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Date : 20010406

Dossier : T-1022-99

Référence : 2001 CFPI 305

ENTRE :

                    SOCIÉTÉ CANADIENNE DES POSTES

                                                                                    demanderesse

                                                  - et -

                             EPOST INNOVATIONS INC.

                                                                                      défenderesse

                          MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE PROTONOTAIRE HARGRAVE

[1]    La demanderesse, la Société canadienne des postes (Postes Canada), s'oppose à l'emploi par la défenderesse, E-Post Innovations Inc. (Epost), des mots CYPOST et EPOST comme nom commercial ou de domaine, au motif que ces mots créent de la confusion ou sont susceptibles d'être confondus avec les marques officielles, les marques de commerce et les noms commerciaux de Postes Canada. Dans sa déclaration, Postes Canada allègue que les articles 9 et 11 de la Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), ch. T-13, modifiée, interdisent l'emploi de ces marques par quiconque autre que Postes Canada, dans la mesure où un avis public d'adoption de ces marques a été donné.


[2]    Dans sa défense et demande reconventionnelle, Epost allègue, entre autres, que Postes Canada a adopté [TRADUCTION] « une méthode d'affaires contraire aux honnêtes usages commerciaux ayant cours au Canada » (paragraphe 31 de la défense et alinéa 46d) du redressement demandé), méthode interdite par l'alinéa 7e) de la Loi sur les marques de commerce. Epost fait valoir également, aux paragraphes 32 et 33 de sa défense et demande reconventionnelle, que le sous-alinéa 9(1)n)(iii) de la Loi sur les marques de commerce, qui interdit l'emploi par quiconque de toute marque adoptée par une autorité publique, en l'occurrence Postes Canada, est inconstitutionnel eu égard au paragraphe 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867 puisqu'il s'agit d'une matière entrant dans la catégorie de la propriété et des droits civils. Epost soulève ensuite de nombreuses questions relatives à la Charte et à laDéclaration des droits.


[3]                La requête, telle que déposée, comportait également une demande de précisions, mais l'avocat a confirmé que les parties avaient réglé cette question. La question qui reste en litige concerne donc le recours de Epost à l'alinéa 7e) de la Loi sur les marques de commerce comme moyen de défense, et sa contestation de la constitutionnalité de l'article 9 de cette Loi : Postes Canada affirme que les paragraphes et alinéas de la défense et de la demande reconventionnelle qui s'appuient sur ces allégations, soit le paragraphe 31 et l'alinéa 46d) dans le premier cas, et les paragraphes 32 à 45 et l'alinéa 46f) dans le second, devraient être radiés en application des règles 221(1)a), b) et d). Ces règles et la jurisprudence[1] prévoient que, s'agissant d'une requête fondée sur la règle 221(1)a), en tenant pour avérés tous les faits allégués dans l'acte de procédure, et lorsqu'il est évident et manifeste hors de tout doute que la procédure n'a pas la moindre chance d'aboutir parce qu'elle ne révèle aucune cause d'action ou de défense valable, la partie contestée dudit acte de procédure peut être radiée. Pour avoir gain de cause dans sa requête en radiation fondée sur les motifs visés aux règles 221(1)b) ou d), Postes Canada doit établir que l'allégation de la demande reconventionnelle est si manifestement non pertinente, scandaleuse, frivole ou vexatoire qu'elle est clairement désespérée et inutile : voir Burnaby Machine & Mill Equipment Ltd. c. Berglund Industrial Supply Ltd. (1982), 64 C.P.R. (2d) 206, à la page 210 (C.F.1re inst.). Je ne crois pas que le critère relatif au caractère « clairement désespéré et inutile » établisse une norme différente de celle énoncée dans les arrêts Hunt, Operation Dismantle ou Inuit Tapirisat, cités à la note 1. D'ailleurs, dans Burnaby Machine & Mill, le juge Dubé cite l'arrêt alors récent Inuit Tapirisat dans son examen du critère à appliquer dans les requêtes en radiation.    Une telle requête en radiation impose au requérant un lourd fardeau de preuve. Dans la présente affaire, les chances de succès sont mitigées. J'examinerai maintenant tout cela en détail.


ANALYSE

[4]                Je commencerai par l'examen des dispositions applicables de la Loi sur les marques de commerce. L'article 7 de cette Loi dispose notamment :

Nul ne peut [. . .]

e)              faire un autre acte ou adopter une autre méthode d'affaires contraire aux honnêtes usages industriels ou commerciaux ayant cours au Canada.

Le sous-alinéa 9(1)n)(iii), disposition invoquée par Postes Canada pour la protection de ses marques, prévoit ceci :

Nul ne peut adopter à l'égard d'une entreprise, comme marque de commerce ou autrement, une marque composée de ce qui suit, ou dont la ressemblance est telle qu'on pourrait vraisemblablement la confondre avec ce qui suit : [. . .]

n)              tout insigne, écusson, marque ou emblème [. . .]

(iii) adopté et employé par une autorité publique au Canada comme marque officielle pour des marchandises ou services,

à l'égard duquel le registraire, sur la demande de Sa Majesté ou de l'université ou autorité publique, selon le cas, a donné un avis public d'adoption et emploi [. . .]

Epost invoque ces dispositions de la Loi sur les marques de commerce dans sa demande reconventionnelle. Comme je l'ai déjà dit, Epost y allègue que Postes Canada a adopté une méthode contraire aux honnêtes usages commerciaux :

[TRADUCTION]

31.            En demandant au registraire des marques de commerce de donner un avis public de l'adoption et de l'emploi allégués des marques CYBERPOSTE et CYBERPOST, en application du sous-alinéa 9(1)n)(iii) de la Loi sur les marques de commerce, sans avoir jusque-là employé les marques, et en affirmant les droits qui découlent de tels avis publics, la défenderesse reconventionnelle (la demanderesse) a exercé ou adopté « une méthode d'affaires contraire aux honnêtes usages commerciaux ayant cours au Canada » et contraire à l'alinéa 7e) de la Loi sur les marques de commerce.


La référence au sous-alinéa 9(1)n)(iii) faite dans la portion précitée de la demande reconventionnelle est ensuite reprise par Epost au paragraphe 33 de ladite demande reconventionnelle :

[TRADUCTION]

33.            Le sous-alinéa 9(1)n)(iii) de la Loi sur les marques de commerce exproprie les droits de tout individu au Canada à l'emploi de toute marque, à titre de marque de commerce ou autrement, à l'égard de laquelle le registraire a donné un avis public d'adoption et emploi comme marque officielle. Le sous-alinéa 9(1)n)(iii) de la Loi sur les marques de commerce empiète donc sur la compétence exclusive des provinces en matière de propriété et de droits civils dans la province, en contravention du paragraphe 92(13) de la Loi constitutionnelle.


[5]                Viennent ensuite, aux paragraphes 35 à 45 de la demande reconventionnelle, des allégations selon lesquelles le sous-alinéa 9(1)n)(iii) de la Loi sur les marques de commerce viole les droits fondamentaux de l'individu à la jouissance de ses biens et à l'égalité devant la loi, garantis aux alinéas 1a) et 1b) de la Déclaration canadienne des droits. Le sous-alinéa 9(1)n)(iii) de la Loi sur les marques de commerce violerait également l'alinéa 1d) de la Déclaration canadienne des droits, qui garantit la liberté de parole, de même que l'alinéa 2e) de laditeDéclaration canadienne des droits en ce que, sous prétexte d'accorder des droits absolus dans une marque officielle, cette disposition prive Epost du droit à une audition impartiale et constitue de plus une entrave à la liberté fondamentale d'expression, en contravention de l'alinéa 2b) de la Charte des droits. Il y aurait également discrimination en vertu du paragraphe 15(1) de la Charte des droits, parce que les droits dans une marque octroyés par le sous-alinéa 9(1)n)(iii) de la Loi sur les marques de commerce sont beaucoup plus étendus que ceux accordés à des gens d'affaires ou à des entreprises ordinaires. De plus, les dispositions précitées de la Déclaration des droits et de la Charte des droits seraient enfreintes du fait que le registraire des marques de commerce n'a pas, au moment opportun, enquêté sur la question de savoir si Postes Canada constituait vraiment une autorité publique. Enfin, Epost allègue que le paragraphe 24(1) de la Charte des droits lui permet de s'adresser au tribunal et, dans sa demande reconventionnelle, elle invoque également le paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle, qui affirme la suprématie de la Constitution du Canada :

La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada : elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit.

[6]                Les allégations correspondant à ces prétentions se trouvent aux alinéas 46d) et 46f) du redressement demandé par Epost. À l'alinéa 46d), Epost demande une déclaration portant que Postes Canada a agi de façon contraire aux honnêtes usages industriels ou commerciaux ayant cours au Canada, ce qui est interdit par l'article 7 de la Loi sur les marques de commerce. À l'alinéa 46f), Epost demande une autre déclaration, portant cette fois que le sous-alinéa 9(1)n)(iii) de la Loi sur les marques de commerce est nul et inopérant parce que contraire à différentes dispositions, précitées, de la Loi constitutionnelle, de la Déclaration canadienne des droits et de la Charte canadienne des droits et libertés.


[7]                Dans son argumentation visant à obtenir la radiation de ces allégations, Postes Canada fait essentiellement valoir que, premièrement, l'alinéa 7e) de la Loi sur les marques de commerce a été jugé inconstitutionnel dans toutes les situations; que, deuxièmement, le sous-alinéa 9(1)n)(iii) de cette Loi constitue une législation fédérale valide qui n'empiète pas sur la catégorie de la propriété et des droits civils de compétence provinciale en vertu du paragraphe 92(13) de la Loi constitutionnelle; et que, troisièmement, le sous-alinéa 9(1)n)(iii) ne contrevient ni à la Déclaration des droits ni à la Charte des droits. J'examinerai maintenant ces questions générales, ainsi que les positions de Epost.

L'alinéa 7e) de la Loi sur lesmarques de commerce

[8]                Pour justifier son recours à l'alinéa 7e) de la Loi sur les marques de commerce, Epost prétend que cet alinéa constitue une législation valide qui peut servir à compléter un système de réglementation, faisant référence ici à l'arrêt MacDonald c. Vapor Canada Ltd., [1977] 2 R.C.S. 134. Dans cet arrêt, la Cour suprême du Canada a jugé que l'alinéa 7e) ne pouvait pas se justifier comme législation fédérale, parce qu'il ne se justifiait pas sous le paragraphe 91(2) de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, mais elle a laissé entendre que, bien que son alinéa e) soit généralement invalide comme législation fédérale, empiétant clairement sur la compétence législative provinciale, l'article 7 pouvait comprendre des dispositions visant les fins de la loi fédérale dans la mesure où ces dispositions complétaient un système de réglementation établi par le Parlement dans l'exercice de sa compétence à l'égard des brevets, du droit d'auteur, des marques de commerce et des noms commerciaux :


Toutefois l'art. 7 comprend des dispositions visant les fins de la loi fédérale dans la mesure où l'on peut les considérer comme un complément des systèmes de réglementation établis par le Parlement dans l'exercice de sa compétence à l'égard des brevets, du droit d'auteur, des marques de commerce et des noms commerciaux. Si les alinéas de l'art. 7 se limitaient à cela, ils seraient valides et, si l'al. e) qui est le seul dont la constitutionnalité soit contestée en l'espèce, pouvait être ainsi restreint, je serais certainement prêt, à maintenir dans cette mesure sa validité. Je suis toutefois d'avis (et ici je m'inspire de l'étude de l'al. e) dans l'affaire Eldon Industries), que l'al. e) n'a plus d'objet à l'égard des brevets, du droit d'auteur, des marques de commerce et des noms commerciaux après que ces rubriques du pouvoir législatif ont été appliquées aux alinéas précédents. (MacDonald c. Vapor Canada, précité, à la page 172).

Epost s'appuie sur le commentaire du juge en chef Laskin, dans Vapor Canada, pour affirmer que l'alinéa 7e) complète le système de réglementation établi au sous-alinéa 9(1)n)(iii) de la Loi sur les marques de commerce. Il ne faut pas oublier que le commentaire du juge en chef Laskin est un obiter dictum et que, bien qu'il s'agisse d'un obiter dictum qui a du poids, il n'a pas de caractère contraignant. J'insiste également sur la dernière partie du commentaire précité du juge en chef Laskin, selon lequel « l'al. e) n'a [toutefois] plus d'objet à l'égard des brevets, du droit d'auteur, des marques de commerce et des noms commerciaux après que ces rubriques du pouvoir législatif ont été appliquées aux alinéas précédents. »

[9]                Epost cite ensuite l'arrêt Decloet Bros. Ltd. c. Balinte (1981), 56 C.P.R. (2d) 102, [1980] 2 C.F. 384, dans lequel la Cour d'appel fédérale a refusé de radier une allégation fondée sur l'alinéa 7e) de la Loi sur les marques de commerce, au motif que la Cour suprême du Canada, dans l'arrêt Vapor Canada, n'a pas déclaré absolument ultra vires cet alinéa :

L'opinion exprimée par le juge de première instance selon laquelle l'affaire MacDonald c. Vapor Canada Ltd. [. . .] n'a pas déclaré absolument ultra vires le paragraphe 7e) de la Loi sur les marques de commerce [. . .] est, à mon avis, un point de vue assez discutable. Du reste, il s'agit là d'un problème difficile qui n'est pas de ceux qui peuvent être tranchés dans une procédure exceptionnelle telle qu'une demande en radiation. (page 103 C.P.R., page 385 C.F.).


[10]            Pour demander la radiation des allégations de Epost fondées sur l'alinéa 7e), Postes Canada s'appuie sur des décisions subséquentes dans lesquelles les tribunaux, plus particulièrement la Cour d'appel fédérale, ont examiné le commentaire du juge en chef Laskin dans Vapor Canada de façon plus détaillée que ne l'a fait la Cour d'appel dans Decloet c. Balinte, précité. D'abord, dans l'arrêt Asbjorn Horgard A/S c. Gibbs/Nortac Industries Ltd. (1987), 14 C.P.R. (3d) 314, le juge MacGuigan, au nom de la Cour d'appel, a dit ce qui suit à la page 323 :

Je crois qu'une lecture attentive de l'ensemble de l'analyse faite par le juge en chef appuiera le caractère constitutionnel de l'article 7 (à l'exception de l'alinéa 7e)) lorsqu'il sert à apporter un « complément » au système de réglementation établi par la Loi. (Non souligné dans l'original.)

[11]            La nuance apportée dans l'arrêt Asbjorn Horgard et le commentaire fait par le juge en chef Laskin dans l'arrêt Vapor Canada portant qu'il est « d'avis [...] que l'al. e) n'a plus d'objet à l'égard des brevets, du droit d'auteur, des marques de commerce et des noms commerciaux [...] » , ont été repris par le juge Mahoney au nom de la Cour d'appel dans l'arrêt Bousquet c. Barmish Inc. (1993), 46 C.P.R. (3d) 510, aux pages 512 et 513. Dans cette affaire de radiation, la Cour d'appel a statué que l'alinéa 7e) de la Loi sur les marques de commerce était inconstitutionnel, alors même qu'il servait à apporter un complément à un système de réglementation.


[12]            La dernière décision sur laquelle s'appuie Postes Canada concerne une requête visant à faire radier certains paragraphes d'une défense et demande reconventionnelle se fondant sur l'alinéa 7e). Dans Levi Strauss & Co. c. L.A. Jazz Ltée. (1995), 61 C.P.R. (3d) 302, le juge Tremblay-Lamer a examiné un courant jurisprudentiel qui a pris naissance avec l'arrêt Vapor Canada. Les défenderesses prétendaient que, bien que l'alinéa 7e) de la Loi sur les marques de commerce ne soit pas « entièrement inconstitutionnel » , cette disposition n'était pas encore ultra vires du Parlement fédéral. Dans son examen, le juge Tremblay-Lamer renvoie à la décision McCabe c. Yamamoto & Co. (America) Inc. (1989), 23 C.P.R. (3d) 498, à la page 507, dans laquelle le juge Joyal aurait, selon la Cour d'appel dans l'arrêt Bousquet, mal compris l'arrêt Vapor Canada lorsqu'il a conclu qu'il était encore possible que l'alinéa 7e) soit intra vires. Le juge Tremblay-Lamer remarque que le juge Joyal est revenu sur la position qu'il avait défendue dans McCabe et que, dans Figgie International Inc. c. Schoettler (1994), 53 C.P.R. (3d) 450, à la page 458, il a radié plusieurs paragraphes de la demande aux motifs que l'alinéa 7e) de la Loi sur les marques de commerce empiétait sur un domaine de compétence législative provinciale et que toute allégation se fondant sur cet alinéa devait en conséquence être radiée. Dans la décision Levi Strauss, le juge Tremblay-Lamer a clairement conclu que l'alinéa 7e) était inconstitutionnel dans toutes les situations :

De l'avis de la Cour, il ne fait aucun doute que la Cour d'appel a statué que l'alinéa 7e) est inconstitutionnel dans toutes les situations. (page 306)

Elle a par conséquent radié plusieurs paragraphes de l'acte de procédure des défenderesses, au motif que l'alinéa 7e) de la Loi sur les marques de commerce était inconstitutionnel dans son ensemble.


[13]            Epost tente ici d'échapper à cette conclusion en affirmant que les tribunaux qui se sont prononcés dans les affaires Vapor Canada, Bousquet et Asbjorn Horgard, n'ont pas spécifiquement examiné la question de la constitutionnalité de l'alinéa 7e). Abstraction faite des décisions rendues dans ces affaires, de même que dans les affaires Bousquet et Barmish, qui constituent, selon moi, une jurisprudence suffisamment claire pour permettre à un tribunal de radier des allégations fondées sur l'alinéa 7e) au motif que cette disposition est ultra vires du gouvernement fédéral, il reste que la décision rendue par la Cour fédérale dans l'affaire Levi Strauss constitue une jurisprudence suffisante quant à l'inconstitutionnalité de l'alinéa 7e) dans toutes les situations.

[14]            Pour tous ces motifs, le paragraphe 31 et l'alinéa 46d) de la défense et demande reconventionnelle ne révèlent manifestement aucune cause valable d'action et devraient être radiés. J'examinerai maintenant le sous-alinéa 9(1)n)(iii) de la Loi sur les marques de commerce dans le contexte de la compétence provinciale en matière de propriété et de droits civils.

Le partage des pouvoirs : constitutionnalité du sous-alinéa 9(1)n)(iii) de la Loi sur les marques de commerce


[15]            Epost allègue, aux paragraphes 32 et 33 de sa demande reconventionnelle, que le sous-alinéa 9(1)n)(iii) de la Loi sur les marques de commerce exproprie les droits de tout individu au Canada à l'emploi d'une marque ou d'une marque de commerce lorsque le registraire a donné un avis public de son emploi comme marque officielle. Ce qui, ajoute Epost, empiète sur la compétence exclusive en matière de propriété et de droits civils dévolue aux provinces au paragraphe 92(13) de la Loi constitutionnelle. Plus particulièrement, le terme « autorité publique » , qui caractérise les entités dont le droit à l'emploi d'une marque est protégé par l'article 9 de la Loi sur les marques de commerce, est un terme dont le sens est tellement large que la portée du sous-alinéa 9(1)n)(iii) s'en trouve élargie au point d'empiéter sur la compétence provinciale en matière de propriété et de droits civils. Je ne vois pas en quoi la décision de la Section première instance de la Cour fédérale dans l'affaire Insurance Corporation of British Columbia c. Registraire des marques de commerce (1980), 44 C.P.R. (2d) 1, citée par Epost, aide cette dernière, sauf dans la mesure où le juge Cattanach remarque que bien que la portée de l'alinéa en ce qui concerne la protection des marques des autorités publiques soit large, le Parlement s'est néanmoins exprimé clairement en ce sens.


[16]            Epost cite également la décision Association olympique canadienne c. Registraire des marques de commerce (1982), 59 C.P.R. (2d) 53, confirmée par la Cour d'appel (1983), 67 C.P.R. (2d) 59. Dans cette affaire, la question était de savoir si l'Association olympique canadienne était une autorité publique au sens de l'article 9 de la Loi sur les marques de commerce. Le juge Mahoney, tel était alors son titre, a fait une interprétation large des entités que le Parlement a voulu inclure dans le terme « autorité publique » et a conclu que l'Association olympique canadienne en était une. La Cour d'appel a fait une interprétation similaire, et a même affirmé qu'il n'était pas nécessaire que l'autorité publique en question ait des obligations ou des devoirs envers le public (voir pages 68 et 69). Cette affirmation a certes pour effet d'élargir la notion d'autorité publique, mais je ne vois pas en quoi le sous-alinéa 9(1)(n)(iii) empiète de ce fait sur le pouvoir des provinces en matière de propriété et de droits civils.

[17]            Postes Canada fait référence au bref exposé fait par la Cour d'appel sur l'article 9 de la Loi sur les marques de commerce, dans un contexte constitutionnel, dans la décision Association olympique canadienne c. Konica Canada Inc. (1992), 39 C.P.R. (3d) 400, [1992] 1 C.F. 797. Le juge Hugessen y a considéré tant l'article 9 que l'article 11 de la Loi sur les marques de commerce comme n'étant pas ultra vires du gouvernement fédéral, en raison du fait que leur objet est manifestement de parfaire et de compléter le cadre réglementaire de la Loi sur les marques de commerce dans son ensemble et d'y être reliés de façon fonctionnelle :

Ensuite, l'intimé a allégué que les termes « ou autrement » qui figurent aux articles 9 et 11 de la Loi sur les marques de commerce étaient exorbitants de la compétence du législateur canadien, puisque leur application est illimitée et qu'ils peuvent avoir pour effet de restreindre la liberté d'expression et l'exercice de droits civils ordinaires dans les provinces. Le procureur général du Canada a demandé et a obtenu l'autorisation d'intervenir sur ce point, mais nous n'avons pas cru nécessaire de lui donner la parole. À mon avis, la lecture du libellé clair des articles 9 et 11, dans leur contexte, limite la portée des termes « ou autrement » à l'emploi d'une marque officielle ou d'une marque qui lui ressemble à un point tel qu'on pourrait vraisemblablement la confondre avec elle, relativement à une entreprise. Il ressort de cette lecture que la prohibition est, de façon fonctionnelle, reliée au cadre réglementaire de la Loi dans son ensemble. Son intention est manifestement de parfaire et de compléter ce cadre, et elle n'est pas inconstitutionnelle. Voir, dans la même veine, la décision de cette Cour sur un autre article de la Loi dans l'affaire Asbjorn Horgard A/S c. Gibbs/Nortac Industries Ltd. (1987), 14 C.P.R. (3d) 314, D.L.R. (4th) 544, [1987] 3 C.F. 544.

                                                                                                                       (pages 409 C.P.R. et 811 C.F.)


La Cour d'appel, qui s'est attardée plus particulièrement aux mots « ou autrement » , a cependant fait remarquer que le litige portait sur l'emploi d'une marque officielle, ou d'une marque ressemblant à une marque officielle au point de pouvoir créer de la confusion avec elle, et que lorsqu'on la considère dans ce contexte, l'interdiction de l'article 9 de la Loi sur les marques de commerce « est reliée de façon fonctionnelle au cadre réglementaire de la Loi dans son ensemble » et l'objet de « parfaire et compléter ce cadre » n'est pas ultra vires du gouvernement fédéral. Fait intéressant, le juge Hugessen a cité l'arrêt Asbjorn Horgard, précité, comme étant dans la même veine. Dans cette affaire, la Cour d'appel, en examinant l'arrêt Vapor Canada, précité, a considéré certaines dispositions de l'article 7 de la Loi sur les marques de commerce comme faisant partie intégrante d'un système général, ces dispositions étant valides puisqu'elles complétaient le système de réglementation établi en matière de marques de commerce, et n'avaient donc pas pour effet d'étendre la compétence fédérale, mais simplement de fermer « une chaîne de compétence qui, sans cela, resterait incomplète » (page 324).

[18]            Je ne crois pas que cette interprétation large du terme « autorité publique » ait pour effet d'étendre la portée du sous-alinéa 9(1)n)(iii) au point de le faire empiéter sur le droit de légiférer en matière de propriété et de droits civils. Au contraire, la disposition est valide puisqu'elle ne fait que compléter le système des marques de commerce. Cette allégation non seulement ne révèle aucune cause valable d'action, mais revêt aussi un aspect non pertinent tombant clairement sous le coup de la règle 221(1)d), aspect qui risque de retarder l'instruction équitable de l'action. Les paragraphes 32 et 33 de la demande reconventionnelle sont donc radiés.


Laliberté d'expression selon la Déclaration des droits et la Charte des droits

[19]            En ce qui concerne les paragraphes 37, 41 et 42 de la demande reconventionnelle, Epost fait valoir que l'alinéa 1d) de la Déclaration canadienne des droits garantit la liberté de parole et que le sous-alinéa 9(1)n)(iii) de la Loi sur les marques de commerce, en accordant des droits absolus dans une marque officielle, limite la liberté de parole en contravention de cette disposition. De plus, le même sous-alinéa de la Loi sur les marques de commerce, en accordant des droits absolus dans une marque officielle tout en interdisant son emploi par autrui, limite la liberté d'expression garantie par l'alinéa 2b) de la Charte.

[20]            Postes Canada allègue que la Charte des droits a supplanté la Déclaration des droits, sauf en ce qui concerne les alinéas 1a) et 2e) de la Déclaration des droits. Selon Postes Canada, on ne doit donc considérer que l'alinéa 2b) de la Charte des droits, qui garantit les libertés fondamentales de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression.    Cette allégation est conforme à l'opinion exprimée par Hogg dans Constitutional Law of Canada, édition feuilles mobiles, Carswell, Toronto, 1992, aux pages 32-2 et 33-10. Cependant, Hogg fait remarquer, à la note 8 à la page 32-2, que son opinion est incompatible avec l'opinion incidente formulée dans l'arrêt Singh c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177, décision sur laquelle se fonde Epost.


[21]            Dans l'arrêt Singh, le juge Beetz, à la page 224, rappelle l'existence de l'article 26 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui porte que la Charte ne constitue pas une négation des autres droits ou libertés qui existent au Canada. Ainsi, ajoute-t-il, la Déclaration canadienne des droits conserve toute sa force et son effet :

Ainsi, la Déclaration canadienne des droits conserve toute sa force et son effet, de même que les diverses chartes des droits provinciales. Comme ces instruments constitutionnels ou quasi constitutionnels ont été rédigés de diverses façons, ils sont susceptibles de produire des effets cumulatifs assurant une meilleure protection des droits et des libertés. Ce résultat bénéfique sera perdu si ces instruments tombent en désuétude. Cela est particulièrement vrai dans le cas où ils contiennent des dispositions qu'on ne trouve pas dans la Charte canadienne des droits et libertés et qui paraissent avoir été spécialement conçues pour répondre à certaines situations de fait comme celles en cause en l'espèce.

Epost fait d'ailleurs remarquer que l'alinéa 1d) de la Déclaration des droits s'applique aux corporations et protège leur liberté de parole, en ce qu'il ne se limite pas aux individus. La Charte ne protège pas les corporations : voir Irwin Toy Ltd. c. Procureur général du Québec, [1989] 1 R.C.S. 927, intertitre « (5) Justice fondamentale » du sommaire, à la page 935. Epost fait valoir que dans l'éventualité où la portée de la Déclaration des droits serait, au moment opportun, déclarée plus large que la Charte des droits, elle pourrait s'appuyer sur l'une et l'autre pour faire avancer sa cause.

[22]            Postes Canada soutient que le sous-alinéa 9(1)n)(iii) de la Loi sur les marques de commerce ne limite ni la liberté de parole ni la liberté d'expression des personnes, se reportant en cela à l'arrêt Association olympique canadienne c. Konica, précité, à la page 409, de même qu'à la décision Cie Générale des Établissements Michelin-Michelin c. T.C.A.-Canada (1997), 71 C.P.R. (3d) 348 (C.F. 1re inst.), aux pages 386 à 404, dans laquelle le juge Teitelbaum a examiné la protection offerte par l'alinéa 2b) de la Charte des droits afin de statuer sur la question de savoir si la liberté d'expression de la défenderesse avait été limitée par la Loi sur les marques de commerce.


[23]            Epost a raison sur ce point. Le fait de s'appuyer sur l'alinéa 2b) de la Charte est défendable et d'ailleurs, dans l'arrêt RJR-McDonald c. Canada, [1995] 3 R.C.S. 199, la loi interdisant la publicité en faveur des produits du tabac a été déclarée inopérante au motif qu'elle violait l'alinéa 2b) de la Charte. Par conséquent, bien que les allégations y contenues puissent s'avérer difficiles à prouver, les paragraphes 37, 41 et 42 de la défense et demande reconventionnelle révèlent une cause valable d'action, et ne peuvent être radiés au motif qu'il est évident et manifeste hors de tout doute que la procédure n'a pas la moindre chance d'aboutir. Les paragraphes 37, 41 et 42 de la défense et demande reconventionnelle devraient être maintenus, de même que les parties de l'alinéa 46f) qui concernent le redressement approprié en vertu de la Déclaration canadienne des droits et de la Charte des droits.

L'égalité en vertu de l'alinéa 1b) de la Déclaration des droits et du paragraphe 15(1) de la Charte


[24]            Aux paragraphes 35, 36 et 43 de la demande reconventionnelle, Epost allègue que le sous-alinéa 9(1)n)(iii) de la Loi sur les marques de commerce exproprie les droits des individus à l'emploi d'une marque comme marque de commerce lorsque le registraire des marques de commerce a donné un avis public de son adoption et emploi, sans permettre à quiconque de participer ou de s'opposer à la procédure. Epost affirme donc que le sous-alinéa 9(1)n)(iii) prive les individus, dont Epost, de leur droit fondamental à la jouissance de leurs biens en contravention de l'alinéa 1a) de la Déclaration canadienne des droits, et de leur droit à l'égalité devant la loi et à la protection de la loi, en contravention de l'alinéa 1b) de la Déclaration des droits. De plus, au paragraphe 43 de sa demande reconventionnelle, Epost invoque l'article 15 de la Charte, qui garantit le droit à l'égalité devant la loi ainsi que le droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination. Epost allègue que le fait que les droits accordés par le registraire en vertu du sous-alinéa 9(1)n)(iii) soient plus étendus que ceux accordés à des gens d'affaire et à des entreprises ordinaires équivaut à de la discrimination déraisonnable et injustifiée.


[25]            Postes Canada prétend que les parties contestées de la demande reconventionnelle, soit les paragraphes 35, 36 et 43 devraient être radiées. Postes Canada allègue d'abord que la Charte a supplanté la Déclaration des droits, à l'exception des alinéas 1a) et 1e) de la Déclaration des droits. Dans la section précédente de mon analyse, j'ai dit que cela n'était pas nécessairement vrai, me reportant en cela à l'arrêt de la Cour suprême du Canada Singh c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration. Postes Canada allègue ensuite que le sous-alinéa 9(1)n)(iii) de la Loi sur les marques de commerce n'est pas inconstitutionnel parce que contraire au paragraphe 15(1) de la Charte ou à l'alinéa 1b) de la Déclaration des droits, citant à cet effet la décision Smith Kline & French Laboratories Ltd. c. Procureur général du Canada (1986), 12 C.P.R. (3rd) 385, [1987] 2 C.F. 359, arrêt de la Cour d'appel fédérale. Dans cette affaire, les demandeurs, en leur qualité de titulaires d'une licence et d'inventeurs d'un médicament, demandaient une déclaration portant que le paragraphe 41(4) de la Loi sur les brevets de 1970 était inopérant parce que, entre autres, il contrevenait à l'article 15 de la Charte. En rejetant l'appel, la Cour d'appel a conclu que le paragraphe en question de la Loi sur les brevets ne privait pas les demandeurs du droit à l'égalité garanti par le paragraphe 15(1) de la Charte. La Cour a fait remarquer qu'au niveau fondamental, le droit à l'égalité que garantit l'article 15 de la Charte ne peut être que le droit de ceux qui sont dans une situation analogue de recevoir un traitement analogue (page 390 C.P.R., page 366 C.F.). La question est donc de savoir si, dans un cas donné, les parties concernées se trouvent dans une situation analogue :

Une telle situation s'applique également à l'article 15. Les droits qu'il garantit ne sont pas fondés sur le concept d'égalité numérique stricte entre tous les êtres humains. Si c'était le cas, pratiquement tous les textes législatifs, dont la fonction est, après tout, de définir, de distinguer et d'établir des catégories, à première vue porteraient atteinte à l'article 15 et devraient être justifiés aux termes de l'article premier. L'exception deviendrait la règle. Étant donné que les tribunaux seraient obligés de chercher et de trouver une justification fondée sur l'article premier pour la plupart des textes législatifs, l'autre choix étant l'anarchie, il existe un risque réel de paradoxe : plus grande sera la portée de l'article 15 plus il sera susceptible d'être privé de tout contenu réel.

À mon avis, la réponse est que le texte de l'article lui-même contient ses propres limites. Il interdit seulement la discrimination parmi les membres de catégories qui sont elles-mêmes analogues. Par conséquent, la question dans chaque cas sera de savoir quelles catégories permettent de déterminer la similitude de situation et quelles ne le permettent pas. C'est seulement dans ces cas où les catégories elles-mêmes ne le permettent pas, où les égaux ne sont pas traités également, qu'il y aura une atteint aux droits à l'égalité.

                                                                               (Page 391 C.P.R., pages 367et 368 C.F.)

Cette notion de traitement égal au sein des catégories n'aide pas particulièrement Postes Canada, la question en étant une de fait qui doit être tranchée dans chaque cas.


[26]            Les avocats des deux parties se fondent sur la décision Canadian Olympic Association v. McArthur (1987) 18 C.P.R. (3rd) 376, décision rendue par la Commission des oppositions des marques de commerce, aux pages 380 à 382. Cette affaire concernait encore une demande volontaire, sous la forme d'une demande d'enregistrement d'une marque de commerce, afin que l'auteur de la demande obtienne des droits additionnels découlant de l'enregistrement d'une marque de commerce. Dans cette affaire, le paragraphe 15(1) de la Charte a été déclaré ne pas [TRADUCTION] « ...sembler avoir été disponible au demandeur en l'espèce [...] » (page 381), vu l'arrêt Smith Kline. La Commission des oppositions des marques de commerce dans la décision Canadian Olympic Association s'est appuyée sur le commentaire du juge Hugessen dans l'affaire Smith Kline, selon lequel l'article 15 de la Charte ne s'appliquait pas lorsque la discrimination résultait directement d'un ensemble de droits et d'obligations assumés volontairement. Ce raisonnement, bien entendu, ne s'applique pas en l'espèce, puisqu'il n'y existe aucun ensemble de droits et obligations assumés volontairement.

[27]            À ces considérations, Epost répond donc que la question de savoir si le sous-alinéa 9(1)n)(iii) prive les entreprises et les individus de leurs droits à l'égalité et viole le paragraphe 15(1) de la Charte n'a pas été tranchée définitivement par un tribunal compétent. Epost ajoute que le sous-alinéa 9(1)n)(iii) n'est pas conforme aux objets de la Loi sur les marques de commerce en ce qu'il étend la protection offerte aux autorités publiques, plutôt que de protéger la valeur de l'achalandage attaché aux marques de commerce détenues en vertu de la loi ou de la common law par des entreprises et des gens d'affaires, ce qui constitue le véritable objet de la Loi sur les marques de commerce. Epost fait valoir également que puisqu'il n'existe aucun lien rationnel entre la disposition attaquée de la Loi sur les marques de commerce et l'objet de cette Loi, la justification de la discrimination ne peut se démontrer en vertu de l'article premier de la Charte.


[28]            Postes Canada ne peut citer aucune décision établissant que l'allégation fondée sur l'égalité devant la loi et la protection égale de la loi constitue une allégation qui, de façon évidente et manifeste et hors de tout doute, n'a pas la moindre chance d'aboutir, ou qui est non pertinente et risque de retarder l'instruction équitable de l'action. Au contraire, en l'absence de jurisprudence déterminante et compte tenu du commentaire du juge Hugessen dans l'arrêt Smith Kline, selon lequel il faut étudier les faits de l'espèce de façon à identifier les catégories auxquelles appartiennent les parties et voir si elles constituent des catégories analogues, je me vois dans l'impossibilité d'affirmer que les allégations contenues aux paragraphes 35, 36 et 43 de la défense et demande reconventionnelle ne révèlent aucune cause d'action valable, ou pertinente, ou qu'elles pourraient retarder l'instruction équitable de l'action. Ces paragraphes devraient être maintenus.

Le droit à la jouissance des biens et à l'application régulière de la loi en vertu des alinéas 1a) et 2e) de la Déclaration des droits


[29]            Les allégations attaquées ici sont celles énoncées aux paragraphes 34, 38 et 39 de la demande reconventionnelle, de même qu'au paragraphe 36 dans un contexte différent cette fois, où Epost allègue que l'alinéa 1a) de la Déclaration des droits garantit le « droit de l'individu à [...] la jouissance de ses biens, et le droit de ne s'en voir privé que par l'application régulière de la loi. » Epost allègue ensuite que le sous-alinéa 9(1)n)(iii) de la Loi sur les marques de commerce non seulement exproprie les droits à l'emploi de la marque, mais aussi, dans les cas où le registraire a donné un avis public de l'adoption et de l'emploi d'une marque officielle, prive une autre personne du droit de participer et de s'opposer à la procédure. Ainsi, Epost aurait été privée de son droit fondamental à la jouissance de ses biens sans avoir pu bénéficier d'une application régulière de la loi conformément à l'alinéa 1a) de la Déclaration des droits, et aurait également été privée de son droit à l'égalité devant la loi et à la protection de la loi en contravention de l'alinéa 1b) de la Déclaration des droits. Au paragraphe 38 de sa demande reconventionnelle, Epost allègue que l'alinéa 2e) de la Déclaration des droits reçoit application :

2. Toute loi du Canada, à moins qu'une loi du Parlement du Canada ne déclare expressément qu'elle s'appliquera nonobstant la Déclaration canadienne des droits, doit s'interpréter et s'appliquer de manière à ne pas supprimer, restreindre ou enfreindre l'un quelconque des droits ou des libertés reconnus et déclarés aux présentes, ni à en autoriser la suppression, la diminution ou la transgression, et en particulier, nulle loi du Canada ne doit s'interpréter ni s'appliquer comme [...] :

(e) privant une personne du droit à une audition impartiale de sa cause, selon les principes de justice fondamentale, pour la définition de ses droits et obligations; [...]

Ce raisonnement est complété par l'allégation contenue au paragraphe 39 de la demande reconventionnelle, portant que le sous-alinéa 9(1)n)(iii) de la Loi sur les marques de commerce a pour but d'octroyer des droits absolus dans une marque officielle et que, puisque personne n'a le droit de participer ou de s'opposer à la procédure menant à cet octroi, une entité telle que Epost se trouve privée d'une audition impartiale, en contravention de l'alinéa 2e) de la Déclaration des droits.


[30]            Postes Canada fait valoir que le sous-alinéa 9(1)n)(iii) n'est pas inconstitutionnel parce que contraire aux alinéas 1a) et 2e) de la Déclaration des droits, citant à cet effet la décision Insurance Corporation of British Columbia v. International Commercial Bank of China (1994) 56 C.P.R. (3rd) 555, une décision de la Commission des oppositions des marques de commerce. Les brefs motifs de la décision rendue dans cette affaire se terminent sur une note plutôt hésitante, les commissaires doutant de la compétence de la Commission pour examiner le sous-alinéa 9(1)n)(iii) à la lumière des articles 1 et 2 de la Déclaration des droits, et doutant également qu'une marque de commerce constitue un droit de propriété au sens de la Déclaration des droits, parce que selon la Commission, la demande d'enregistrement d'une marque de commerce, en litige dans cette affaire, s'apparentait plus à une demande volontaire en vue d'obtenir l'octroi de droits additionnels découlant de l'enregistrement (pages 559 et 560). L'avocat en l'espèce a été incapable de citer aucune autre décision traitant directement de la question.


[31]            Dans sa réponse qui, sous certains aspects, aurait pu faire partie des allégations initiales, l'avocat de Postes Canada a fait valoir que le sous-alinéa 9(1)n)(iii) n'équivalait pas à une expropriation et a cité plusieurs décisions sur ce point, soit par écrit sous forme d'extraits de décisions rendues dans des dossiers relatifs à d'autres requêtes, soit oralement. Un exemple de l'une de ces citations orales est celle de la décision Park Avenue c. Wickes and Simmons, qu'il a présentée comme une décision de la Cour d'appel datant d'une dizaine d'années, traitant de l'article 9 et d'expropriation. L'avocat faisait peut-être référence à l'arrêt de la Cour d'appel fédérale Park Avenue Furniture Corp. c. Wickes/Simmons Bedding Ltd. et al. (1991), 37 C.P.R. (3rd) 413, mais cette affaire n'a aucune pertinence en l'espèce, ou peut-être faisait-il référence à une autre décision. L'avocat de Postes Canada a cité la décision Insurance Corporation of British Columbia c. Le registraire des marques de commerce (1980), 44 C.P.R. (2nd) 1, [1980] 1 C.F. 669, relativement à l'incidence du sous-alinéa 9(1)n)(iii) de la Loi sur les marques de commerce :

Manifestement, l'article 9(1)n)iii) prévoit que lorsqu'une autorité publique a adopté une marque officielle, elle peut seule l'employer.

         (page 13 C.P.R., page 683 C.F.)

                                                                     [...]    

Je suis pleinement conscient des conséquences qui en découlent. Une autorité publique se lance dans l'entreprise de fournir au public des marchandises et des services et pour ce faire, adopte une marque officielle. Après quoi, tout le monde se voit interdire l'emploi de cette marque. Ce qui revient à dire que, de sa propre initiative, elle s'approprie ladite marque sans aucune autre restriction ou contrôle que sa propre conscience et la volonté que le corps électoral exprimera éventuellement par les moyens dont il dispose.

Je pense que telle est là l'intention du Parlement qui ressort du libellé de l'article 9, et que telle est aussi là la politique que, dans son pouvoir souverain, il a jugé opportun de mettre en oeuvre par voie législative.                                                                                 (pages 14 C.P.R. et 684 C.F.)


[32]            Je ne suis pas convaincu que la distinction entre le terme « expropriation » utilisé par Postes Canada et le terme « appropriation » utilisé dans la décision Insurance Corporation of British Columbia précitée - soit entre le fait de priver de la possession et le fait de se réserver la possession - puisse être d'un quelconque secours à Postes Canada, parce que les circonstances exactes d'une affaire seraient, au moins en partie, une question de fait. Ici encore, je note que dans le contexte d'une radiation pour absence de cause valable d'action, je dois tenir les faits allégués pour avérés. La question devrait donc être laissée à l'appréciation du juge de première instance.    L'avocat de Postes Canada cite également la décision Société canadienne des postes c. Postpar Inc. (1988), 20 C.I.P.R. 180, décision de la Cour supérieure du Québec, qui aurait porté sur le sous-alinéa 9(1)n)(iii) de la Loi sur les marques de commerce et sur l'alinéa 2b) de la Charte. Il est vrai qu'à la page 197 de cette décision, le juge Halperin, dans le contexte de la Charte, adopte l'opinion du juge Tarnopolsky dans la décision R. v. Videoflicks (1985), 14 D.L.R. (4th) 10, à la page 47, selon laquelle la simple réglementation du temps et du lieu n'enfreint pas la liberté d'expression, la législation en litige dans l'affaire Videoflicks étant la loi Loi sur le dimanche, question plutôt éloignée de celle de la protection des marques. Cependant, la décision Postpar n'aide pas Postes Canada, en fin de compte, parce que le juge Halperin coupe court, à la page 225, à son exploration de l'article 9 de la Loi sur les marques de commerce.


[33]            Après l'audition, l'avocat de Postes Canada a fait observer, par lettre, qu'il était possible pour la partie ayant subi un préjudice à la suite de l'appropriation d'une marque en vertu du sous-alinéa 9(1)n)(iii) de la Loi sur les marques de commerce, d'obtenir une audition, se référant en cela à Magnotta Winery Corp. c. Vintners Quality Alliance of Canada (1999), 1 C.P.R. (4th) 68. Le juge Reed a noté que l'article 57 de la Loi sur les marques de commerce ne pouvait être invoqué, mais elle a évoqué la possibilité d'un appel en vertu de l'article 56 de cette Loi ou d'une demande de contrôle judiciaire fondée sur l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale (page 78), soulignant cependant que ces voies de recours ne constituaient que des suggestions, puisqu'elle n'était pas certaine de la procédure appropriée. Elle a fait observer que cette décision appartenait à la Cour d'appel. Mis à part le fait que l'affaire Magnotta Winery ne traitait que d'une question de prorogation de délai, l'opinion incidente du juge Reed, selon laquelle il y avait peut-être ouverture à un recours et, par extension, en l'espèce, ouverture à un recours pour la partie éventuellement lésée par l'appropriation d'une marque de commerce en vertu du sous-alinéa 9(1)n)(iii) de la Loi sur les marques de commerce, est plutôt nébuleuse. Cette opinion incidente n'affaiblit pas vraiment l'argument de Epost selon lequel l'expropriation ou l'appropriation de la marque a été faite sans qu'elle ait eu la possibilité d'être entendue.

[34]            Je n'ai connaissance d'aucune jurisprudence pertinente sur le sous-alinéa 9(1)n)(iii) et sur la Déclaration des droits, autre que la décision I.C.B.C. c. International Commercial Bank of China, précitée. Vu le caractère plutôt incertain de la conclusion qui y est tirée, j'hésiterais à radier les paragraphes 34, 36, 38 et 39 de la demande reconventionnelle, que ce soit pour le motif qu'il est évident et manifeste et hors de tout doute que les allégations y contenues ne pourront aboutir, ou pour le motif qu'il s'agit d'allégations clairement désespérées et inutiles. D'autant plus que l'avocat de Epost invoque l'arrêt Singh c. Ministre de l'Immigration, précité, à l'appui de la théorie selon laquelle l'alinéa 2e) de la Déclaration des droits garantit un droit fondamental, soit celui à une audition impartiale, un droit indépendant et dont la portée est plus large que les droits énumérés à l'article premier de la Déclaration des droits, désignés comme « droits de l'homme et libertés fondamentales » : voir Singh, page 228. Même si l'arrêt Singh concernait les droits d'un individu dans un contexte d'immigration, je ne crois pas que le commentaire général du juge Beetz doive être limité à ce contexte. Les paragraphes 34, 36, 38 et 39 devraient être maintenus.


Les paragraphes 40, 44, 45 et l'alinéa 46f)

[35]            Ces paragraphes et alinéa de la demande reconventionnelle contiennent les allégations de Epost selon lesquelles le sous-alinéa 9(1)n)(iii) de la Loi sur les marques de commerce est nul et de nul effet en raison de la Déclaration des droits et de la Charte des droits. Postes Canada fait simplement valoir que le sous-alinéa 9(1)n)(iii) est valide et que ces paragraphes et alinéa devraient par conséquent être radiés au motif qu'ils ne révèlent aucune cause de défense valable et qu'ils sont non pertinents, retardant ainsi l'instruction équitable de l'action.

[36]            Le statut de ces paragraphes et alinéa a été établi lors de mon examen précédent du sous-alinéa 9(1)n)(iii). Il est très possible qu'à l'instruction de la cause, le point de vue de Postes Canada quant à la validité de cette disposition l'emporte, mais, à ce stade-ci, je ne suis pas convaincu qu'il soit évident et manifeste hors de tout doute que le sous-alinéa 9(1)n)(iii) est valide. Par conséquent, les paragraphes 40, 44, 45 et l'alinéa 46f) devraient être maintenus.

CONCLUSION

[37]            En résumé, les paragraphes 31, 32, 33 et l'alinéa 46d) de la défense et demande reconventionnelle sont radiés, sans autorisation de les modifier. Les paragraphes 34, 35, 36, 37, 38, 39, 41, 42, 43, 44, 45 et l'alinéa 46f) sont maintenus.


[38]            Le maintien de ces différents paragraphes et alinéas de la défense et demande reconventionnelle ne signifie pas que Epost aura gain de cause à l'instruction du procès. Cela signifie seulement que Postes Canada ne s'est pas acquittée du lourd fardeau de preuve qui lui incombait à titre de partie demandant la radiation d'une allégation.

[39]            Étant donné que les parties ont chacune dans une certaine mesure gain de cause, les dépens suivront l'issue de la cause.

(signé) « John A. Hargrave »

   Protonotaire

Vancouver (Colombie-Britannique)

Le 6 avril 2001

Traduction certifiée conforme

Diane Provencher, LL.B.


                         COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                    SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

           NOMS DES AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

No DE DOSSIER :    T-1022-99

INTITULÉ DE LA CAUSE :                         Société canadienne des postes c. Epost Innovations Inc.

LIEU DE L'AUDIENCE:                               Vancouver (Colombie-Britannique)

DATE DE L'AUDIENCE:                             22 janvier 2001

MOTIFS DE L'ORDONNANCE RENDUE PAR LE PROTONOTAIREHARGRAVE

EN DATE DU :         6 mars 2001

ONT COMPARU:

Timothy Lo                  POUR LA DEMANDERESSE

Simon Adams              POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITSAU DOSSIER:

Timothy Lo

Smart & Biggar

Vancouver (C.-B.)       POUR LA DEMANDERESSE

POUR LA DÉFENDERESSE



[1] Voir par exemple Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959, Operation Dismantle Inc. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441, et Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada, [1980] 2 R.C.S. 735.

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