arborant les pavillons du Belize, des îles Caïmanes, du Honduras, du Panama, de Saint-Vincent-et-les-Grenadines et de la Sierra Leone pour ce qui concerne les « stocks chevauchants » , définis de manière à englober le flétan du Groenland dans les sous-zones de pêche 3L, 3M, 3N et 3O de l'OPAN. Aucune preuve n'a été présentée à la Cour de l'exercice du pouvoir extraterritorial conféré aux gardes-pêche par le règlement de mai 1994 et par la version modifiée de la Loi sur la protection des pêches côtières, en vertu de laquelle il avait été pris.

[60]            Le règlement pris en vertu de la Loi sur la protection des pêches côtières fut de nouveau modifié le 3 mars 1995 et la modification fut enregistrée le même jour sous le numéro DORS/95-136. Le règlement modificateur ne fut publié dans la Gazette du Canada que le 22 mars 1995. Les nouvelles modifications s'appliquaient aux stocks chevauchants se trouvant dans les sous-zones de pêche 3L, 3N et 3O de l'OPAN, et les stocks chevauchants concernés étaient de nouveau définis de manière à englober le flétan du Groenland. Les États dont les navires étaient déclarés assujettis à des mesures coercitives unilatérales de la part des gardes-pêche comprenaient aussi désormais le Portugal et l'Espagne. Avis de la promulgation du règlement ainsi élargi fut donné à l'Union européenne. L'Espagne retira ses bateaux de pêche des sous-zones de pêche concernées et les envoya dans les eaux internationales à l'extérieur de la Zone de réglementation de l'OPAN. À la suite de consultations que les autorités espagnoles et la demanderesse personne morale jugèrent adéquates, les bateaux de pêche espagnols qui avaient été retirés reçurent l'ordre de retourner pêcher dans les sous-zones de pêche concernées de la Zone de réglementation de l'OPAN. Ces navires comprenaient l'ESTAI.

[61]            Les événements du 9 mars qui sont relatés dans l'introduction des présents motifs ont suivi.

4)         Autres faits et autres événements précurseurs survenus entre juin 1994 et février 1995 inclusivement


[62]            Comme il est indiqué plus haut dans les extraits d'observations faites par le ministre des Pêches et des Océans devant le Sénat à propos du projet de loi C-29 modifiant la Loi sur la protection des pêches côtières, le Canada avait désapprouvé, au milieu des années 1980, l'emploi régulier que faisait la Communauté européenne de la procédure d'opposition inscrite dans la Convention, afin de « tourner » les allocations contingentaires proposées par la Commission des pêches de l'OPAN et d'établir ses propres allocations contingentaires « autonomes » dans la Zone de réglementation de l'OPAN. Ces contingents autonomes, de l'avis du Canada, nuisaient aux efforts accomplis par l'OPAN pour arriver à une conservation efficace et à une exploitation durable des ressources halieutiques soumises au régime de réglementation de l'OPAN[25].

[63]            Au début des années 1990, la relation entre le Canada et la Communauté européenne s'est améliorée, du moins en matière de pêche. À la fin de 1992, le Canada et la Communauté européenne ont négocié un « Protocole d'accord » de grande portée sur leurs relations en matière de pêche, protocole qui comprenait les dispositions suivantes :

...

1.             les parties sont convenues :

a)             de coopérer en vue de favoriser une conservation efficace et un régime d'exploitation durable des ressources halieutiques de l'Atlantique du Nord-Ouest;

b)             de respecter les décisions de la NAFO relatives à la gestion de la pêche et à la conservation des stocks, conformément à leurs droits et obligations au titre de la convention NAFO;

c)              de soutenir l'adoption par la commission des pêches de la NAFO de mesures de gestion et de conservation qui soient conformes à l'article XI de la convention NAFO, eu égard à l'esprit de coopération dans lequel le Canada et la Communauté ont contribué aux décisions de gestion et de conservation arrêtées lors de la réunion annuelle de la NAFO de 1992. Comme l'exige la clause qui précède, le Canada continuera d'informer la commission des pêches de ses mesures et décisions de gestion et de conservation;

d)             de déterminer les moyens permettant de favoriser un resserrement de la coopération économique et commerciale entre les milieux de la pêche du Canada et de la Communauté;


e)             de se consulter afin de soumettre à la NAFO, en temps utile pour qu'elles puissent être examinées à sa réunion annuelle de 1993 et sans préjudice des droits et obligations internationaux, des propositions communes concernant :

-               un mécanisme de règlement permettant de résoudre les différends que pourrait susciter entre les parties contractantes de la NAFO tout usage de la procédure d'objection de nature à affecter négativement la poursuite des objectifs de la convention NAFO,

-                des mesures visant à empêcher des bateaux battant pavillon d'États non signataires de la convention NAFO d'exercer dans la zone de réglementation de la NAFO une activité de pêche qui affecte négativement la poursuite des objectifs de la convention NAFO, et notamment des mesures applicables aux États de pavillon qui ne réglementent pas efficacement et en temps utile les activités de pêche de leurs bateaux ou ressortissants dans la zone de réglementation de la NAFO,

-                d'autres mesures, y compris la possibilité d'interdire les importations de poisson capturé dans la zone de réglementation de la NAFO par des bateaux battant pavillon d'États non signataires de la convention NAFO;

f)              d'appliquer des mesures pour dissuader leurs bateaux de passer sous le pavillon d'États non signataires de la convention NAFO dans le but d'exercer dans la zone de réglementation de la NAFO une activité de pêche contraire aux mesures de conservation et de contrôle de la NAFO;

g)              de coopérer à l'application et à l'amélioration des mesures destinées à assurer une surveillance et un contrôle efficaces de l'activité de pêche dans la zone de réglementation de la NAFO de manière que les mesures de gestion convenues soient respectées;

h)             d'oeuvrer de concert au sein de la NAFO à l'élaboration et à l'application de nouvelles mesures visant à améliorer l'équilibre entre l'effort de pêche et les possibilités légitimes de pêche et de prendre toutes dispositions nationales nécessaires pour assurer une application efficace de ces mesures;

i)              d'instituer un comité mixte de hauts fonctionnaires, qui se réunira selon les besoins mais au moins une fois par an afin d'examiner le fonctionnement du présent accord et le respect par les parties de leurs engagements respectifs;

j)              d'assurer l'application appropriée des mesures de conservation et de contrôle de la NAFO et de leur propre réglementation en matière de pêche par leurs bateaux dans la zone de réglementation de la NAFO;


--              à partir de 1993, la Communauté exercera sur ses bateaux un contrôle au moins aussi sévère qu'en 1992 afin de prévenir tout dépassement de quota, en fermant les pêcheries dont les quotas sont considérés comme épuisés et en s'efforçant de limiter l'effort de pêche (nombre de bateaux et de jours de pêche) en fonction des quotas et autres possibilités légitimes de pêche de manière à assurer une surveillance et un contrôle efficaces;

k)             de maintenir des patrouilleurs dans la zone de réglementation de la NAFO, qui procéderont à des inspections dans le cadre du système d'inspection et de surveillance internationale communes de la NAFO et en fonction des besoins;

--              à cet effet, la Commission européenne se propose d'affecter un patrouilleur dans la zone de réglementation de la NAFO pour une période de dix mois, comme en 1992,

--              en l'absence de patrouilleur communautaire, et si les moyens dont les deux parties disposent le permettent, la Commission européenne affectera des inspecteurs à bord d'un patrouilleur canadien pour accomplir les tâches d'inspection de la NAFO et

l)              de poursuivre en 1993, sans préjudice d'un accord mutuel pour les années suivantes, les examens trimestriels des activités et des données d'inspection et de surveillance canadiennes et communautaires, y compris des rapports de capture de leurs bateaux relatifs à la zone de réglementation de la NAFO de manière à permettre en temps utile un calcul exact de l'exploitation effective des quotas[26].

Le Protocole d'accord n'est jamais entré en vigueur, en raison de vigoureuses objections qui furent soulevées à son endroit au Canada, mais il attestait néanmoins un réel climat de coopération, du moins entre la Communauté européenne et le gouvernement du Canada.

[64]            Dans une note d'information du 18 janvier 1994 adressée au ministre des Pêches et des Océans et intitulée « L'Union européenne (auparavant la CE) est-elle en conformité avec ses obligations au sein de l'OPAN? » , on relevait la déclaration générale suivante :

[traduction]

1.             L'UE [l'Union européenne, auparavant la Communauté européenne], comme le Canada, a accepté toutes les règles de conservation établies par l'OPAN, les a transposées dans ses lois et a affecté du personnel et des ressources pour leur application. C'est là un revirement total par rapport à la situation qui avait cours dans le passé, lorsque la CE autorisait ses navires à ignorer les règles de conservation de l'OPAN.


2.             Des navires de l'UE commettent des infractions dans la Zone de réglementation de l'OPAN, tout comme des navires canadiens le font à l'intérieur des 200 milles. Des agents d'exécution du Canada et de l'UE font des inspections régulières de navires de la CE et, lorsque des contraventions sont constatées, l'UE prend des mesures en engageant les procédures judiciaires qui s'imposent. C'est exactement ce que nous faisons pour donner effet aux règlements canadiens des pêches.

3.             Ceux qui prétendent que les navires de l'UE continuent de pratiquer la surpêche en dehors des 200 milles ne comprennent sans doute pas que les navires de l'UE pêchent certains stocks, tel le flétan du Groenland, auxquels ne s'applique aucune limite contingentaire de l'OPAN, de telle sorte qu'ils ne contreviennent pas aux règles de l'OPAN[27].                                         [Non souligné dans l'original.]

[65]            Dans le même document, et en ce qui concerne surtout le troisième paragraphe susmentionné, on peut lire le paragraphe suivant :

[traduction]La principale menace de l'UE en 1994 dans la Zone de réglementation de l'OPAN, outre la morue de la sous-zone 3NO, est le résultat d'une absence de réglementation de l'OPAN concernant le flétan du Groenland. Cette lacune ne saurait être imputée à l'UE. Le Canada ne dispose toujours pas d'un consensus sur une politique du flétan du Groenland à l'extérieur des 200 milles et n'a donc pas proposé de mesures pour examen par l'OPAN.

[66]            À la suite d'une demande adressée par le ministre des Pêches et des Océans au Conseil pour la conservation des ressources halieutiques, le Conseil avait rendu compte au ministre, le 20 juin 1994, de ses conclusions relatives au flétan du Groenland dans les sous-zones de pêche 0, 1, 2 et 3 de l'OPAN. Il concluait ainsi son rapport :

[traduction]Le Conseil pour la conservation des ressources halieutiques croit que, pour assurer l'avenir de ce stock précieux, le flétan du Groenland des sous-zones 0, 1, 2 et 3, à l'intérieur et à l'extérieur de la zone de pêche canadienne de 200 milles, doit être géré au moyen d'un plan détaillé de gestion et de conservation. Les pressions tolérées en matière de pêche, et les mesures de conservation qui sont prises, doivent obéir au principe de précaution et être appliquées « d'une manière uniforme » à l'éventail complet du stock.

[67]            Parmi les recommandations du Conseil, il y avait les suivantes :

[traduction]

1.             Trouver une solution permanente permettant de réglementer la pêche du flétan du Groenland et de réduire sensiblement l'effort de pêche et les captures des navires étrangers dans la Zone de réglementation de l'OPAN se trouvant à l'extérieur de la limite canadienne des 200 milles, dans la sous-zone 3.


2.             S'efforcer de limiter, dans la mesure du possible, les captures totales dans les sous-zones 2 et 3 au niveau annuel maximal de 25 000 tonnes antérieurement recommandé par le CCRH, jusqu'à ce qu'une preuve scientifique permette une conclusion différente.

...

4.             Cesser de donner à entendre que le flétan du Groenland est un stock sous-utilisé ou sous-exploité, étant donné qu'il est en réalité surexploité.

...                                                                                               [28]

[68]            Le Conseil pour la conservation des ressources halieutiques était, à l'époque du rapport, composé de représentants de l'industrie et de certains scientifiques indépendants du gouvernement. Il avait été établi pour donner au ministre des Pêches et des Océans des avis impartiaux concernant les problèmes que pose la gestion des pêches au large de la côte est du Canada.

[69]            Les sous-zones de pêche mentionnées dans le passage susdit sont des sous-zones de la Zone de la Convention de l'OPAN et sont clairement indiquées dans l'annexe I. La sous-zone 3 comprend la zone où l'ESTAI pêchait le matin du 9 mars 1995.

[70]            Durant l'été 1994, le Conseil scientifique de l'OPAN avait fait une recommandation de nature plutôt provisoire portant sur l'établissement d'un total maximum admissible des captures pour le flétan du Groenland dans la Zone de réglementation de l'OPAN. Le Conseil scientifique concluait que, pour les sous-zones 2 et 3, un niveau de captures dépassant 40 000 tonnes pour 1995 (prédiction fondée sur le statu quo et comprenant les captures des Parties non contractantes) ne suffirait pas à contenir l'effort de pêche. D'aucuns croyaient que, compte tenu de certains des indicateurs existants du stock, les captures de 1995 devraient être sensiblement plus basses pour stopper la tendance décroissante de la biomasse.


[71]            À la suite de consultations avec les représentants de l'industrie de la pêche de la côte est du Canada et avec les provinces concernées, le Canada a entrepris les préparatifs de la seizième séance annuelle de la Commission des pêches de l'OPAN, tenue à Dartmouth, en Nouvelle-Écosse, du 19 au 23 septembre 1994, avec le mandat d'obtenir, pour le flétan du Groenland, un total admissible des captures (TAC) qui soit imposé par l'OPAN. L'imposition d'un total admissible des captures pour le flétan du Groenland allait constituer, peu de temps après la naissance de l'OPAN, le premier TAC se rapportant à une espèce non réglementée. Les consultations menées avec les représentants de l'industrie canadienne des pêches et ceux des provinces concernées ont dépassé la question de l'établissement d'un TAC pour englober celle de la distribution des parts de ce TAC parmi les pays membres de l'OPAN. Les consultations eurent eu pour résultat d'exhorter le Canada à obtenir une part importante du TAC, eu égard à des captures historiques étalées sur un passé relativement long, plutôt qu'à des captures récentes, lesquelles pouvaient favoriser sensiblement l'Union européenne.


[72]            À la séance de septembre 1994 de la Commission des pêches de l'OPAN, le Canada a présenté un document renfermant une série de diagrammes. Par commodité, les diagrammes[29] sont joints aux présents motifs, comme annexe III. Les deux premiers diagrammes montrent une chute assez considérable de la biomasse du flétan du Groenland à l'intérieur de la zone de pêche canadienne de 200 milles, la baisse étant particulièrement marquée pour le flétan du Groenland à l'âge du frai. Le troisième diagramme montre le pourcentage relativement faible de la biomasse du flétan du Groenland à l'intérieur de la zone de pêche canadienne de 200 milles qui a été pris à titre de captures. Les quatrième et cinquième diagrammes illustrent la baisse considérable, dans la Zone de réglementation de l'OPAN, de la biomasse du flétan du Groenland et de la biomasse du flétan du Groenland en âge de frayer. Finalement, les deux derniers diagrammes illustrent la décroissance des captures de flétan du Groenland à l'intérieur de la zone de pêche canadienne de 200 milles, et les captures en forte croissance de flétan du Groenland dans la Zone de réglementation de l'OPAN, à partir de l'ouverture de la pêche commerciale du flétan du Groenland dans la Zone de réglementation de l'OPAN en 1990. Les captures relativement faibles au cours des trois (3) années antérieures à 1990 correspondent à la période où la pêche du flétan du Groenland dans la Zone de réglementation de l'OPAN se faisait à titre expérimental seulement.

[73]            La Commission des pêches de l'OPAN a adopté pour 1995, à l'intérieur de la Zone de la Convention de l'OPAN, un total admissible des captures de flétan du Groenland se chiffrant à 27 000 tonnes. Le rapport de la Commission des pêches reproduisait le procès-verbal suivant :

[traduction]

6.11          Flétan du Groenland 2+3

Se fondant sur la compréhension qu'avait l'UE des meilleurs avis scientifiques, le représentant de l'UE a proposé un TAC de 40 000 tonnes. Cette proposition n'a reçu aucun appui.

Le représentant de la Norvège a proposé, dans un esprit de compromis, un TAC de 27 000 tonnes. Les représentants de la Russie et du Canada ont appuyé cette proposition.

Une limite de captures de 27 000 tonnes a été adoptée par la Commission des pêches. L'Union européenne s'est abstenue[30].


[74]            Il convient de noter que, parmi l'ensemble des propositions dont était saisie la Commission des pêches de l'OPAN et qui sont résumées dans la pièce D-31, le procès-verbal susdit est le seul qui ait été adopté avec une abstention. Toutes les autres propositions consignées ont été adoptées à l'unanimité. Les conditions étaient donc réunies pour que soit déterminée la distribution du total admissible des captures de flétan du Groenland dans les sous-zones de pêche 2 et 3 de l'OPAN. Cette question n'a pas été étudiée lors de la seizième séance annuelle de la Commission des pêches.

[75]            La Cour est disposée à présumer, compte tenu de l'ensemble de la preuve qu'elle a devant elle, qu'un « positionnement » pour la répartition du total admissible des captures de flétan du Groenland dans les sous-zones 2 et 3 de l'OPAN a été orchestré entre la date de la décision du Conseil des pêches relative au total admissible des captures et la date d'une séance extraordinaire de la Commission des pêches, à la fin de janvier et au début de février 1995, séance au cours de laquelle la répartition a été faite. Sans aucun doute, la preuve dont dispose la Cour tend à confirmer ce fait en ce qui concerne l'Union européenne et le Canada. Certains éléments attestant ce « positionnement » , comme je l'appelle, sont exposés ci-après.

[76]            Par lettre datée du 22 décembre 1994, le chef de la délégation de la Commission des communautés européennes écrivait au ministre des Pêches et des Océans en réponse à une lettre du ministre datée du 24 novembre, où il était semble-t-il question d'une « surveillance des pêches » dans la Zone de réglementation de l'OPAN. Le chef de la délégation concluait ainsi :

[traduction]

À mettre en cause l'Union européenne sur la foi de preuves contestables, il pourrait être plus difficile de trouver des solutions aux problèmes véritables. J'espère au contraire qu'il y aura coopération croissante entre le Canada et l'Union européenne pour que soit renforcée l'application des règles de l'OPAN. Soyez assuré que nous mettrons tout en oeuvre pour assurer le respect de la Convention de l'OPAN à l'intérieur du cadre offert par la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer.


À mon avis, une coopération accrue entre l'Union européenne et le Canada est plus nécessaire que jamais, étant donné les difficultés auxquelles se heurtent les pêches dans la zone de l'OPAN. L'accord négocié il y a plus de deux ans maintenant, paraphé en décembre 1992 et avril 1993, et approuvé du côté européen par le Conseil en décembre 1993, constitue le meilleur cadre possible d'une telle coopération. Je déplore que, après les efforts considérables faits de part et d'autre pour conclure les négociations de cet accord, son application soit constamment reportée. Je ne puis qu'inviter le Canada, encore une fois, à résoudre dès que possible les difficultés qui ont jusqu'à maintenant empêché sa ratification[31].

L' « accord » mentionné au second paragraphe est l' « accord » paraphé en décembre 1992 et cité largement au paragraphe [63] des présents motifs, qui n'est jamais entré en vigueur en raison de résistances exprimées au Canada.

[77]            Dans une note d'information du 5 janvier 1995 adressée au ministre des Pêches et des Océans, document qualifié de « pièce maîtresse » durant le procès par les avocats des demandeurs, les fonctionnaires répondaient à ce qui semblait être une demande du ministre sur la question des captures canadiennes potentielles maximales de flétan du Groenland en 1995 dans les sous-zones de pêche 2 et 3 de l'OPAN. Les deux premiers paragraphes de la note sont ainsi formulés :

[traduction]

Lors d'une réunion tenue le 3 janvier 1995 avec de hauts fonctionnaires en prévision de votre imminent voyage en Europe, vous demandiez quelle quantité de flétan du Groenland dans les sous-zones 2 et 3 les pêcheurs canadiens seraient en mesure de capturer en 1995. Vous demandiez aussi si des dispositions de gestion pouvaient être mises au point pour maximiser les captures canadiennes.

Le TAC [total admissible des captures] tout comme les captures canadiennes dans cette zone ont diminué sensiblement depuis 1984. En 1984, le TAC était de 75 000 tonnes, pour des prises canadiennes de 19 805 tonnes; en 1993, le TAC était de 50 000 tonnes, pour des prises canadiennes de 2 656 tonnes; en 1994, le TAC était de 6 500 tonnes, pour des prises canadiennes de 2 896 tonnes (données préliminaires)[32].

[78]            Dans la même note, sous la rubrique « Situation actuelle » , apparaît le paragraphe suivant :

[traduction]


Il y a un ou deux ans, le prix au débarquement du turbot était d'environ 30 cents la livre; il est aujourd'hui d'environ 1 $ la livre. Si l'on ajoute à cela le taux de change favorable, l'absence d'autres espèces à pêcher et la persistance d'une capacité excédentaire, alors notre effort de pêche sur ce stock pourrait être multiplié par quatre ou cinq en 1995.

[79]            La note se termine ainsi :

[traduction]

En résumé, les captures canadiennes totales en 1995 dépendront des facteurs suivants :

•                présence de la ressource;

•                indicateurs économiques ci-dessus;

•                nombre de pêcheurs qui, croyons-nous, exploiteront la ressource si la pêche se déroule selon le plan ordinaire de gestion du poisson de fond;

•                nous répartissons notre quota de l'OPAN avec à-propos, mais pas nécessairement d'une manière égale, entre la sous-zone 2 et la sous-zone 3.

Avec une bonne combinaison des facteurs ci-dessus, les captures canadiennes en 1995 pourraient aller jusqu'à 15 ou 20 000 tonnes, si un tel quota était disponible.                                                                               [Non souligné dans l'original.]

[80]            La conclusion ci-dessus contraste vivement avec l'indication précédente, fondée sur des données préliminaires, selon laquelle les captures de 1994 étaient de 2 896 tonnes. L'avocat des demandeurs a fait valoir que cette note prouvait que le Canada considérait la répartition du total admissible des captures de flétan du Groenland dans les sous-zones 2 et 3 de l'OPAN pour l'année 1995 dans un esprit de « pure avidité économique » , plutôt qu'en fonction de principes liés à la préservation et à la conservation du stock de poisson.

[81]            Le 23 janvier 1995, les hauts fonctionnaires écrivaient de nouveau au ministre des Pêches et des Océans pour l'informer des résultats d'une réunion tenue « avec des conseillers » à St. John's (Terre-Neuve) le 17 janvier, réunion qui concernait encore une fois l'allocation pour 1995 du total admissible des captures de flétan du Groenland. Le produit de la réunion avait semble-t-il été une proposition de « partage » du TAC. Les hauts fonctionnaires écrivaient ce qui suit :


[traduction]

C'est là une proposition très complexe qu'il serait difficile d'expliquer et de justifier à l'intérieur du délai très court offert par la série de rencontres bilatérales qui sont nécessaires pour l'examiner; certains des membres de l'OPAN feront savoir qu'ils n'ont pas reçu mandat d'examiner cette approche;[33]

D'autres propositions ont été soumises au ministre.

[82]            La Commission des pêches de l'OPAN s'est réunie en séance extraordinaire à Bruxelles, en Belgique, le 30 janvier et le 1er février 1995. Le point principal de l'ordre du jour de cette séance semble avoir été la répartition, parmi les Parties contractantes, des quotas de flétan du Groenland pour 1995 dans les sous-zones 2 et 3 de la Zone de la Convention de l'OPAN. Le représentant de Cuba a semble-t-il présenté une proposition que, « à la lumière de pourparlers subséquents » , il a retiré en faveur d'une nouvelle proposition prévoyant la distribution suivante :

6.44          Canada - 16 300 tonnes ou 60,37 p. 100, UE - 3 400 tonnes ou 12,59 p. 100, Russie - 3 200 tonnes ou 11,85 p. 100, Japon - 2 600 tonnes ou 9,63 p. 100, autres - 1 500 tonnes ou 5,56 p. 100[34].

[83]            La pièce D-32, qui est le rapport de la Commission des pêches, Séance spéciale du 30 janvier et du 1er février 1995, comprend le paragraphe suivant :

[traduction]

6.45          Le représentant du Canada a relevé que le Canada avait montré une souplesse considérable au cours des quatre étapes suivantes en vue d'un consensus : 1) le Canada aurait pu justifier 89-90 p. 100 du TAC, mais il a d'abord revendiqué 75 p. 100, 2) le Canada avait été disposé à accepter une proposition de Cuba... offrant environ 65 p. 100 du TAC au Canada, 3) le Canada a fait une proposition... de 62,22 p. 100 et 4) le Canada était disposé à accepter une nouvelle proposition de Cuba... qui offrait au Canada 60,37 p. 100. Il a félicité le représentant cubain pour les efforts accomplis par lui en vue d'une solution. Il a suggéré que la proposition cubaine soit mise aux voix.

[84]            Plus loin, dans le même document, on peut lire le paragraphe suivant :


[traduction]

6.53          Le président a conclu que la majorité des parties était favorable à une mise aux voix. En conformité avec la pratique de l'OPAN, il a tenu un vote sur la proposition la plus récente. La clé d'allocation présentée par le représentant cubain... a été adoptée. Six parties ont voté pour (Canada, Cuba, Islande, Japon, Norvège, Russie). Deux parties se sont abstenues (Danemark, au nom des îles Féroé, et la République de Corée), et cinq ont voté contre (Estonie, UE, Lettonie, Lituanie et Pologne.).

[85]            Encore une fois, selon la preuve dont dispose la Cour, le vote ainsi tenu n'était pas conforme à la manière habituelle de régler les affaires devant la Commission des pêches. De plus, un vote aussi divisé était très inhabituel. Cela dit, au final, le Canada a obtenu pour 1995 un quota qui dépassait largement les captures annuelles raisonnablement récentes de flétan du Groenland réalisées par l'industrie canadienne de la pêche, et qui dépassait largement les captures annuelles des années récentes dans la portion des sous-zones 2 et 3 de la Zone de la Convention de l'OPAN qui se trouve à l'intérieur des eaux de pêche canadiennes. Il n'a pas été contesté devant moi que le Canada ne s'était jamais, jusqu'en 1995, livré à la pêche hauturière du flétan du Groenland dans la Zone de réglementation de l'OPAN et que l'industrie canadienne de la pêche ne disposait pas de navires capables de pêcher efficacement le flétan du Groenland dans les profondeurs de cette Zone. Je suis d'avis qu'aucune preuve convaincante n'a été présentée à la Cour montrant que le Canada avait accès à de tels navires.

[86]            Cinq jours après que la Commission des pêches eut pris sa décision relative à la répartition du quota, c'est-à-dire le 6 février 1995, le ministre des Pêches et des Océans écrivait notamment ce qui suit au commissaire de l'Union européenne chargé des pêches :


[traduction]

Comme vous le savez, la décision de l'OPAN relative à la répartition du quota de flétan du Groenland a été appuyée par une grande majorité de membres de longue date de l'OPAN qui pratiquent la pêche à grande échelle dans la zone de l'OPAN - Norvège, Japon, Russie, Islande et Cuba, ainsi que le Canada. La décision sera donc comprise par la communauté internationale comme une décision reflétant les traditions et pratiques de l'OPAN, ainsi que les dispositions de la Convention de l'OPAN qui prévoient une considération spéciale pour le Canada dans l'allocation des captures des Grands Bancs et du Bonnet flamand.

Je comprends les difficultés que la décision de l'OPAN causera pour les flottes espagnole et portugaise. Les flottes du Canada se sont elles aussi heurtées à de graves réductions parce que les niveaux de capture, qui étaient trop élevés, ont dû être considérablement diminués. Comme il s'agit là de la première décision de l'OPAN d'établir des limites de captures pour le flétan du Groenland, et eu égard à la difficile transition qui en résultera pour les flottes espagnole et portugaise, le Canada est disposé à aider l'UE à faire la transition. Nous acceptons de transférer à l'UE pour 1995 une partie de l'allocation de l'OPAN consentie au Canada, étant entendu que l'UE n'invoquera pas la procédure d'opposition.

Comme nous en avons discuté à Bruxelles, il y aura à Bruxelles, les 20 et 21 février, une réunion de hauts fonctionnaires du Canada et de l'UE. J'ai autorisé l'ambassadeur du Canada pour la conservation des pêches, ... qui dirigera la délégation canadienne, à profiter de cette rencontre pour étudier davantage la question avec vos représentants. Le niveau de transfert à l'UE de l'allocation de l'OPAN consentie au Canada devra naturellement être raisonnable compte tenu des attentes des pêcheurs canadiens à propos de ce stock. L'ambassadeur Lapointe sera en mesure de discuter du niveau possible et des modalités d'un tel transfert, ce qui comprendra une évaluation exacte des captures espagnoles et portugaises à ce jour en 1995. Comme vous le savez, nous croyons que ces captures sont loin d'avoir été toutes déclarées à vos représentants. Il est essentiel de résoudre cette question si l'on veut avoir l'assurance que les captures totales de flétan du Groenland en 1995 restent en deçà de la limite de 27 000 tonnes fixée par l'OPAN.

J'espère que cette offre sera vue selon le même esprit que celui dans lequel elle est faite. Elle me causera des difficultés sur le plan interne, car la flotte canadienne se prépare à capturer le quota alloué au Canada par l'OPAN. Toutefois, je suis disposé à accepter ces difficultés pour vous aider, en votre qualité de nouveau commissaire de l'UE pour les pêches, et à faciliter la transition des flottes espagnole et portugaise vers leurs nouveaux quotas de l'OPAN. Je crois que vos représentants vous confirmeront qu'il s'agit là d'une offre d'aide sans précédent dans l'histoire de l'OPAN et dans l'histoire des relations Canada-UE en matière de pêche[35]. [Non souligné dans l'original.]

La mention, dans le premier paragraphe, des « dispositions de la Convention de l'OPAN qui prévoient une considération spéciale pour le Canada dans l'allocation des captures des Grands Bancs et du Bonnet flamand » semblerait se rapporter aux articles I.5 et XI.4 de la Convention, dont voici le texte :


Article I


5. Aucune disposition de la présente Convention n'est réputée atteindre ou infirmer les positions ou prétentions d'une Partie contractante en ce qui concerne les eaux intérieures, la mer territoriale ou les limites ou l'étendue de la juridiction d'une Partie en matière de pêche, ni atteindre ou infirmer les vues ou positions d'une Partie contractante en ce qui concerne le droit de la mer.

Article XI

4. Les propositions adoptées par la Commission concernant la répartition des prises dans la Zone de réglementation doivent tenir compte des intérêts des membres de la Commission dont les navires ont traditionnellement pêché dans cette Zone; en ce qui concerne la répartition des prises dans les pêcheries des Grands Bancs et du Bonnet flamand, les membres de la Commission doivent accorder une attention particulière à la Partie contractante dont les collectivités riveraines dépendent au premier chef de l'exploitation de stocks associés à ces pêcheries et qui a déployé des efforts considérables pour assurer la conservation de ces stocks par des mesures internationales, en organisant notamment la surveillance et l'inspection des pêches internationales pratiquées dans ces pêcheries dans le cadre d'un programme international d'inspection mutuelle.

Les événements ici en cause n'influaient pas directement sur les prises dans les Grands Bancs et le Bonnet flamand, encore que l'on puisse certainement soutenir qu'ils portaient atteinte à ces prises puisque le flétan du Groenland est un stock chevauchant.

[87]            L'offre faite dans la lettre citée plus haut n'a pas été retenue.


[88]            Le 3 mars 1995, le jour même où fut pris un règlement qui ajoutait les navires de l'Espagne et du Portugal aux navires sans nationalité et aux navires arborant des pavillons de complaisance, contre lesquels le Canada prétendait pouvoir agir unilatéralement dans la Zone de réglementation de l'OPAN en application de la Loi sur la protection des pêches côtières, l'Union européenne invoquait la procédure d'opposition prévue par la Convention de l'OPAN, ce qui suspendait la date de prise d'effet de la répartition du quota de flétan du Groenland[36]. L'Union européenne fixait aussi, unilatéralement, son propre « quota autonome » , pour le flétan du Groenland, dans la Zone de réglementation de l'OPAN, à un niveau qui dépassait largement le quota que lui avait attribué la Commission des pêches à la séance qui avait eu lieu à Bruxelles le 30 janvier et le 1er février 1995. L'Union européenne s'engageait à respecter néanmoins le total admissible des captures de 1995 pour le flétan du Groenland qu'avait fixé la Commission des pêches en septembre 1994. Le même jour, par communiqué de presse, le ministre des Pêches et des Océans annonçait que le Canada, pour la première fois, pêcherait le flétan du Groenland dans la Zone de réglementation de l'OPAN, c'est-à-dire en dehors des eaux de pêche canadiennes. Le communiqué de presse était ainsi formulé :

Ottawa -- Le ministre des Pêches et des Océans, M. Brian Tobin, a annoncé aujourd'hui que les pêcheurs canadiens s'apprêtent à participer pour la première fois à la pêche du flétan à l'extérieur de la zone de 200 milles et ce, à la suite de la récente décision internationale d'affecter 60 p. 100 des quotas de 27 000 tonnes au Canada.

« Deux bateaux canadiens se rendent sur les lieux de pêche pour commencer à pêcher les stocks de flétan que l'OPANO (Organisation des pêches de l'Atlantique nord-ouest) a attribués au Canada (16 300 tonnes), a déclaré M. Tobin. L'OPANO a décidé des attributions et nous avons l'intention de pêcher le quota qui nous a été attribué. »

M. Tobin a fait remarquer que le Canada pêche le flétan depuis longtemps; jusqu'à tout récemment, il le faisait exclusivement à l'intérieur de la zone de 200 milles du Canada. Avec la déplétion de la plupart des stocks de poisson de fond de l'Atlantique nord-ouest, la pêche du flétan est l'une des seules que les pêcheurs canadiens peuvent encore pratiquer.[37]

La Cour ne sait pas si les pêcheurs canadiens se sont effectivement livrés à la pêche hauturière du flétan du Groenland en mars ou avril 1995.

[89]            Les conditions étaient donc réunies pour les événements du 9 mars 1995.

5)        L'ESTAI et ses campagnes dans la Zone de réglementation de l'OPAN


[90]            Les faits suivants sont extraits principalement du témoignage de Jose Enrique Pereira Molares, un dirigeant de la société demanderesse qui occupait déjà un poste de commande au sein de la société demanderesse en 1995. M. Pereira a témoigné en espagnol, avec l'aide d'un interprète.

[91]            En 1995, la société demanderesse, qui exerçait ses activités depuis Vigo, en Galice (Espagne), s'occupait à pêcher, à classer, à transformer, directement et indirectement, à mettre sur le marché et à vendre du poisson et des produits de la mer. Cette année-là, le flétan du Groenland, dans l'Atlantique nord-ouest, à l'extérieur des eaux de pêche canadiennes de 200 milles, représentait environ 25 p. 100 de ses prises totales. La société exploitait une flotte de huit bateaux de pêche, dont l'ESTAI était le plus important. L'ESTAI et deux autres navires de la société demanderesse croisaient dans l'Atlantique nord-ouest.

[92]            L'ESTAI était muni d'une coque en acier. Il avait été construit à Vigo durant les années 1987-1988 et avait été enregistré à l'origine au port de Vigo, en Espagne, en 1988. Il avait une longueur de 69,475 mètres, une largeur de 12,520 mètres et une profondeur de 7,750 mètres. Sa jauge nette, en tonnes métriques, était de 548 tonneaux. Sa jauge brute, elle aussi en tonnes métriques, était de 1 718 tonneaux. Sa capacité d'entreposage frigorifique (congélation) était de 1 856,25 mètres cubes. Il était mû par un unique moteur diesel de six cylindres et sa vitesse maximale officielle était de 12,847 noeuds[38].


[93]            La société demanderesse a acquis l'ESTAI au cours d'enchères publiques en juillet 1993. Elle a dépensé beaucoup d'argent pour lui apporter diverses améliorations, notamment en renforçant la coque, en remplaçant certaines tôles de la coque et en y installant un système électronique perfectionné et un treuil perfectionné comprenant deux tambours, chacun équipé d'un câble de quatre kilomètres de longueur et de 26 millimètres de diamètre. Le dispositif perfectionné comprenant le treuil et le câble permettait à l'ESTAI de traîner, à grande profondeur, un imposant filet de pêche, très lourd si l'on prenait en compte ses accessoires et les prises importantes qu'il pouvait contenir. Des améliorations ont aussi été apportées au pont de l'ESTAI. Il y avait notamment un système sophistiqué permettant d'observer le déploiement du filet de pêche grâce à un équipement installé dans le filet, équipement qui transmettait des images à un récepteur ou des récepteurs placés au fond de la coque. Les récepteurs à leur tour retransmettaient les images vers un équipement de visualisation placé sur le pont.

[94]            Selon M. Pereira, la valeur en dollars canadiens de l'ESTAI remis à neuf en 1995 était d'environ 6 000 000 $.

[95]            L'ESTAI a pris la mer la première fois pour la société demanderesse, dans un état « comme neuf » , le 9 septembre 1993 ou vers cette date. Il pêchait ou « poursuivait » le flétan du Groenland dans la Zone de réglementation de l'OPAN et en eaux profondes. Il était retourné à Vigo environ cinq ou six mois plus tard et, après inspection, avait été jugé en bon état, sans dommages causés par les glaces.


[96]            Selon la preuve documentaire évoquée par un autre témoin au nom de la demanderesse, Jose Luis Iglesias Sanchez, professeur d'université, également expert-comptable et auditeur, la première campagne de l'ESTAI dans l'Atlantique nord-ouest avait été un succès, c'est-à-dire lucrative. Selon un tableau préparé par le professeur Iglesias, qui n'a pas déposé d'affidavit d'expert auprès de la Cour, mais qui de toute évidence a produit un témoignage d'expert, l'ESTAI avait été en mer 151 jours lors de sa première campagne. Le professeur Iglesias a estimé que, abstraction faite du temps passé par le navire pour se rendre sur les lieux de pêche et en revenir, l'ESTAI avait pêché un total de 137 jours. Selon lui, la valeur nette générée pour la société demanderesse durant cette période avait été de 73 598 929 pesetas, soit 537 218 pesetas par jour de travail, la valeur nette quotidienne la plus élevée générée par l'ESTAI au cours de ses quatre campagnes dans l'Atlantique nord-ouest[39].

[97]            Durant la première campagne de l'ESTAI, le patron de l'ESTAI n'était pas le capitaine Davila. Au cours de la campagne, l'ESTAI avait été l'objet d'une citation de l'OPAN, qui avait conduit l'Espagne à imposer une amende administrative au patron du navire, amende qui fut payée par la société demanderesse.


[98]            L'ESTAI est retourné dans la Zone de réglementation de l'OPAN à la fin de mars 1994 et a pêché le flétan du Groenland jusqu'à la fin de septembre 1994. C'était la première campagne de l'ESTAI dans la Zone de réglementation de l'OPAN à se faire sous le commandement du capitaine Davila. Le professeur, expert-comptable et auditeur susmentionné a dit que cette campagne avait duré 180 jours, dont 166 jours environ considérés comme « jours travaillés » . La valeur nette produite durant cette campagne avait été un peu plus basse que la valeur nette produite durant la première campagne de l'ESTAI, bien que le nombre de jours travaillés eût été supérieur. La valeur journalière générée était passée de 537 218 pesetas pour la première campagne à 407 794 pour la deuxième campagne. Encore une fois, selon le témoignage de M. Pereira, l'ESTAI était retourné à Vigo en bon état. S'agissant de la première campagne et de la seconde campagne, un permis spécial avait été délivré par les autorités espagnoles des pêches, qui autorisait l'ESTAI à pêcher dans la Zone de réglementation de l'OPAN. Ces permis spéciaux n'ont pas été soumis à la Cour.


[99]            Le 17 octobre 1994, un permis spécial, intitulé, en traduction française, « permis de pêche de courte durée » , fut délivré à l'ESTAI pour une troisième campagne dans la Zone de réglementation de l'OPAN. Le permis indiquait qu'il était valide jusqu'au 31 décembre 1994, bien qu'il fût plus tard prorogé à trois reprises, d'abord pour une période non définie, puis jusqu'au 28 février 1995 et finalement jusqu'au 31 mars 1995. Le permis spécial, dans sa forme originale, précise que les espèces principales devant être pêchées sont « le flétan du Groenland et la crevette dans la sous-zone de pêche 3M de l'OPAN » , mais chacune des prorogations précise qu'elle autorisait la pêche du « flétan » . Le permis spécial ou « permis de pêche de courte durée » [40] est très long et très détaillé. Cela dit, même s'il limite les prises de certaines espèces, il n'indique aucune limite pour les prises de flétan du Groenland, étant donné qu'aucun total admissible des captures de flétan du Groenland n'avait été fixé par la Commission des pêches de l'OPAN pour 1993 et 1994. Il indique d'une manière assez détaillée, sous la rubrique « Mesures techniques » , la dimension des mailles du filet; il réglemente les dispositifs de fixation des filets; il limite les « prises accessoires » , c'est-à-dire les prises de poissons qui ne sont pas de l'espèce visée par les activités de pêche et qui sont capturés accidentellement, et il précise la taille minimale des poissons, encore qu'aucune taille minimale ne soit indiquée pour le flétan du Groenland. Il décrit aussi les « mesures de contrôle » , les « communications » , les « renseignements statistiques » et il énumère les dispositions en vigueur dans la Communauté européenne qui s'appliquaient aux lieux de pêche de l'OPAN. Le permis comprend cinq annexes. Au total, dans sa traduction anglaise, il comprend dix-huit pages, les avis de prorogation ajoutant trois pages supplémentaires.

[100]        Le permis spécial ou permis de courte durée indique ce qui suit : « LES ACTIVITÉS DE PÊCHE SE DÉROULERONT EN TANT QUE CAMPAGNE BIOÉCONOMIQUE, CONFORMÉMENT AUX CONDITIONS ANNEXES » . M. Pereira a expliqué que ces mots étaient une reconnaissance du fait que la pêche du flétan du Groenland dans les eaux profondes de la Zone de réglementation de l'OPAN, à la fin de 1994 et au début de 1995, restait une « pêche expérimentale » , malgré les prises très importantes qui avaient été faites en 1993 et 1994.

[101]        M. Pereira a dit que les filets se trouvant à bord de l'ESTAI lorsqu'il avait quitté Vigo durant sa troisième campagne pour se diriger vers la Zone de réglementation de l'OPAN, sous l'autorité du permis de pêche de courte durée que je viens d'évoquer, étaient pleinement conformes aux conditions de ce permis[41].


[102]        Lors de sa troisième campagne, l'ESTAI a quitté Vigo pour la Zone de réglementation de l'OPAN le 27 octobre 1994, pourvu du permis évoqué précédemment. Encore une fois, il était sous le commandement du capitaine Davila. Il transportait un équipage de vingt-huit (28) matelots, y compris son patron, son capitaine de pêche et un chef mécanicien, lequel fut le seul à témoigner au procès. J'en dirai davantage sur ce point plus tard. Outre les journées de pêche perdues en raison du mauvais temps et une courte pause à l'occasion de Noël, les activités de pêche ont été suspendues en raison de deux événements qui pourraient être qualifiés d'exceptionnels. Un membre de l'équipage a eu une crise cardiaque et est décédé. L'ESTAI s'est rendu à l'île de St-Pierre pour y déposer les restes du matelot décédé. Puis, l'ESTAI était allé à la rescousse d'un autre bateau de pêche dans la Zone de réglementation de l'OPAN, le « Maria Victoria G » , qui avait enchevêtré son hélice dans un filet, probablement le sien. L'ESTAI avait remorqué jusqu'aux Açores le navire rendu incapable de naviguer. M. Pereira a dit durant son témoignage que l'ESTAI avait perdu vingt (20) jours de pêche à cause de ces deux événements. Il a déclaré aussi qu'il avait envisagé de prolonger la campagne au-delà de la fin de mars 1995, si l'équipage avait été d'accord et si la validité du permis avait pu de nouveau être prorogée.

[103]        Durant le voyage vers les Açores et le retour, l'ESTAI avait navigué, contrairement aux attentes, dans une mer forte. Un hublot s'était brisé et l'une des cabines à l'intérieur du hublot avait été littéralement dévastée. L'avocat du défendeur a laissé entendre, durant le contre-interrogatoire, que la coque de l'ESTAI avait pu être endommagée par ce gros temps.

[104]        Au début de mars, l'ESTAI a perdu d'autres jours de pêche. Après que le Canada eut pris le 3 mars 1995 le règlement qui rendait l'article 5.2 de la Loi sur la protection des pêches côtières applicable aux navires espagnols et portugais, le Canada avait donné avis qu'il voulait que les navires en question quittent les lieux de pêche de la Zone de réglementation de l'OPAN. L'ESTAI et d'autres navires ont quitté la Zone de réglementation de l'OPAN et attendu un nouvel avis à l'extérieur de la Zone de la Convention de l'OPAN, c'est-à-dire à l'est de cette zone. L'ESTAI a reçu des directives l'invitant à revenir dans la Zone de réglementation de l'OPAN. C'est ce qu'il a fait et, le 8 mars, il réintégrait les lieux de pêche. Il a repris la pêche le 9 mars.

[105]        Puis il y a eu les événements spectaculaires du 9 mars.


[106]        J'en dirai davantage sur les événements qui se sont déroulés entre le jour de la saisie de l'ESTAI le 9 mars et le jour où il a quitté le port de St. John's le soir du 15 mars pour retourner à Vigo. J'en dirai davantage aussi plus loin dans les présents motifs sur le retour de l'ESTAI à Vigo le 23 mars, sur les inspections ultérieures et sur la mise en cale sèche du navire pour qu'il subisse des réparations, des améliorations et une remise à neuf en vue d'un retour à la mer, et sur le moment où il a de nouveau quitté le port le 18 mai 1995 pour sa quatrième campagne dans la Zone de réglementation de l'OPAN. L'ESTAI est retourné à Vigo le 9 août 1995 après seulement soixante-sept (67) jours de pêche. La valeur nette qu'il avait générée par jour travaillé était beaucoup plus élevée que celle qu'avait générée son troisième voyage, mais elle était plus basse que les valeurs correspondantes de ses deux premiers voyages.

[107]        La quatrième campagne de l'ESTAI dans la Zone de réglementation de l'OPAN fut sa dernière. L'ESTAI a été vendu par la société demanderesse à une coentreprise dans laquelle la société demanderesse était associée. Il serait désormais exploité depuis les îles Falkland.

LE VOYAGE SOUS ESCORTE DE L'ESTAI DEPUIS L'ENDROIT DE LA SAISIE LE 9 MARS 1995 JUSQU'À ST. JOHN'S


[108]        Au début de la deuxième semaine de procès, c'est-à-dire le lundi 17 janvier 2005, l'avocat des demandeurs a fait une longue déclaration dont il voulait qu'il soit pris acte. Il a évoqué l'échange de vues qu'il avait eu la veille avec ses clients, au sens large, lesquels, a-t-il dit, [traduction] « ont exprimé l'avis que le point de droit soulevé dans cette affaire est assez étroit, puisqu'il s'agit simplement de savoir si le gouvernement du Canada avait le droit d'arrêter le navire Estai dans les eaux internationales, et, de l'avis de nos clients, il est inutile que le procès dure 48 jours [le nombre de jours estimé au départ] à la lumière de la question étroite qui est le point principal à décider dans cette affaire » . Le jour de cet échange de vues, l'avocat des demandeurs a écrit à l'avocat du défendeur. Il informait la Cour, et semble-t-il l'avocat du défendeur, notamment de ce qui suit :

[traduction]

... ayant examiné l'affaire en détail, il a été conclu que, vu le nombre d'admissions, etc., et l'étroitesse du point de droit, il n'est pas nécessaire pour le capitaine Davila de témoigner.

Le capitaine Davila est venu ici [à St. John's] dans le dessein exprès de témoigner, monsieur le juge, et j'ai indiqué à mon confrère, dans ma correspondance, qu'il est venu à Terre-Neuve depuis les îles Falkland. Et quand je dis depuis les îles Falkland, je ne parle pas des îles elles-mêmes, mais des lieux de pêche se trouvant au large des îles Falkland. ... Il était tout à fait entendu au début de ce procès que le capitaine Davila témoignerait et, après examen détaillé de cette affaire, il est apparu inutile de demander au capitaine Davila de rester au Canada pour une nouvelle période pouvant aller jusqu'à deux semaines. C'est un pêcheur qui a dû quitter son navire pour venir témoigner au Canada, il est loin de son navire et il ne témoignera pas[42].

[109]        Le capitaine Davila ayant quitté St. John's sans avoir témoigné, le procès a été notablement abrégé. Cela dit, il a sans doute été un peu moins organisé et cohérent que ce n'aurait pu autrement être le cas. Plusieurs points dont la Cour aurait fort bien pu être saisie n'ont pas pris forme faute de preuve pour les étayer. L'avocat du défendeur n'a finalement appelé qu'un seul témoin, et nombre de témoins que le défendeur aurait eu toutes les raisons d'assigner en réponse au témoignage du capitaine Davila ont plutôt été assignés par les demandeurs.


[110]        Un aspect à propos duquel le capitaine Davila aurait sans doute pu témoigner concernait le voyage depuis le point de saisie de l'ESTAI jusqu'à St. John's et, plus particulièrement, la partie de ce voyage qui s'était déroulée dans les glaces. On peut imaginer que le capitaine Davila aurait eu beaucoup à dire sur le sujet.

[111]        Une vidéocassette, enregistrée semble-t-il commercialement à la requête de la société demanderesse, a été déposée comme pièce D-10. Dans une première séquence très brève, on voit des images, filmées semble-t-il depuis l'ESTAI, d'une surveillance aérienne, ce qui semble être la prise en chasse de l'ESTAI par les navires canadiens, et le déchargement d'un canon à eau par ce qui semble être l'un des navires canadiens. De loin la plus grande partie de la vidéocassette est consacrée à l'arrivée de l'ESTAI revenant à Vigo, à l'accueil qui lui a été réservé, à l'enlèvement du poisson congelé des cales de l'ESTAI ainsi qu'au transfert du poisson vers ce qui semble être un entrepôt frigorifique sur terre, à certaines inspections et à une série de prises de vues assez anodines effectuées à bord de l'ESTAI. La vidéocassette se termine par un long quasi-monologue du capitaine Davila depuis ce qui semble être le point de l'ESTAI. Il s'exprime entièrement en espagnol, mais son discours est assez long et il n'est besoin d'aucune traduction pour comprendre que le capitaine Davila avait beaucoup à dire.

[112]        Finalement, le seul témoignage que nous ayons du capitaine Davila consiste en des extraits de son interrogatoire préalable, extraits qui étaient réputés avoir été consignés dans le dossier au nom du défendeur. Ces extraits concernent directement le passage de l'ESTAI dans les glaces durant le voyage vers St. John's. Ils sont reproduits et joints aux présents motifs comme annexe IV.


[113]        Selon la Cour, les extraits consignés de l'interrogatoire préalable du capitaine Davila ne laissent apparaître chez lui guère d'inquiétude, et certainement aucune irritation, de voir l'ESTAI naviguer parmi les glaces durant son voyage vers St. John's. Il était certainement mécontent de devoir aller à St. John's, mais l'itinéraire qu'il était prié de prendre pour s'y rendre ne semble pas l'avoir troublé plus que de raison. D'ailleurs, il ne semble pas qu'il ait lui-même favorisé, pour se rendre à St. John's, un autre itinéraire où l'ESTAI eût peut-être été dispensé de se frayer un passage parmi les glaces.

[114]        Finalement, le principal témoignage se rapportant au voyage vers St. John's est venu du capitaine Riggs, un témoin appelé au nom des demandeurs, qui était le capitaine au bord du Cape Roger. Le capitaine Riggs a été prié de se reporter à de longs documents qui, dans certains cas directement et dans d'autres indirectement, discréditaient l'itinéraire suivi. Un témoignage a aussi été produit par M. Don Hollette, à l'époque agent des pêches auprès du ministère des Pêches et des Océans du Canada, qui se trouvait à bord du Cape Roger, du moins pendant une partie du voyage. A également témoigné Manuel Santiago Figuierido, le chef mécanicien à bord de l'ESTAI durant le voyage vers St. John's. Malheureusement, en raison de la nature des tâches de M. Santiago, son témoignage à propos du passage dans les glaces se rapportait davantage aux sons qu'il avait entendus, aux craintes qu'il avait eues et aux mesures qu'il avait prises en conséquence de ces craintes, qu'à une observation visuelle des conditions de navigation. Il semblerait d'ailleurs qu'il n'est jamais allé sur le pont de l'ESTAI, ou en tout cas rarement, durant le passage dans les glaces. Il ne semble pas avoir eu de véritables échanges avec le capitaine Davila ou autres officiers de l'ESTAI qui se trouvaient sur le pont.


[115]        Dans le paragraphe précédent, j'évoquais le témoignage de M. Don Hollette qui, durant l'approche vers l'ESTAI le matin du 9 mars 1995 et durant la prise en chasse et la saisie de l'ESTAI, se trouvait à bord du Cape Roger en tant que « rapporteur des événements » , c'est-à-dire comme agent de liaison commentant ce qui se passait en mer pour ceux qui suivaient la situation depuis la côte. M. Hollette a été plutôt vague et général dans son témoignage concernant les premiers moments du voyage vers St. John's. Mais il n'était pas surprenant que son témoignage fût plutôt vague et général puisqu'il avait été appelé à témoigner au nom des demandeurs à très bref délai, et presque dix ans après les événements en cause. Les seuls documents qu'il avait devant lui et qu'il avait semble-t-il eu l'occasion d'examiner étaient son journal, qui renfermait des écritures relatives aux événements du 9 mars et aux premiers moments du voyage vers St. John's[43].

[116]        M. Hollette est semble-t-il passé du Cape Roger au Leonard J. Cowley peu après la saisie de l'ESTAI et au cours des premiers moments du voyage vers St. John's. Il a déclaré que l'ESTAI et les navires canadiens qui l'escortaient avaient quitté le lieu de la saisie en se dirigeant vers l'ouest. Il a dit aussi durant son témoignage que, à un certain moment avant l'entrée dans les eaux de pêche canadiennes, le petit convoi avait fait demi-tour vers l'est, puis vers le sud, à peu près le long du 47e parallèle de longitude, apparemment pour écourter la distance parcourue dans les glaces.


[117]        Le journal de M. Hollette contient la mention suivante : [traduction] « l'ESTAI est semble-t-il très mauvais dans les glaces » . Après avoir déclaré : [traduction] « autant que je m'en souvienne » , il a dit que cette information lui était venue de l'agent des pêches Snelgrove, qui était l'agent des pêches responsable du groupe tactique à bord de l'ESTAI et qui semble-t-il avait pris les commandes de l'ESTAI après sa saisie. Il a déclaré, encore une fois d'après une information obtenue de l'agent Snelgrove, que les prises d'eau d'où venait l'eau froide servant à refroidir le moteur et à soutenir le système de congélation de l'ESTAI étaient [traduction] « vraiment élevées, pas très au-dessous de la surface de l'eau, et, si le navire rencontrait des glaces fondantes, les prises risquaient de se bloquer, ce qui empêcherait l'eau de refroidissement d'entrer dans le navire » [44].

[118]        M. Hollette n'a parlé que d'une navigation dans les glaces fondantes, qu'il a assimilées à la « gadoue » [45]. Il n'a pas dit que le convoi avait navigué dans une « banquise » , qu'il voyait comme des glaces pouvant être dangereuses.

[119]        Le capitaine Newman Riggs, aux commandes du Cape Roger, qui avait escorté l'ESTAI durant tout le voyage vers St. John's, a témoigné d'une manière beaucoup plus détaillée à propos du voyage. Il a parlé des derniers et approximatifs carnets de bord du Cape Roger, des transcriptions des communications navire-terre et navire-navire échangées durant les jours qu'avait duré le voyage, enfin de diagrammes de l'état des glaces, qui indiquaient l'endroit et la densité des glaces au large de la côte est, dans la zone en question, durant les jours du voyage.

[120]        Le capitaine Riggs a dit que, à 19 h 10 le 9 mars, après que les trois ou quatre navires canadiens eurent récupéré leurs canots d'accostage, et avec la coopération entière, encore que peu enthousiaste, du patron de l'ESTAI, le Cape Roger, l'ESTAI, le Sir Wilfrid Grenfell et le Leonard J. Cowley ont mis le cap plein ouest et se sont dirigés « à pleine vitesse vers St. John's » . À 20 heures ce soir-là, le petit convoi passait de la sous-zone de pêche 3M de l'OPAN à la sous-zone 3L. À 21 h 15, le Cape Roger changeait de cap pour effectuer un « transfert » avec le Sir Wilfrid Grenfell. Cette opération avait vraisemblablement obligé tous les navires à s'arrêter jusqu'à l'achèvement du transfert.


[121]        À minuit entre le 9 mars et le 10 mars, la flottille a changé de cap, pour revenir vers l'est, parce que les navires rencontraient des « chapelets » de glace. Les navires avaient en fait rebroussé chemin jusqu'à 47 degrés de longitude ouest, puis avaient changé de cap pour se diriger plein sud jusqu'à un point se trouvant dans le voisinage de 47 degrés de latitude nord. Le capitaine Riggs a expliqué ainsi le considérable changement de cap :

[traduction]

Alors évidemment, de l'avion ou d'un autre navire, ou peut-être depuis la côte, nous recevions des renseignements sur les glaces, nous avions sur le navire des cartes nous indiquant les endroits des glaces, et ces renseignements et cartes nous disaient que nous devions rebrousser chemin vers l'est jusqu'à 47 degrés, puis faire route vers le port[46].

[122]        À 7 h 30 le 10 mars, le Sir Wilfrid Grenfell prenait une position de tête pour naviguer dans les glaces. À peu près au même moment, la petite flottille prenait de nouveau la direction ouest vers la côte de Terre-Neuve, en avançant à la vitesse relativement faible de quatre noeuds. Le capitaine Riggs a dit que la vitesse relativement faible s'imposait en raison des « chapelets » de glace. Il a donné l'explication suivante :

[traduction]

À 7 h 30, le Grenfell a pris la tête du convoi pour naviguer dans les glaces. Et dans de telles conditions vous prenez toutes vos précautions, surtout quand vous servez d'escorte[47].

[123]        Le capitaine Riggs a dit que, au début de l'après-midi du 10 mars :

[traduction]

Nous étions à l'arrêt pour transférer des provisions et du personnel. Là encore, évidemment en pleine mer, il pouvait y avoir d'autres chapelets de glaces aux alentours, mais il y avait largement assez d'eau libre de glaces pour que nous soyons en mesure de procéder à un transfert de personnel et de provisions[48].


[124]        Il semble que, durant l'un des transferts, le canot d'accostage du Leonard J. Cowley a été endommagé, que des blessures ont été subies et que des provisions ont été perdues. Le Sir Wilfrid Grenfell a été mis à contribution pour récupérer le canot d'accostage endommagé du Cowley.

[125]        La route vers l'ouest fut lente durant le reste de la journée du 10 mars, mais il semble que, très tôt le matin du 11 mars, le convoi naviguait dans une mer libre de glaces. À 2 h 15 le 11 mars, la vitesse fut augmentée, passant à sept noeuds, à la suite d'une conversation avec Frank Snelgrove, à bord de l'ESTAI. Durant cette journée, la flottille dut composer avec une grosse mer et une forte houle. À 6 h 35, la flottille changeait de cap pour prendre une direction sud « vers la lisière des glaces » [49].


[126]        L'avocat a montré au témoin la pièce P-64, une transcription des enregistrements de la Garde côtière pour le 10 mars 1995. À partir d'environ 7 h 12 le 10 mars, la pièce P-64 fait état de nombreuses communications entre les navires de la flottille, communications qui montrent qu'ils évoluaient dans des « chapelets de glaces » , et plus tard au milieu des glaces. Le Sir Wilfrid Grenfell était en tête et ouvrait la voie, en particulier au bénéfice de l'ESTAI. Dans un message transmis à 7 h 15 min 37 s, le Sir Wilfrid Grenfell signalait à l'ESTAI que le couvert de glaces indiquait [traduction] « ... seulement trois dixièmes... » et que le Sir Wilfrid Grenfell allait guider l'ESTAI. Il est fait état de chapelets de glaces dans des messages envoyés à 7 h 27 min 35 s et 7 h 28 min 49 s. Il est de nouveau fait état d'un chapelet de glaces à 7 h 33 min 04 s. Dans un message envoyé au Sir Wilfrid Grenfell à 7 h 48 min 32 s, l'ESTAI demande si le Sir Wildred Grenfell se trouve [traduction] « ... dans des glaces plus abondantes » . Dans sa réponse, le Sir Wilfrid Grenfell disait qu'il s'approchait d'eaux libres de glaces. Dans un message envoyé à 8 h 08 min 25 s par le Leonard J. Cowley au Chebucto, on apprend ce qui suit :

[traduction]

Il y avait un seul petit chapelet de glaces, mais nous commençons à l'instant d'entrer dans des glaces.

[127]        À peu près au même moment, le Sir Wilfrid Grenfell envoyait le message suivant à l'ESTAI :

[traduction]

Nous venons d'entrer dans les glaces. Préparez-vous à y arriver sous peu.

[128]        Entre 9 h 46 min 45 s et environ 10 h 10, la flottille naviguait semble-t-il dans des glaces plus abondantes. Les navires canadiens ont envoyé un message annonçant un élargissement de la voie pour l'ESTAI. Il y est question d'une « très grande proximité » , mais le contexte ne permet pas de dire s'il s'agissait des navires qui s'étaient regroupés ou si c'était les glaces qui commençaient d'enclaver les navires. Dans un autre message, dont il est très difficile de dire la source, on signale ce qui suit :

[traduction]

Nous avons pas mal de glaces aussi autour de nous. Nous progresserons avec vous et nous suivrons l'un des autres navires.

[129]        À 10 h 01 min 11 s, l'ESTAI envoyait le message suivant au Sir Wilfrid Grenfell :

[traduction]

... Si vous êtes au milieu de ces gros morceaux de glace [inaudible] pourriez-vous nous en informer, parce que le capitaine s'en inquiète vraiment.

Le Grenfell a répondu [traduction] « d'accord, nous vous ferons savoir s'il survient quelque chose d'anormal... » .

[130]        L'ESTAI semble avoir répondu :


[traduction]

... Encore très grande proximité ici en ce moment. Nous devons nous frayer un chemin...

[131]        Peu après, il y a une mention qu'il est difficile d'interpréter et qui concerne la possibilité que l'un des navires, probablement l'ESTAI, aurait peut-être « besoin d'un touage » . À 10 h 04 min 05 s, le Sir Wilfrid Grenfell envoyait le message suivant à l'ESTAI :

[traduction]

... Quelques courants légèrement plus importants que la norme passent ici à tribord. On dirait que c'est quelque chose à surveiller...

[132]        Peu avant 10 h 15, les messages indiquent que les glaces se raréfiaient, mais, à 10 h 23 min 38 s, le Sir Wilfrid Grenfell communiquait ce qui suit au Leonard J. Cowley :

[traduction]

... nous avons là encore une lisière de glaces qui est tantôt faible tantôt importante. On dirait qu'il s'agit de l'une de ces bandes épaisses...

Le Leonard J. Cowley a répondu :

[traduction]

Je m'avance vers cet endroit. Je vais lentement. Je traverse en ce moment une petite lisière de glaces. Lorsque j'en serai sorti, j'essaierai de me rapprocher de vous.

[133]        Les messages disent que le convoi était tantôt dans les glaces, tantôt en dehors, au cours des heures qui ont suivi. Entre 13 h 36 et 13 38, les messages font état de glaces « de bonne taille » et de « trois gros morceaux ici à tribord, tout le long du côté droit... » .

[134]        À 13 h 41 min 21 s, un avion de reconnaissance signalait ce qui suit :

[traduction]

- - J'imagine que vous tentez par tous les moyens de vous frayer un chemin et qu'il a une petite bande devant lui [il s'agit probablement du Leonard J. Cowley]. C'est seulement un mille, et, après cela, vous serez dans des eaux libres de glace. Nous avons obtenu de lui l'endroit le plus proche où les eaux sont libres de glace, c'est-à-dire un relèvement magnétique de 284, à un mille. ... Ensuite vous pourrez naviguer en toute tranquillité jusqu'à - attendez, je vais vous dire - bon, je vois que le chemin est long. Il y aura probablement une distance de 60 milles avant que vous n'y retourniez.


[135]        Vers 14 h 30, le convoi semble, d'après les communications, être sorti des glaces pour entrer en pleine eau. Le convoi s'est arrêté pour procéder aux transferts mentionnés précédemment. Cependant, peu après 17 h 30, le Sir Wilfrid Grenfell signalait qu'il avait vu un chapelet de glaces et qu'il se trouvait dans des glaces. Dans un message de retour, il est fait état d'une « palette de glace » .

[136]        Puis l'avocat a montré au capitaine Riggs la transcription des enregistrements de la Garde côtière pour le 11 mars 1995[50].

[137]        Le matin du 11 mars, vers 8 h 20, la transcription d'un échange entre le témoin et une personne non identifiée indique que la petite flottille progressait lentement dans de forts vents contraires. La vitesse était « d'environ cinq noeuds » .


[138]        La même conversation entre le capitaine Riggs et une personne non identifiée révèle que la flottille avançait approximativement le long du 47e parallèle de latitude nord, ce qui la conduirait dans la région de Renews sur la côte ouest de la presqu'île Avalon de Terre-Neuve, à quelque 36 milles au sud de St. John's. Il est mentionné durant la conversation que la flottille rencontrerait probablement des glaces avant d'atteindre la côte. On donne à entendre que la flottille pourrait changer de cap et se diriger vers le sud afin de contourner les éventuelles glaces. La possibilité qu'une aide soit apportée par un brise-glaces était évoquée. En réponse à une question de l'avocat qui voulait savoir si le capitaine Riggs jugeait que l'aide d'un brise-glaces serait essentielle, le capitaine Riggs a répondu : [traduction] « Non, nous sommes arrivés au port sans lui. Nous avions le Grenfell, qui n'est pas véritablement un brise-glaces, mais qui est bon comme navire d'escorte. Nous et le Cowley étions des navires capables de résister aux glaces » [51].

[139]        À environ 9 h 14, des messages indiquaient qu'une pluie verglaçante et des embruns verglaçants étaient attendus. Une personne non identifiée a laissé entendre, sans doute en plaisantant, que la flottille pourrait ne pas arriver à St. John's avant le mercredi 15 mars.

[140]        Vers 12 h 21, la flottille s'attendait encore à trouver des glaces sur sa route vers l'ouest et voulait savoir à quelle distance se trouvait la lisière de glaces.

[141]        Vers 6 h 50 le 12 mars, le Leonard J. Cowley signalait ce qui suit :

[traduction]

... Ils [les navires de la flottille] faisaient route sur un relèvement de 270 [plein ouest], à une vitesse de 10 noeuds. Ce qu'ils faisaient, c'est qu'ils allaient heurter la lisière sud des glaces, et comme il y avait un chenal libre de glaces s'étendant tout le long de la presqu'île Avalon, avant St. John's, ils allaient suivre ce chenal jusqu'à St. John's[52].

[142]        La preuve dont dispose la Cour ne dit pas si la flottille a rencontré des glaces importantes les 11 et 12 mars durant les dernières étapes de son voyage vers la presqu'île Avalon. La preuve révèle cependant que la flottille s'est rapprochée de la côte ouest de la presqu'île Avalon et a rectifié sa route vers le nord en direction de St. John's. Aucun autre incident n'a été consigné à propos du voyage. Vers 15 h 10 le dimanche 12 mars, le Cape Roger était amarré au quai est n ° 9, du côté nord du port de St. John's. L'ESTAI fut semble-t-il amarré à deux quais, non loin du Cape Roger.


[143]        L'avocat a présenté au capitaine Riggs une série de cartes indiquant, pour les jours critiques, les endroits et densités des glaces au large de la côte est de Terre-Neuve. Le capitaine Riggs a déclaré que ces cartes n'étaient pas totalement fiables parce que, jusqu'à un certain point, elles reposaient sur des données qui étaient pour l'essentiel périmées, et cela à cause du mouvement constant des glaces. Cela dit, les cartes indiquaient bien que la petite flottille aurait pu jusqu'à un certain point éviter les glaces durant le voyage vers St. John's si, lorsqu'elle avait viré au sud afin d'échapper le plus possible aux glaces, elle avait fait route davantage vers le sud, puis avait viré à l'ouest jusqu'à ce qu'elle fût à proximité de la presqu'île Avalon, puis au nord en direction de St. John's, jusqu'aux eaux sans glace qui se trouvaient juste à l'est de la presqu'île Avalon. Finalement, l'avocat a présenté au capitaine Riggs un document intitulé « Garde côtière canadienne - Navigation dans les glaces en eaux canadiennes, édition révisée de 1992 » [53]. Plus précisément, il lui a présenté la partie I, intitulée « Opérations dans les glaces » , chapitre 2, intitulé « Navigation dans les glaces » , et les deux premiers paragraphes de la sous-rubrique « Généralités » de ce chapitre. Les paragraphes en question sont ainsi rédigés :

La glace peut arrêter tous les navires, même les brise-glace, et le navigateur qui n'a pas l'expérience des glaces a intérêt à apprendre à respecter la puissance latente de celles-ci sous toutes leurs formes. Toutefois, comme on continue à le vérifier, un navire en bon état et bien pourvu peut, dans des mains expertes, fort bien réussir à traverser sans heurt des eaux couvertes de glaces.

Le premier principe de la navigation dans les glaces est de conserver sa liberté de manoeuvre, car le navire pris dans les glaces est entraîné par ces dernières. Cette navigation exige beaucoup de patience et même de labeur, que l'on soit escorté ou non par un brise-glace. Parfois, la manoeuvre la plus sûre et la plus rapide de gagner un port ou la haute mer est de contourner une zone de glaces difficile dont on connaît les limites.

[144]        S'agissant en particulier de la dernière phrase de l'extrait susmentionné, et en réponse à la question « Que faites-vous dans un cas comme celui-là? » , le capitaine Riggs a répondu :

[traduction]

Si les glaces ne sont pas trop denses, nous nous y frayons un passage, en réduisant notre vitesse, en postant des vigies et en recourant à d'autres solutions possibles.


[145]        L'avocat a alors présenté au capitaine Riggs la rubrique 2.6.1, à la page 24, intitulée « Pénétration dans les glaces » , d'où est extrait le passage suivant :

Les recommandations de route faites par les préposés du centre d'opérations des glaces au moyen du système d'information approprié reposent sur les dernières données disponibles. Les capitaines ont intérêt à régler leur cap en conséquence. Voici quelques conseils utiles sur la manoeuvre d'un navire dans les glaces :

a)             Ne pénétrez pas dans une zone de glaces si une autre route, même plus longue, s'offre à vous.

b)             Il est très facile et extrêmement dangereux de sous-estimer la dureté de la glace.

...

e)              Ne tentez pas de traverser la banquise dans l'obscurité sans disposer de projecteurs puissants faciles à commander de la passerelle : si vous ne pouvez plus avancer à cause d'une piètre visibilité, mettez à la cape et laissez tourner l'hélice au ralenti; une hélice lente risque moins d'être abîmée par les glaces qu'une hélice immobile.

...

g)             On doit se tenir loin de toute forme de glace de glaciers (icebergs, fragments d'iceberg et bourguignons] dans la banquise; elle se déplace avec le courant, tandis que la banquise est mue par le vent.

...

[146]        Le capitaine Riggs avait auparavant déclaré que le Cape Roger était équipé de projecteurs puissants et que, selon lui, l'ESTAI disposait du même équipement. Il a dit que le passage susmentionné constituait une bonne indication générale, mais que, d'après son expérience et celle d'autres capitaines de la flottille, la publication et les conseils qu'elle donnait n'étaient pas particulièrement utiles. Il a affirmé qu'il naviguait régulièrement dans les glaces et qu'il faisait même parfois de ce milieu un abri. Il a reconnu en particulier le caractère très dangereux des « bourguignons » , qui selon son témoignage sont des blocs de glace très durs, capables de causer d'importants dommages à la coque d'un navire. Le capitaine Riggs a donné l'impression générale que, vu l'escorte dont bénéficiait l'ESTAI, les avis susmentionnés étaient de peu d'utilité.


[147]        J'ai déjà évoqué le témoignage de M. Manuel Santiago, qui était le chef mécanicien à bord de l'ESTAI à toutes les époques pertinentes. Auparavant durant sa carrière, il avait travaillé dans le secteur de la réfrigération. Ses tâches à bord de l'ESTAI consistaient à assurer l'entretien du système de congélation des cales dans lesquelles la cargaison de poisson congelé était entreposée.

[148]        Avec l'aide d'un interprète, M. Santiago a déclaré que, peu après l'arraisonnement de l'ESTAI, il avait été convoqué sur le pont. Il avait été prié, semble-t-il par des agents canadiens, de dire si l'ESTAI était en mesure de naviguer dans les glaces. Il avait répondu que l'ESTAI n'avait pas de classification en la matière et que le système de congélation et le système de refroidissement du moteur risquaient donc d'être endommagés par une navigation dans les glaces.

[149]        M. Santiago a été prié de décrire le voyage vers St. John's. Plus précisément, il a été prié de dire s'il voyait l'eau et, après avoir répondu par l'affirmative, il a été prié de décrire ce qu'il voyait. Sa réponse a été la suivante :

[traduction]

Il y avait des moments où l'eau était libre de glaces et d'autres, plus ou moins après le premier jour, non, après le deuxième ou le troisième jour, où nous avons commencé à voir des glaces, des morceaux de glace, ce qui nous inquiétait, et j'ai vu que le capitaine était très préoccupé, et je lui ai parlé. Et à l'heure du déjeuner, il avait l'habitude de nous dire que nous ne devions pas nous inquiéter, que le Cape Roger allait nous précéder et qu'il allait nous frayer un passage dans les glaces[54].


[150]        M. Santiago a déclaré qu'il n'avait jamais navigué auparavant dans les glaces. Il a déclaré avoir vu des glaces « des deux côtés » de l'ESTAI et avait remarqué que les glaces étaient tantôt très minces, tantôt plus épaisses. Il a dit que, lorsque le Cape Roger brisait les glaces, il en résultait [traduction] « des morceaux de glace ayant la forme d'étoiles, avec de grosses arêtes » . Il a déclaré aussi que le fait de voyager dans les glaces le préoccupait beaucoup. Il a dit que le capitaine Davila était lui aussi inquiet.

[151]        M. Santiago a dit qu'il s'employait activement à éviter la surchauffe du moteur de l'ESTAI et à surveiller l'équipement de congélation. Il inspectait les cales de congélation. Il a dit qu'il pouvait entendre la glace « contre la coque de l'ESTAI » . Il a déclaré avoir informé le capitaine Davila que les cales de congélation étaient « menacées par les glaces » . Il vérifiait les cales de congélation plusieurs fois par jour pour s'assurer que le système de refroidissement et de congélation fonctionnait, que l'isolation bordant les cales de congélation n'était pas rompue et que les cales de congélation ne présentaient aucune fuite. Il n'avait constaté aucune rupture ni aucune fuite.

[152]        L'avocat a fait revenir M. Santiago sur les impressions que lui avaient données les glaces qu'ils traversaient. M. Santiago s'est exprimé ainsi :

[traduction]

Tantôt les glaces étaient grosses, blanches et épaisses, tantôt elles étaient très minces. Tantôt elles étaient d'une couleur blanche très intense, et tantôt d'une couleur très grisâtre et opaque. Et au loin, on pouvait voir des monceaux de glace plus gros, très éloignés de l'endroit où nous naviguions[55].

[153]        Il a déclaré avoir vu beaucoup de glaces des deux côtés de l'ESTAI, mais il a refusé de donner une estimation du pourcentage de la superficie qu'elles couvraient. Prié de dire ce qu'il savait de la différence entre des glaces âgées d'un an et des glaces arctiques, il a été très vague dans ses réponses, ce que la Cour n'a pas trouvé surprenant, vu qu'il n'avait jamais navigué dans des glaces avant le voyage vers St. John's.


[154]        M. Santiago a dit aussi que, alors que l'ESTAI naviguait dans les glaces, des blocs de glace avaient pénétré dans les tuyaux d'arrivée situés à l'avant de l'ESTAI et les avaient bloqués. Le blocage pouvait être très dommageable parce que l'eau des tuyaux d'arrivée servait à refroidir le moteur et à préserver l'état de congélation du poisson entreposé dans les cales. Il a dit que, de temps à autre, il enlevait la glace introduite dans les tuyaux, afin d'éviter une détérioration totale du moteur et une perte de la cargaison de poisson.

[155]        À la fin du contre-interrogatoire de M. Santiago, il a été interrogé sur un événement, mentionné précédemment, qui s'était produit durant la période allant du 14 au 17 février 1995, alors que l'ESTAI avait remorqué le « Maria Victoria G » . Il a dit que l'ESTAI avait reçu [traduction] « une lame, très puissante » . Il a dit aussi que cette lame avait heurté le côté droit [tribord] du navire et avait brisé une fenêtre, c'est-à-dire un hublot, et [traduction] « avait causé d'importants dégâts dans la coque du bateau et à l'intérieur de la cabine » [56].

[156]        Puis M. Santiago a dit que la lame en question avait brisé un hublot et « tout cassé à l'intérieur » . Il a déclaré avoir certifié une déclaration de sinistre à la suite de cet événement, déclaration qui, pensait-il, serait utilisée au soutien d'une demande aux assureurs.

[157]        Avant de laisser le témoignage de M. Santiago, il convient de noter qu'une lecture de la transcription de son interrogatoire et de son témoignage, témoignage entièrement produit en espagnol, révèle une très importante difficulté d'interprétation des questions qui lui ont été posées ainsi que de ses réponses, en particulier lorsque la discussion comportait des termes techniques.


LE SÉJOUR DE L'ESTAI À ST. JOHN'S ET LE VOYAGE DE ST. JOHN'S À VIGO, EN ESPAGNE

[158]        Une preuve volumineuse concernant le séjour de l'ESTAI, de son capitaine et de son équipage à St. John's peut être extraite des allégations figurant dans la version définitive de la déclaration et la version définitive de la défense. Par commodité, les faits en cause sont résumés ci-après :

-         l'ESTAI, escorté au moins du Cape Roger, est arrivé au port de St. John's le dimanche 12 mars 1995 vers 15 heures. Il a été maintenu par deux amarres dans le port, à l'écart du Cape Roger, mais autrement tout près du lieu d'une manifestation publique, sur les quais;

-          le défendeur, par l'entremise d'un agent des pêches, a accusé le capitaine Davila de quatre infractions à la Loi sur la protection des pêches côtières et a accusé l'ESTAI d'une infraction à la même Loi;

-          le capitaine Davila a rencontré son avocat à bord de l'ESTAI;

-          vers 17 h 30, le 12 mars, le capitaine Davila en personne et le navire ESTAI, comparaissant par l'entremise d'un avocat, se sont présentés devant la Cour provinciale de Terre-Neuve, où furent lues les accusations portées contre le capitaine Davila et le navire. Le cautionnement a été fixé à la somme de 8 000 $ pour le capitaine Davila. Ce cautionnement a été immédiatement déposé. Le capitaine Davila a été libéré;

-         le même soir, l'équipage tout entier de l'ESTAI était expulsé de l'ESTAI par le défendeur. Il a trouvé à se loger dans un hôtel du centre-ville de St. John's;


-          le 14 mars 1995, qui était un mardi, le défendeur faisait procéder au déchargement de la cargaison de poisson congelé se trouvant à bord de l'ESTAI;

-         le 15 mars 1995, un cautionnement de 500 000 $ était déposé pour l'ESTAI, et il y a alors eu mainlevée de la saisie du navire. Le déchargement de la cargaison de l'ESTAI a dès lors cessé.

J'ajouterais à ce qui précède, et cela n'a pas été contesté devant moi, que le soir du même jour, c'est-à-dire le 15 mars, l'ESTAI ainsi que son capitaine et son équipage ont quitté le port de St. John's pour retourner directement à Vigo, en Espagne. M. Santiago, le chef mécanicien de l'ESTAI à cette époque, a déclaré que le navire n'avait pas rencontré de glaces durant son voyage de St. John's à Vigo. La portion de la cargaison de l'ESTAI qui avait été déchargée n'avait pas été retournée à bord de l'ESTAI avant que le navire quitte St. John's. Le défendeur a versé à la société demanderesse, à titre gracieux, une somme de 40 000 $, que la société demanderesse a considérée comme un dédommagement partiel du coût de transport, de St. John's à Vigo, de la cargaison déchargée.

[159]        Plusieurs témoins ont déposé à propos de certains des événements intéressant l'ESTAI, son capitaine et son équipage, lorsqu'ils étaient à St. John's.


[160]        M. Cyril Clancy, de St. John's (Terre-Neuve), a déclaré que, en 1995, il était vice-président aux finances et à l'administration de la société Blue Peter Steamships Limited, une société ayant son siège à St. John's et qui, durant cinquante-six (56) ans jusqu'en juin 1999, avait agi comme agents maritimes et transitaires représentant des compagnies de navigation des quatre coins du monde. Il a dit que Blue Peter Steamships Limited (Blue Peter) avait été nommée pour agir comme « agent portuaire » de l'ESTAI le jour où l'ESTAI était entré dans le port de St. John's, sous le coup d'une saisie, le 12 mars 1995. Il a désigné un document de nomination portant la date du 10 mars 1995[57].

[161]        M. Clancy a déclaré ce qui suit :

[traduction]

À la suite de cette communication, notre entreprise a pris les dispositions portuaires nécessaires pour le navire à son arrivée au port et, dès que le navire a été immobilisé, nos représentants s'y sont présentés pour apporter toute l'aide possible au capitaine et à l'équipage[58].

[162]        M. Clancy a aussi désigné un « relevé de décaissements pour le compte [Blue Peter] envoyé aux propriétaires après conclusion de la visite portuaire » [59]. Le document indiquait les redevances de pilotage, les frais de désamarrage, les redevances portuaires, les frais de manutention (chargement), les sommes avancées au capitaine, les provisions et fournitures du navire, le transport de l'équipage, les certificats et les inspections, les frais de justice et les débours, les commissions d'agent, les frais de téléphone, de télex et de télécopieur, enfin les frais d'heures supplémentaires, pour un total de 39 220,64 $. Le poste le plus important du relevé était de loin celui des frais de justice et des débours, qui totalisait 25 042,94 $. Durant l'interrogatoire principal, M. Clancy s'est exprimé brièvement sur chacun des postes.


[163]        Durant le contre-interrogatoire, M. Clancy a indiqué que Blue Peter avait été priée de s'occuper de l'expédition à Vigo du poisson congelé qui avait été déchargé de l'ESTAI et qui était demeuré dans un entrepôt frigorifique à St. John's après le départ de l'ESTAI. Il a déclaré que des dispositions avaient été prises par l'entremise de Maersk Line. Il a aussi déclaré que la possession du poisson congelé avait été remise à un représentant de la société demanderesse, à l'entrepôt frigorifique, situé à St. John's ou dans les environs.

[164]        Le deuxième témoin appelé au nom des demandeurs pour témoigner à propos du séjour de l'ESTAI à St. John's était Carlos Perez-Bouzada Gonzalez (M. Bouzada), de Vigo, en Espagne. M. Bouzada a déclaré qu'il avait exercé le droit depuis 1989 et que sa famille, à tout le moins jusqu'à son père, avait été étroitement associée à la société demanderesse.

[165]        Peu après la saisie de l'ESTAI, M. Bouzada avait été prié de se rendre par avion à St. John's pour représenter le navire, son capitaine et son équipage, lorsqu'ils arriveraient. En fait, lorsqu'il est arrivé à St. John's, le même jour que l'ESTAI, il était arrivé tard le soir, et donc quelques heures après l'arrivée de l'ESTAI. Il a désigné et commenté son état d'honoraires et de débours [traduction] « liés aux services fournis à la société [demanderesse] en rapport avec la saisie de l'ESTAI » [60]. Il a aussi désigné des documents renfermant le détail de ses frais de voyage et de séjour à St. John's, ainsi que la facture d'une agence de voyages se rapportant au même voyage[61].

[166]        Dans la même série de documents, M. Bouzada a désigné un relevé d'honoraires pour services fournis par un cabinet d'avocats espagnol à propos du même incident[62]. Il a dit que les membres du cabinet d'où provenait le relevé [traduction] « étaient les meilleurs avocats de droit maritime en Espagne » à l'époque considérée et qu'ils pouvaient aussi donner des consultations de caractère plus général à la société demanderesse alors que le témoin lui-même était absent du Canada.


[167]        Finalement, l'avocat a présenté à M. Bouzada des documents[63] se rapportant à une infraction au règlement de l'OPAN, infraction qui avait été signalée aux autorités espagnoles par un inspecteur de l'OPAN et qui concernait l'ESTAI et son capitaine lors de sa première campagne dans la Zone de réglementation de l'OPAN, à une époque où l'ESTAI n'était pas sous le commandement du capitaine Davila. Les documents montraient que la présumée infraction avait été confirmée et qu'une amende importante avait été payée par la société demanderesse au nom du capitaine de l'ESTAI à l'époque.

[168]        Durant le contre-interrogatoire, l'avocat a présenté à M. Bouzada un document de quatre pages[64] censé indiquer les dépenses liées à l'obtention du cautionnement de 500 000 $ qui avait été requis pour la mainlevée de la saisie de l'ESTAI. Ces pages n'ont d'abord été présentées à la Cour qu'en espagnol. Finalement, M. Bouzada, qui parlait très bien l'anglais, a donné pour ces éléments, à partir des quatre pages, une explication relativement détaillée qui intéressait directement le cautionnement versé pour l'ESTAI ainsi que les frais connexes.


[169]        Finalement, durant le contre-interrogatoire, l'avocat a présenté à M. Bouzada le constat de deux infractions aux règlements de l'OPAN, dont la première avait été auparavant signalée par M. Bouzada[65] et la seconde[66] concernait des événements qui s'étaient produits le 1er mai 1994, alors que l'ESTAI se trouvait sur les lieux de pêche de l'OPAN et que le capitaine Davila en assurait le commandement. La première infraction concernait l'utilisation d'un « tablier » illégal, accessoire d'un filet de pêche, et la seconde concernait [traduction] « le fait de ne pas avoir indiqué des quantités de plie canadienne dans les relevés de pêche et de production... » . Les deux infractions ont été maintenues par les autorités espagnoles et, dans chaque cas, la société demanderesse a payé l'amende au nom du capitaine de l'ESTAI.

[170]        Le dernier témoin à déposer au nom des demandeurs à propos du séjour à St. John's a été M. Robert Andrew Jenkins, de St. John's, commissaire d'avaries. M. Jenkins a déclaré qu'il était commissaire d'avaries depuis 1988, qu'il détenait un certificat de capitaine au long cours et un diplôme en sciences nautiques. Il est membre de l'Institut d'assurance du Canada. Il a dit qu'il avait été prié au nom des assureurs représentant les propriétaires de l'ESTAI de se rendre à bord du navire et d'y faire une expertise. Il s'est exécuté le 15 mars 1995. Il a désigné son rapport d'expertise[67]. Sous la rubrique « Information générale » , dans son rapport, on trouve les paragraphes suivants :

[traduction]

...

Durant le temps de la mainmise du gouvernement canadien sur le navire [l'ESTAI], l'intégralité du contenu de la cale arrière a été déchargée de son poisson, et une certaine quantité de poisson a été déchargée de la cale avant. Outre le poisson, le gouvernement canadien s'est également emparé de tous les documents du navire.

Le mercredi 15 mars 1995, un cautionnement de 500 000 $ a été déposé par le propriétaire, et le gouvernement canadien a accordé mainlevée de la saisie du navire. L'équipage est revenu à bord à environ 16 heures, et le navire était prêt à prendre la mer à 18 h 30. Le pilote avait été rappelé à son poste, mais les documents qui avaient été enlevés du navire n'avaient pas été restitués. Nombre de ces documents étaient les documents officiels du navire, et le navire a dû attendre leur restitution. Les documents officiels ont été restitués à 21 h 30; le navire a alors quitté le port de St. John's.

[171]        Plus loin, dans son rapport relativement bref, sous la rubrique « Conditions générales » , on peut lire ce qui suit, à propos de la coque externe de l'ESTAI :

[traduction]


Aucun dommage ayant pu survenir durant cet incident n'a été rapporté. L'état de la coque est celui auquel on peut s'attendre pour un navire de cet âge et de ce type.

[172]        Certaines zones du navire étaient décrites comme [traduction] « extrêmement propres et bien organisées » et [traduction] « propres et en ordre » . On indiquait qu'une cabine du côté tribord avait subi [traduction] « de terribles dégâts, mais le soussigné a été informé que ces dégâts n'étaient pas rattachés à cet incident. Aucun dommage n'a été causé par cet incident » , c'est-à-dire par la saisie de l'ESTAI, par son voyage vers St. John's sous le coup d'une saisie et par son séjour à St. John's.

[173]        D'autres zones de l'ESTAI, la timonerie, l'entrepont et l'usine étaient décrits comme endroits négligés ou très négligés, et comme endroits maculés d'empreintes de pieds. S'agissant des cales à poisson, la cale arrière était décrite ainsi : [traduction] « Vide, emballages éparpillés partout, très désordonnée » . La cale avant était décrite ainsi, quant à elle : [traduction] « Déchargée en partie, environ 20 emballages de poisson ont été enfoncés, et le contenu s'est renversé. La surface des emballages de poisson de la couche supérieure a été endommagée par des empreintes de pieds, et, à l'évidence, on a marché sur les emballages sans faire attention à la cargaison » .

[174]        Le rapport narratif est suivi de 37 photographies, dont certaines ont été prises dans une obscurité relative et qui toutes indiquent la date à laquelle elles ont été prises, c'est-à-dire le 15 mars 1995. De l'avis de la Cour, ces photographies constituent la meilleure représentation visuelle de l'ESTAI qui ait été soumise à la Cour.


[175]        M. Jenkins a dit que, lorsqu'il a inspecté l'ESTAI, le navire était amarré « côté bâbord » , c'est-à-dire que c'est son côté gauche qui était visible depuis le quai. Ses commentaires sur l'état de la coque externe reposaient sur un examen visuel depuis le quai et sur un examen visuel depuis le pont. Finalement, son examen visuel du côté tribord de l'ESTAI était plutôt restreint. M. Jenkins a dit qu'il n'avait pas fait d'examen au-dessous de la ligne de flottaison.

[176]        Le témoin a déclaré que, durant son inspection du pont principal, il avait remarqué que les « funes principales » ou câbles avaient été sectionnés et qu'il n'y avait pas de filet sur le pont principal. M. Jenkins a fait état d'une conversation qu'il avait eue avec le capitaine Davila sur les dommages subis par l'ESTAI. Il a indiqué que le capitaine Davila lui avait dit qu'il n'avait pas connaissance de dommages causés par les événements du 9 mars ou causés durant le voyage depuis le point d'arraisonnement jusqu'à St. John's. En revanche, le capitaine Davila lui avait dit que les dommages à la lisse du pont côté tribord (photo no 9) et à une cabine côté tribord (photos nos 23 et 24) avaient été causés par un événement antérieur au 9 mars.

[177]        L'avocat a présenté les photographies à M. Jenkins, et M. Jenkins a témoigné brièvement à propos de chacune d'elles. Il a dit qu'il était monté à bord de l'ESTAI vers 15 heures, au moment où les Canadiens qui se trouvaient à bord du navire le quittaient, en l'autorisant à monter à bord. Il a dit qu'il avait fort bien pu être le premier à monter à bord de l'ESTAI après que les Canadiens eurent abandonné leur mainmise sur le navire. Le capitaine Davila est monté à bord de l'ESTAI légèrement avant ou légèrement après M. Jenkins. L'équipage s'y est présenté plus tard.

[178]        Finalement, M. Jenkins a dit qu'il avait quitté le navire entre 21 heures et 21 h 30.


[179]        L'ESTAI a quitté le port de St. John's la nuit du 15 mars. Son départ a été observé depuis la côte par le capitaine Riggs. Une carte des glaces que la Cour avait devant elle indiquait qu'il y avait des glaces à proximité de l'entrée du port et du côté est de la presqu'île Avalon, encore qu'à une certaine distance depuis la côte, mais le capitaine Riggs a déclaré ne pas avoir vu de glaces au moment où l'ESTAI quittait le port. Le seul témoignage produit devant la Cour à propos du voyage de l'ESTAI depuis St. John's jusqu'à Vigo était que l'ESTAI n'avait pas rencontré de glaces durant le voyage.

[180]        L'ESTAI est arrivé à Vigo le 23 mars 1995 et y fut accueilli avec enthousiasme[68].

LE SÉJOUR DE L'ESTAI À VIGO, EN ESPAGNE, AU PRINTEMPS DE 1995

[181]        L'inspection de l'ESTAI après son retour à Vigo a révélé des dommages structurels. La société demanderesse a présenté au moins une réclamation aux assureurs. L'ESTAI a été mis en cale sèche. L'assureur de la société demanderesse a demandé à M. Juan Murillo de rédiger un rapport d'expertise indiquant quelle partie de la réclamation, le cas échéant, adressée à l'assureur devrait être honorée. M. Murillo, ingénieur d'études, [traduction] « ingénieur spécialisé en mécanique » et professeur adjoint à l'Université de Vigo, a été appelé comme témoin au nom des demandeurs et a témoigné assez longuement à propos de son rapport à l'assureur, rapport qui a été déposé comme preuve, à la fois dans sa version originale en espagnol et dans sa traduction anglaise[69]. M. Murillo a décidé de témoigner surtout en anglais, qui n'est pas sa première langue, et d'importantes parties de son témoignage étaient très techniques. Son témoignage n'a pas toujours été facile à suivre[70].


[182]        Un rapport du « Bureau Veritas » adressé à l'assureur de la société demanderesse et annexé au rapport de M. Murillo précise que l'expertise s'est déroulée du 17 avril 1995, date de la mise en cale sèche de l'ESTAI, jusqu'au 16 mai 1995, à peu près la date à laquelle l'ESTAI a été remis à l'eau. Le rapport de M. Murillo mentionne ce qui suit, à la page 2 de la version anglaise :

[traduction]

Navire placé dans la cale sèche Cardama le 17 avril 1995 pour expertise occasionnelle de la coque sèche et réparation finale du coqueron avant.

L'intérieur du coqueron avant a été inspecté ainsi que son bordé extérieur E/C 101, et les constatations suivantes ont été faites :

1.1            Déformation du bordé extérieur et rupture de la partie inférieure de l'arrière bâbord de l'écubier, qui présente une fissure de 450 mm.

1.2            Fissures dans les serres, les ponts et les perles de soudure, pour joints de renforcement.

1.3            Fissures dans les membrures, les armatures et les soudures entre les armatures et le bordé extérieur.

1.4            Déformation de la cloison avant de la roue de chaîne et de ses armatures, constituées de supports d'environ 100 mm.

1.5.           Déformation et rupture de deux serres, du pont principal, du pont supérieur et des cloisons d'abordage.

1.6            Rupture de la soudure entre le bordé extérieur et la cloison d'abordage 107, surélevée de 800 mm par rapport à sa partie inférieure de tribord.

[183]        Le rapport de M. Murillo donne une description de l'événement qui a pu donner lieu aux dommages. On y lit ce qui suit :

[traduction]

Le 19 avril 1995, le personnel du navire, lequel se trouvait dans les installations de carénage exploitées par la firme CARDAMA, à VIGO, a remarqué des déformations presque symétriques et des dommages au revêtement métallique de ses deux côtés, de la membrure 106 jusqu'à la proue..., y compris l'étrave, mais NON le bulbe du navire..., déformations qui étaient semble-t-il le résultat d'une collision avec des objets flottants.


[184]        Sous la rubrique « Analyse de l'événement » , M. Murillo relève que, vu l'absence du journal de bord, qui avait été retenu par les « autorités canadiennes » , il s'est fondé sur des renseignements fournis par les membres de l'équipage au cours d'entrevues, lesquelles entrevues avaient révélé que [traduction] « les dommages sont le résultat d'une navigation parmi des monceaux de glace après la saisie » . Puis M. Murillo fait état de [traduction] « défauts dans les coutures soudées » et dit que [traduction] « la déformation structurelle du bordé de coque était aggravée par le manque de solidité à l'intérieur » . Il faisait aussi observer que la corrosion s'était déclarée avant le présumé incident.

[185]        La réclamation présentée par la société demanderesse à son assureur se chiffrait au total à 20 626 190 pesetas. M. Murillo a indiqué que certains des travaux exécutés ou dont l'exécution était proposée n'étaient tout simplement pas imputables à l'incident présumé et que d'autres travaux se résumaient à des perfectionnements qu'il valait la peine d'apporter pendant que l'ESTAI était en cale sèche. En conclusion, il a proposé que soit versée à la société demanderesse une indemnité totale de 11 197 937 pesetas. En fin de compte, la société demanderesse et l'assureur se sont entendus sur une somme de 9 347 937 pesetas. L'acte de renonciation remis à la suite du paiement stipule que l'assureur est subrogé dans les droits de la société demanderesse à l'encontre de toute tierce partie.

[186]        Comme il est indiqué plus haut dans les présents motifs, l'ESTAI a quitté le port de Vigo, en Espagne, le 18 mai 1995 pour entreprendre sa quatrième campagne dans les eaux de la Zone de réglementation de l'OPAN.

QUELQUES SUITES


[187]        M. Applebaum, l'unique témoin du défendeur, a déclaré que, malgré les événements du début de mars 1995, ou peut-être en partie à cause de ces événements, les efforts diplomatiques se sont poursuivis en vue d'arriver à un règlement négocié du désaccord entre le Canada et l'Union européenne, et plus particulièrement l'Espagne, désaccord qui avait conduit à la saisie de l'ESTAI le 9 mars 1995[71].

[188]        À la mi-avril 1995, un règlement négocié semblait imminent. Par document daté du 10 avril 1995[72], une ordonnance de non-lieu fut enregistrée, devant la Cour provinciale de Terre-Neuve à St. John's, pour toutes les accusations déposées contre le capitaine Davila et l'ESTAI. Vers la même date, la Cour provinciale de Terre-Neuve restituait à l'avocat des demandeurs la garantie initiale déposée pour obtenir la mainlevée de la saisie de l'ESTAI, ainsi que le cautionnement en espèces, avec intérêts, déposé pour obtenir la libération du capitaine Davila.

[189]        Le 20 avril 1995, un « procès-verbal approuvé » était arrêté entre la Communauté européenne et le Canada. Le premier paragraphe de cet accord, sous la rubrique « Contrôle et exécution » , renferme ce qui suit :

[traduction]

La Communauté européenne et le Canada, reconnaissant leur engagement de renforcer la coopération dans la conservation et la gestion rationnelle des stocks de poisson, ainsi que le rôle crucial des mesures de contrôle et d'exécution afin de garantir cette conservation, sont convenus que les propositions exposées dans l'annexe I constituent la base d'un mémoire devant être rédigé conjointement puis soumis à l'examen et à l'approbation de la Commission des pêches de l'OPAN, pour la conclusion d'un protocole destiné à renforcer les mesures de conservation et d'exécution de l'OPAN[73].


[190]        La Communauté européenne et le Canada ont décidé d'appliquer immédiatement, à titre provisoire, entre eux, certaines des mesures de contrôle et d'exécution indiquées dans l'annexe I du procès-verbal approuvé. Sous la rubrique « Mise en oeuvre » , on peut lire ce qui suit à la page 3 du procès-verbal approuvé :

[traduction]

Les dispositions du présent procès-verbal approuvé, dont les annexes font partie intégrante, seront appliquées à titre provisoire par la Communauté européenne et le Canada dès sa signature, en attendant son approbation finale par échange de notes.

Le présent procès-verbal approuvé cessera de s'appliquer le 31 décembre 1995 ou lorsque les mesures qui y sont décrites seront adoptées par l'OPAN, selon la première éventualité.

[191]        Dans l'annexe I du procès-verbal approuvé, sous la rubrique « Base de la stratégie de conservation et d'exécution » , on peut lire ce qui suit :

[traduction]

La stratégie à la base de cette proposition comprend les éléments suivants :

a)              Simplification et renforcement des règles existantes, afin qu'elles s'appliquent plus facilement.

b)              Établissement et mesure d'application de tailles minimales des poissons, qui soient compatibles avec les maillages utilisés, afin de minimiser les quantités de poisson rejetées.

c)             Encouragement de la pratique consistant en pêches sélectives, avec captures accessoires minimales.

d)             Amélioration du système d'appel.

e)              Accroissement des inspections sur les lieux de pêche et les lieux de débarquement.

f)             Accroissement de la transparence.

g)             Projet pilote pour observateurs et système de suivi par satellite.

h)             Système de réaction immédiate aux présumées violations graves.

i)              Règles de notification.

j)              Recours aux procédures judiciaires.

k)             Sanctions.

l)              Contrôle de l'effort de pêche.

[192]        Tout aussi intéressante est l'annexe II, qui traite des « Quotas pour le flétan du Groenland » . Cette annexe se présente ainsi :


[traduction]

I.              DÉCISIONS DE L'OPAN POUR 1995

La Communauté européenne et le Canada proposeront conjointement à l'OPAN ce qui suit pour 1995 :

a)             Le TAC pour le flétan du Groenland dans les zones 2 et 3 sera réparti comme suit :

- 2+3 K (à l'intérieur de la zone de pêche canadienne de 200 milles) 7 000 tonnes

- 3 LMNO                                                                        20 000 tonnes

b)             Le quota de 7 000 tonnes pour 2+3K (à l'intérieur de la zone de pêche canadienne de 200 milles) pour le flétan du Groenland sera attribué au Canada.

II.            ARRANGEMENTS FACULTATIFS POUR 1995

a)             Les captures de flétan du Groenland faites par les navires canadiens ne dépasseront pas 10 000 tonnes, sous réserve des décisions plus rigoureuses de conservation que le Canada pourrait prendre à la lumière d'autres avis scientifiques.

b)             Les captures complémentaires de flétan du Groenland faites par les navires de la Communauté européenne ne dépasseront pas 5 013 tonnes à compter du 16 avril 1995.

c)             La Communauté européenne et le Canada n'autoriseront pas leurs navires à pêcher des espèces visées par la Convention de l'OPAN dans la Zone de réglementation de l'OPAN au-delà de la période de quinze jours mentionnée sous le point A.2 du Procès-verbal approuvé, et cela jusqu'à ce que soient appliquées les mesures améliorées de contrôle et d'exécution en matière de pêche qui y sont exposées.

Au-delà des limites convenues de capture, les prises accidentelles de flétan du Groenland ne seront pas conservées à bord.

III.            1996 ET LES ANNÉES SUIVANTES

La Communauté européenne et le Canada proposeront conjointement à l'OPAN, pour 1996 et les années suivantes, ce qui suit :

a)             L'OPAN gérera le flétan du Groenland dans la zone 3LMNO. Les allocations de la Communauté européenne et du Canada se feront selon un rapport de 10 à 3 (outre les allocations consenties aux autres Parties contractantes).

b)             Eu égard aux avis du Conseil scientifique de l'OPAN, le Canada gérera le flétan du Groenland dans les eaux canadiennes des zones 2+3K.


c)             Le Conseil scientifique de l'OPAN donnera des avis scientifiques sur le flétan du Groenland pour les unités O+1, 2+3K et 3LMNO[74].

[193]        Le Canada et la Communauté européenne ont en effet tous deux souscrit à une modification substantielle de leurs quotas de flétan du Groenland pour 1995, qui avaient été approuvés provisoirement par l'OPAN dans le cas du Canada et établis unilatéralement par la Communauté européenne à la suite de sa réserve au regard des quotas de l'OPAN. La Communauté européenne et le Canada se sont entendus pour présenter devant l'OPAN une proposition conjointe portant sur les allocations de flétan du Groenland pour 1996 et sur celles des années ultérieures.

[194]        M. Applebaum a déclaré que le procès-verbal approuvé avait constitué une avancée de taille dans la gestion rationnelle et la conservation des stocks de poisson en général, mais plus particulièrement des stocks de flétan du Groenland se trouvant sur les Grands Bancs et dans la Zone de réglementation de l'OPAN à l'extérieur des eaux de pêche canadiennes.

[195]        Sans doute en réponse directe au procès-verbal approuvé, le Canada modifiait le 1er mai 1995 son Règlement sur la protection des pêches côtières pour en supprimer les références à l'Espagne et au Portugal, dans le tableau IV se rapportant à l'article 21 de ce Règlement. Ainsi, était abrogé l'ajout de l'Espagne et du Portugal à la liste des pavillons contre lesquels le Canada prétendait exercer le droit d'action unilatérale dans la Zone de réglementation de l'OPAN, ajout qui avait pris effet le 3 mars 1995. Le Résumé de l'étude d'impact de la réglementation, en ce qui a trait au règlement modificateur du 1er mai 1995, renferme notamment ce qui suit :



Cette modification au Règlement sur la protection des pêcheries côtières vise à enlever les bateaux de l'Espagne et du Portugal de la liste des bateaux de pêche étrangers à l'égard desquels des mesures particulières de protection et de conservation s'appliquent. Ces mesures visent toutes les activités de pêche sur les stocks chevauchants qui se déroulent dans la zone réglementée par l'Organisation des pêches de l'Atlantique nord-ouest (OPANO) située à l'extérieur de la zone canadienne de 200 miles.

By this amendment to the Coastal Fisheries Protection Regulations, the vessels of Spain and Portugal will no longer be included in any of the classes of foreign fishing vessels to which specific protection and conservation measures apply with respect to fishing for straddling stocks in the Northwest Atlantic Fisheries Organization (NAFO) Regulatory Area outside Canada's 200-mile zone.

Le 20 avril 1995, le Canada et l'Union Européenne (UE) ont réglé leur différend concernant la surveillance efficace des bateaux espagnols et portugais pêchant le flétan noir et d'autres espèces inscrites sur la liste des stocks chevauchants dans la zone réglementée par l'OPANO. Le Canada peut maintenant retrancher l'Espagne et le Portugal de la liste de bateaux de pêche étrangers faisant l'objet d'une surveillance particulière.

...

On April 20, 1995, Canada and the European Union (EU) resolved their dispute regarding effective control of Spanish and Portuguese vessels fishing for Greenland halibut and other listed straddling stocks in the NAFO Regulatory Area. Canada can now remove the fishing vessels of Spain and Portugal from the class of foreign fishing vessels in which they were listed.

...


[196]        Lors de sa dix-septième séance annuelle, qui s'est déroulée du 11 au 15 septembre 1995, la Commission des pêches de l'OPAN décidait d'adopter la substance du procès-verbal approuvé conclu le 20 avril 1995 entre la Communauté européenne et le Canada[75].

[197]        Finalement, M. Applebaum a déclaré que, à la fin de 1995, la Conférence des Nations Unies sur les stocks chevauchants avait mené à terme ses négociations, et la Convention qui en a résulté a été ouverte à la signature « vers la fin de 1995 » [76]. M. Applebaum a décrit ainsi la Convention :

[traduction]


... c'est une convention qui était censée renfermer une foule de détails, et qui effectivement était très détaillée, dans l'établissement des règles qui allaient régir la gestion internationale, par l'entremise des commissions de pêche, de tous les stocks chevauchants ou très migrateurs de par le monde. Elle contenait des dispositions radicales, par exemple celle-ci : lorsqu'une commission internationale des pêches a été établie pour une zone, tout bateau de pêche qui entre dans cette zone, même s'il arbore le pavillon d'un pays qui n'est pas membre de cette commission des pêches, est sujet à des mesures d'arraisonnement et d'inspection qui permettront de dire ce qu'il transporte et de voir s'il pêche, ce qu'il capture, les agrès qu'il utilise, et toutes les choses du genre. Il y a aussi la règle selon laquelle, lorsqu'il existe une telle commission internationale, tout pays qui n'est pas membre de la commission doit néanmoins observer les règles de pêche établies par cette commission. Un tel pays a la possibilité de devenir membre de la commission, mais, même s'il n'en est pas membre, il est tenu de suivre les règles fixées par cette commission. Voilà donc quelques-uns des exemples qui ont fortement motivé le principe de précaution dont j'ai parlé auparavant[77].

[198]        Comme il est indiqué plus haut dans les présents motifs, il n'a pas été contesté devant moi que le flétan du Groenland, du moins sur les Grands Bancs et dans les eaux profondes de la Zone de réglementation de l'OPAN à l'est des Grands Bancs, est un stock chevauchant.

POINTS LITIGIEUX

[199]        Comme il est indiqué aussi plus haut dans les présents motifs, l'avocat des demandeurs avait annoncé, au début de la deuxième semaine du procès, c'est-à-dire le lundi 17 janvier 2005, que le capitaine Davila ne témoignerait pas. En fait, le capitaine Davila avait quitté St. John's ce matin-là ou s'apprêtait à le faire. L'avocat a expliqué le départ du capitaine Davila en disant que lui-même et ses clients étaient arrivés à la conclusion que ce procès ne soulevait qu'un seul point de droit, de portée étroite : le gouvernement du Canada avait-il le droit d'arraisonner et de saisir l'ESTAI dans les eaux internationales le 9 mars 1995? Cette question comporte aussi des questions accessoires : celle qui concerne la conduite prétendument « téméraire » des navires canadiens engagés dans la poursuite de l'ESTAI, celle qui concerne l'utilisation d'un canon à eau et d'une artillerie au cours de cette poursuite, enfin celle qui concerne le recours à des groupes tactiques pour l'arraisonnement de l'ESTAI.


[200]        Les points litigieux suivants, qui sont indiqués dans la version définitive de la déclaration, ont, selon moi, été abandonnés puisqu'aucune preuve quelle qu'elle soit n'a été présentée à la Cour à leur appui : le fait que les demandeurs n'ont pas bénéficié d'un délai raisonnable pour recourir à l'assistance d'un avocat concernant les accusations portées contre eux, et cela d'une manière prétendument contraire à l'alinéa 10b) de la Charte, le fait que le capitaine Davila n'a pas obtenu une protection efficace contre les injures, bousculades, obscénités et voies de fait durant son parcours depuis l'ESTAI jusqu'au palais de justice de St. John's le soir du 12 mars 1995, enfin la présumée discrimination exercée contre le capitaine Davila et fondée sur sa race et sur son origine nationale ou ethnique.

[201]        Les points litigieux restants concernent les dommages-intérêts spéciaux, les dommages-intérêts généraux, les dommages-intérêts exemplaires et les dommages-intérêts majorés, outre les intérêts et les dépens.

ANALYSE

1)       La légalité du présumé pouvoir de prendre en chasse, d'arraisonner et de saisir l'ESTAI dans les eaux internationales le 9 mars 1995

a)         L'ensemble des lois et des règlements

[202]        Comme il est indiqué plus haut dans les présents motifs, les mesures prises par le gouvernement du Canada s'appuient sur les articles 5.1 et 5.2 de la Loi sur la protection des pêches côtières, qui sont reproduits plus haut dans les présents motifs. Par commodité, ils sont reproduits ici de nouveau :



5.1 Le Parlement, constatant que les stocks chevauchants du Grand Banc de Terre-Neuve constituent une importante source mondiale renouvelable de nourriture ayant assuré la subsistance des pêcheurs durant des siècles, que ces stocks sont maintenant menacés d'extinction, qu'il est absolument nécessaire que les bateaux de pêche se conforment, tant dans les eaux de pêche canadiennes que dans la zone de réglementation de l'OPAN, aux mesures valables de conservation et de gestion de ces stocks, notamment celles prises sous le régime de la Convention sur la future coopération multilatérale dans les pêches de l'Atlantique nord-ouest, faite à Ottawa le 24 octobre 1978 et figurant au numéro 11 du Recueil des traités du Canada (1979), et que certains bateaux de pêche étrangers continuent d'exploiter ces stocks dans la zone de réglementation de l'OPAN d'une manière qui compromet l'efficacité de ces mesures, déclare que l'article 5.2 a pour but de permettre au Canada de prendre les mesures d'urgence nécessaires pour mettre un terme à la destruction de ces stocks et les reconstituer tout en poursuivant ses efforts sur le plan international en vue de trouver une solution au problème de l'exploitation indue par les bateaux de pêche étrangers.

5.1 Parliament, recognizing

(a) that straddling stocks on the Grand Banks of Newfoundland are a major renewable world food source having provided a livelihood for centuries to fishers,

(b) that those stocks are threatened with extinction,

(c) that there is an urgent need for all fishing vessels to comply in both Canadian fisheries waters and the NAFO Regulatory Area with sound conservation and management measures for those stocks, notably those measures that are taken under the Convention on Future Multilateral Cooperation in the Northwest Atlantic Fisheries, done at Ottawa on October 24, 1978, Canada Treaty Series 1979 No. 11, and

(d) that some foreign fishing vessels continue to fish for those stocks in the NAFO Regulatory Area in a manner that undermines the effectiveness of sound conservation and management measures, declares that the purpose of section 5.2 is to enable Canada to take urgent action necessary to prevent further destruction of those stocks and to permit their rebuilding, while continuing to seek effective international solutions to the situation referred to in paragraph (d).

5.2 Il est interdit aux personnes se trouvant à bord d'un bateau de pêche étranger d'une classe réglementaire de pêcher, ou de se préparer à pêcher, dans la zone de réglementation de l'OPAN, des stocks chevauchants en contravention avec les mesures de conservation et de gestion prévues par les règlements.

                                                    [je souligne]

5.2 No person, being aboard a foreign fishing vessel of a prescribed class, shall, in the NAFO Regulatory Area, fish or prepare to fish for a straddling stock in contravention of any of the prescribed conservation and management measures.

                                                          

                                                              [emphasis added]


[203]        Encore une fois, comme il est indiqué plus haut dans les présents motifs, les modifications apportées en mai 1994 à la Loi sur la protection des pêches côtières ont sensiblement élargi le pouvoir de réglementation conféré par l'article 6 de cette Loi. Les mots introductifs de cet article, ainsi que les nouvelles dispositions ajoutées à cet article en mai 1994, sont les suivants :



6. Le gouverneur en conseil peut, par règlement, prendre toute mesure d'application de la présente loi, et notamment_:

.......

b.1) déterminer comme stock chevauchant, pour l'application de l'article 5.2, les stocks de poissons qui se situent de part et d'autre de la limite des eaux de pêche canadiennes;

b.2) déterminer, pour l'application de l'article 5.2, les classes de bateaux de pêche étrangers;

b.3) déterminer, pour l'application de l'article 5.2, les mesures de conservation et de gestion des stocks chevauchants qui doivent être observées par les personnes se trouvant à bord d'un bateau de pêche étranger d'une classe réglementaire, notamment celles ayant pour but d'éviter que le bateau se livre à une activité qui compromette l'efficacité des mesures de conservation et de gestion des stocks chevauchants prises sous le régime de la convention mentionnée à l'article 5.1;

b.4) fixer les modalités et les limites prévues à l'article 8.1;b.5) déterminer les formules à utiliser, au lieu de celles de la partie XXVIII du Code criminel, dans les poursuites contre les bateaux de pêche prévues par la présente loi ou la Loi sur les pêches;

     [je souligne]

6. The Governor in Council may make regulations for carrying out the purposes and provisions of this Act including, but not limited to, regulations

.......

(b.1) prescribing as a straddling stock, for the purposes of section 5.2, any stock of fish that occurs both within Canadian fisheries waters and in an area beyond and adjacent to Canadian fisheries waters;

(b.2) prescribing any class of foreign fishing vessel for the purposes of section 5.2;

(b.3) prescribing, for the purposes of section 5.2,

(i) any measure for the conservation and management of any straddling stock to be complied with by persons aboard a foreign fishing vessel of a prescribed class in order to ensure that the foreign fishing vessel does not engage in any activity that undermines the effectiveness of conservation and management measures for any straddling stock that are taken under the Convention on Future Multilateral Cooperation in the Northwest Atlantic Fisheries, done at Ottawa on October 24, 1978, Canada Treaty Series 1979 No. 11, or

(ii) any other measure for the conservation and management of any straddling stock to be complied with by persons aboard a foreign fishing vessel of a prescribed class;

(b.4) prescribing the manner in which and the extent to which a protection officer is permitted to use the force referred to in section 8.1;

(b.5) prescribing forms that may be used instead of the forms set out in Part XXVIII of the Criminal Code in proceedings against fishing vessels under this Act or the Fisheries Act;

                                                            [emphasis added]


[204]        En application sans doute des modifications susmentionnées apportées à l'article 6, le gouverneur en conseil a modifié, par règlement pris le 3 mars 2005, le Règlement sur la protection des pêches côtières afin d'inclure, parmi les catégories de bateaux de pêche étrangers qui sont des catégories déterminées, les bateaux qui arborent les pavillons du Portugal et de l'Espagne et pour disposer que, s'agissant des bateaux de pêche étrangers compris dans la nouvelle catégorie, les dispositions suivantes étaient des « mesures de conservation et de gestion » :



                                     TABLEAU V

MESURES DE CONSERVATION ET DE GESTION

_____________________________________________Article    Mesure                                                               

1.           Interdiction de pêcher ou de prendre et de garder du flétan du Groenland dans la division 3L, la division 3M, la division 3N et la division 3O pendant la période commençant le 3 mars et se terminant le 31 décembre de chaque année.

2.           Interdictions de pêcher ou de prendre et de garder:

a) de la plie d'Amérique dans la division 3L, la division 3N et la division 3O;

b) de la morue franche dans la division 3L, la division 3N et la division 3O;

c) du capelan dans la division 3N et la division 3O;                              d) de la crevette nordique dans la division 3L, la division 3N et la division 3O;

e) de la plie grise dans la division 3N et la division 3O;

f) de la limande à queue jaune dans la division 3L, la division 3N et la division 3O;

3.           Interdiction, lors de la pêche de tout stock chevauchant figurant à la partie A du tableau I ou au tableau II, d'avoir à bord du bateau de pêche ou de pêcher avec un chalut dont le maillage, en quelque partie que ce soit, est inférieur;

a) à 120 mm, dans le cas d'un chalut en Caprolan, Dederon ou Kapron;

b) à 130 mm, dans les autres cas.

4.           Interdiction de pêcher avec un chalut dont l'une de ses mailles est obstruée autrement que des façons permises aux termes de l'article 31 du Règlement de pêche (dispositions générales).

5.           Interdiction, dans la division 3L, la division 3N et la division 3O, d'avoir à bord du bateau de pêche étranger:

a) la morue franche d'une longueur à la fourche de moins de 41 cm;

b) la plie d'Amérique ou la limande à queue jaune d'une longueur totale de moins de 25cm.

6.            Obligation de tenir un registre quotidien indiquant de façon précise ce qui suit, et de la produire sur demande d'un garde-pêche:

a) toutes les prises, par espèce et par zone de capture;

b) toute la production, par espèce et par produit.

7.           Interdiction d'enlever les engins de pêche de l'eau pendant les 30 minutes après que le signal SQ a été donné au bateau de pêche étranger par un bateau de l'État.

                              TABLE V

               PRESCRIBED CONSERVATION AND

                      MANAGEMENT MEASURES

_____________________________________________Item      Measure

1.           Prohibitions against fishing for, or catching and retaining, Greenland halibut in Division 3L, Division 3M, Division 3N or Division 3O during the period commencing on March 3 and terminating on December 31 in any year.

2.           Prohibitions against fishing for, or catching and retaining,

(a) American plaice in Division 3L, Division 3N or Division 3O;

(b) Atlantic cod in Division 3L, Division 3N or Division 3O;

(c) Capelin in Division 3N or Division 3O;

(d) Northern shrimp in Division 3L, Division 3N or Division 3O;

(e) Witch flounder in Division 3N or Division 3O; and

(f) Yellowtail flounder in Division 3L, Division 3N or Division 3O.

3.            Prohibitions, when fishing for any straddling stocks set out in Part A of Table I or in Table II, against fishing with or having on board the foreign fishing vessel a trawl net that has a mesh size, in any part of the net, that is

(a) in the case of a net made from Caprolan, Dederon or Kapron, less than 120 mm; and

(b) in any other case, less than 130 mm.

4.           Prohibition against fishing with a trawl net that has any of its meshes obstructed in any manner, other than a manner allowed under section 31 of the Fishery General Regulations.

5.           Prohibition against having on board the foreign fishing vessel in Division 3L, Division 3N or Division 3O any

(a) Atlantic cod less than 41 cm in fork length; or

(b) American plaice or Yellowtail flounder less than 25 cm in total length.

6.           Requirement to keep, and produce on the demand of a protection officer, accurate daily logs that set out

(a) all catches, by species and area of capture; and

(b) all production, by species and product form.

7.            Prohibition against removing fishing gear from the water during the 30 minutes after a Signal SQ is sent from a government vessel to the foreign fishing vessel.


[205]        Finalement, l'article 19.3 du Règlement sur la protection des pêches côtières est rédigé comme il suit. Quant à l'article 19.4 du même Règlement, il a été modifié de la manière suivante :




19.3 Le garde-pêche ne peut employer la force en application de l'article 8.1 de la Loi que lorsqu'il procède légalement et de la manière prévue aux articles 19.4 et 19.5 à l'arrestation du capitaine ou du responsable d'un bateau de pêche étranger à l'égard d'une infraction à l'article 3, à l'alinéa 4(1)a) ou à l'article 5.2 de la Loi ou d'une infraction visée au sous-alinéa 17a)(ii) de la Loi.

19.3 A protection officer may use force under section 8.1 of the Act only where the protection officer is proceeding lawfully and in accordance with the manner set out in sections 19.4 and 19.5 to arrest the master or other person in command of a foreign fishing vessel for the commission of an offence under section 3, paragraph 4(1)(a) or section 5.2 of the Act or of an offence set out in subparagraph 17(a)(ii) of the Act.



19.4 Avant d'employer la force visée à l'article 19.3, le garde-pêche doit :

a) prendre en considération tous les moyens moins violents qu'il serait raisonnable d'utiliser dans les circonstances pour arrêter le bateau de pêche étranger, notamment :

(i) interrompre ses opérations de pêche, y compris couper les funes du chalut qu'il traîne,

(ii) monter à son bord;

b) être convaincu qu'aucun de ces moyens ne peut réussir à arrêter le bateau de pêche étranger.

19.4 Before using force referred to in section 19.3, a protection officer shall

(a) consider all less violent means reasonable in the circumstances to have the foreign fishing vessel bring to, including

(i) interrupting the fishing operations of the vessel, including cutting the warps of a trawl net being towed by the vessel, and

(ii) boarding the vessel; and

(b) be satisfied that the foreign fishing vessel cannot be made to bring to by those means.


[206]        Les modifications apportées au Règlement sur la protection des pêches côtières et promulguées le 3 mars 1995 devaient, selon le règlement modificateur, « entrer en vigueur avant leur publication dans la Gazette du Canada » . Il n'a pas été contesté devant moi que le règlement modificateur n'a été publié dans la Gazette du Canada qu'à une date postérieure au 9 mars 1995.

b)         L'avis de question constitutionnelle

[207]        Par avis de question constitutionnelle établi sous serment par affidavit daté du 7 janvier 2005, avis qui devait être signifié aux procureurs généraux du Canada et de chacune des provinces ainsi que l'exige l'article 57 de la Loi sur les Cours fédérales[78], la question constitutionnelle ici en cause a été posée dans les termes suivants :

[traduction]

Les demandeurs entendent mettre en doute la validité, l'applicabilité ou l'effet, sur le plan constitutionnel, du règlement pris par le gouverneur en conseil le 3 mars 1995, qui était censé régir les activités de pêche des bateaux de pêche espagnols dans les eaux internationales au-delà de la zone économique de 200 milles du Canada.


[208]        Comme il est indiqué plus haut dans les présents motifs, seul le procureur général de Terre-Neuve a répondu à l'avis de question constitutionnelle. Le procureur général de Terre-Neuve s'est finalement désisté de son droit de présenter des conclusions à la Cour sur cette question.

c)         La position des demandeurs

[209]        Les demandeurs ne mettent pas en doute la validité constitutionnelle des modifications apportées à la Loi sur la protection des pêches côtières, promulguées en mai 1994, sur lesquelles est fondé le Règlement pris le 3 mars 1995. Une version antérieure de la déclaration prévoyait une telle contestation. Les éléments de la déclaration prévoyant une contestation du texte législatif ont finalement été radiés, mais les motifs de l'ordonnance radiant lesdites clauses de la déclaration indiquaient clairement que la contestation du texte législatif aurait pu néanmoins suivre son cours[79]. L'avocat des demandeurs a plutôt fait valoir que le règlement en cause du 3 mars 1995 était illégal parce que contraire aux dispositions qui censément l'autorisaient, et cela essentiellement pour quatre motifs : d'abord, il n'avait pas été pris en tant que mesure effective de conservation et de gestion pour les stocks chevauchants, mais plutôt pour défendre les intérêts économiques du Canada ainsi que ceux de l'industrie des pêches et ceux des pêcheurs du Canada; deuxièmement, les navires de l'Espagne et du Portugal n'étaient pas une « catégorie de bateaux de pêche étrangers aux fins de l'article 5.2 » de la Loi; troisièmement, le règlement du 3 mars était discriminatoire et donc contraire à l'article 15 de la Charte, et finalement, le règlement n'avait été publié dans la Gazette du Canada qu'après le 9 mars 1995.


d)          La position du défendeur

[210]        En rapport avec chacun des moyens invoqués par les demandeurs pour dire que la réglementation en vertu de laquelle le défendeur prétendait pouvoir poursuivre, arraisonner et saisir l'ESTAI dans les eaux internationales était illégale, l'avocat du défendeur a dit que ces moyens sont dépourvus de bien-fondé et que la poursuite, l'arraisonnement et la saisie étaient donc autorisés en droit.

e)          La position de la Cour

[211]        La Cour est d'avis que le défendeur, agissant au nom du ministre des Pêches et des Océans ainsi que de ses employés et mandataires, avait le droit de saisir l'ESTAI et d'arrêter son capitaine dans les eaux internationales le 9 mars 1995.

[212]        Comme je l'ai dit plus haut, les modifications apportées à la Loi sur la protection des pêches côtières et promulguées en mai 1994 définissaient la « Zone de réglementation de l'OPAN » , autorisaient la définition par règlement des « stocks chevauchants » de poisson, ainsi que des bateaux de pêche étrangers constituant une catégorie, et, après mention du fait que le Parlement prenait acte des pressions exercées sur les « stocks chevauchants » dans la Zone de réglementation de l'OPAN, déclaraient que l'objet du nouvel article 5.2 promulgué par lesdites modifications était de « permettre au Canada de prendre les mesures d'urgence nécessaires pour mettre un terme à la destruction de ces stocks et les reconstituer tout en poursuivant ses efforts sur le plan international en vue de trouver une solution... » . L'article 5.2 de la Loi est repris ci-dessus pour référence, dans le paragraphe [202] des présents motifs. Comme il est indiqué dans le paragraphe [203], le pouvoir de réglementation a été considérablement élargi.


[213]        Puis a été pris le règlement du 3 mars 1995. Le flétan du Groenland a été décrété stock chevauchant dans les sous-zones 3L, 3M, 3N et 3O de la Zone de réglementation de l'OPAN; les bateaux arborant le pavillon de l'Espagne, et accessoirement du Portugal, étaient ajoutés comme catégorie déterminée de bateaux de pêche; et une interdiction absolue de pêcher, de capturer ou de retenir du flétan du Groenland dans les sous-zones 3L, 3M, 3N et 3O de la Zone de réglementation de l'OPAN était décrétée à compter du 3 mars 1995. L'article 19.4 du Règlement était ajouté afin de renforcer les conditions préalables au recours à la force dans la saisie d'un bateau de pêche étranger. J'en dirai davantage sur ces conditions plus loin dans les présents motifs.

[214]        Au vu de la preuve qui a été présentée à la Cour, et comme il est indiqué plus haut dans les présents motifs, la Cour ne voit tout simplement aucune raison de dire que l'objectif du gouverneur en conseil lorsqu'il a pris le règlement modificateur du 3 mars 1995 n'était pas la conservation et la gestion d'un stock chevauchant, à savoir le flétan du Groenland. L'avocat des demandeurs a tenté courageusement d'établir que l'objectif du gouverneur en conseil était de défendre les intérêts économiques du Canada, ainsi que ceux de l'industrie de la pêche et des pêcheurs du Canada. Je suis d'avis que l'ensemble de la preuve fait directement apparaître un objectif de préservation des stocks de flétan du Groenland et un objectif de faire prévaloir, dans les instances internationales, un renforcement significatif du régime international de réglementation. Des reportages récents donnent peut-être à entendre aujourd'hui, plus de dix (10) ans après les événements, que les réalisations du Canada pour un renforcement du régime international de réglementation ne sont pas aussi impressionnantes qu'on l'espérait ou qu'on le prévoyait à l'origine, mais cela est hors de propos pour ce qui concerne la présente affaire.


[215]        Dans l'arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re)[80], le juge Iacobucci, s'exprimant pour la Cour suprême, écrivait aux paragraphes 21 et 22 :

Bien que l'interprétation législative ait fait couler beaucoup d'encre..., Elmer Driedger, dans son ouvrage intitulé Construction of Statutes... résume le mieux la méthode que je privilégie. Il reconnaît que l'interprétation législative ne peut pas être fondée sur le seul libellé du texte de loi. À la page 87, il dit :

[traduction] Aujourd'hui il n'y a qu'un seul principe ou solution : il faut lire les termes d'une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s'harmonise avec l'esprit de la loi, l'objet de la loi et l'intention du législateur.

Parmi les arrêts récents qui ont cité le passage ci-dessus en l'approuvant, mentionnons : R. c. Hydro-Québec,... Banque Royale du Canada c. Sparrow Electric Corp.,... Verdun c. Banque Toronto-Dominion,... Friesen c. Canada,...

Je m'appuie également sur l'article 10 de la Loi d'interprétation, L.R.O. 1980, ch. 219, qui prévoit que les lois « sont réputées apporter une solution de droit » et doivent « s'interpréter de la manière la plus équitable et la plus large qui soit pour garantir la réalisation de leur objet selon leurs sens, intention et esprit véritables » .

[Renvois omis.]


[216]        Au vu de ce qui précède, la Cour ne voit aucune raison, selon la preuve qu'elle a devant elle, de conclure que les bateaux de pêche de l'Espagne et du Portugal ne peuvent pas constituer une « catégorie déterminée » . Encore une fois, l'avocat des demandeurs a fait valoir que le pouvoir réglementaire de déterminer des catégories de bateaux de pêche étrangers aux fins de l'article 5.2 de la Loi sur la protection des pêches côtières doit être interprété de telle sorte qu'une « catégorie » ne devrait s'entendre que de la taille, du tonnage, de la construction, des équipements de pêche employés, des espèces convoitées, du mode de propulsion, ou autres éléments semblables. Aucune preuve n'a été présentée à la Cour qui puisse favoriser une interprétation aussi restreinte du mot « catégorie » . D'ailleurs, toute la preuve qui a été présentée à la Cour montre que, en réalité, les espèces de stocks chevauchants menacées d'extinction dans la Zone de réglementation de l'OPAN étaient mises en péril par les bateaux de pêche sans nationalité, les bateaux de pêche étrangers arborant des « pavillons de complaisance » et, si l'on s'en tient aux circonstances particulières de la présente affaire, par les bateaux de pêche étrangers arborant les pavillons de l'Espagne et du Portugal.

[217]        La Cour ne voit non plus aucune raison de dire que le fait de classer les bateaux arborant les pavillons de l'Espagne et du Portugal dans une « catégorie » de bateaux aux fins de l'article 5.2 contrevient à l'article 15 de la Charte. D'abord, et cela saute aux yeux, l'article 15 de la Charte ne parle tout simplement pas de la protection des « bateaux » , mais plutôt des droits à l'égalité et de la protection contre la discrimination fondée sur des motifs qui certainement comprennent la race et l'origine nationale ou ethnique. La Cour ne saurait tout bonnement conclure que les distinctions ici en cause étaient dirigées contre des Espagnols à raison de stéréotypes et de préjugés dont ils seraient l'objet. Même si la preuve dont dispose la Cour montrait clairement que seuls des Espagnols peuvent exercer des fonctions à bord de bateaux de pêche arborant le pavillon espagnol, ce qu'elle n'a pas montré, la preuve n'est certainement pas allée jusqu'à nous dire que les Espagnols ne travaillent pas, et ne peuvent travailler, à bord de bateaux arborant les pavillons d'autres États.

[218]        Finalement, s'agissant de la légalité du règlement en cause, le paragraphe 11(2) de la Loi sur les textes réglementaires[81] est ainsi formulé :



11. (2) Un règlement n'est pas invalide au seul motif qu'il n'a pas été publié dans la Gazette du Canada. Toutefois personne ne peut être condamné pour violation d'un règlement qui, au moment du fait reproché, n'était pas publié sauf dans le cas suivant_:

a) d'une part, le règlement était soustrait à l'application du paragraphe (1), conformément à l'alinéa 20c), ou il comporte une disposition prévoyant l'antériorité de sa prise d'effet par rapport à sa publication dans la Gazette du Canada;

b) d'autre part, il est prouvé qu'à la date du fait reproché, des mesures raisonnables avaient été prises pour que les intéressés soient informés de la teneur du règlement.

11. (2) No regulation is invalid by reason only that it was not published in the Canada Gazette, but no person shall be convicted of an offence consisting of a contravention of any regulation that at the time of the alleged contravention was not published in the Canada Gazette unless

(a) the regulation was exempted from the application of subsection (1) pursuant to paragraph 20(c), or the regulation expressly provides that it shall apply according to its terms before it is published in the Canada Gazette; and

(b) it is proved that at the date of the alleged contravention reasonable steps had been taken to bring the purport of the regulation to the notice of those persons likely to be affected by it.


Il s'agit ici de l'exercice du pouvoir d'arraisonnement, de saisie et d'arrestation, non de la validité d'une condamnation, puisque les accusations déposées contre l'ESTAI et contre le capitaine Davila ont été retirées avant qu'elles ne soient jugées. Par ailleurs, le texte réglementaire édictant les modifications du 3 mars 1995 apportées au Règlement prévoyait expressément que telles modifications entreraient en vigueur « avant leur publication dans la Gazette du Canada » . Le pouvoir du gouverneur en conseil d'ajouter cette disposition n'a pas été contesté devant la Cour. Finalement, la preuve produite devant la Cour montrait clairement qu'un avis préalable avait été signifié à l'Union européenne de l'intention du gouvernement du Canada d'agir comme il l'a fait le 9 mars 1995. L'ESTAI et d'autres navires se sont retirés de la Zone de réglementation de l'OPAN après avoir reçu cet avis. L'ESTAI et, semble-t-il, d'autres navires sont retournés dans la Zone de réglementation de l'OPAN avant le 9 mars 1995. Selon moi, on peut imaginer que, au moment de leur retour, les propriétaires des navires et leurs capitaines étaient au courant des intentions du gouvernement du Canada.

2)       Conduite téméraire lors de la poursuite de l'ESTAI et utilisation d'une force excessive

a)         Les positions des parties


[219]        L'avocat des demandeurs a fait valoir que les agissements du défendeur, lorsqu'il a utilisé des « canonnières » contre l'ESTAI et lorsqu'il a harcelé et terrorisé son capitaine et son équipage en haute mer, étaient illicites et délictueux, que l'arraisonnement de l'ESTAI était une violation de propriété et que les demandeurs ont par conséquent droit à réparation. En revanche, l'avocat du défendeur fait valoir que les agissements du défendeur, durant la première tentative de saisie de l'ESTAI, n'étaient en aucune façon excessifs. Il dit aussi que, lorsque l'ESTAI a sectionné ses câbles et décidé de déguerpir, il était tout à fait raisonnable et acceptable pour le défendeur de poursuivre l'ESTAI et d'utiliser un canon à eau et, après avoir hissé un signal flottant indiquant son intention d'arraisonner l'ESTAI et avoir reçu comme réponse de l'ESTAI un signal selon lequel l'ESTAI n'allait pas s'immobiliser, de tirer des coups de semonce.

b)          La position de la Cour

[220]        À l'époque pertinente, les articles 8, 8.1 et 9 de la Loi sur la protection des pêches côtières étaient ainsi rédigés :


8. Le garde-pêche peut arrêter sans mandat toute personne dont il croit, pour des motifs raisonnables, qu'elle a commis une infraction à la présente loi.

8. A protection officer may arrest without warrant any person who the officer suspects on reasonable grounds has committed an offence under this Act.



8.1 Le garde-pêche est fondé à employer, conformément aux modalités et dans les limites prévues par règlement, une force qui est soit susceptible de désemparer un bateau de pêche étranger, soit employée dans l'intention de le désemparer, si les conditions suivantes sont réunies_:

a) il procède légalement à l'arrestation du capitaine ou du responsable du bateau;

b) lui-même estime, pour des motifs raisonnables, cette force nécessaire pour procéder à l'arrestation.

8.1 A protection officer may, in the manner and to the extent prescribed by the regulations, use force that is intended or is likely to disable a foreign fishing vessel, if the protection officer

(a) is proceeding lawfully to arrest the master or other person in command of the vessel; and

(b) believes on reasonable grounds that the force is necessary for the purpose of arresting that master or other person.




9. S'il soupçonne, pour des motifs raisonnables, qu'il y a eu infraction à la présente loi, le garde-pêche peut saisir_:

a) tout bateau de pêche dont il croit, pour des motifs raisonnables, qu'il a servi ou donné lieu à la perpétration de l'infraction;

b) les biens se trouvant à bord du bateau de pêche, y compris le poisson, les agrès et apparaux, les garnitures, l'équipement, le matériel, les approvisionnements et la cargaison;

c) à la fois le bateau de pêche et les biens se trouvant à bord de celui-ci.

9. Where a protection officer suspects on reasonable grounds that an offence under this Act has been committed the officer may seize

(a) any fishing vessel by means of or in relation to which the officer believes on reasonable grounds the offence was committed;

(b) any goods aboard a fishing vessel described in paragraph (a), including fish, tackle, rigging, apparel, furniture, stores and cargo; or

(c) any fishing vessel described in paragraph (a) and any of the goods described in paragraph (b).


[221]        L'article 19.5 du Règlement sur la protection des pêches côtières[82] figure sous la rubrique « Usage de la force » . Les articles 19.3 et 19.4, sous la même rubrique, sont reproduits dans le paragraphe [205] des présents motifs. À l'époque pertinente, l'article 19.5 était ainsi formulé :


19.5 Le garde-pêche qui satisfait aux exigences de l'article 19.4 doit, avant d'employer la force visée à l'article 19.3 :

a) tirer un coup de semonce ou, s'il le juge indiqué, une série de coups de semonce aux alentours du bateau de pêche étranger à une distance sans danger et laisser au capitaine ou à une autre personne à bord la possibilité d'arrêter le bateau;

b) transmettre au bateau de pêche étranger le signal SQ 1 et laisser au capitaine ou à une autre personne à bord la possibilité d'arrêter le bateau.

19.5 A protection officer who has met the requirements of section 19.4 shall, before using force referred to in section 19.3,

(a) fire a warning shot or, if the protection officer considers it advisable, a series of warning shots in the vicinity of the foreign fishing vessel but at a safe distance and give the master or other person on board a reasonable opportunity to bring to; and

(b) signal the foreign fishing vessel by Signal SQ 1 and give the master or other person on board a reasonable opportunity to bring to.


[222]        Il n'a pas été contesté devant la Cour que les personnes à bord des navires qui se sont approchés de l'ESTAI le 9 mars 1995 et qui ont au départ tenté de l'arraisonner ce jour-là, pour finalement y parvenir, étaient des gardes-pêche au sens des articles 19.3 à 19.5 du Règlement. Selon la preuve soumise à la Cour, la « force d'intervention » qui au départ s'est approchée de l'ESTAI a pu comprendre un navire de guerre canadien, mais il n'a pas été prouvé devant la Cour que ce navire de guerre a joué un rôle actif dans la poursuite et dans la saisie.


[223]        La première tentative d'arraisonnement de l'ESTAI s'est heurtée à la forte résistance des personnes à son bord, qui avaient jeté en mer l'échelle d'arraisonnement des gardes-pêche et sectionné les filins de l'ESTAI pour le rendre plus mobile. L'ESTAI a commencé de dériver légèrement vers le sud-est, c'est-à-dire vers les eaux internationales à l'extérieur de la Zone de réglementation de l'OPAN. En l'absence de témoignages des personnes se trouvant à bord de l'ESTAI, à l'exception de M. Santiago, qui n'a pas sur ce point produit un témoignage utile, la Cour n'a d'autre solution que de s'en rapporter aux témoignages de ceux qui se trouvaient à bord des navires engagés dans la poursuite et la saisie. Ces témoignages étaient, de l'avis de la Cour, bien préférables aux témoignages de ceux qui, à Vigo, en Espagne, ont déclaré qu'ils étaient en liaison radiotéléphonique avec l'ESTAI durant sa prise en chasse et sa saisie.

[224]        Selon les témoignages, entendus par la Cour, des personnes qui se trouvaient à bord de l'un des navires engagés dans la poursuite, à savoir le Cape Roger, témoignages appuyés dans une certaine mesure par les inscriptions portées dans les livres de bord de ce navire, la poursuite s'était déroulée à certains moments par gros temps et, vers la fin, elle avait évolué dans un périmètre étroit et avait été entravée par d'autres navires non identifiés, mais elle n'avait pas été plus risquée qu'il le fallait et, vers la fin, n'avait pas exigé un recours à la force plus que ce n'était nécessaire pour procéder à la saisie de l'ESTAI.


[225]        Aucune preuve n'a été présentée à la Cour montrant que l'utilisation d'un canon à eau avait causé des dommages à l'ESTAI ou à sa cargaison. La déposition concernant l'utilisation de signaux flottants et concernant la réponse de l'ESTAI selon laquelle il ne mettrait pas fin de son plein gré à sa fuite n'a pas été aussi claire et catégorique qu'on aurait pu l'espérer, mais la Cour est d'avis que les navires engagés dans la poursuite ont utilisé des signaux flottants adéquats pour signifier à l'ESTAI leur intention de tirer des coups de semonce et de l'arraisonner, et que l'ESTAI a malgré cela continué sa fuite. Aucune espèce de preuve n'a été produite devant la Cour montrant que les coups de semonce qui ont été tirés l'ont été ailleurs que « dans le voisinage de l'[ESTAI], mais assez loin... [de l'ESTAI] » . Le témoignage entendu par la Cour montre que les coups de semonce, et uniquement les coups de semonce, ont eu pour résultat de convaincre l'ESTAI de se rendre.

[226]        Compte tenu de la conduite de ceux qui étaient à bord de l'ESTAI, lorsqu'ils ont repoussé la première tentative d'arraisonnement, qu'ils ont sectionné les filins rattachant l'ESTAI à son filet de pêche et ont déguerpi, enfin qu'ils ont continué, jusqu'à ce que soient tirés des coups de semonce, d'empêcher toute possibilité d'arraisonnement quand les navires canadiens l'ont rattrapé, je suis d'avis que les gens à bord des navires canadiens avaient parfaitement le droit d'armer les membres des groupes tactiques qui finalement sont montés à bord de l'ESTAI et en ont pris les commandes.

[227]        Eu égard à cette brève analyse de l'ensemble de la preuve présentée à la Cour, un accent particulier étant mis sur le témoignage de ceux qui se trouvaient à bord du Cape Roger, je suis d'avis qu'il n'est pas de mise de prétendre que la conduite des navires canadiens engagés dans la poursuite a été téméraire, qu'une force excessive a été employée ou que les dispositions des articles 19.3 à 19.5 du Règlement sur la protection des pêches côtières n'ont pas été pleinement observées. Selon moi, la conclusion de la Cour sur ce point est justifiée par le fait que le capitaine de l'ESTAI a décidé, après le début du procès, de ne pas témoigner.

3)        Dommages-intérêts


[228]        Eu égard aux conclusions de la Cour à ce stade, il pourrait sembler inutile d'examiner les points se rapportant aux dommages-intérêts réclamés dans cette action au nom des demandeurs. La Cour arrive à une conclusion contraire. Le déroutement de l'ESTAI, de son capitaine et de son équipage vers St. John's, le dépôt d'accusations et la détention de l'ESTAI au port, ce à quoi s'ajoute en finale le retrait des accusations portées contre l'ESTAI et son capitaine, tout cela donne lieu à des considérations spéciales. De plus, vu le temps qui s'est écoulé depuis les événements en cause et la possibilité qu'appel soit interjeté du présent jugement, la Cour fera maintenant un examen assez succinct de ces aspects.

a)          Dommages-intérêts spéciaux

i)           Les dommages causés par les glaces

[229]        La Cour est d'avis, selon la preuve qu'elle a devant elle, que durant le voyage de l'ESTAI dont il est question ici, l'ESTAI a subi des dommages à sa coque. La source ou les sources de ces dommages donnent lieu à des conjectures.


[230]        L'avocat des demandeurs a invité la Cour à dire que les dommages à la coque étaient entièrement imputables au voyage de l'ESTAI depuis le lieu de saisie jusqu'à St. John's, période durant laquelle l'ESTAI était l' « otage » d'agents canadiens de la force publique qui, la preuve l'atteste, avaient manifestement la direction et le commandement de l'itinéraire emprunté. En raison de cette direction et de ce commandement, l'avocat des demandeurs fait valoir que le défendeur devrait être rendu totalement responsable des dommages qui en ont résulté, sans égard au caractère licite ou non de la saisie. Essentiellement, l'avocat des demandeurs a fait valoir que le défendeur ainsi que les préposés de la Couronne avaient, envers les demandeurs, une obligation de prudence, qui consistait pour eux à s'assurer d'un itinéraire sûr et sans entrave pour l'ESTAI jusqu'à St. John's. Selon l'avocat des demandeurs, ceux qui étaient chargés de conduire l'ESTAI à St. John's ont manqué à cette obligation. En conséquence, affirme-t-il, le défendeur devrait être tenu responsable envers la société demanderesse du coût des réparations faites à l'ESTAI qui ont été considérées au nom des assureurs de l'ESTAI comme une perte assurée compatible avec des dommages causés par les glaces. Selon l'avocat des demandeurs, la somme en cause correspondait au coût total du carénage de l'ESTAI à Vigo, en avril et mai 1995, plus le coût total des réparations assurées. Cette somme est de 23 926 381 pesetas, ce qui, au taux convenu de conversion à la date pertinente, équivaut à 263 907,98 $.


[231]        L'avocat du défendeur a fait valoir que les demandeurs n'ont tout simplement pas établi que les dommages à la coque de l'ESTAI qui ont été subis durant le voyage en cause étaient autre chose que le résultat d'une « usure mineure » . Il a signalé le témoignage du propre expert des demandeurs, à St. John's, M. Robert Jenkins, lequel, dans ce que je ne puis considérer que comme un rapport assez superficiel faisant suite à une inspection faite par lui le dernier jour de la présence de l'ESTAI dans le port de St. John's, ne constate la présence d'aucun dommage à la coque. Sans doute plus révélateur est le témoignage de M. Jenkins, qui a affirmé que, au cours de son inspection, il avait parlé avec le capitaine Davila, lequel n'avait semble-t-il pas fait état de dommages causés par les glaces. D'ailleurs, le capitaine Davila a décidé de ne pas témoigner, et cela, pour l'avocat du défendeur, autoriserait une conclusion défavorable concernant la source des dommages à la coque. Certes, le commentaire bref et désinvolte du capitaine Davila durant l'interrogatoire préalable évoqué plus haut dans les présents motifs justifierait une telle conclusion défavorable. L'avocat du défendeur a relevé que le capitaine Davila avait déposé un « protêt maritime » pour faire constater les dommages qu'avait subis l'ESTAI lorsqu'il était allé à la rescousse du Maria Victoria G, lui aussi évoqué plus haut. Aucune mention n'a été faite devant la Cour d'un « protêt maritime » semblable se rapportant aux présumés dommages causés par les glaces, que ce soit avant ou après l'inspection de l'ESTAI en cale sèche à Vigo en avril 1995.

[232]        La preuve déposée devant la Cour a montré que la coque de l'ESTAI était jusqu'à un certain point renforcée, mais la preuve établissait aussi qu'elle n'était pas « renforcée pour être à l'épreuve des glaces » . On ne saurait nier que le voyage de l'ESTAI depuis le point de saisie jusqu'à St. John's s'est déroulé en partie dans les glaces, et sous la direction et le commandement des agents de la force publique. Cela dit, les mêmes agents et les navires escorteurs n'ont pas ménagé leur peine pour frayer un chemin à l'ESTAI et minimiser ses passages dans les glaces. Ces mesures ne sont pas allées jusqu'à une modification de l'itinéraire du voyage de manière à éviter les glaces entièrement ou beaucoup plus complètement. Selon la preuve, s'il en a été ainsi, c'est sans doute en partie parce que l'on voulait que l'ESTAI arrive au port de St. John's le plus tôt possible.

[233]        Tout compte fait, j'accepte l'argument de l'avocat du défendeur selon lequel les demandeurs n'ont tout simplement pas réussi à établir, selon la prépondérance des probabilités, que les dommages à la coque de l'ESTAI qui ont été constatés après le retour de l'ESTAI à Vigo étaient imputables, en totalité ou en partie, au voyage de l'ESTAI depuis le point de saisie jusqu'à St. John's (Terre-Neuve). Si j'arrive à cette conclusion, c'est surtout parce que je considère défavorablement la décision du capitaine Davila de ne pas témoigner.


ii)          Le séjour de l'ESTAI à St. John's et les frais de justice

[234]        Les demandeurs réclament les commissions de gestion du navire et les frais d'hébergement dans un hôtel de St. John's pour les membres d'équipage de l'ESTAI, forcés de quitter le navire, ainsi que les frais de cautionnement engagés pour obtenir la mainlevée de la saisie de l'ESTAI. Ils réclament aussi les honoraires et débours de leur avocat à St. John's, ceux de l'avocat de la société demanderesse exerçant à Vigo, qui s'était rendu à St. John's, et ceux d'un autre cabinet d'avocats en Espagne, qui avait été appelé pour les conseiller à propos de la situation particulière ici en cause, de par la spécialisation de ce cabinet dans les affaires de droit maritime et de droit des pêches, et compte tenu aussi de l'absence à Vigo de l'avocat attitré de la société demanderesse puisqu'il s'était rendu à St. John's.

[235]        Assumant la responsabilité au nom de la Couronne, mais sans l'admettre, l'avocat du défendeur n'a pas contesté les commissions de gestion du navire. S'agissant des frais d'hébergement à l'hôtel pour les membres de l'équipage de l'ESTAI, l'avocat du défendeur a fait observer que, selon la preuve déposée devant la Cour, ces frais avaient été pris en charge par le gouvernement espagnol et qu'il n'avait pas été établi devant la Cour que le gouvernement espagnol cherchait à les recouvrer ou les avait effectivement recouvrés auprès des demandeurs. Dans ces conditions, de dire l'avocat du défendeur, cette réclamation ne devrait pas, peu importe ce qu'il adviendra, être admise.


[236]        Selon l'avocat du défendeur, les honoraires et débours, y compris les frais de cautionnement, lorsqu'ils se rapportent à des poursuites pénales, couronnées de succès ou non, et menées à terme ou non, ne sont pas des sommes recouvrables si les arguments de l'accusé ne soulevaient rien d' « exceptionnel » ou si on n'alléguait pas que le ministère public s'était conduit « d'une manière oppressive ou injuste » [83].

[237]        Les circonstances de la saisie de l'ESTAI et de l'arrestation de son capitaine, les accusations déposées contre eux et finalement le retrait de toutes ces accusations suffisent, aux yeux de la Cour, à faire de telles accusations un dossier « exceptionnel » à l'endroit des accusés, ici les demandeurs. La Cour ne croit pas que la conduite de la Couronne lors de la saisie du navire et de l'arrestation de son capitaine et durant les premières étapes des accusations ait été empreinte d'un caractère oppressif ou injuste, mais elle est néanmoins d'avis que les demandeurs devraient pouvoir recouvrer leurs frais de justice et débours divers et leurs commissions de gestion du navire, jusqu'au moment où l'ESTAI a quitté St. John's. Ces débours, après conversion le cas échéant au taux convenu, totalisent 74 787,82 $.

iii)         Le temps de pêche perdu, l'ESTAI et le capitaine Davila


[238]        L'avocat des demandeurs a fait valoir que, au vu de la preuve déposée devant la Cour, les recettes nettes quotidiennes tirées des activités de l'ESTAI sur les lieux de pêche de la Zone de réglementation de l'OPAN, une fois converties en dollars canadiens au taux convenu, se chiffraient à 4 414,04 $, ramenées, d'un commun accord et pour la commodité du calcul, à 4 000 $ par jour. L'avocat a indiqué que, en raison des agissements du gouvernement du Canada, l'ESTAI avait [traduction] « perdu 81 jours de pêche, ce qui équivalait à des dommages-intérêts de 324 000 $ » . Les 81 jours comprenaient les 6 et 7 mars 1995, quand l'ESTAI avait quitté les lieux de pêche en raison des « menaces » du Canada, les 8 et 9 mars, pour lesquels il a été admis qu'une certaine période avait été consacrée à la pêche, une partie de la journée du 8 ayant été perdue en raison du voyage de retour vers les lieux de pêche, et une partie de la journée du 9 ayant été perdue en raison de la première tentative d'arraisonnement de l'ESTAI et en raison des événements suivants, qui avaient conduit à l'arraisonnement et à la saisie de l'ESTAI. Les 77 jours restants vont du 10 mars jusqu'au jour de mai où l'ESTAI, une fois réparé, remis en état et amélioré, a quitté l'Espagne pour retourner vers les lieux de pêche. Selon l'avocat des demandeurs, la totalité de ces 77 jours devrait être indemnisée, puisqu'une partie de ces jours était les jours où l'ESTAI avait échappé à la saisie ou avait été en état de saisie, une autre était les jours consacrés au voyage de St. John's à Vigo, et le reste était les jours où l'ESTAI était resté à Vigo pour les opérations de déchargement, d'inspection, de réparation et de remise en état et pour l'obtention d'un nouveau permis.


[239]        L'avocat du défendeur, tout en déniant une quelconque responsabilité, a dit que, tout au plus, la responsabilité devrait se limiter à onze jours et demi (11,5 jours), c'est-à-dire la partie du 9 mars 1995 qui avait suivi la première tentative de saisie de l'ESTAI, les jours durant lesquels l'ESTAI avait été en état de saisie, et deux jours qui auraient été nécessaires à l'ESTAI pour qu'il retourne directement de St. John's vers les lieux de pêche. Selon lui, la preuve déposée devant la Cour établissait clairement que l'ESTAI avait quitté Vigo pour le voyage en question le 27 octobre 1994. Sa licence ou son permis devait expirer le 31 mars 1995. Des négociations de prorogation du permis pour un mois supplémentaire étaient envisagées, mais rien n'indiquait qu'une prorogation aurait pu être tenue pour acquise. Ainsi, il restait à l'ESTAI moins d'un mois de temps de pêche lorsque la saisie a eu lieu le 9 mars. L'ESTAI avait le loisir de retourner directement, s'il l'avait voulu, vers les lieux de pêche le jour de la mainlevée de sa saisie le 15 mars. Il a décidé de ne pas le faire. De même, c'est par la décision des demandeurs et non par celle du défendeur que l'ESTAI a quitté les lieux de pêche les 6 et 7 mars. Et, si l'ESTAI a fait route directement de St. John's à Vigo, puis est resté à Vigo jusqu'au 25 mai 1995, c'était, là encore, par décision unilatérale des demandeurs, une décision dont le défendeur ne saurait être rendu responsable.

[240]        Eu égard au raisonnement antérieur qui justifiait l'octroi d'une indemnité aux demandeurs pour les frais de justice et débours divers et pour les commissions de gestion du navire, et plus précisément vu que les circonstances de cette affaire qui sont à l'origine ou qui découlent de la saisie de l'ESTAI, de l'arrestation de son capitaine, ainsi que du dépôt d'accusations contre l'un et l'autre, étaient « exceptionnelles » , je suis d'avis que, par analogie avec les frais de justice et débours divers et avec les commissions de gestion du navire, les demandeurs devraient recevoir un dédommagement pour le temps de pêche perdu. J'accepte sur ce point, eu égard en particulier aux conclusions de la Cour à ce stade, l'argument du défendeur selon lequel la saisie de l'ESTAI était valide en droit, de même que son déroutement vers St. John's et sa détention à St. John's. La responsabilité du défendeur à l'égard du temps de pêche perdu ne devrait s'étendre qu'à onze jours et demi (11,5 jours), à 4 000 $ par jour, ce qui fait des dommages-intérêts de 46 000 $.

iv)         Le supplément de soutes et de lubrifiants

[241]        Il n'a pas été contesté devant la Cour que le coût quotidien des soutes et lubrifiants pour l'exploitation de l'ESTAI se chiffrait, à toutes les époques pertinentes, à 1 913,50 $.


[242]        Selon l'avocat des demandeurs, les demandeurs devraient être remboursés des soutes et lubrifiants pour vingt-six (26) jours, à savoir : les jours où l'ESTAI a dû quitter la Zone de réglementation de l'OPAN par suite de l'intention annoncée du Canada de prendre des mesures contre les bateaux de pêche tels que l'ESTAI, les quatre jours, ou à peu près, qu'a duré le voyage depuis le lieu de saisie de l'ESTAI jusqu'à St. John's, les trois jours durant lesquels l'ESTAI a été amarré à St. John's en état de saisie, les huit jours durant lesquels l'ESTAI a fait route depuis St. John's jusqu'à Vigo, en Espagne, enfin les huit jours requis pour le retour de l'ESTAI vers les lieux de pêche depuis Vigo.

[243]        L'avocat du défendeur a fait valoir, pour sa part, que les demandeurs n'auraient droit tout au plus qu'aux soutes et lubrifiants sur une période de huit jours et demi (8,5 jours), c'est-à-dire trois jours et demi (3,5 jours) pour le déroutement depuis le lieu de saisie jusqu'à St. John's, trois jours durant lesquels l'ESTAI a été amarré à St. John's, et deux jours représentant le délai qu'il aurait fallu à l'ESTAI pour retourner vers les lieux de pêche depuis St. John's si les demandeurs avaient choisi d'y retourner directement plutôt que de se rendre à Vigo.

[244]        Me fondant sur le raisonnement adopté plus haut concernant les « jours de pêche perdus » , je suis d'avis que les demandeurs devraient être indemnisés du supplément de soutes et de lubrifiants, mais que cette indemnisation devrait se limiter aux huit jours et demi (8,5 jours) préconisés à titre subsidiaire au nom du défendeur. Compte tenu du coût quotidien révisé des soutes et lubrifiants qui a été présenté au procès, c'est-à-dire 1 913,50 $, la Cour accorde aux demandeurs, pour ce poste, des dommages-intérêts de 16 264,75 $.

v)          Le « poisson manquant »


[245]        Comme il est indiqué plus haut dans les présents motifs, avant la mainlevée de la saisie de l'ESTAI, sa cale arrière avait été complètement vidée du poisson congelé qu'elle contenait, et sa cale avant avait été, quant à elle, partiellement vidée. Selon l'avocat des demandeurs, la quantité de poisson à bord de l'ESTAI au moment de son arrivée à St. John's dépassait la quantité se trouvant à bord de l'ESTAI au moment de la mainlevée de sa saisie, plus la quantité finalement retournée à St. John's pour restitution à la société demanderesse. L'avocat des demandeurs a d'abord estimé la différence à 46,226 tonnes, pour une valeur de 4 500 $ la tonne, mais a ramené cette estimation, durant le procès, à seize (16) tonnes, pour une valeur de 5 122 $ la tonne, soit une perte totale de 81 852 $ pour la société demanderesse.

[246]        Selon l'avocat du défendeur, il n'a été présenté à la Cour aucune preuve, ou du moins aucune preuve digne de foi, attestant la quantité de poisson congelé qui se trouvait à bord de l'ESTAI lorsqu'il est arrivé au port de St. John's. Les livres de bord et autres documents de l'ESTAI ont été saisis par le défendeur et enlevés de l'ESTAI lorsque l'ESTAI a été amarré à St. John's, mais je suis d'avis que ces documents étaient accessibles aux demandeurs bien avant que cette affaire ne soit en état d'être jugée. La non-production de ces documents, ou du moins d'éléments de ces documents tendant à établir la quantité de poisson congelé qui se trouvait à bord de l'ESTAI lorsqu'il est entré dans le port de St. John's, rend irrecevable, selon moi, ce poste de la réclamation des demandeurs. Il ne sera pas ici accordé de dommages-intérêts.

vi)         Le coût du transport, de St. John's à Vigo,

du poisson congelé déchargé


[247]        Le poisson congelé saisi que je viens d'évoquer avait été restitué à la société demanderesse dans les entrepôts frigorifiques situés à St. John's ou près de St. John's, où il était détenu par le défendeur. Il n'a pas été contesté devant la Cour que la société demanderesse a pris possession, à cet endroit, de la quantité de poisson congelé. La société demanderesse a pris la responsabilité entière des dispositions relatives au transport du poisson congelé depuis cet endroit jusqu'à Vigo, en Espagne. Le transport a été pris en charge par Maersk Line, et la preuve dont dispose la Cour[84] montre que le coût du transport, après conversion en dollars canadiens au taux convenu, a été de 53 680,93 $.

[248]        Il n'a pas non plus été contesté devant la Cour que, par lettre du 24 mai 1995, le défendeur, par l'entremise de ses avocats à l'époque, acceptait de verser gracieusement à la société demanderesse, par l'entremise de l'avocat des demandeurs, la somme de 41 000 $. Je suis d'avis que cette somme s'appliquait au coût du transport du poisson saisi, de St. John's à Vigo, en Espagne.

[249]        Les demandeurs n'ont produit aucune preuve montrant que le transport, par Maersk Line, du poisson congelé était la solution la plus raisonnable, sur le plan des coûts, pour le « rapatriement » du poisson congelé qui avait été saisi. Il n'a pas été prouvé devant la Cour que les demandeurs, en particulier la société demanderesse, ont cherché à atténuer la perte qu'ils s'exposaient à subir en s'adressant à Maersk Line.

[250]        Au vu de la preuve dont dispose la Cour, je ne suis donc pas persuadé que la société demanderesse n'a pas été adéquatement indemnisée des frais de « rapatriement » du poisson congelé qui avait été saisi. Il ne sera pas ici accordé de dommages-intérêts.


b)          Dommages-intérêts généraux, dommages-intérêts exemplaires et dommages-intérêts majorés

i)           Dommages-intérêts généraux

[251]        Les demandeurs sollicitent des dommages-intérêts généraux pour ingérence intentionnelle en haute mer, téméraire mise en danger en haute mer et agression en haute mer, y compris navigation négligente et téméraire et utilisation d'armes automatiques, arrestation et saisie illicites du navire à moteur ESTAI, arrestation illicite du demandeur, le capitaine Davila, négligence, détention illicite et ingérence auprès des préposés et mandataires des demandeurs, à savoir l'équipage du navire à moteur ESTAI, non-protection du capitaine Davila alors qu'il était en détention, entrave à l'exercice du droit, prévu par la Charte, d'avoir recours sans délai à l'assistance d'un avocat, entrave à l'exercice des droits prévus par l'article 15 de la Charte, éviction illicite de l'équipage de l'ESTAI et déchargement et saisie illicites de sa cargaison. Selon l'avocat des demandeurs, chacun des demandeurs avait droit à des dommages-intérêts généraux de 150 000 $.

[252]        Eu égard à mes conclusions à ce stade, je rappelle ce qui suit :

-        il n'y a pas eu ingérence intentionnelle en haute mer lors de la saisie de l'ESTAI;

-          les agissements du défendeur lors de l'arraisonnement et de la saisie de l'ESTAI étaient valides en droit;

-          il n'y a pas eu mise en danger en haute mer, ni agression en haute mer, que ce soit par navigation négligente ou téméraire ou par utilisation d'armes « automatiques » ;

-        il n'y a pas eu arrestation et saisie illicites de l'ESTAI et il n'y a pas eu arrestation illicite du capitaine Davila;


-        il n'y a pas eu négligence, détention illicite ou ingérence à l'égard des préposés et mandataires de la société demanderesse, à savoir l'équipage de l'ESTAI, ou, s'il y en a eu, la preuve n'en a pas été faite devant la Cour;

-         il n'a pas été prouvé devant la Cour que le capitaine Davila n'a pas été protégé alors qu'il était en détention;

-         il n'a pas non plus été prouvé devant la Cour que les demandeurs ont été empêchés, contrairement à la Charte, d'avoir recours sans délai à l'assistance d'un avocat;

-         la présumée entrave aux protections prévues par la Charte contre la discrimination n'a tout simplement pas été établie;

-         il n'a pas non plus été prouvé ni plaidé en droit que l' « éviction » de l'équipage de l'ESTAI, lorsque l'ESTAI était en état de saisie et qu'il était amarré au port de St. John's, était illicite, ou que le déchargement et la saisie d'une partie de la cargaison de poisson congelé se trouvant à bord de l'ESTAI étaient illicites.

[253]        Il ne sera donc pas accordé de dommages-intérêts généraux aux demandeurs.

ii)          Dommages-intérêts exemplaires et dommages-intérêts majorés


[254]        Selon l'avocat des demandeurs, un défendeur doit être condamné à des dommages-intérêts exemplaires, dans les cas exceptionnels, lorsqu'il s'est rendu coupable d'une conduite « malveillante, oppressante et abusive » qui « choque le sens de la dignité de la Cour » [85]. J'admets qu'il peut s'agir ici d'un « cas exceptionnel » , mais je suis également d'avis que la Cour n'a devant elle absolument aucune preuve d'une conduite « malveillante, oppressante et abusive » . Je crois au contraire que, dans l'exercice du pouvoir qui leur était conféré par une loi validement adoptée, les préposés et mandataires de la Couronne ont exercé leurs fonctions sans recourir à une force supérieure à ce qu'exigeait la situation, et sans faire courir, à eux-mêmes et à ceux qui se trouvaient à bord de l'ESTAI, des risques hors de proportion avec la situation. À mon avis, cela est confirmé par la preuve qui a été présentée à la Cour et selon laquelle, tout au long du voyage vers St. John's, la relation entre d'une part les officiers et membres d'équipage de l'ESTAI et d'autre part ceux qui l'ont arraisonné fut, au minimum, courtoise. S'il y a eu conduite « malveillante, oppressante ou abusive » de la part de la Couronne ou de ses préposés ou mandataires durant la période au cours de laquelle l'ESTAI était amarré à St. John's, la preuve n'en a tout simplement pas été faite devant la Cour.

[255]        Selon l'avocat des demandeurs, la conduite de la Couronne ici avait été orchestrée par elle pour lui permettre, à elle et aux entreprises et pêcheurs du Canada, de réaliser un bénéfice qui n'était pas justifié; essentiellement, lorsque la Couronne a étiqueté les bateaux de pêche de l'Espagne et du Portugal dans le Règlement sur la protection des pêches côtières et qu'elle a fait procéder à l'arraisonnement et à la saisie de l'ESTAI, elle était motivée par des considérations économiques plutôt que par un souci de protection des pêches[86]. Comme il est indiqué plus haut dans les présents motifs, je rejette l'argument de l'avocat des demandeurs selon lequel ce sont des raisons économiques qui ont motivé la Couronne à modifier le Règlement sur la protection des pêches côtières le 3 mars 1995.


[256]        Selon l'avocat des demandeurs, la distinction entre d'une part des dommages-intérêts exemplaires ou à valeur répressive et d'autre part des dommages-intérêts majorés est que les dommages-intérêts à valeur répressive ont vocation non pas à indemniser, mais plutôt à sanctionner. Les dommages-intérêts majorés visent quant à eux à indemniser une partie du préjudice que lui a causé la conduite d'une autre partie et qui ne peut être réparé par l'octroi de dommages-intérêts généraux. Dans l'arrêt Whiten, précité, le juge Binnie, s'exprimant pour les juges majoritaires, écrivait, au paragraphe 116 :

... il ne faut pas oublier que les dommages-intérêts punitifs n'ont pas un caractère compensatoire. Voilà pourquoi les troubles émotionnels allégués par l'appelante en l'espèce n'ont de pertinence que dans la mesure où ils aident à évaluer le caractère oppressif de la conduite de l'intimée. Les dommages-intérêts majorés constituent le moyen approprié pour tenir compte du préjudice moral supplémentaire causé par la conduite répréhensible ou inacceptable d'un défendeur. Autrement, il y aurait un danger de « double recouvrement » sous le chef du stress émotif, d'une part au titre de l'indemnisation et d'autre part au titre de la punition.

[257]        Puisque le capitaine Davila n'a pas témoigné devant la Cour dans cette affaire, il est tout simplement impossible pour la Cour de dire s'il a subi un « préjudice moral supplémentaire » . La Cour a d'ailleurs déjà dit que la Couronne ne s'est rendue coupable d'aucune conduite répréhensible ou inacceptable. L'avocat des demandeurs n'a signalé à la Cour aucun précédent qui donnerait à entendre qu'une personne morale demanderesse peut avoir droit à des dommages-intérêts majorés.

4)        Intérêts

[258]        L'article 36 de la Loi sur les Cours fédérales[87] régit le calcul des intérêts avant jugement accordés par la Cour. Appliquant les principes de cette disposition, les avocats des parties sont parvenus à une entente sur la question des intérêts avant jugement. À la page 20 de la transcription de l'audience du 17 février 2005 dans cette affaire, à partir de la ligne 24 et jusqu'à la page suivante, l'avocat des demandeurs affirmait ce qui suit :

[traduction]


S'agissant des intérêts, nous sommes parvenus à un accord sur la question, monsieur le juge, et notre entente (et mon confrère me corrigera si je fais erreur), est que des intérêts simples au taux de 3,5 p. 100 seront payables à partir du 28 juillet 1995 jusqu'à la date du jugement. Il s'agit donc d'intérêts simples au taux de 3,5 p. 100, à partir du 28 juillet 1995, jour du dépôt de la déclaration, jusqu'à la date du jugement.

[259]        Les avocats se sont également entendus sur la question des intérêts après jugement, et l'on peut lire, dans la transcription, le paragraphe suivant, après le paragraphe qui vient d'être cité :

[traduction]

Et les intérêts après jugement au taux en vigueur, sur les sommes déposées à la Cour, à compter de la date du jugement. Quel que soit le taux applicable à la date du jugement, ce taux sera le taux des intérêts après jugement. Cela dit, je reconnais évidemment qu'il n'y a aucune admission de responsabilité. Il s'agit ici d'une entente sur les intérêts se rapportant à un jugement.

La Cour entérine l'entente des avocats sur ce point.

DISPOSITIF

[260]        En résumé donc, jugement sera accordé aux demandeurs pour la somme de 137 052,57 $, avec intérêts au taux de trois et demi pour cent (3,5 %) l'an à compter du 28 juillet 1995 jusqu'à la date du jugement. Les demandeurs auront droit aussi aux intérêts après jugement, au taux en vigueur, sur les sommes déposées à la Cour, à compter de la date du jugement et jusqu'à la date du paiement. Le quantum du jugement se compose des éléments suivants :

- d'abord, pour les frais de justice et débours divers ainsi que les commissions de gestion du navire, durant le séjour de l'ESTAI à St. John's, la somme de 74 787,82 $;

- deuxièmement, pour le temps de pêche perdu de l'ESTAI, par suite de sa saisie et de sa détention, la somme de 46 000 $; et


- troisièmement, pour le supplément de soutes et de lubrifiants destinés à l'ESTAI, la somme de 16 264,75 $.

[261]        À tous autres égards, cette action sera rejetée.

DÉPENS

[262]        L'avocat des demandeurs voudrait les dépens de cette action, sur une base avocat-client.

[263]        Dans l'arrêt Young c. Young[88], la juge McLachlin, alors juge de la Cour suprême du Canada, s'exprimant pour les juges majoritaires, écrivait, à la page 134 :

La Cour d'appel s'est fondée sur les principes suivants, auxquels je souscris. Les dépens procureur-client ne sont généralement accordés que s'il y a eu conduite répréhensible, scandaleuse ou outrageante d'une des parties. Le peu de fondement d'une demande ne constitue donc pas une raison d'accorder les dépens sur cette base, pas plus que le fait qu'une partie des frais soit payée par des tiers.

La Cour n'ayant conclu à aucune conduite répréhensible, scandaleuse ou outrageante de la part des demandeurs ou de la Couronne, et après examen de l'ensemble de la preuve qu'elle a devant elle, des dépens avocat-client sont ici hors de question.

[264]        L'avocat du défendeur, quant à lui, fait valoir que les dépens devraient être adjugés en tant que dépens partie-partie, calculés de la façon ordinaire, et suivre l'issue de la cause. Le défendeur a largement obtenu gain de cause dans cette action, le résultat étant que, si la Cour devait accepter la conclusion avancée au nom du défendeur, les dépens seraient adjugés au défendeur.


[265]        Par opposition à ce qui précède, il convient de noter que la Cour peut en toute liberté déterminer le montant des dépens, les répartir et désigner les personnes qui doivent les payer[89]. Le paragraphe 400(3) des Règles énumère une série de facteurs dont la Cour doit tenir compte lorsqu'elle exerce son pouvoir discrétionnaire d'adjuger les dépens. Le paragraphe 400(3) est ainsi formulé :


400(3) Dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire en application du paragraphe (1), la Cour peut tenir compte de l'un ou l'autre des facteurs suivants :

a) le résultat de l'instance;

b) les sommes réclamées et les sommes recouvrées;

c) l'importance et la complexité des questions en litige;

d) le partage de la responsabilité;

e) toute offre écrite de règlement;

f) toute offre de contribution faite en vertu de la règle 421;

g) la charge de travail;

h) le fait que l'intérêt public dans la résolution judiciaire de l'instance justifie une adjudication particulière des dépens;

i) la conduite d'une partie qui a eu pour effet d'abréger ou de prolonger inutilement la durée de l'instance;

j) le défaut de la part d'une partie de signifier une demande visée à la règle 255 ou de reconnaître ce qui aurait dû être admis;

k) la question de savoir si une mesure prise au cours de l'instance, selon le cas :

(i) était inappropriée, vexatoire ou inutile,

(ii) a été entreprise de manière négligente, par erreur ou avec trop de circonspection;

l) la question de savoir si plus d'un mémoire de dépens devrait être accordé lorsque deux ou plusieurs parties sont représentées par différents avocats ou lorsque, étant représentées par le même avocat, elles ont scindé inutilement leur défense;

m) la question de savoir si deux ou plusieurs parties représentées par le même avocat ont engagé inutilement des instances distinctes;

n) la question de savoir si la partie qui a eu gain de cause dans une action a exagéré le montant de sa réclamation, notamment celle indiquée dans la demande reconventionnelle ou la mise en cause, pour éviter l'application des règles 292 à 299;

o) toute autre question qu'elle juge pertinente.

400(3) In exercising its discretion under subsection (1), the Court may consider

(a) the result of the proceeding;

(b) the amounts claimed and the amounts recovered;

(c) the importance and complexity of the issues;

(d) the apportionment of liability;

(e) any written offer to settle;

(f) any offer to contribute made under rule 421;

(g) the amount of work;

(h) whether the public interest in having the proceeding litigated justifies a particular award of costs;

(i) any conduct of a party that tended to shorten or unnecessarily lengthen the duration of the proceeding;

(j) the failure by a party to admit anything that should have been admitted or to serve a request to admit;

(k) whether any step in the proceeding was

(i) improper, vexatious or unnecessary, or

(ii) taken through negligence, mistake or excessive caution;

(l) whether more than one set of costs should be allowed, where two or more parties were represented by different solicitors or were represented by the same solicitor but separated their defence unnecessarily;

(m) whether two or more parties, represented by the same solicitor, initiated separate proceedings unnecessarily;

(n) whether a party who was successful in an action exaggerated a claim, including a counterclaim or third party claim, to avoid the operation of rules 292 to 299; and

(o) any other matter that it considers relevant.



Les avocats n'ont pas présenté de conclusions à la Cour à propos des facteurs énumérés dans les alinéas e), f) et i) jusqu'à n) inclusivement. S'agissant des facteurs restants, j'arrive aux conclusions suivantes : l'instance a été largement conclue en faveur du défendeur, l'issue du litige est jusqu'à un certain point partagée, les sommes réclamées au nom des demandeurs étaient importantes et les sommes recouvrées ont été bien inférieures aux sommes réclamées; cela dit, la réparation monétaire réclamée par les demandeurs n'a pas été intégralement refusée; l'importance et la complexité des enjeux n'étaient pas négligeables; les points soulevés étaient certainement exceptionnels lorsque la cause d'action est née; la répartition des responsabilités n'est pas un aspect distinct eu égard aux circonstances de cette affaire; un travail très important a sans aucun doute été requis de la part des deux parties; et finalement, la Cour est d'avis que l'intérêt public dans l'issue de cette instance justifie une adjudication des dépens qui s'écarte de la norme.

[266]        Au vu de ce qui précède, même si d'après les principes généraux les dépens devraient être accordés au défendeur, il est opportun selon moi que chacune des parties supporte ses propres dépens, lesquels, je n'en doute pas, ont été très importants.

Ottawa (Ontario)

le 26 juillet 2005

                                                                        « Frederick E. Gibson »           

                                                                                                     Juge                          

Traduction certifiée conforme

D. Laberge, LL.L.


                                             ANNEXE I

(paragraphe 2)

Note : La limite extérieure des eaux de pêche canadiennes dans les sous-zones 3K, 3L et 3N est indiquée par une ligne arrondie et floue qui passe entre l'ouest de 45o de longitude ouest et l'est d'environ 51o de longitude ouest.


                                            ANNEXE II

(paragraphe 24)

[traduction]

1.              À toutes les époques pertinentes, l'Estai était un navire immatriculé en Espagne et exploité depuis son port d'attache de Vigo, en Espagne, qui est également son port d'armement.

2.              À toutes les époques pertinentes, l'Estai appartenait à la demanderesse José Pereira E. Hijos S.A., une personne morale constituée en vertu des lois espagnoles, et son capitaine était le demandeur Enrique Davila Gonzalez, de nationalité espagnole.

3.              L'Estai a quitté le port de Vigo le 27 octobre 1994 avec l'intention de pêcher dans la Zone de réglementation de l'Organisation des pêches de l'Atlantique nord-ouest (OPAN).

4.             L'Estai est arrivé sur les lieux de pêche de la Zone de réglementation de l'OPAN le 2 novembre 1994 et a commencé à pêcher le 3 novembre 1994.

5.             Durant son voyage, l'Estai a passé la totalité ou une partie des jours suivants immobilisé à cause du mauvais temps : 9 décembre 1994, 10 décembre 1994, 12 décembre 1994, 30 décembre 1994, 1er janvier 1995, 4 janvier 1995, 25 janvier 1995, 26 janvier 1995, 29 janvier 1995, 10 février 1995, 11 février 1995, 13 février 1995, 14 février 1995.

6.              Les activités de pêche ont été arrêtées une partie de la journée du 24 décembre 1994 pour la fête de Noël et une partie de la journée du 31 décembre 1994 pour le Nouvel An.

7.             Du 5 février 1995 au 9 février 1995, le voyage de l'Estai a été interrompu par le décès d'un membre d'équipage, Celso Misa, frappé d'une crise cardiaque le 5 février 1995. L'Estai a fait route depuis les lieux de pêche jusqu'à Saint-Pierre, pour ensuite revenir.

8.             Du 14 février 1995 au 27 février 1995, l'Estai est allé à la rescousse du bateau de pêche « Maria Victoria G » , dont un filet s'était emmêlé dans ses hélices. L'Estai s'est rendu jusqu'au « Maria Victoria G » , l'a pris en remorque, puis est revenu sur les lieux de pêche.

9.             Les activités de pêche de l'Estai au cours du voyage en cause dans cette affaire (c'est-à-dire le voyage qui a commencé le 27 octobre 1994) se déroulaient dans la Zone de réglementation de l'OPAN.

10.           Entre 17 h 45 et 17 h 55 UTC, le 9 mars 1995, une radiocommunication censée provenir du navire « KOMMANDOR AMALIE » a été reçue par le navire du défendeur, le « LEONARD J. COWLEY » , au cours de laquelle ont été demandés des renseignements sur les actions et les intentions du « LEONARD J. COWLEY » .

ANNEXE II (suite)


11.           À environ 14 heures ou 14 h 03, heure locale de Terre-Neuve, un canot d'accostage provenant du « CAPE ROGER » , un navire du défendeur, a tenté d'arraisonner le navire de la demanderesse, l' « ESTAI » . La tentative d'arraisonnement n'a pas réussi et les navires du défendeur, le « CAPE ROGER » et le « LEONARD J. COWLEY » , ont entrepris, à 14 h 24, heure locale de Terre-Neuve, de poursuivre l' « ESTAI » .

12.           Le 14 mars 1995, le navire à moteur Zandvoort est parvenu, à la position 48 ° 13'89"N et 47 ° 30'21"O, à amener à son bord deux panneaux de chalut. Le défendeur dit que ces panneaux de chalut appartiennent à l'Estai, ce que dément le demandeur.

OPAN

13.           Une Convention internationale intitulée « Convention sur la future coopération multilatérale dans les pêches de l'Atlantique nord-ouest » a été conclue à Ottawa le 24 octobre 1978; le Canada a déposé son instrument de ratification le 30 novembre 1978 et la Convention est entrée en vigueur le 1er janvier 1979;

14.            Conformément à l'article II de la Convention, les Parties contractantes, dont le défendeur, ont établi une organisation internationale appelée Organisation des pêches de l'Atlantique nord-ouest (OPAN);

15.           Le défendeur était un signataire de la Convention et il était à toutes les époques pertinentes, et il continue d'être, un pays membre de l'OPAN et une Partie contractante de la Convention;

16.           L'OPNA comprend une commission des pêches;

17.           Lors de la 16e Séance annuelle de la Commission des pêches de l'OPAN, qui s'est déroulée du 19 au 23 septembre 1994 à Dartmouth (Nouvelle-Écosse), l'un des membres de la Commission (la Norvège) a proposé, pour le flétan du Groenland dans les sous-zones 2 et 3 de l'OPAN, un total admissible des captures de 27 000 tonnes, qui serait applicable l'année suivante, c'est-à-dire 1995. À la suite de cette proposition, l'OPAN a adopté, pour le flétan du Groenland dans les sous-zones 2 et 3 de l'OPAN pour 1995, un total admissible des captures (TAC) de 27 000 tonnes.

18.           Le représentant du défendeur a appuyé la proposition d'un total admissible des captures de 27 000 tonnes dans les sous-zones 2 et 3 de l'OPAN pour l'année 1995.


                                      ANNEXE II (suite)

Union européenne

19.           Le 31 décembre 1994, l'Union européenne comptait douze États membres : la Belgique, le Danemark, la France, l'Allemagne, la Grèce, l'Irlande, l'Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas, le Portugal, l'Espagne et le Royaume-Uni.

20.           Au cours de 1995, trois autres États, l'Autriche, la Finlande et la Suède, se sont joints à l'Union européenne, portant ainsi à quinze le nombre total des membres de l'Union européenne.

21.           L'Espagne et le Portugal se sont joints à l'Union européenne en 1986.

Note d'information du 5 janvier 1995

22.           La note d'information du 5 janvier 1995 adressée au ministre des Pêches et des Océans (texte annexé au présent exposé conjoint des faits) a reçu les approbations requises et a été rédigée dans le cours ordinaire des activités du ministère des Pêches et des Océans du défendeur.

23.           Les signataires de cette note d'information exerçaient tous leurs fonctions à l'administration centrale du ministère des Pêches et des Océans à Ottawa, et leurs postes, à l'époque de la signature, étaient les suivants :

·                Chris J. Allen, conseiller principal, Politiques et programmes pour la pêche étrangère, Direction générale de la répartition des ressources, lequel a rédigé la note;

·                Jacques Robichaud, directeur général, Gestion des ressources, lequel a approuvé la note;

·                P.S. (Pat) Chamut, sous-ministre adjoint pour la gestion des pêches, lequel a approuvé la note.

Autres

24.           Le 3 mars 1995, le ministre des Pêches et des Océans annonçait que les pêcheurs canadiens s'apprêtaient activement à participer « pour la première fois à la pêche du turbot en dehors de la limite des 200 milles » ;

25.           Dans un procès-verbal approuvé du 20 avril 1995, entre la Communauté européenne (Union européenne) et le défendeur, le défendeur réitérait son engagement envers le niveau de 27 000 tonnes comme total admissible des captures de flétan du Groenland pour 1995 dans les sous-zones 2 et 3 de l'OPAN.


                                           ANNEXE III

(paragraphe 72)


                                     ANNEXE III (suite)


                                     ANNEXE III (suite)


                                     ANNEXE III (suite)


                                           ANNEXE IV

(paragraphe 112)

[traduction]

Q.             M. Davila, pourriez-vous s'il vous plaît nous dire votre nom et votre profession, à titre de rappel? R. Je suis Enrique Davila Gonzalez et je suis en ce moment la patron du chalutier Estai.

...

Q.            Très bien. Votre bateau pêche-t-il 24 heures par jour s'il y a du poisson à capturer? Pêche-t-il également durant la nuit? R. Oui, nous pêchons durant la nuit s'il y a du poisson à capturer.

Q.            Comment s'éclairent-ils durant la nuit? R. Il dit qu'ils ont des projecteurs. Il ne sait pas s'il s'agit de projecteurs de 1 500 à 2 000 watts qui illuminent le pont tout entier, de telle sorte que le pont est illuminé d'un bout à l'autre. Très bien. C'est donc au-delà de l'éclairage qui est requis par la loi pour un navire. C'est-à-dire un éclairage latéral, un éclairage à l'arrière et un éclairage à l'avant. Et les projecteurs illuminent le pont ainsi que la zone arrière où les filets sont tirés.

...

Q.             Très bien. Dans le journal de bord du 10 mars, il écrit qu'ils ont modifié le cap en raison des glaces. Pourrait-il expliquer en quoi consistaient les glaces qu'ils ont rencontrées, et nous dire qui a décidé de modifier le cap? R. Bon. Il y avait des champs de glaces à ce moment-là, et le cap a été modifié sur ordre des Canadiens. Il a dit que les champs de glaces peuvent présenter des différences entre eux, que certains étaient plus épais que d'autres. Je lui ai demandé s'il connaissait les détails de ces glaces, et il a dit qu'elles correspondaient plus ou moins à celles que l'on rencontrait habituellement.

...

Q.            Très bien. Le 10 mars, alors qu'ils naviguaient, ont-ils rencontré des glaces qui étaient différentes de celles qu'ils rencontraient normalement en pêchant durant cette période de l'année? R. Il dit que, lorsqu'ils pêchent, ils évitent les champs de glaces. Ils essaient de trouver des endroits où ils peuvent pêcher à l'écart des glaces. Lors de ce voyage, puisqu'ils devaient se rendre au port, ils n'avaient d'autre choix que de naviguer parfois parmi les glaces. Il dit qu'ils ont pris un itinéraire leur permettant de contourner en partie les glaces, mais qu'il n'y avait parfois aucun moyen d'éviter les champs de glaces. Et il a dit aux autorités canadiennes que son bateau n'était pas homologué pour les glaces et n'avait pas les renforcements requis, parce qu'ils ne naviguent pas en général dans les glaces.

...


Q.            Très bien. S'il s'en rapporte à ses connaissances de marin, était-il possible de ne pas rencontrer de glaces entre l'endroit où l'Estai a été saisi et le port de St. John's? R. Il dit qu'il ne le sait pas. C'est comme si l'on demandait à quelqu'un s'il va neiger demain. Il ne saurait le dire. Parce que les champs de glaces varient d'un jour à l'autre. À un certain moment, on peut avoir un champ de glaces à tel endroit, et quatre heures plus tard, il n'y en a plus, car il a dérivé.

Q.            Très bien. A-t-il des remarques à faire sur la manière dont les Canadiens ont dirigé la navigation du navire jusqu'à St. John's? R. Il dit que son premier commentaire, c'est qu'on lui a dit de se rendre où il ne voulait pas aller. Autrement, il ne sait pas.

...

... Et à partir de ce moment-là [le 12 mars], il a été prié de naviguer en conservant cette distance de 12 milles parallèlement à la côte. Je lui ai demandé pourquoi ils devaient naviguer à 12 milles de la côte ou parallèlement à la côte, et il a dit qu'il ne le sait pas. Mais il imagine que c'est sans doute parce que cette zone était exempte de glaces. Les gens qui lui indiquaient la route à prendre devaient, selon lui, recevoir des renseignements d'avions qui les survolaient et qui pouvaient leur dire où il y avait des champs de glaces et où il n'y en avait pas.

...

Très bien. Les navires canadiens qui accompagnaient l'Estai ont-ils frayé un chemin à travers les glaces? R. Il dit qu'un des bateaux canadiens et parfois deux passaient en tête et ouvraient un chemin dans les glaces lorsque le convoi devait traverser les champs de glaces. Naturellement, si l'Estai prenait un peu de retard, alors les glaces risquaient de l'encercler de nouveau, mais, de manière générale, ils n'ont pas eu cette difficulté parce que la situation n'est pas la même que lorsqu'il s'agit de frayer soi-même son chemin dans les glaces.

NOTE : Dans l'avant-dernière citation ci-dessus, le contexte révèle que la mention de « 12 milles parallèlement à la côte » s'entend de la côte est de la presqu'île Avalon, à Terre-Neuve, la navigation se faisant dans la direction nord le long de cette côte.


ANNEXE V

(paragraphe 17)

INDEX DES RUBRIQUES ET DES SOUS-RUBRIQUES

Page

INTRODUCTION.......................................................................... 1

LA DÉCLARATION...................................................................... 7

LA DÉFENSE............................................................................... 11

L'EXPOSÉ CONJOINT DES FAITS......................................... 11

LES FAITS.................................................................................... 12

1) L'Organisation des pêches de l'Atlantique nord-ouest. 12

2) La Convention des Nations Unies de 1982 sur le droit de la mer 16

3) La Loi sur la protection des pêches côtières et son règlement d'application        19

4) Autres faits et autres événements précurseurs survenus

entre juin 1994 et février 1995 inclusivement............. 33

5) L'ESTAI et ses campagnes dans la Zone de réglementation de l'OPAN 50

LE VOYAGE SOUS ESCORTE DE L'ESTAI DEPUIS L'ENDROIT DE SA SAISIE

LE 9 MARS 1995 JUSQU'À ST. JOHN'S................................. 57

LE SÉJOUR DE L'ESTAI À ST. JOHN'S ET LE VOYAGE

DE ST. JOHN'S À VIGO, EN ESPAGNE.................................. 76

LE SÉJOUR DE L'ESTAI À VIGO, EN ESPAGNE, AU PRINTEMPS DE 1995            86

QUELQUES SUITES................................................................... 89


POINTS LITIGIEUX................................................................... 95

ANALYSE

1) La légalité du présumé pouvoir de prendre en chasse, d'arraisonner

et de saisir l'ESTAI dans les eaux internationales

le 9 mars 1995.............................................................. 96

a)    L'ensemble des lois et des règlements................. 96

b)    L'avis de question constitutionnelle.................... 101

c)    La position des demandeurs................................ 102

d)    La position du défendeur..................................... 103

e)    La position de la Cour.......................................... 103

2) Conduite téméraire lors de la poursuite de l'Estai et

utilisation d'une force excessive............................... 108

a)    Les positions des parties..................................... 108

b)    La position de la Cour.......................................... 108

3) Dommages-intérêts......................................................... 112

a)    Dommages-intérêts spéciaux.............................. 113

(i)    Les dommages causés par les glaces.. 113

(ii) Le séjour de l'ESTAI à St. John's et les frais de justice    116

(iii) Le temps de pêche perdu, l'ESTAI et le capitaine Davila             117

(iv) Le supplément de soutes et de lubrifiants 120

(v) Le « poisson manquant » ..................... 121

(vi) Le coût du transport, de St. John's à Vigo,

   du poisson congelé déchargé............... 122

b)    Dommages-intérêts généraux, dommages-intérêts exemplaires

      et dommages-intérêts majorés............................ 123

(i)    Dommages-intérêts généraux........... 123

(ii) Dommages-intérêts exemplaires et dommages-intérêts majorés           125


4) Intérêts........................................................................... 127

DISPOSITIF............................................................................... 128

DÉPENS...................................................................................... 129


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                T-1602-95

INTITULÉ :               JOSÉ PEREIRA E. HIJOS, S.A.

et ENRIQUE DAVILA GONZALEZ

                                                                                          demandeurs

- et -

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                             défendeur

                                                                                                           

LIEU DE L'AUDIENCE :                              ST. JOHN'S (TERRE-NEUVE-ET-LABRADOR)

DATES DE L'AUDIENCE :                          DU 10 AU 14 JANVIER, DU 17 AU 20 JANVIER, LES 27, 28 et 31 JANVIER, et du 2 AU 4 FÉVRIER, AINSI QUE LES 16, 17 et 18 FÉVRIER 2005

MOTIFS DU JUGEMENT :                         LE JUGE GIBSON

DATE DES MOTIFS :                                   LE 26 JUILLET 2005

COMPARUTIONS :                                      John R. Sinnott, c.r. et

Andrew Fitzgerald

pour les demandeurs

Michael F. Donovan et

M. Kathleen McManus

pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lewis, Sinnott, Shortall, Hurley

Avocats et notaires

St. John's (Terre-Neuve-et-Labrador)

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada


COUR FÉDÉRALE

         Date : 20050712

   Dossier : T-1602-95

ENTRE :

JOSÉ PEREIRA E. HIJOS, S.A. et

ENRIQUE DAVILA GONZALEZ

                                        demandeurs

- et -

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                           défendeur

                                                           

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT

                                                           



[1]         Toutes les heures du jour qui sont indiquées se réfèrent à l'heure locale et utilisent une horloge de vingt-quatre heures.

[2]         Croquis tiré du site www.nafo.ca (Site Web officiel de l'OPAN).

[3]         Tout au long de cette instance, le poisson dont il s'agissait était généralement appelé « flétan du Groenland » . Outre son nom scientifique, la même espèce est également appelée « flétan noir » ou « turbot » . C'est pourquoi les événements dont il s'agit ici portent souvent le nom de « guerre du turbot » . L'expression « flétan du Groenland » sera employée tout au long des présents motifs.

[4]         Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chapitre 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, n ° 44].

[5]         C.P. 1995 - 372.

[6]         L.R.C. 1985, ch. C-33.

[7]         Pièce P-13.

[8]         Transcription, 10 janvier 2005, page 85, lignes 5 à 24 et pages 149 à 152.

[9]         Pièce P-85.

[10]       L.R.C. 1985, ch. C-33.

[11]       42-43 Elizabeth II, chapitre 14, sanctionnée le 12 mai 1994.

[12]       Débats des Communes, 11 mai 1994, pages 4212 à 4222.

[13]       Débats des Communes, supra, note 12, page 4213, 2e colonne.

[14]       Débats des Communes, supra, note 12, page 4213, 2e colonne.

[15]       Débats des Communes, supra, note 12, page 4219, colonne 1.

[16]       Débats des Communes, supra, note 12, page 4222, colonne 1.

[17]       Débats du Sénat, 12 mai 1994, page 463, colonne 2 et page 470, colonne 1.

[18]       Débats du Sénat, supra, note 17, page 463, 2e colonne et page 464, 1re colonne.

[19]       Débats du Sénat, supra, note 17, page 471, colonnes 1 et 2.

[20]       Débats du Sénat, supra, note 17, page 472, colonne 1.

[21]       Débats du Sénat, supra, note 17, page 472, colonne 1.

[22]       Débats du Sénat, supra, note 17, page 475, colonne 1.

[23]       C.P. 1994-836, 25 mai 1994. Enregistrement : DORS/94-362, 25 mai 1994.

[24]       Gazette du Canada, partie II, volume 128, n ° 12.

[25]       Voir : supra, paragraphe 53.

[26]       Pièce D-21.

[27]       Pièce D-23.

[28]       Pièce D-25, page 11.

[29]       Pièce D-20.

[30]       Pièce D-31.

[31]       Pièce P-84.

[32]       Pièce P-87.

[33]       Pièce P-88.

[34]       Pièce D-32.

[35]       Pièce D-33.

[36]       Pièce P-91.

[37]       Pièce P-90.

[38]       Pièce P-16.

[39]       Pièce P-35. Selon la pièce D-6, intitulée « Banque du Canada - Résultats de la conversion de devises » , un dollar canadien équivalait le 9 mars 1995 à 90,66 pesetas espagnoles. En d'autres termes, le taux de change ce jour-là était de 90,6618 (0,011030).

[40]       Pièce P-2.

[41]           Pour une attestation de ce fait, voir la pièce P-20.

[42]       Transcription, 17 janvier 2005, pages 3 et 4.

[43]       Pièce P-57.

[44]       Transcription, 18 janvier 2005, page 194, lignes 6 à 14.

[45]       Transcription, 18 janvier 2005, page 204.

[46]       Transcription, 19 janvier, page 108, lignes 19 à 25.

[47]       Transcription, 19 janvier, page 114, lignes 16 à 19.

[48]       Transcription, 19 janvier, page 115, lignes 11 à 16.

[49]       L'itinéraire de la petite flottille, depuis approximativement l'endroit de la saisie de l'ESTAI jusqu'à la position atteinte à minuit le 10 mars, a été tracé par le capitaine Riggs sur la carte 8012 du Service hydrographique du Canada, déposée sous la cote P-19, et sur la carte 4049 du Service hydrographique du Canada, déposée sous la cote P-63. C'est sur cette dernière carte que le trajet du petit groupe de navires apparaît entièrement jusqu'à minuit le 11 mars.

[50]       Pièce P-71.

[51]       Transcription, 20 janvier, page 29, lignes 21 à 24.

[52]       Pièce P-75, page 5.

[53]       Pièce P-73.

[54]       Transcription, 31 janvier 2005, pages 23 et 24.

[55]       Transcription, 31 janvier 2005, page 39.

[56]       Transcription, 31 janvier 2005, page 112.

[57]       Pièce P-45.

[58]       Transcription, 14 janvier 2005, page 30.

[59]       Pièce P-37.

[60]       Pièce P-40.

[61]       Pièces P-41 et P-42.

[62]       Pièce P-43.

[63]       Pièce D-11.

[64]       Pièce P-39.

[65]       Pièce D-11.

[66]       Pièce D-13.

[67]       Pièce P-56. (Une citation tirée du rapport a été soulignée par la Cour.)

[68]       Pièce D-10, une vidéocassette mentionnée auparavant dans les présents motifs.

[69]       Pièce P-34.

[70]       À la page 1 de la transcription du 18 janvier 2005, on peut lire la note suivante : [traduction] « le témoignage de M. Juan Murillo contenu dans la transcription suivante et aussi dans la transcription du 17 janvier 2005 a été très difficile à transcrire et la transcription s'est faite au mieux de nos capacités » .

[71]       Voir transcription du 2 février, page 195, ligne 13, jusqu'à la page 198, ligne 1.

[72]       Pièce P-94. La date de ce document est imprécise et pourrait être le 18 avril 1995.

[73]       Pièce D-35, page 1, paragraphe A 1.

[74]       Les sous-zones de pêche indiquées peuvent généralement être trouvées dans l'annexe I des présents motifs.

[75]       Pièce D-36.

[76]       Transcription, 2 février 2005, page 216, lignes 4 à 11.

[77]       Transcription, 2 février 2005, page 217, lignes 5 à 25, et page 218, lignes 1 à 6.

[78]       L.R.C. 1985, ch. F-7.

[79]       José Pereira E. Hijos, S.A. c. Canada (Procureur général), [1997] 2 C.F. 84, aux paragraphes [17] à [26] (C.F. 1re inst.). Pour un examen théorique intéressant de la question, on se référera utilement à l'affaire Global Over Fishing and the Spanish-Canadian Turbot War, 8 Colo J. Int'lEnvtl. L. & Pol'y 89 (article non cité devant moi).

[80]       [1998] 1 R.C.S. 27.

[81]       L.R.C. 1985, ch. S-22.

[82]       DORS/94-362, 25 mai 1994.

[83]       Voir l'arrêt R. c. M. (C.A.) [1996] 1 R.C.S. 500, au paragraphe 97, page 569.

[84]       Pièce P-28.

[85]       À l'appui de cette affirmation, l'avocat invoque l'arrêt Whitan c. Pilot Insurance Co., [2002] 1 R.C.S. 595, au paragraphe 36.

[86]       Voir : Rookes v. Barnard (1964), 1 ALL. E. R. 367, aux pages 410 et 411(H.L.).

[87]       L.R.C. 1985, ch. F-7.

[88]       [1993] 4 R.C.S. 3.

[89]       Voir le paragraphe 400(1) des Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106.

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