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     T-1357-97

OTTAWA (ONTARIO), le 21 octobre 1997

EN PRÉSENCE DE M. le juge Lutfy

     ACTION IN REM CONTRE

     LE NAVIRE NECAT A ET ACTION IN PERSONAM CONTRE

     LES PROPRIÉTAIRES ET AFFRÉTEURS DU NAVIRE

     NECAT A ET DENSAN SHIPPING CO. INC.,

Entre :

     AMICAN NAVIGATION INC.,

     demanderesse,

     - et -

     DENSAN SHIPPING CO. INC. et

     LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES

     AYANT DES DROITS DANS LE NAVIRE NECAT A,

     défendeurs.

     ORDONNANCE

     LA COUR ORDONNE PAR LES PRÉSENTES CE QUI SUIT :

     1.      L'appel interjeté contre l'ordonnance du protonotaire Richard Morneau en date du 11 août 1997 est rejeté;

     2.      L'appel interjeté contre l'ordonnance du protonotaire Richard Morneau en date du 19 août 1997 est accueilli;

     3.      La garantie d'exécution est établie au montant de 436 784 $;

     4.      La somme de 168 216 $, majorée des intérêts courus, doit être versée à la défenderesse Densan Shipping Co. Inc., par l'entremise de ses avocats Stikeman, Elliott "en fidéicommis", en guise de remboursement partiel des fonds déposés à la Cour le 27 juin 1997; et

     5.      Les dépens suivront l'issue de la cause.

                         "Allan Lutfy"

                         Juge

Traduction certifiée conforme         
                                 F. Blais, LL.L.

     T-1357-97

     ACTION IN REM CONTRE

     LE NAVIRE NECAT A ET ACTION IN PERSONAM CONTRE

     LES PROPRIÉTAIRES ET AFFRÉTEURS DU NAVIRE

     NECAT A ET DENSAN SHIPPING CO. INC.,

Entre :

     AMICAN NAVIGATION INC.,

     demanderesse,

     - et -

     DENSAN SHIPPING CO. INC. et

     LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES

     AYANT DES DROITS DANS LE NAVIRE NECAT A,

     défendeurs.

     MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE LUTFY

     Quelques jours après la saisie du navire NECAT A, une mainlevée a été accordée contre paiement d'une garantie d'exécution de 605 000 $, sous réserve du droit de sa propriétaire, la défenderesse Densan Shipping Co. Inc., de contester ce montant.

     La demanderesse a fait saisir le navire au moment de l'introduction de la présente action en dommages-intérêts pour un montant de 590 261 $. La saisie du navire était une mesure conservatoire en attendant l'arbitrage à Londres de plusieurs réclamations, dont celle qui est visée en l'espèce, entre les parties conformément à l'article 9 de l'annexe à la Loi


sur l'arbitrage commercial, L.R.C. (1985), ch. C-34.61. La déclaration allègue qu'il y a eu manquement à la charte-partie conclue entre les parties car la défenderesse n'a pas donné instruction à son navire de se rendre à Eilat en Israël pour le chargement d'une cargaison de phosphate que la demanderesse s'était engagée à transporter jusqu'à Vizakhapatnam en Inde.

     Sur dépôt par la défenderesse d'une requête fondée sur le paragraphe 1005 (1.1) des Règles de la Cour fédérale, le protonotaire Richard Morneau a réduit la garantie d'exécution à 124 387 $. Il a annulé la garantie d'exécution pour deux des trois réclamations de la demanderesse, mais n'a pas modifié le montant de la garantie applicable à la troisième réclamation et a ordonné le versement d'un montant supplémentaire de 10 000 $ pour les frais de justice. Immédiatement avant l'audition de la requête, le protonotaire a autorisé la production d'un affidavit supplémentaire par la défenderesse. Par voie d'appel interjeté contre les ordonnances du protonotaire sur les questions de fond et de procédure, la demanderesse réclame maintenant le rétablissement du plein montant de la garantie d'exécution. Il n'y a pas d'appel incident. L'exécution de l'ordonnance rendue par le protonotaire a été suspendue en attendant l'issue de l'appel2.

Les décisions du protonotaire

     Dans sa déclaration, la demanderesse réclame : a) des dommages-intérêts de 336 954 $ pour perte de profits par suite de son incapacité à faire expédier la cargaison de Eilat; b) des dommages-intérêts de 138 920 $ pour les droits de péage relatifs au passage du navire dans le canal de Suez; et c) un solde de 114 387 $ sur le contrat de louage qui est dû par le propriétaire de la défenderesse.

     Pour ce qui concerne la réclamation de 336 954 $ pour perte de profits, le protonotaire a pondéré l'affidavit du président de la demanderesse au regard de celui de l'un des avocats de la défenderesse. Il a retenu la déclaration de l'avocat indiquant qu'un rapport d'expert indépendant annexé à son affidavit [TRADUCTION] "soulève des doutes sérieux quant à savoir si la demanderesse aurait pu livrer la cargaison de phosphate située en Israël et confirme que, si ce contrat avait été exécuté, il se serait soldé par des pertes, et non pas des bénéfices". En s'appuyant sur le rapport et sur l'interprétation qu'en donne l'avocat, le protonotaire a annulé la garantie d'exécution jusqu'à concurrence du montant de cette réclamation en indiquant ce qui suit :

     Je n'accorde donc à la demanderesse aucun montant quant à cette réclamation dans le cadre et pour les fins de la présente requête. Tel que mentionné plus avant, aux fins du mérite du litige, la dynamique pourrait être toute autre. [non souligné dans l'original]         

     Le protonotaire a de plus réduit la garantie d'exécution d'un montant équivalent à la réclamation de la demanderesse au montant de 138 920 $ pour les frais de transit dans le canal de Suez parce que la demanderesse n'a pas encore payé cette somme. Ces droits de péage font actuellement l'objet d'une autre action intentée devant la présente Cour par les agents maritimes de la demanderesse en Égypte contre les deux parties dans la présente affaire.

     La demanderesse s'est opposée au dépôt de l'affidavit de la défenderesse qui comprenait le rapport de l'expert indépendant, principalement parce que cet affidavit n'a pas été déposé au moyen de l'avis de deux jours francs prévu à la règle 320 et parce que le rapport de l'expert était fondé sur des renseignements incomplets et du ouï-dire. Le protonotaire a autorisé la production de cet affidavit et a établi une distinction entre le fait de l'accepter et l'importance qu'il lui accorderait. Les observations formulées par la demanderesse dans l'appel interjeté contre cette ordonnance du protonotaire ne sont pas convaincantes. Si la demanderesse avait subi un préjudice en raison du dépôt tardif de l'affidavit, elle aurait demandé l'ajournement de l'audience. Elle ne l'a pas fait. Il était donc loisible au protonotaire d'autoriser la production de l'affidavit de la défenderesse. Je ne vois aucune raison d'intervenir dans l'exercice de ce pouvoir discrétionnaire et l'appel de la demanderesse interjeté contre cette ordonnance est rejeté.

     L'appel de la demanderesse interjeté contre l'ordonnance du protonotaire concernant l'établissement de la garantie d'exécution est examiné ci-dessous.

Les questions en litige et leur analyse

     La saisie est une arme très puissante3. Le mandat de saisie dans la présente action a été émis par un fonctionnaire du greffe après examen de l'affidavit portant demande de mandat conformément au paragraphe 1003(5) des Règles. La saisie est une procédure d'exécution avant jugement en vertu de laquelle le navire est placé sous la main de la justice pendant le litige et jusqu'à son règlement. En vertu de la règle 1004, la Cour peut s'abstenir de lever la saisie sur les biens tant que la garantie n'est pas fournie. La demanderesse a le droit d'obtenir une garantie d'exécution pour le plein montant de sa réclamation majoré des intérêts et des frais. Même lorsque la valeur du navire excède de beaucoup la réclamation de la demanderesse, la saisie demeure en vigueur jusqu'à ce qu'une garantie d'exécution appropriée soit fournie. L'article 22 de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, et le chapitre G des Règles de la Cour fédérale incorporent le droit en matière d'amirauté aux actions in rem et aux saisies. Il est donc important, dans l'analyse d'une requête visant à modifier la garantie d'exécution, de garder à l'esprit le pouvoir exceptionnel que la loi accorde à la saisie et au droit d'obtenir une garantie d'exécution pour le plein montant de la réclamation. Il faut rechercher un juste équilibre. Le pouvoir de saisir ne doit pas être exercé de façon excessive, et en même temps, la demanderesse a droit à une garantie d'exécution suffisante4.

     La demanderesse a le fardeau de prouver que "[...] la saisie demandée est nécessaire pour protéger ses droits" et "[...] que la saisie a été exécutée légalement"5. Autrement dit, la demanderesse doit établir que la saisie respecte l'article 22 de la Loi et les Règles de la Cour fédérale, plus particulièrement la règle 1003. Dans une demande présentée pour obtenir la mainlevée, sans qu'il y ait versement d'une garantie d'exécution, la défenderesse aura le fardeau de prouver que la déclaration ne révèle aucune cause raisonnable d'action, qu'elle est futile ou vexatoire au sens de la règle 419. Lorsque la question principale porte sur le montant de la garantie d'exécution, les principes généraux s'appliquent. Afin de faire respecter le droit d'obtenir une garantie d'exécution conformément aux critères discutés ci-dessous, "[...] le fardeau de la preuve imposé au demandeur [ne devrait pas] être trop exigeant" et il peut être déplacé6, selon les circonstances.

     La jurisprudence canadienne, relativement rare7, concernant la détermination de la garantie d'exécution dans le cadre d'une saisie a généralement suivi l'arrêt anglais The "Moschanthy", [1971] 1 Lloyd's Rep. 37 (C.B.R.), un jugement qui a été cité avec approbation deux décennies après avoir été prononcé par la Cour d'appel dans The "Bazias 3", [1993] 1 Lloyd's Rep. 101, page 1058.


     Dans l'arrêt The "Moschanthy", le navire avait été saisi au nom du propriétaire de la cargaison qui faisait l'objet du litige. La mainlevée a été accordée contre paiement d'une garantie d'exécution dont le montant équivalait virtuellement au plein montant de la réclamation. Les propriétaires du navire ont ensuite cherché à faire suspendre l'action au motif que la partie demanderesse ne pouvait pas obtenir gain de cause ou qu'il était très peu probable qu'elle ait gain de cause. Cette contestation semble être l'équivalent d'une requête en radiation fondée sur la règle 419 des Règles de la Cour fédérale9. Le juge Brandon, tel était alors son titre, a réitéré le seuil très élevé du critère qui doit être respecté pour obtenir une suspension d'instance au motif que celle-ci ne révèle pas une cause raisonnable d'action et a ajouté que ce critère s'appliquait à une action in rem autant qu'à une action in personam (à la page 42) :

     [TRADUCTION]         
     Toutefois, la Cour ne devrait suspendre une instance pour ce motif que lorsqu'il ne fait aucun doute que le demandeur n'aura pas gain de cause. S'il reste un quelconque espoir et que le demandeur a une cause défendable, même difficilement, au niveau des faits et du droit, la Cour devrait permettre que l'action soit instruite. [...] Ce dernier principe s'applique, à mon avis, autant à une action in rem qu'à une action in personam, même si dans le premier cas le défendeur doit fournir une garantie d'exécution qui ne lui sera pas remise avant que l'action soit réglée, alors que ce n'est pas le cas dans une action in personam. [non souligné dans l'original]         

À la page 43, il reconnaît que dans l'action dont il était saisi [TRADUCTION] "[...] le demandeur aura peut-être de la difficulté à établir sa cause et il se peut que les défendeurs aient gain de cause. [..] Bien qu'il y ait de nombreuses difficultés, et certaines d'entre elles sont très sérieuses, dans la thèse du demandeur, celui-ci a une cause défendable, en fait et en droit, et il a le droit de la faire instruire devant la justice, sous réserve de tous autres motifs justifiant une suspension de l'instance".

     La Cour a ensuite analysé le recours subsidiaire par lequel les défendeurs demandaient à faire réduire le montant de la garantie d'exécution. Près de la moitié de la réclamation représentait des bénéfices anticipés sur la revente d'une partie de la cargaison constituée de machinerie d'occasion. La preuve du demandeur était limitée à sa propre affirmation, non corroborée, selon laquelle il pouvait raisonnablement s'attendre à faire 100 % de profit à la revente. Malgré ses réserves concernant le sérieux de la réclamation du demandeur, le juge Brandon a conclu que la garantie d'exécution n'était ni excessive ni si élevée qu'il était justifié de la réduire. Il s'exprime ainsi aux pages 44 et 45 :

     [TRADUCTION]         
     Le principe à appliquer est, à mon avis, le suivant : Le demandeur a droit à une garantie d'exécution suffisante pour couvrir le montant de sa réclamation majoré des intérêts et des frais en s'appuyant sur la meilleure cause qu'il peut raisonnablement faire valoir [...]         
     [...]         
     [...] il s'agit de procédures interlocutoires et la Cour ne peut instruire la cause à ce stade de l'instance. Il se peut que le demandeur puisse, à l'instruction, produire des éléments de preuve indépendants pour corroborer ses chiffres, et le fait qu'il ne l'a pas fait jusqu'ici ne doit pas nous amener à le priver de la possibilité qu'il le fasse plus tard. En outre, les défendeurs n'ont produit aucune preuve pour contredire le témoignage du demandeur quant à la valeur, et leur avocat n'a pas donné suite à ma suggestion selon laquelle, s'il avait contesté l'estimation du demandeur comme étant tout à fait excessive, il aurait pu contre-interroger le demandeur sur ses affidavits. [non souligné dans l'original]         

Les principes de l'arrêt The "Moschanthy" seront maintenant appliqués aux faits de la cause.

(i)      La réclamation pour perte de profits

     La défenderesse n'a pas contre-interrogé l'auteur de l'affidavit établi pour le compte de la demanderesse et s'est appuyé largement sur le rapport de son expert. En préparant ce rapport, l'expert a utilisé les renseignements qu'il a obtenus de différents représentants de compagnies maritimes et des autorités portuaires en Israël et en Inde. À mon avis, ces renseignements ne constituent pas le genre de preuve par ouï-dire qui devrait être utilisée pour contester les affirmations de la demanderesse.

     Il n'est pas nécessaire de s'appuyer sur le rapport de l'expert pour contester le montant de la réclamation de la demanderesse portant sur la perte de profits. La demanderesse affirme qu'elle a perdu des revenus de 444 552 $US à cause de l'annulation du transport de la cargaison de phosphate, dont elle a soustrait 200 000 $US en frais de port, ce qui lui laisse une perte de profits alléguée de 336 954 $ canadiens. En s'appuyant sur les renseignements contenus dans la charte-partie à temps, le contrat d'affrètement et l'affidavit de la demanderesse déposé en réponse, on peut spéculer que les frais de port, de location et de carburant pour le chargement et le déchargement du phosphate et le trajet d'Eilat à Vizakhapatnam auraient dépassé les revenus prévus de la demanderesse10.

     Ces calculs spéculatifs, bien qu'ils puissent sérieusement entacher le bien-fondé de la réclamation de la demanderesse concernant ses pertes de profits, ne constituent pas une preuve qui met nécessairement en échec la meilleure cause que la demanderesse peut raisonnablement faire valoir. À l'heure actuelle, il n'est pas contesté qu'elle n'a pu charger la cargaison à Eilat et, par conséquent, qu'elle a dû remettre le navire à la défenderesse. Cela constitue, à première vue et sans qu'aucun élément de preuve n'ait été déposé en réponse à l'allégation, une cause raisonnablement défendable. Il n'est pas "manifeste" ou "hors de tout doute" que la demanderesse n'a pas de cause à faire valoir en droit.

     Il me semble que la façon appropriée pour la défenderesse de contester le montant de la réclamation de la demanderesse serait de contre-interroger l'auteur de l'affidavit. Il aurait ainsi été tenu de répondre à ces calculs spéculatifs indiquant que l'expédition de la cargaison n'aurait pu qu'entraîner des pertes financières et qu'il n'y avait aucune possibilité de bénéfices. Au moyen de ce contre-interrogatoire, la Cour aurait été en mesure de mieux évaluer si la meilleure cause raisonnablement défendable de la demanderesse était considérablement différente de ce qu'elle réclame. Les calculs spéculatifs, aussi attrayants qu'ils puissent paraître à première vue, ne sont pas suffisants.

     Bien que le montant de la réclamation soit loin d'être avéré d'après les pièces actuellement fournies, [TRADUCTION] "[...] il s'agit de procédures interlocutoires et la Cour ne doit pas instruire la cause à ce stade de l'instance", comme le dit l'arrêt The "Moschanthy". Il y a peut-être des éléments de preuve attestant l'existence d'une relation commerciale spéciale entre la demanderesse et son client pour l'expédition du phosphate ou concernant les "frais portuaires estimés à 200 000 $US", et la question des frais de manutention pourrait éventuellement appuyer la réclamation relative à la perte de profits.

     C'est sur ce point que ma façon de procéder semble écarter de celle suivie par le protonotaire. Il a préféré la conclusion qui ressort du rapport de l'expert à la réclamation affirmée par le président de la demanderesse. Aucun des auteurs des affidavits n'a été contre-interrogé. Cet exercice spéculatif consistant à évaluer les frais de la demanderesse, en l'absence du contre-interrogatoire de son représentant, ne prouve pas nécessairement l'inexactitude du montant de la réclamation de la demanderesse concernant ses pertes de profits. L'incertitude est apparente. Le protonotaire lui-même a reconnu que le résultat devant le tribunal arbitral pourrait quand même favoriser la demanderesse si des preuves additionnelles étaient fournies :

     [...] les parties devant les arbitres pourront soumettre en vue de la détermination du mérite du litige toute autre preuve additionnelle qu'elles seront autorisées à produire.         
     [...]         
     [...] aux fins du mérite du litige, la dynamique pourrait être toute autre.         

Le protonotaire a correctement fait observer que sa décision concernant la garantie d'exécution ne lierait pas l'arbitre sur le fond de l'affaire. Cela règle la question de la garantie d'exécution de la demanderesse si celle-ci a gain de cause devant l'arbitre. À mon avis, en reconnaissant qu'avec une preuve additionnelle la demanderesse pourrait avoir de meilleures chances d'obtenir gain de cause devant l'arbitre, le protonotaire a implicitement reconnu que la demanderesse avait une cause raisonnablement défendable. En toute déférence, je pense que le protonotaire a eu tort de réduire à zéro la garantie d'exécution relative à la réclamation concernant les pertes de profits à moins qu'il n'ait conclu définitivement que la meilleure cause raisonnablement défendable de la demanderesse était dans les faits tout à fait impossible à faire valoir.

(ii)      La réclamation concernant les frais de péage dans le canal de Suez

     Les agents maritimes allèguent dans leur action que la facture pour les droits de péage dans le canal de Suez a été envoyée à la demanderesse le 19 mai 1997. Entre les parties à la présente action, la demanderesse est responsable des droits de passage dans le canal en vertu de la clause 2 de la charte-partie. Probablement en raison du litige qui existe entre la demanderesse et la défenderesse, cette facture n'est toujours pas payée. La demanderesse a déposé une garantie d'exécution pour faire lever la saisie avant jugement effectuée par la défenderesse dans une action concernant des questions connexes devant la Cour supérieure du Québec. Cette garantie d'exécution couvre, entre autres réclamations, le montant des droits de péage dans le canal de Suez.

     Ici encore, ma façon de procéder diffère de celle adoptée par le protonotaire. L'allégation de la demanderesse selon laquelle elle a [TRADUCTION] "subi d'autres dommages [...] représentant des coûts additionnels" n'est pas trompeuse simplement parce que la facture n'est pas encore payée. De même, les agents maritimes ont intenté leur action le 17 juin 1997, soit une semaine avant que la demanderesse intente les procédures dans la présente action. À mon avis, la demanderesse était en droit de réclamer les frais de péage à la défenderesse. Au vu du dossier, la défenderesse a établi une cause raisonnablement défendable même si la facture n'est toujours pas payée. Les frais de péage sont de 138 920 $. Je ne vois aucune justification d'avoir réduit, et surtout pas à zéro, la garantie d'exécution sur cette partie de la réclamation.

Conclusion

     En réduisant à zéro la garantie d'exécution pour les réclamations relatives aux pertes de profits et aux frais de péage dans le canal de Suez, le protonotaire indique implicitement que la saisie était illégale et que la garantie d'exécution est inutile pour ce qui concerne ces deux réclamations11. En toute déférence, ces conclusions ne reflètent pas une application appropriée de la meilleure cause raisonnablement défendable dont le critère est énoncé dans l'arrêt The "Moschanthy" précité. Dans ce sens, le protonotaire a commis une erreur puisqu'il a exercé son pouvoir discrétionnaire en s'appuyant sur un mauvais principe au sens de l'arrêt Canada c. Aqua-Gem Investments Ltd. , [1993] 2 C.F. 425, p. 463 (C.A.F.). En raison de cette conclusion, le pouvoir discrétionnaire qui était conféré au protonotaire en première instance doit maintenant être exercé par la cour de révision.

     La réclamation pour perte de profits de la demanderesse représente près de 60 % des revenus prévus concernant cette expédition. Il s'agit à première vue de profits assez élevés. Sans autres renseignements, on pourrait avoir des doutes sur l'exactitude de ces chiffres, mais cela ne nous amène pas nécessairement à réduire la garantie d'exécution. En l'espèce, la preuve documentaire de la demanderesse indique que les frais d'expédition correspondent approximativement à ses revenus12. Même si le représentant de la demanderesse n'a pas été contre-interrogé concernant ces renseignements, la réclamation relative à la perte de profits est en apparence excessive. Il est difficile d'imaginer, d'après les propres renseignements de la demanderesse et les calculs effectués pour déterminer la réclamation, que la meilleure cause raisonnablement défendable pourrait être aussi élevée que 60 % de la cargaison. À mon avis, c'est le genre de circonstances "spéciales"13 ou "extraordinaires"14 qui justifient l'intervention de la Cour. En réduisant de moitié la garantie d'exécution pour cette réclamation, je suis convaincu que le montant de la garantie,


représentant un bénéfice de près de 30 % des revenus, est suffisant pour protéger les droits de la demanderesse15. Si j'ai fait erreur en fixant la garantie d'exécution à une somme considérablement plus élevée que la valeur réelle de la réclamation, l'arbitre aura le pouvoir discrétionnaire de condamner la demanderesse à payer la totalité ou une partie des dépenses engagées pour fournir cette garantie d'exécution16.

     Pour ce qui concerne les frais de péage dans le canal de Suez, il n'y a pas de raison, d'après la preuve disponible, de réduire la garantie d'exécution à un montant inférieur au plein montant de la réclamation. De même, la garantie d'exécution de 15 000 $ fournie par la défenderesse en sus du montant total de la réclamation ne devrait pas être réduite. La demanderesse n'a pas demandé de sommes plus élevées pour les frais d'intérêt et les frais de justice.

     Par conséquent, la garantie d'exécution est établie au montant de 436 784 $. Étant donné que les deux parties ont obtenu partiellement gain de cause, les dépens suivront l'issue de la cause. Des observations verbales ont été faites dans les deux langues officielles dans le présent appel. Ces motifs seront publiés dans la langue des plaidoiries.

                         "Allan Lutfy"

                         Juge

Ottawa (Ontario)

le 21 octobre 1997

Traduction certifiée conforme         
                                 F. Blais, LL.L.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

NE DU GREFFE :              T-1357-97

INTITULÉ DE LA CAUSE :      AMICAN NAVIGATION INC. c.

                     DENSAN SHIPPING CO. INC. ET AL.

LIEU DE L'AUDIENCE :          MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L'AUDIENCE :          LE 29 SEPTEMBRE 1997

MOTIFS DE L'ORDONNANCE DU JUGE LUTFY

DATE :                  LE 21 OCTOBRE 1997

ONT COMPARU :

LOUIS BUTEAU                      POUR LA DEMANDERESSE

PETER CULLEN                      POUR LES DÉFENDEURS

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

SPROULE, CASTONGUAY, POLLACK          POUR LA DEMANDERESSE

MONTRÉAL (QUÉBEC)

STIKEMAN, ELLIOTT                  POUR LES DÉFENDEURS

MONTRÉAL (QUÉBEC)

__________________

     1      Pendant l'audition de cet appel, l'avocat de la demanderesse n'a pas sérieusement contesté la compétence de la Cour concernant la requête présentée par la défenderesse pour réduire le montant de la garantie d'exécution. Toutefois, il a laissé entendre que, comme l'article 17 de l'annexe dispose qu'il y a compétence concurrente pour les mesures conservatoires devant le tribunal arbitral qui a été saisi de ces réclamations, l'étendue de l'intervention de la présente Cour devrait être circonscrite en conséquence. Aucune partie n'a laissé entendre qu'il serait inapproprié pour la Cour d'exercer sa compétence dans les cas où la saisie a pour but d'assurer le versement d'une garantie d'exécution ayant trait à des procédures arbitrales qui se déroulent dans un autre ressort.

     2      Les parties conviennent que les affidavits contenant des éléments de preuve dont n'était pas saisi le protonotaire n'auraient pas dû être produits dans le cadre du présent appel. Ces affidavits n'ont donc pas été examinés.

     3      Ce sont sur ces mots que s'ouvre une analyse utile sur la saisie au chapitre 15 de l'ouvrage Enforcement of Maritime Claims, D.C. Jackson (Londres : LLP Limited, 1996).

     4      The "Polo II", [1977] 1 Lloyd's Rep. 115, p. 199 (C.B.R.).

     5      Armada Lines Ltd. c. Chaleur Fertilizers Ltd., [1995] 1 C.F. 3, p. 20 (C.A.F.), infirmée pour d'autres motifs à (1997), 213 N.R. 228 (C.S.C.).

     6      Atlantic Lines and Navigation Company Inc. c. Le "Didymi", [1985] 1 C.F. 240, p. 251, (C.F. 1re inst.). Voir aussi False Creek Tugboats Ltd. c. Mary Mackin (Le), [1991] 2 C.F. F-34 (C.F. 1re inst.). Les circonstances en vertu desquelles un tribunal peut établir une garantie d'exécution à un montant inférieur à la somme réclamée sont examinées ci-dessous à la note 15.

     7      Voir Mount Royal Walsh Inc. c. Le navire "Jensen Star", (10 septembre 1984), T-1654-84 (C.F. 1re inst.); Lundberg c. Manitou III (Le), [1988] A.C.F. nE 1124 (C.F. 1re inst.); Argosy Seafoods Ltd. c. Le navire "Atlantic Bounty" et al. (1991), 45 F.T.R. 114; Société par actions "Oceangeotechnology" c. 1201 (Le) et al. (1994), 72 F.T.R. 211 (C.F. 1re inst.); Brotchie c. Le Navire Karey T (1994), 77 F.T.R. 71 (C.F. 1re inst.); Pictou Industries Ltd. c. Secunda Marine Services Ltd. (1994), 78 F.T.R. 78 (C.F. 1re inst.); North Saskatchewan Riverboat Co. Ltd. c. 573475 Alberta Ltd. (Le "Edmonton Queen"), [1995] A.C.F. nE 809 (QL); et Atlantic Shipping (London) Ltd. c. Le Navire Captain Forever et al. (1995), 97 F.T.R. 32 (C.F. 1re inst.). Cette liste n'est pas exhaustive.

     8      Voir également The "Gulf Venture", [1984] 2 Lloyd's Rep. 445 (C.B.R.).

     9      Une contestation semblable a été faite dans l'affaire Société par actions "Oceangeotechnology", précitée, note 7, après qu'une première décision concernant la garantie d'exécution par le fonctionnaire approbateur eut établi la garantie d'exécution pour le plein montant de la réclamation : [1994] 2 C.F. F-36. Voir également Margem Chartering Co. Inc. c. Bosca (Le) , [1997] 2 C.F. 1001.

     10      La description des dispositions de la charte-partie à temps et de sa clause 28 établissent la vitesse du navire à 13 noeuds et sa consommation de carburant à 26.5 tonnes métriques par jour. La clause 3 établit le coût du fuel à 115 $US par tonne métrique et le coût du carburant diesel à 220 $US par tonne métrique. Un examen des pièces A et B jointes à l'affidavit de la demanderesse fait clairement ressortir que ces mêmes chiffres ont été utilisés pour calculer la réclamation. La Cour peut prendre judiciairement connaissance qu'environ 4 000 milles nautiques séparent Eilat de Vizakhapatnam. En s'appuyant sur ces chiffres, il aurait fallu près de 13 jours pour effectuer le voyage, au coût de plus de 40 000 $US pour le carburant.
     Le contrat d'affrètement de la demanderesse (qui est une partie de la pièce F jointe à l'affidavit supplémentaire de la défenderesse) indique que le phosphate aurait été chargé et déchargé au rythme de 7 000 et de 1 500 tonnes métriques par jour ouvrable de temps favorable, respectivement. D'après des prévisions modérées concernant une expédition de 21 000 tonnes métriques, les deux opérations auraient exigé 17 jours.
     La clause 4 établit le taux de location à 7 700 $US quotidiennement. Le total des frais de location, moins la commission, pour 30 jours s'établirait approximativement à 225 000 $US.
     Bref, le total des frais de location à 225 000 $US, les frais de carburant à plus de 40 000 $ US et les "dépenses portuaires" de 200 000 $US dépasseraient les revenus projetés par la demanderesse elle-même pour une expédition de 27 500 tonnes métriques à raison de 15 $US par tonne métrique.

     11      Armada Lines Ltd. c. Chaleur Fertilizers Ltd., précité, note 5, p. 18 (C.A.F.).

     12      Précité, note 10.

     13      Atlantic Shipping (London) Ltd. c. Le Navire Captain Forever et al., précité, note 7, p. 37.

     14      Argosy Seafoods Ltd. c. Le Navire "Atlantic Bounty" et al., précité, note 7, p. 120.

     15      Dans les arrêts The "Gulf Venture", précité, note 8, à la p. 449 et Lundberg , précité, note 7, les circonstances justifiaient la réduction de la garantie d'exécution. Il y a un certain degré d'arbitraire qui est inhérent à l'établissement de chiffres inférieurs dans les cas de ce genre.

     16      The "Gulf Venture", précité, note 8, p. 449; et Athens Sky Compania Naviera S.A. v. The Port Services Corporation Ltd. (The "Tribels") , [1985] 1 Lloyd's Rep. 128, p. 131 (C.B.R.).

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