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Date : 20040806

Dossier : T-974-01

Référence : 2004 CF 1084

Ottawa (Ontario), le 6 août 2004

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE O'REILLY

ENTRE :

                                                            ERIC SCHEUNEMAN

                                                                                                                                           demandeur

                                                                             et

                                                          SA MAJESTÉ LA REINE

                        (DÉVELOPPEMENT DES RESSOURCES HUMAINES CANADA)

                                                                                                                                        défenderesse

                                         MOTIFS DE JUGEMENT ET JUGEMENT


[1]                M. Eric Scheuneman s'est vu octroyer des prestations d'invalidité par le Régime de pensions du Canada (RPC) en 1989. Il souffrait du syndrome de fatigue chronique. Ses enfants à charge recevaient aussi des prestations. En 1997, la défenderesse a décidé de réexaminer la situation et elle a demandé à M. Scheuneman de se soumettre à un examen médical indépendant. Avant de donner son accord, M. Scheuneman a demandé à être informé du détail de l'expérience, des diplômes et des publications du médecin qui devait l'examiner. Comme on ne lui a pas transmis l'information requise, il a refusé d'être examiné. En conséquence, la défenderesse a mis fin aux prestations de M. Scheuneman à compter du 1er octobre 1997.

[2]                M. Scheuneman a demandé à la défenderesse de reconsidérer sa décision, mais celle-ci l'a confirmée.

[3]                M. Scheuneman a alors fait appel au tribunal de révision du RPC. Toutefois, comme il soulevait des questions liées à la Charte canadienne des droits et libertés et alléguait la commission d'erreurs administratives dans le traitement de son dossier, le tribunal n'avait pas compétence pour examiner la question. C'est à ce moment-là que M. Scheuneman a introduit la présente action pour obtenir ses prestations avec effet rétroactif, ainsi que les intérêts, une compensation pour les incidences fiscales liées à toute somme forfaitaire obtenue en paiement des prestations dues, les dépens et des dommages-intérêts. Peu de temps après, le ministre a décidé de recommencer à verser les prestations à M. Scheuneman, avec rétroactivité au 1er octobre 1997.

[4]                Nonobstant le fait que M. Scheuneman obtenait les prestations demandées, il a continué son action pour obtenir les autres réparations demandées, soit les intérêts, la compensation pour les incidences fiscales, les dépens et des dommages-intérêts. Il soutient que la défenderesse a fait preuve de négligence et qu'elle a violé ses droits garantis par la Charte.


[5]                Je ne peux trouver aucun fondement en droit pour étayer la réclamation de M. Scheuneman et, en conséquence, je dois rejeter l'action.

I. Les questions en litige

1.          Y a-t-il un fondement en droit pour étayer la réclamation de M. Scheuneman, soit :

a)    en droit de la négligence, ou

b)    en vertu de la Charte?

2.          Si je réponds à la première question par l'affirmative, M. Scheuneman a-t-il droit à des dommages-intérêts?

[6]                Comme j'arrive à la conclusion que je dois répondre à la question 1 par la négative, il n'est pas nécessaire que j'examine la question 2.

II. Analyse

A. Y a-t-il un fondement en droit pour étayer la réclamation de M. Scheuneman, soit :

a)    en droit de la négligence, ou

b)    en vertu de la Charte?


1) Le droit de la négligence

[7]                Une personne qui a une obligation de diligence envers une autre personne est soumise au droit de la négligence lorsqu'elle ne respecte pas son obligation et qu'en conséquence, elle cause un préjudice à cette autre personne. En l'espèce, M. Scheuneman n'a pas démontré que la défenderesse avait une obligation de diligence à son égard. Par conséquent, je n'ai pas à examiner les autres volets du critère.

[8]                L'obligation de diligence ne prend naissance que s'il y a un lien étroit entre les parties et si on peut raisonnablement prévoir que la conduite d'une personne causerait préjudice à une autre personne. Toutefois, même lorsque le lien étroit et la prévisibilité sont démontrés, des considérations de politique peuvent empêcher les tribunaux de reconnaître l'existence d'une obligation de diligence dans les circonstances : Just c. Colombie-Britannique, [1989] 2 R.C.S. 1228; Cooper c. Hobart, [2001] 3 R.C.S. 537.


[9]                Lorsqu'une action donnée se range sous la catégorie des réclamations déjà reconnues, les tribunaux n'ont pas à décider si le lien entre les parties crée une responsabilité en négligence ou si des considérations de politique devraient la contrer : Cooper, précité. Lorsqu'il n'existe pas de catégorie d'action analogue, on doit s'en remettre aux principes premiers. En l'espèce, la jurisprudence n'offre pas d'exemple précis de ce type d'action. Je dois donc examiner les critères pertinents afin de déterminer si la défenderesse avait une obligation de diligence envers M. Scheuneman.

[10]            Selon moi, il existe un lien étroit entre les parties en l'espèce. La défenderesse traitait avec M. Scheuneman sur une base individuelle, en examinant son dossier et son droit à des prestations. Sa décision a eu un impact direct et évident sur lui. Il était raisonnablement prévisible que la décision de la défenderesse de mettre fin aux prestations de M. Scheuneman lui causerait un préjudice.

[11]            Toutefois, je crois que des considérations de politique m'empêchent de conclure à l'existence d'une obligation de diligence de la part de la défenderesse envers M. Scheuneman. Dans ce contexte, l'expression « considérations de politique » peut comprendre la préoccupation des tribunaux face à la création d'une sorte de responsabilité indéterminée - en d'autres mots, une forme d'action devant les tribunaux qui serait nouvelle, non circonscrite et potentiellement d'application très large. De plus, l'existence d'autres recours milite contre la reconnaissance d'une obligation de diligence : Cooper, précité. C'est cette dernière considération qui m'amène à la conclusion que la défenderesse n'a pas d'obligation de diligence envers M. Scheuneman.


[12]            Il existe clairement d'autres recours en l'espèce. Tout d'abord, le Régime de pensions du Canada, L.R.C. 1985, ch. C-8, fournit un mécanisme pour corriger les erreurs (paragraphe 66(4); voir l'annexe A aux présents motifs). En fait, M. Scheuneman a eu droit à cette réparation lorsque la défenderesse a décidé de revenir sur sa décision de ne plus lui verser de prestations. De plus, la disponibilité du contrôle judiciaire de la décision de la défenderesse constitue une solide raison de politique pour ne pas reconnaître l'existence d'une obligation de diligence s'imposant à la défenderesse. Le juge Stone est arrivé à la même conclusion dans l'arrêt Comeau's Sea Foods Ltd. c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), [1995] 2 C.F. 467 (C.A.), confirmé, [1997] 1 R.C.S. 12. Il est arrivé à la conclusion que « la disponibilité de recours adéquats en droit administratif par voie de contrôle judiciaire doit être prise en considération [...] lorsqu'il s'agit de décider si la portée d'une obligation de diligence prima facie devrait être rejetée [...] » (à la page 488). En l'espèce, toute conduite négligente de la part de la défenderesse aurait vraisemblablement constitué un motif de recours en droit administratif, qu'il se soit agi d'une erreur de droit, d'une conclusion de fait tirée de façon abusive ou d'une violation de l'obligation d'équité. Il est vrai que si M. Scheuneman avait sollicité le contrôle judiciaire, il n'aurait pas eu droit à toutes les réparations qu'il demande en l'espèce, mais il aurait eu une façon relativement expéditive d'atteindre son objectif principal - le paiement de l'arriéré - et d'obtenir les dépens.

[13]            Selon moi, ces considérations de politique m'empêchent de reconnaître l'existence d'une obligation de diligence de la défenderesse face aux personnes qui réclament des prestations en vertu du Régime de pensions du Canada.


2) La Charte

[14]            M. Scheuneman soutient que la défenderesse a violé le droit à la liberté et à la sécurité de sa personne, garanti par l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. Il s'appuie sur diverses décisions de la Cour suprême du Canada qui, selon lui, aurait élargi les concepts de « liberté » et de « sécurité de la personne » à un point tel qu'ils comprendraient maintenant l'anxiété dont il a souffert lorsque ses prestations ont été suspendues et qu'elles n'ont été remises en vigueur qu'après un délai considérable : R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S. 1199; Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46.

[15]            Je ne donne pas à la jurisprudence citée par M. Scheuneman une interprétation aussi large que lui. Il est vrai que la Cour suprême a reconnu que certains stress causés par l'État peuvent justifier un recours en vertu de l'article 7 de la Charte. Par exemple, dans l'arrêt G. (J.), précité, la Cour a conclu que la sécurité de la personne d'une mère était en cause dans une procédure pour la garde de son enfant. Elle a conclu que les principes de justice fondamentale exigeaient qu'elle soit représentée par un avocat rémunéré par l'État.


[16]            S'agissant de la « liberté » , la Cour suprême a décidé que lorsque l'État intervient dans les choix fondamentaux qu'une personne peut faire dans sa vie, on peut invoquer l'article 7 : Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307; Godbout c. Longueuil (Ville), [1997] 3 R.C.S. 844. Elle a toutefois déclaré récemment que l'article 7 ne s'applique pas aux intérêts purement économiques : Siemens c. Manitoba (Procureur général), [2003] 1 R.C.S. 6, 2003 CSC 3.

[17]            Selon moi, M. Scheuneman n'a pas démontré que les actions de la défenderesse intervenaient dans les choix fondamentaux de sa vie ou lui avaient causé un stress psychologique tel que ses droits garantis par la Charte auraient été violés. Dans l'arrêt G. (J.), précité, le juge en chef Lamer a prévenu qu'il fallait être très prudent pour ne pas élargir de façon indue la portée de l'article 7 (au paragraphe 59) :

Il est manifeste que le droit à la sécurité de la personne ne protège pas l'individu contre les tensions et les angoisses ordinaires qu'une personne ayant une sensibilité raisonnable éprouverait par suite d'un acte gouvernemental. Si le droit était interprété de manière aussi large, d'innombrables initiatives gouvernementales pourraient être contestées au motif qu'elles violent le droit à la sécurité de la personne, ce qui élargirait considérablement l'étendue du contrôle judiciaire, et partant, banaliserait la protection constitutionnelle des droits.

[18]            Il me paraît indubitable que M. Scheuneman a été perturbé lorsque la défenderesse a mis fin à ses prestations et qu'en conséquence, il a souffert de stress. Mais je ne considère pas sa situation comme l'équivalent d'un risque qu'on enlève son enfant (comme dans l'arrêt G. (J.)) ou même de celle ou l'on trouve le genre d'attaque à la réputation et de tension qu'on peut subir à l'occasion d'une réclamation des droits de la personne qui se prolonge trop (comme dans l'arrêt Blencoe, précité, où la Cour suprême n'a pas conclu à une violation de l'article 7). De plus, les intérêts de M. Scheuneman en l'espèce sont d'abord de nature économique.


[19]            M. Scheuneman n'a pas démontré qu'on aurait violé ses droits garantis par la Charte.

III. Dispositif

[20]            M. Scheuneman n'a pas démontré l'existence d'un fondement pour sa réclamation, en vertu du droit à la négligence ou de la Charte canadienne des droits et libertés. En conséquence, je dois rejeter son action, avec dépens. La défenderesse réclame les dépens sur une base avocat-client, mais une telle ordonnance ne me semble pas justifiée dans les circonstances.

                                                                   JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que :

1.          L'action est rejetée, avec dépens.

_ James W. O'Reilly _

                                                                                                                                                     Juge                       

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                                                                       Annexe A


Régime de pensions du Canada, L.R.C. 1985, ch. C-8

Refus d'une prestation en raison d'une erreur administrative, etc.

66(4) Dans le cas où le ministre est convaincu qu'un avis erroné ou une erreur administrative survenus dans le cadre de l'application de la présente loi a eu pour résultat que soit refusé à cette personne, selon le cas :

                a) en tout ou en partie, une prestation à laquelle elle aurait eu droit en vertu de la présente loi,

                b) le partage des gains non ajustés ouvrant droit à pension en application de l'article 55 ou 55.1,

                c) la cession d'une pension de retraite conformément à l'article 65.1,

le ministre prend les mesures correctives qu'il estime indiquées pour placer la personne en question dans la situation où cette dernière se retrouverait sous l'autorité de la présente loi s'il n'y avait pas eu avis erroné ou erreur administrative.

Charte canadienne des droits et libertés, Loi constitutionnelle de 1982, Annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.)

Garanties juridiques

Vie, liberté et sécurité

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale.

Canada Pension Plan, R.S.C. 1985, c. C-8

Where person denied benefit due to departmental error, etc.

66(4) Where the Minister is satisfied that, as a result of erroneous advice or administrative error in the administration of this Act, any person has been denied

                (a) a benefit, or portion thereof, to which that person would have been entitled under this Act,

                (b) a division of unadjusted pensionable earnings under section 55 or 55.1, or

                (c) an assignment of a retirement pension under section 65.1,

the Minister shall take such remedial action as the Minister considers appropriate to place the person in the position that the person would be in under this Act had the erroneous advice not been given or the administrative error not been made.

Canadian Charter of Rights and Freedoms, Part I of the Constitution Act, 1982, being Schedule B to the Canada Act (U.K.), 1982, c. 11

Legal Rights

Life, liberty and security of person

7. Everyone has the right to life, liberty and security of the person and the right not to be deprived thereof except in accordance with the principles of fundamental justice.



                                                             COUR FÉDÉRALE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                        T-974-01

INTITULÉ :                                       ERIC SCHEUNEMAN

c.

SA MAJESTÉ LA REINE

(DÉVELOPPEMENT DES RESSOURCES

HUMAINES CANADA)

LIEU DE L'AUDIENCE :                 OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE : LE LUNDI 9 FÉVRIER 2004

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE O'REILLY

DATE DES MOTIFS :                      LE 6 AOÛT 2004

COMPARUTIONS :

Eric Scheuneman                                           POUR LE DEMANDEUR/EN SON PROPRE NOM

R. Jeff Anderson                                           POUR LA DÉFENDERESSE

Ramona Rothschild

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

ERIC SCHEUNEMAN                                POUR LE DEMANDEUR/EN SON PROPRE NOM

MORRIS ROSENBERG

Sous-procureur général du Canada               POUR LA DÉFENDERESSE

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