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Date: 19990528


Dossier: T-1368-97

Entre:

     ANTOINE C. ZARZOUR,

     Demandeur,

     - et -

     SA MAJESTÉ LA REINE,

     Défenderesse.

     MOTIFS DU JUGEMENT

[1]      En l'espèce, il s'agit de décider si le fait pour l'ex-épouse d'un détenu, oeuvrant comme agente de gestion de cas communautaire au Service correctionnel du Canada, de communiquer avec la Commission nationale des libérations conditionnelles auprès de laquelle elle s'est présentée comme une victime, et qui fut considérée comme telle par la Commission, brime les droits de ce détenu et justifie un recours en vertu de l'article 24 de la Charte canadienne des droits et libertés.

[2]      Il importe de rappeler brièvement les faits au soutien de cette action intentée par le demandeur qui a plaidé sa cause sans être représenté par procureur. En somme, les faits ne sont pas contestés et les nombreux témoignages entendus à l'enquête qui a nécessité trois jours d'audience ne sont venus que confirmer la volumineuse preuve documentaire produite au soutien de l'action.

[3]      Le demandeur purge une peine d'emprisonnement à perpétuité depuis 1977. En 1986, au cours d'une visite que France Bélanger, étudiante en criminologie, effectuait au pénitencier où le demandeur était détenu, les parties se sont rencontrées, ont entrepris peu après de se fréquenter et se sont éventuellement mariées en mars 1988. Un enfant, Alexandre, est né de cette union. Les parties ont vécu ensemble alors que le demandeur était en liberté conditionnelle mais des difficultés matrimoniales ont bientôt fait leur apparition. Les parties ont pris la décision de se séparer en décembre 1989. En mai 1990, le demandeur s'est dirigé vers l'ouest du pays, à Vancouver, où il a travaillé, mais ayant enfreint les conditions de sa libération, il a dû être réincarcéré. En novembre 1993, jouissant à nouveau d'une semi-liberté, le demandeur est revenu dans la région de Montréal. En février 1994, sa semi-liberté fut à nouveau suspendue, le demandeur ayant négligé de se présenter au Centre de détention de Montréal à l'heure fixée dans les conditions de sa libération.

[4]      Le 22 janvier 1994, France Bélanger qui avait depuis peu appris le retour au Québec de son ex-époux dont elle était maintenant divorcée et qui craignait que celui-ci entreprenne des démarches en vue de revoir ou d'établir des contacts avec son fils Alexandre, s'avisa d'écrire une longue lettre à la Commission nationale des libérations conditionnelles (CNLC) dans laquelle elle décrivait les difficultés auxquelles elle prétendait avoir été soumise peu avant la rupture de leur mariage et demanda, advenant l'octroi d'une nouvelle libération conditionnelle à son ex-époux, qu'une condition particulière de non-communication, directe ou indirecte, avec elle ou des membres de sa famille, lui soit imposée. Cette lettre n'eut pas l'effet escompté par Mme Bélanger, la Commission ayant décidé d'entériner la révocation de la mise en liberté conditionnelle du demandeur sans cependant se prononcer sur la véracité ou non des faits allégués dans sa lettre; la Commission en a toutefois noté la présence au dossier.

[5]      Dans une autre lettre envoyée à la Commission le 16 mai 1994, France Bélanger s'insurge contre le fait que la Commission n'ait pas tenu compte de ses représentations antérieures. Cette fois, elle se décrit clairement comme une victime, affirmant que la Commission n'avait pas le droit de mettre en doute les propos qu'elle avait tenus dans sa lettre antérieure1.

[6]      Ces deux lettres, plaide le demandeur, sont à l'origine d'une série de problèmes qu'il eut à endurer devant la CNLC, celle-ci ayant imposé injustement, selon lui, une condition de non-communication avec son ex-épouse et son fils dans ses décisions subséquentes. Une tentative d'obtenir justice devant la Cour supérieure, par le biais d'une requête en poursuite pour diffamation, s'étant soldée par un échec sur la base de l'absence de juridiction de la Cour supérieure, le demandeur a intenté la présente action en juin 1997.

[7]      Dans son action, le demandeur s'attaque principalement au fait que dans son dossier de détenu au Service correctionnel du Canada (le Service) et à la Commission des libérations conditionnelles, son ex-épouse France Bélanger est injustement et illégalement considérée comme une victime. En substance, il plaide aussi que la Commission tient compte des affirmations de son ex-épouse sans s'être assurée de la pertinence de cette information et qu'elle continue à lui imposer une condition de non-communication qu'il juge déraisonnable sans avoir vérifié que les renseignements fournis par son ex-épouse étaient sûrs et convaincants. Le demandeur demande donc à la Cour de déclarer, aux termes de l'article 24 de la Charte canadienne des droits et libertés, que ses garanties constitutionnelles ont été violées par la partie défenderesse qui devait s'assurer de la fiabilité et de la véracité des allégations de son ex-épouse avant de procéder à des sanctions punitives et arbitraires, d'ordonner en guise de réparation la radiation de la lettre de son ex-épouse incluant toute partie du dossier qui aurait été contaminée par celle-ci, et des dommages-intérêts réels et punitifs.

[8]      Sur le plan légal, le demandeur allègue que les droits et garanties juridiques qui lui sont reconnus par les articles 1, 7, 9, 12 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés 2 ont été violés. Il plaide plus spécifiquement que le Service correctionnel et la Commission nationale des libérations conditionnelles ont, à tort, considéré son ex-épouse comme une victime, ce qu'elle n'est pas au sens de la définition de ce mot à l'article 2 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, 1992 L.C. ch. 20, ("la loi") dans la mesure où la raison de son séjour en prison n'a rien à voir avec France Bélanger, aucune preuve n'ayant par ailleurs démontré qu'elle était une personne visée aux paragraphes 26(3) et 142(3) de la loi, i.e. qu'elle a subi un dommage corporel ou moral par suite de la conduite du demandeur et qu'une plainte avait en conséquence été déposée. Il plaide à cet égard qu'à la fois le Service et la Commission ont communiqué à France Bélanger des renseignements le concernant auxquels elle n'avait pas droit, et ce, avant même qu'elle ait fait une demande écrite d'accès au registre en vertu du paragraphe 144(2) de la loi.

[9]      Quant à la défenderesse, elle nie que ses agents et employés aient commis quelque faute que ce soit à l'égard du demandeur et elle affirme avoir en tout temps agi en conformité avec la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, d'autant plus que la Commission avait la discrétion, en vertu de l'article 101 de la loi, de considérer comme pertinentes les lettres de l'ex-épouse du demandeur. Elle plaide enfin que les membres de la Commission bénéficient, dans l'exercice de leurs fonctions, de l'immunité que leur accorde l'article 154 de la loi.

[10]      Le procès dans cette affaire a consisté principalement en une analyse exhaustive des documents colligés par le demandeur au cours des années. Ils sont nombreux, font preuve de leur contenu et sont d'autant plus concluants qu'ils n'ont pas été contredits par la défenderesse. Quant aux témoins, il ne sont venus que confirmer l'existence et le contenu de ces documents et apporter des précisions sur le traitement du dossier du détenu Zarzour au Service correctionnel et auprès de la Commission. L'aspect légal du dossier, qui soulève pourtant des questions fort délicates et importantes, a cependant été négligé, le demandeur n'étant pas représenté par avocat et le procureur du défendeur n'ayant qu'effleuré certains aspects du droit, omettant entre autres questions de traiter de l'aspect procédural de cette action. La difficulté de rendre jugement s'en trouve accrue d'autant, l'analyse ne pouvant porter essentiellement que sur les faits, sans que la Cour bénéficie d'un éclairage minimal des questions de droit.

France Bélanger, une victime?

[11]      Il ne fait pas de doute à l'analyse de la preuve que France Bélanger, qui venait d'apprendre, en janvier 1994, le retour de son ex-mari dans la région de Montréal, avait un objectif précis en tête lorsqu'elle a entrepris d'adresser une première lettre à la Commission: elle cherchait, par l'entremise de celle-ci, à empêcher le demandeur de communiquer avec elle pour éviter qu'il fasse réviser par les tribunaux de droit commun ses droits de garde d'Alexandre, et de visite qui avaient été suspendus. Sa lettre du 22 janvier 1994 (P-1) est sans équivoque et indique "objet: condition particulière de non-communication pour Antoine Zarzour". Après avoir longuement décrit l'histoire de cet amour déçu, Mme Bélanger a, selon ses propres mots, ". . . donc décidé d'utiliser la voie légale pour qu'il cesse ses recherches" (p.5). Le but recherché est clair: (p.6)

     Compte tenu de mes craintes depuis que monsieur Zarzour bénéficie d'une semi-liberté, en maison de transition dans la région de Montréal, et qu'il me recherche, je demande que la CNLC impose à monsieur Zarzour la condition particulière de non communication, direct [sic] ou indirect [sic], avec moi ou tout autre membre de ma famille, il en va de la sécurité de mon fils Alexandre, de la mienne et celle de mes proches.

Bref, en dépit d'un jugement de la Cour supérieure (P-27) datant d'octobre 1990 qui lui avait accordé la séparation de corps et suspendu les droits de visite de son père à Alexandre, suivi d'un jugement de divorce en février 1991, l'ex-épouse a décidé d'utiliser la Commission pour empêcher le demandeur de même la rechercher.

[12]      Dans sa lettre subséquente du 16 mai 1994 (P-5) dans laquelle France Bélanger s'insurge contre le traitement que lui a réservé la Commission en ignorant ses représentations, elle se considère clairement à la fois comme une victime au sens de la loi3 et une victime de violence conjugale. Le Service correctionnel du Canada et la Commission nationale des libérations conditionnelles ont aussi, sans vérification de leur part, considéré France Bélanger comme une victime. La preuve à cet effet est claire et concluante: les documents extraits du dossier de détenu du demandeur où il est question de son ex-conjointe France Bélanger, portent l'estampille "Victime" (P-11 et P-12), depuis aussi tôt que le 25 avril 1994. Ce fait fut d'ailleurs confirmé par Raymond Fortin, agent de sécurité préventive à l'établissement où est détenu le demandeur. Le demandeur eut beau nier ces allégations de son ex-épouse et adresser des protestations à ce sujet tant auprès du Sous-commissaire des pénitenciers (P-17 et P-19) qu'auprès du Président de la Commission (P-23), rien n'y fit. Il se fit plutôt répondre par le Sous-commissaire J.C. Perron: (P-18):

     " . . . nous pouvons vous assurer que nous étions au courant du statut antérieur [agent de gestion de cas communautaire au bureau de Québec du Service correctionnel Canada] de votre ex-conjointe. Après vérification, nous pouvons également vous assurer que celle-ci n'a jamais consulté votre dossier que ce soit de façon électronique ou autrement. En fait, votre ex-conjointe s'est uniquement prévalu de son droit de victime lorsqu'elle a fait des représentations auprès de la Commission nationale des libérations conditionnelles."

     (mon soulignement)

Ces mêmes commentaires furent peu après réitérés par le Sous-commissaire Perron (P-20) et même par le Commissaire adjoint des communications et des services à la haute direction, K.D. Wiseman (P-26). La preuve a enfin démontré que même au moment du procès en janvier 1999, France Bélanger apparaît encore au dossier du détenu auprès du Service correctionnel du Canada comme une victime (P-10).

[13]      En ce qui concerne la Commission, l'agente de liaison communautaire Diane Bélisle, à qui toute la correspondance de Mme Bélanger était adressée, avait aussi pour fonction de vérifier le statut de victime d'une personne qui se prétend l'être. Elle a pourtant reconnu qu'aucune information ne lui permettait de croire que France Bélanger rencontrait ce critère, que rien n'avait été fait pour vérifier si elle était une victime ou si elle rencontrait les critères du paragraphe 142(3) de la loi.

[14]      En somme, rien dans la preuve ne démontre que France Bélanger rencontre la définition de victime prévue à la loi, à savoir "une personne qui a subi des dommages corporels ou moraux par suite de la perpétration d'une infraction", ni qu'elle a fait quelque démarche que ce soit pour convaincre tant le Commissaire (paragraphe 26(3)) que le Président (paragraphe 142(3)), qu'elle avait subi un dommage corporel ou moral par suite de la conduite du demandeur, ni qu'une plainte avait été déposée auprès de la police ou du procureur de la Couronne, ou que cette conduite faisait l'objet d'une dénonciation conformément au Code criminel. En revanche, la preuve révèle que tant au Service correctionnel du Canada qu'à la Commission nationale des libérations conditionnelles, on a considéré comme une victime l'ex-épouse du demandeur.

Les informations, transmises par une soi-disant victime qui n'avait pas ce statut, étaient-elle pertinentes?

[15]      L'analyse de cette question me permettra de faire état de certains problèmes légaux et procéduraux que pose cette action.

[16]      À cet égard, le demandeur s'attaque au contenu de l'information transmise par son ex-épouse dans sa lettre du 22 janvier 1994 (P-1) et plaide qu'elle ne constituait pas de ". . . l'information pertinente disponible . . ." dont la Commission, aux termes de l'article 101 b) de la loi, pouvait tenir compte en rendant ses décisions. Dans cette lettre, France Bélanger fait longuement état des moments difficiles survenus au cours de leur mariage et lors de leur séparation, des événements qui sont tous survenus avant 1990. En particulier, elle y présente le demandeur comme ayant eu envers elle et son fils Alexandre certains comportements agressifs. Or, tous ces faits ont été fortement niés tant par le demandeur que par son père, Henri Zarzour, qui, bien que près des époux à l'époque de leur mariage, n'a jamais eu connaissance d'une telle agressivité et n'a jamais entendu sa bru s'en plaindre. De plus, aucun des agents cliniques qui s'occupaient du demandeur à l'époque, David Williams et Patrick Altimas, n'ont fait état d'une telle agressivité dans leurs rapports (P-3 et P-38). La preuve révèle pourtant que lorsque le demandeur a voulu apporter un nouvel éclairage sur ces faits lors d'une audition devant la Commission le 17 janvier 1996 (P-15), on a refusé à un témoin du demandeur de venir contredire ". . . un document écrit . . ." (p.80) et une commissaire a tenu, à toutes fins utiles, pour véridiques les faits énoncés par France Bélanger (p. 70 à 78).

[17]      S'appuyant sur l'arrêt Mooring c. Canada (CNLC), [1996] 1 R.C.S. 75, le demandeur reproche à la Commission de ne pas lui avoir accordé une audience équitable et impartiale, et de ne pas s'être assurée que les renseignements sur lesquels elle fondait sa décision étaient sûrs et convaincants. À cet égard, même l'agent de liaison communautaire à la Commission nationale des libérations conditionnelles, Diane Bélisle, a reconnu qu'aucune enquête n'avait été effectuée pour vérifier les informations transmises par Mme Bélanger.

[18]      Cet argument présente un problème procédural sérieux que les parties n'ont pas abordé.4 En l'espèce, la Commission a rendu plusieurs décisions où on a fait référence et discuté du contenu des lettres de Mme Bélanger.

[19]      Sauf celle du 18 avril 1994 (P-13) où la Commission a noté la présence au dossier de la lettre du 22 janvier 1994 sans se prononcer sur la véracité ou non des faits y allégués, dans les autres décisions, on l'a commentée (P-16, P-25, P-36) et elle a servi, au moins en partie, à ce qu'on lui refuse tout type de mise en liberté qu'il requérait (P-16), ou qu'il soit astreint à la condition que son ex-épouse souhaitait lui voir imposée, à savoir l'interdiction de tout contact direct ou indirect avec elle (P-36). Même au Service correctionnel, la lettre a eu un effet pervers (voir P-3, P-14, P-34) sur les demandes de libération du détenu.

[20]      Mais, aucune de ces décisions n'a fait l'objet d'une demande de contrôle judiciaire. Tel est pourtant, aux termes de l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale, le véhicule procédural qui devait être utilisé. Dans l'arrêt Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863, une affaire relevant, il est vrai, du droit criminel, le juge McIntyre a cependant énoncé des principes généraux en matière de compétence des tribunaux au sens du paragraphe 24(1) de la Charte. Il a ainsi reconnu que: (p. 953)

     Leur tâche consistera simplement à insérer la demande dans le régime existant de compétence des tribunaux afin d'essayer de fournir une réparation directe conformément au par. 24(1).         

S'interrogeant ensuite sur la procédure à suivre, le juge McIntyre a écrit ceci: (p. 956)

         Des problèmes se sont posés quant à la procédure à suivre en ce qui concerne les réparations offertes par la Charte et une certaine confusion existe devant différentes juridictions. Comme il a été souligné à maintes reprises, la Charte n'a pas été adoptée dans le vide. Elle a été créée pour former une partie, une partie très importante, du système juridique canadien et, en conséquence, elle doit s'insérer dans ce système. On peut constater immédiatement que le par. 24(1) ne contient pas d'indications relatives à la compétence ou à la procédure. Il découle nettement de cette omission que les procédures présentement suivies doivent être adaptées et appliquées aux demandes de réparation fondées sur le par. 24(1).         

     (mon soulignement)

En l'espèce, la Cour ne saurait donc annuler, infirmer ou restreindre des décisions qui n'ont pas été attaquées de la façon et dans le délai imparti par la Loi sur la Cour fédérale.

[21]      À cet égard, l'action du demandeur est en grande partie irrecevable dans la mesure où, dans ses conclusions, le demandeur plaide que c'est au cours de ces auditions et dans ces décisions que ses droits constitutionnels ont été violés. Je suis d'avis que c'est par demande de contrôle judiciaire qu'il devait faire valoir ces moyens. Cependant, le demandeur n'est pas, pour autant, privé de tout recours vu les faits et gestes posés par les agents du Service correctionnel et de la Commission dans la tenue de son dossier et dans leur persistance à y maintenir des documents préjudiciables.

[22]      J'aborderai maintenant deux autres questions soulevées au procès, à savoir l'accès, par l'ex-épouse du demandeur, à des renseignements contenus à son dossier de détenu, et ce, avant même qu'elle n'ait fait une demande écrite d'accès au registre.

France Bélanger a-t-elle eu accès, en tant que soi-disant victime, à des renseignements contenus au dossier du détenu Zarzour?

[23]      Aux termes des articles 26 et 142 de la loi, l'accès aux renseignements contenus dans le dossier d'un détenu est restreint à la victime ou à une personne qui convainc respectivement le Commissaire ou le Président qu'elle a subi un dommage par suite de la conduite du délinquant et qu'une plainte a été déposée. Elle peut alors, sur demande, obtenir communications de certains renseignements dont, entre autres, la date d'une audience ou les conditions de libération conditionnelle (26(1) b) iv et v et 142(1) b) iv et v).

[24]      En l'espèce, tel que démontré plus haut, il appert que l'ex-épouse du demandeur n'est ni une victime ni une personne visée aux paragraphes 26(3) et 142(3) de la loi. Or, la preuve démontre que France Bélanger avait pourtant entrepris de communiquer avec la Commission dont elle pouvait obtenir des informations concernant les demandes de libération du demandeur. Il s'était en effet établi un canal de communication entre l'ex-épouse du demandeur et Diane Bélisle qui lui acheminait les décisions de la Commission (voir D-1, P-8, P-9 et P-5), sans même que France Bélanger ne soit inscrite au registre - il en sera question plus loin. Au procès, Diane Bélisle a même reconnu avoir eu des conversations téléphoniques avec France Bélanger, ce qui ne vient que confirmer l'existence d'un lien de communication privilégié, les deux lettres P-1 et P-5 lui ayant été nommément adressées. Ce qui explique sans doute comment France Bélanger a pu être informée de l'audition du 18 avril 1994. La preuve n'a pas démontré que France Bélanger avait obtenu ces informations en raison même de son statut d'employée du Service, mais dans la mesure où elle avait fait état de ce statut dans sa lettre du 22 janvier 1994, il est permis de croire qu'à tout le moins, il lui a favorisé l'accès aux renseignements.

La demande d'accès au registre

[25]      Au cours du procès, le demandeur a fait valoir que la Commission avait indûment fourni à son ex-épouse copie des décisions rendues à son sujet sans que celle-ci ne fût inscrite au registre que tient la Commission. En effet, aux termes de l'article 144 de la loi, la Commission est tenue de constituer un registre des décisions qu'elle rend sous la Partie II de la loi concernant la mise en liberté sous condition d'un détenu. Seule une personne qui démontre qu'elle a un intérêt à l'égard d'un cas particulier - sauf évidemment le délinquant à qui une copie de toute décision doit être remise (alinéa 143(2) b)) - peut avoir accès à ce registre et y consulter certains renseignements sur demande écrite à la Commission.

[26]      En l'espèce, l'analyse de la preuve documentaire (P-8, P-5, D-1) démontre sans l'ombre d'un doute que la Commission a transmis à France Bélanger copie des décisions concernant le demandeur avant même qu'une demande écrite d'inscription au registre n'ait été faite, à une date indéterminée se situant alentour de janvier 1996. Le témoin Diane Bélisle, interrogée à ce sujet, a d'ailleurs spontanément confirmé avoir transmis à France Bélanger la décision de la Commission du 18 avril 1994, ce qu'atteste d'ailleurs la lettre de cette dernière du 16 mai 1994 (P-5).

[27]      La Cour conclut de l'analyse de la preuve qu'à la fois le Service correctionnel du Canada et la Commission nationale des libérations conditionnelles ont illégalement fourni des informations concernant le dossier de détenu du demandeur à une victime qui n'avait pas tel statut ou à une personne qui n'avait pas démontré avoir droit à ces renseignements.

[28]      Dans la mesure où la question de l'immunité des membres de la Commission nationale des libérations conditionnelles a à peine été effleurée par le procureur de la défenderesse, je n'élaborerai pas sur le sujet. Qu'il suffise, à cet égard, de mentionner l'opinion du juge en chef Lamer qui, dans l'arrêt Nelles, (1989) 2 R.C.S. 170, à la page 196, mettait en doute qu'une immunité découlant de la common law ou d'un texte législatif puisse empêcher les tribunaux d'accorder une réparation convenable et juste en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte5. Par ailleurs, l'immunité qu'invoque le procureur de la défenderesse, en raison de l'article 154 de la loi, ne bénéficie qu'aux membres de la CNLC (article 103) et non au personnel de la Commission. En l'occurrence, c'est celui-ci qui est visé.

[29]      En l'espèce, j'estime qu'en considérant l'ex-épouse du demandeur comme une victime, en lui transmettant des renseignements auxquels elle n'avait pas droit et en lui fournissant des copies de décisions concernant le demandeur, contrairement aux dispositions claires de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, les agents de la défenderesse ont brimé les droits du demandeur à la liberté de sa personne, à la protection contre des conditions de traitement inusitées, et à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination.

[30]      En guise de réparation, le demandeur réclame la radiation, de son dossier de détenu, des lettres de son ex-épouse France Bélanger (P-1 et P-5), des dommages punitifs (50 000 $) et des dommages-intérêts (166 000 $) pour perte de salaire, perte de jouissance de la vie, atteinte à sa réputation, préjudice psychologique et ennuis divers.

[31]      Les lettres de France Bélanger versées au dossier de détenu du demandeur, de toute évidence, lui ont causé et lui causent encore des inconvénients sérieux dans la mesure où elles ont servi à ternir sa réputation auprès des organismes concernés sans que preuve n'ait été faite de la véracité de leur contenu6. Elles ont aussi eu pour effet de faire inscrire des conditions à ses demandes de libération qui n'auraient pas dû s'y trouver. Ces lettres devront donc être extirpées du dossier et il ne devra plus, à l'avenir, en être tenu compte. Le remède, à cet égard, ne saurait cependant être que prospectif vu l'absence de contestation des décisions déjà rendues par la Commission.

[32]      La réclamation en dommages est plus problématique. Il importe d'abord d'indiquer que le demandeur n'a fait aucune preuve de perte de salaire. De plus, dans la mesure où l'auteure de l'atteinte à sa réputation, son ex-épouse, n'est pas partie à l'action, la défenderesse ne saurait être tenue responsable de dommages à cet égard. Le demandeur a longuement fait état du préjudice psychologique et de la perte de jouissance de la vie que lui a occasionné le traitement, par les agents de la défenderesse, des lettres expédiées par son ex-épouse, obligé qu'il était "de se battre contre un fantôme" pendant plusieurs années. Sans compter les ennuis divers résultant des démarches tant légales qu'administratives qu'il a dû effectuer pour expurger de son dossier ces documents préjudiciables. Le montant des dommages, à cet égard, ne peut être qu'arbitraire. La Cour les fixe à 10 000 $.

[33]      Reste la question des dommages exemplaires ou punitifs de 50 000 $ que réclame le demandeur. Dans LeBar c. Canada, [1987] 1 C.F. 585, mon collègue le juge Muldoon a condamné Sa Majesté à payer 10 000 $ de dommages-intérêts exemplaires à un détenu qu'on avait gardé en prison, à l'expiration d'une longue sentence, 43 jours de plus que la durée normale de sa peine. Cette décision a été entérinée par la Cour d'appel, (1989) 1 C.F. 603, et on a aussi rejeté l'appel de la Couronne qui jugeait excessif le montant adjugé à titre de dommages-intérêts exemplaires. L'appel incident logé par l'intimé qui jugeait ce montant insuffisant a lui aussi été rejeté. Dans ce jugement unanime, le juge MacGuigan, citant Lord Devlin dans Rookes v. Barnard, [1964] 1 All E.R. 367 (H.L.), a rappelé "que des actes "outrageux" ou "oppressifs" posés par le gouvernement diffèrent tout à fait d'actes similaires accomplis par des compagnies ou des particuliers puissants et que c'est beaucoup plus grave [TRADUCTION] "car les fonctionnaires sont également les serviteurs du peuple et ils doivent toujours utiliser leurs pouvoirs en tenant compte de leurs fonctions" (p.615). Tout comme le juge Muldoon l'avait fait en première instance, les juges de la Cour d'appel ont reconnu que le comportement de la partie défenderesse faisait partie de la catégorie "d'actes oppressifs, arbitraires ou inconstitutionnels accomplis par des fonctionnaires". La Cour a aussi reconnu que "l'intention de nuire n'est pas nécessaire pour qu'on se trouve en présence "d'actes oppressifs, arbitraires ou inconstitutionnels accomplis par des fonctionnaires"".

[34]      À la lumière de ces exposés de droit et de l'analyse de la preuve, j'estime qu'en l'espèce, les agents de la défenderesse ont commis des actes oppressifs et arbitraires justifiant une condamnation à des dommages-intérêts exemplaires. Dans LeBar, la Cour d'appel fédérale a rappelé que ". . . l'obligation pour le gouvernement et ses fonctionnaires de se conformer à la loi est l'aspect fondamental du principe de la primauté du droit, qui est maintenant inséré dans notre Constitution grâce au préambule de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.)]" (p.611). En l'espèce, tel qu'exposé plus haut, les fonctionnaires ont failli à cette obligation. Ils ne peuvent certes pas, quant au fait qu'ils aient traité France Bélanger comme une "victime", invoquer l'erreur ou la bonne foi: dûment prévenus par le demandeur que son ex-épouse n'était pas et ne pouvait être considérée comme une victime, tant le Sous-commissaire des pénitenciers que le Commissaire adjoint des communications et des services à la haute direction ont soutenu qu'elle s'était uniquement - faussement - prévalue de son droit de victime et ont même refusé qu'une enquête administrative soit menée à ce sujet. J'estime qu'en l'occurrence, le demandeur a droit à des dommages punitifs de 5 000 $.

[35]      N'ayant pas été représenté par avocat, le demandeur n'a pas droit à des honoraires. Tous ses frais et déboursés encourus devront cependant lui être remboursés.

                                 _________________________

                                         Juge

Ottawa (Ontario)

le 28 mai 1999

__________________

     1      La déclaration du demandeur ne fait pas état, ni dans les allégations ni dans les conclusions, de l'existence de cette lettre. La production de cette lettre a cependant été autorisée à l'enquête lorsque la preuve a révélé que copie de cette lettre ne lui avait pas été communiquée à l'époque (mai 1994), qu'il n'en avait appris l'existence qu'en février 1997, et qu'il n'en a eu une copie qu'en août 1998 après que le procureur de la défenderesse y eût fait référence dans son affidavit de documents.

     2      De façon à ne pas allonger inutilement ce jugement, les articles de la Charte et de la loi auxquels il sera référé sont reproduits en annexe.

     3      " . . . nous avons la loi qui nous dit vouloir tenir compte de la version des victimes . . . (P-5).

     4      Après le dépôt de l'action (25 juin 1997), la production de la défense (11 août 1997) et de la réponse (13 août 1997), le procureur de la défenderesse a présenté le 26 octobre 1997 une requête en radiation de la déclaration du demandeur en invoquant la Règle 419(1)a) des Règles la Cour fédérale. Cette requête fut rejetée vu que le procureur avait produit un affidavit au soutien de la requête, contrairement à la Règle 419(2). Il n'a pas repris cet argument au procès.

     5      Voir aussi l'analyse de la juge Rousseau-Houle dans Proulx c. Québec (P.G.) , C.A. [1997] R.J.Q. 419.

     6      Les agents de gestion de cas André Bellemare et Patrick Altimas qui ont vérifié les allégations de violence conjugale formulées par France Bélanger ont tous deux conclu qu'elles ne reflétaient pas leurs observations aux époques respectives où ils s'occupaient du dossier du demandeur (voir P-34 et P-38).

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