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                                                                                                                   T-2050-95

OTTAWA (ONTARIO), LE JEUDI 3 OCTOBRE 1996.

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MACKAY

ENTRE

                            KHOURY REAL ESTATE SERVICES LTD.

                                             et KRES VIII LIMITED,

                                                                                                                 requérantes,

ET

                           LE MINISTRE DES TRAVAUX PUBLICS ET

                    SERVICES GOUVERNEMENTAUX DU CANADA et

                             LE COMITÉ D'ÉVALUATION DE TPSGC,

                                                                                                                        intimés.

 

            VU la demande présentée par les requérantes en vue d'obtenir un contrôle judiciaire ainsi que les ordonnances suivantes :

 

1)une ordonnance enjoignant au comité d'évaluation de Travaux publics et Services gouvernementaux Canada, Région de l'Atlantique (le comité), de fournir aux requérantes des précisions écrites sur son évaluation des propositions qui lui ont été présentées à l'égard du projet de partenariat entre les secteurs public et privé pour la construction d'immeubles fédéraux à Frédéricton, portant le numéro 660060;

 

2)une ordonnance déclarant invalide la décision du comité, par lettre en date du 1er septembre 1995, de rejeter la proposition présentée par les requérantes à l'égard du projet numéro 660060;

 

            APRÈS avoir entendu les avocats des parties en juillet 1996 à Frédéricton, et après avoir entendu les précisions données par l'avocat des requérantes selon lesquelles la demande vise essentiellement la décision prise par le comité de rejeter la proposition des requérantes sans avoir fourni de renseignements quant à son évaluation des propositions soumises dans le cadre du projet et selon lesquelles également une ordonnance de la nature de celle visée au point 2) n'est plus demandée, et après avoir sursis au prononcé de sa décision,

 

                                               O R D O N N A N C E

 

LA COUR ORDONNE CE QUI SUIT :

 

1.La demande des requérantes est accueillie en partie.

2.Les requérantes, et les autres soumissionnaires intéressés par le projet numéro 660060, ont le droit de recevoir les renseignements additionnels suivants qui devront leur être fournis par les intimés dans un délai raisonnable :

(i)les points attribués, pour chaque critère, lors de l'évaluation des aspects techniques des propositions de chacune des requérantes ainsi que le coût, pour le gouvernement, de la valeur actualisée nette de la proposition des requérantes;

(ii)des renseignements comparatifs sur les points attribués en général, pour chacun des critères fixés, pour l'ensemble des propositions, comme la fourchette, la moyenne ou la médiane des points attribués, ou encore une autre mesure générale ne pouvant être liée de façon précise à une proposition donnée et que les intimés pourront fixer. La ou les mesures choisies permettront aux requérantes, ou aux autres soumissionnaires qui pourraient y avoir accès, d'apprécier leur proposition relative au projet par rapport aux notes générales attribuées pour l'ensemble des propositions.

 

3.À tous les autres égards, la demande est rejetée.

 

 

 

 

 

                                                                      _______________________________

                                                                                                                       J U G E

Ottawa (Ontario)

Le 3 octobre 1996

 

Traduction certifiée conforme                      _______________________________

                                                                                                       C. Bélanger, LL.L


 

 

 

                                                                                                                   T-2050-95

ENTRE

                            KHOURY REAL ESTATE SERVICES LTD.

                                             et KRES VIII LIMITED,

                                                                                                                 requérantes,

ET

                           LE MINISTRE DES TRAVAUX PUBLICS ET

                    SERVICES GOUVERNEMENTAUX DU CANADA et

                             LE COMITÉ D'ÉVALUATION DE TPSGC,

                                                                                                                        intimés.

                                      MOTIFS DE L'ORDONNANCE

 

LE JUGE MACKAY

 

            Par la présente demande de contrôle judiciaire, les requérantes sollicitent une ordonnance enjoignant au comité d'évaluation de Travaux publics et Services gouvernementaux Canada, Région de l'Atlantique (le comité), de fournir sans délai aux requérantes des précisions écrites sur son évaluation des propositions qui lui ont été présentées à l'égard d'un projet de construction que le gouvernement du Canada devait entreprendre à Frédéricton au Nouveau‑Brunswick. Les requérantes demandent également que soit déclarée invalide la décision du comité d'évaluation de TPSGC, par lettre en date du 1er septembre 1995, rejetant la proposition qu'elles avaient présentée à l'égard du projet.

 

Contexte

 

            Au mois d'avril 1995, Travaux publics et Services gouvernementaux Canada (TPSGC) a publié dans les journaux une demande de propositions concernant un projet de partenariat entre les secteurs public et privé pour la construction d'immeubles fédéraux à Frédéricton, soit le projet numéro 660060 qui fait l'objet du présent litige. Le gouvernement du Canada souhaitait ainsi obtenir 4 900 mètres carrés de locaux à bureaux et d'entreposage à Frédéricton ainsi que des aires de stationnement pour environ 50 véhicules, dans le but de fournir des locaux à bureaux modernes aux organismes fédéraux situés à Frédéricton. Pour ce faire, on prévoyait rénover deux édifices plus petits nécessitant une remise à neuf, qui appartenaient déjà au gouvernement canadien, et incorporer à ceux‑ci des locaux additionnels devant être fournis grâce à un partenariat avec le secteur privé.


 

            Les requérantes ont obtenu des copies de la demande de propositions par l'entremise du Service des invitations ouvertes à soumissionner exploité par le gouvernement du Canada. Ce document, qui compte plus de 500 pages, énonce les exigences précises qu'il faut satisfaire dans le cadre du projet. Il comporte un avis aux soumissionnaires, un numéro d'appel d'offres, et définit l'invitation comme une [TRADUCTION] «Demande de propositions relative à des locaux, gouvernement du Canada, Frédéricton (Nouveau‑Brunswick)». La demande de propositions prévoit aussi que le terme [TRADUCTION] «soumission» signifie une [TRADUCTION] «offre» et que le terme [TRADUCTION] «soumissionnaire» s'entend d'un [TRADUCTION] «offrant».

 

            La demande de propositions décrit de la façon suivante les objectifs visés par le projet :

 

[TRADUCTION]

1.             L'objectif du projet consiste à fournir au gouvernement fédéral des locaux à bureaux durables et à longue échéance au coeur du centre‑ville de Frédéricton.

2.             Le projet vise à fournir au gouvernement du Canada des locaux à bureaux de qualité, dont les normes soient comparables à celles relatives aux locaux à bureaux construits pour une société nationale et occupés par celle‑ci à longue échéance.

3.             Le gouvernement du Canada vise à obtenir une valeur optimale en obtenant des locaux à bureaux de bonne qualité dont le coût, réparti sur la durée du projet, sera le plus bas, y compris des coûts d'exploitation peu élevés et des mesures d'économie d'énergie viables.

 

            La demande de propositions prévoyait et décrivait le processus à suivre pour l'évaluation des propositions susceptibles d'être présentées. Sous réserve du droit de la Couronne de n'accepter ni la proposition ayant obtenu la meilleure note ni aucune des propositions soumises, ces dernières devaient être évaluées selon le processus décrit afin de déterminer quelle proposition offrait la meilleure valeur pour la Couronne. Le processus d'évaluation visait à apprécier la qualité des propositions sous les aspects technique et financier selon les prix indiqués dans la formule d'offre devant accompagner la proposition. Ces deux aspects, technique et financier, devaient faire l'objet d'une évaluation distincte et les résultats étaient ensuite combinés de sorte que la proposition la mieux classée devait être celle ayant obtenu la note combinée la plus élevée. En cas d'égalité des notes, la proposition dont le coût de la valeur actualisée nette était le moins élevé une fois l'évaluation de ses aspects financiers terminée obtenait le meilleur résultat. Le processus d'évaluation prévoyait en outre que TPSGC se réservait le droit de mettre fin à l'examen des propositions en tout temps pendant le délai de validité de l'offre. De plus, la Couronne se réservait le droit d'engager des négociations avec n'importe quel ou tous les offrants après réception de leurs propositions.

 

            À la date limite de réception des propositions, le 26 juillet 1995, six offres, y compris celle des requérantes (Khoury), avaient été présentées. Elles ont alors été évaluées selon le processus décrit dans la demande de propositions. Par lettre datée du 1er septembre 1995, les requérantes ont été avisées que l'évaluation faite conformément aux critères énoncés dans le document de demande de propositions était terminée, que leur proposition n'avait pas obtenu le meilleur résultat et que leur cautionnement leur serait remis. Jointe à cette lettre se trouvait la liste des six entreprises ayant présenté des propositions. Les entreprises y étaient classées selon la note obtenue à la suite du processus d'évaluation et les requérantes Khoury arrivaient au troisième rang.

 

            La lettre précisait [TRADUCTION] «qu'il est possible de demander un entretien final portant sur des questions liées à votre proposition». Khoury a donc demandé un rendez‑vous à cette fin et, sous réserve de confirmation, un entretien final a initialement été fixé au 14 septembre 1995. Cette date n'a pas été confirmée et on a par la suite convenu de reporter l'entretien au 26 octobre 1995 pour les offrants ayant présenté des propositions, bien qu'il semble qu'une rencontre ait eu lieu en septembre avec les représentants du soumissionnaire ayant obtenu le meilleur résultat.

 

            Avant la tenue de la rencontre fixée au 26 octobre, les requérantes ont demandé des renseignements au sujet de l'évaluation de la proposition présentée par Khoury et ont également tenté d'obtenir un engagement selon lequel le ministère leur fournirait de l'information concernant l'évaluation des deux propositions en tête du classement. Aucun renseignement n'a été communiqué aux requérantes avant la rencontre, et le fonctionnaire responsable du projet affirme dans son affidavit qu'il est contraire à la politique ou à la pratique ministérielle de fournir aux soumissionnaires des précisions concernant la nature ou l'évaluation des propositions autres que la leur. En effet, la pratique vise plutôt à protéger les intérêts exclusifs de tous les soumissionnaires à l'égard de leur proposition et à ne pas divulguer de renseignements sur celle‑ci à moins d'avoir obtenu l'autorisation du soumissionnaire.

 

            Les requérantes n'ont reçu aucune autre explication de TPSGC. Elles ont été avisées que l'entretien final n'aurait pas lieu avant qu'un marché soit attribué à l'égard du projet et le cautionnement accompagnant leur proposition leur a été remis. C'est à la suite de ces événements que les requérantes ont présenté la demande de contrôle judiciaire visée en l'espèce en déposant un avis de requête introductive d'instance le 28 septembre 1995.

 

            M. Charles J. Khoury, président de la société requérante, ainsi que quelques membres de son personnel ont participé à l'entretien du 26 octobre. Au cours de cette même journée, des rencontres ont eu lieu avec trois autres entreprises ayant présenté des propositions. Lors de l'entretien avec les représentants de Khoury, on a découvert que deux pages manquaient à la copie de la proposition des requérantes examinée par le comité d'évaluation de TPSGC. Or, ces pages apparaissaient bien dans la proposition soumise aux bureaux de TPSGC à Saint-Jean. Une des pages manquantes comprenait des renseignements d'ordre financier qui, s'ils avaient été pris en considération, auraient considérablement diminué le coût de la valeur actualisée nette de la proposition de Khoury. En outre, de l'avis des requérantes, les divergences entre leur proposition et les exigences du projet énoncées dans la demande de propositions pouvaient aisément être corrigées à la lumière des discussions tenues lors de l'entretien du 26 octobre. Il est possible que les fonctionnaires de TPSGC ayant assisté à la rencontre du mois d'octobre n'aient pas partagé cette impression. En effet, il convient de signaler que les affidavits des représentants des parties décrivent de façon différente l'issue de la rencontre en ce qui a trait à l'importance de l'information que TPSGC s'est alors engagé à fournir.

 

            Après la rencontre du 26 octobre, à l'issue de laquelle l'entretien final avec les représentants de Khoury n'était pas terminé, la proposition des requérantes a été réévaluée à la lumière des renseignements contenus dans les deux pages manquantes au moment de l'évaluation initiale. Puis, dans une lettre datée du 1er novembre 1995, TPSGC a avisé tous les offrants, y compris Khoury, que la proposition des requérantes avait été réévaluée et qu'elle obtenait maintenant le premier rang. Comme l'ont fait remarquer les requérantes, cette lettre n'annulait pas explicitement l'avis de rejet donné à l'égard de leur proposition dans la lettre précédente du 1er septembre et elle ne fournissait aucun renseignement au sujet de l'attribution d'un marché à l'un ou l'autre des offrants ayant soumis une proposition. Quant aux intimés, ils allèguent qu'à tout le moins après le nouvel examen de la proposition de Khoury effectué à la suite de la rencontre du 26 octobre, cette proposition était considérée comme l'une des propositions encore à l'étude.

 

            Khoury et TPSGC ont par la suite échangé plusieurs lettres. Le ministère souhaitait fixer un nouveau rendez‑vous pour terminer l'entretien final concernant la proposition de Khoury tandis que ce dernier cherchait à obtenir, préalablement à cet entretien, des renseignements sur les points attribués et sur la justification de ceux‑ci relativement à certains aspects de sa proposition. Selon M. Khoury, TPSGC s'était engagé, lors de la rencontre du 26 octobre, à fournir ces renseignements dans les jours suivants. Toutefois, sans donner d'explication, TPSGC a omis de fournir ces renseignements et a finalement renoncé à fixer une rencontre pour terminer l'entretien final avec les représentants de Khoury.

 

            Par lettre datée du 26 janvier 1996, TPSGC a informé Khoury qu'un tiers indépendant avait examiné le projet et qu'il avait été décidé, à la suite de cet examen, qu'aucune des propositions soumises à l'égard du projet ne serait acceptée. De plus, le ministère précisait que le processus de demande de propositions établi pour le projet était annulé.

 

            C'est à la lumière de ces faits que les parties soulèvent un certain nombre de questions. Deux d'entre elles sont de nature préliminaire. La première consiste à établir si, en vertu de la doctrine du caractère théorique, la Cour devrait rejeter la demande sans se prononcer sur le fond de l'affaire. La deuxième a trait à la question de savoir si la demande présentée en l'espèce, qui vise l'examen de plus d'une décision, excède ce que permettent la loi et les règles de la Cour. Une troisième question concerne le fond de la demande, notamment en ce qui a trait à l'application du principe d'équité en l'instance.

 

            Je me pencherai sur ces questions l'une après l'autre, en tranchant chacune d'elles de sorte que l'ensemble des points maintenant soulevés soit résolus. Ainsi, dans l'éventualité où il serait interjeté appel de ma décision, toutes les questions auront été examinées par la présente Cour et la Cour d'appel.

 

            On fait valoir pour les intimés que les questions ayant déjà opposé les parties n'ont maintenant aucun intérêt pratique et que la Cour devrait refuser de se prononcer sur les points soulevés en l'espèce. À la lumière des événements survenus à la suite du dépôt de la requête introductive d'instance, on soutient qu'il n'existe plus de litige entre les parties ni aucune question actuelle susceptible d'être tranchée par la Cour. Bien que celle‑ci puisse avoir le pouvoir discrétionnaire d'examiner la question soulevée en l'espèce même si elle est maintenant théorique, les intimés allèguent, ce que les requérantes contestent, qu'il n'est satisfait à aucun des critères applicables à l'exercice de ce pouvoir discrétionnaire, tels qu'ils ont été énoncés par le juge Sopinka au nom de la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342. Les parties ont donc des points de vue divergents quant à la question de savoir s'il subsiste, en l'espèce, un contexte contradictoire susceptible d'entraîner des conséquences accessoires importantes suivant la solution du litige. Elles ne s'entendent pas non plus sur l'existence de circonstances justifiant qu'on se penche sur une question théorique, soit que la décision aura un effet concret sur les droits des parties, même si la controverse ayant donné naissance au litige n'est pas officiellement résolue, soit que la situation est de nature répétitive mais  de courte durée, et qu'elle disparaîtra vraisemblablement avant que l'affaire soit tranchée. Enfin, la Cour peut exercer son pouvoir discrétionnaire de se prononcer sur une question théorique lorsque des raisons particulières la justifient de rendre une décision qui concerne les parties même si aucune question susceptible d'être tranchée par voie judiciaire ne les oppose.

 

            À mon avis, les requérantes font valoir un moyen convaincant au moins à un égard : le différend initial opposant les parties existe toujours et n'est pas résolu, savoir la demande présentée par les requérantes afin d'obtenir une ordonnance enjoignant à TPSGC [TRADUCTION] «de fournir sans délai aux requérantes des précisions écrites sur son évaluation des propositions qui lui ont été présentées [...] à l'égard du projet numéro 660060, Exigences en matière de locaux du gouvernement du Canada, Frédéricton, Nouveau‑Brunswick...». Dans sa plaidoirie, l'avocat des requérantes a précisé que cette demande visait les points de 1 à 10 accordés pour chacun des critères sur lesquels les propositions ont été évaluées quant aux aspects techniques ainsi que le coût de la valeur actualisée nette calculé par TPSGC. Selon Khoury, le fait de communiquer ces renseignements n'équivaudrait aucunement à divulguer des renseignements exclusifs sur les propositions soumises. Résoudre le différend qui oppose toujours les parties en ce qui concerne le droit de Khoury d'obtenir cette information pourrait bien avoir une incidence sur les intérêts constants des parties à l'égard d'autres projets ou d'un projet futur à Frédéricton qui remplacerait celui en cause dans la présente affaire.

 

            En l'espèce, j'estime que la Cour ne peut se fonder sur la doctrine du caractère théorique pour refuser de trancher ce point, toujours en litige, même si on a mis fin à l'élaboration du projet lui‑même ou au concours. Par contre, cette doctrine s'applique à la demande d'ordonnance déclarant invalide la présumée décision formulée dans la lettre du 1er septembre 1995 de [TRADUCTION] «rejeter la proposition des requérantes à l'égard du projet». De fait, lorsque la présente affaire a été entendue, l'avocat des requérantes a reconnu, en plaidoirie, qu'il n'était plus possible d'obtenir un tel redressement. Cette question est théorique puisque la Cour ne saurait, par ordonnance, redonner vie au projet qui a été annulé en janvier 1996.

 

            Je signale que, dans leurs arguments écrits, les intimés allèguent qu'aucune décision visant à exclure la proposition des requérantes ou toute autre proposition n'a été prise, sous‑entendant que la lettre du 1er septembre ne constituait pas un rejet de la proposition soumise par les requérantes. Or, je suis persuadé que le texte de cette lettre peut difficilement être interprété autrement que l'ont fait les requérantes, soit comme un rejet. Cependant, à mon avis, trancher cette question n'a aucune importance pratique à ce stade‑ci.

 

            La décision prise en janvier 1996 de n'accepter aucune des propositions et d'annuler le processus de demande de propositions relatif au projet prive de tout caractère pratique l'examen de la décision, rendue le 12 septembre 1995, de rejeter la proposition des requérantes. Dans sa demande de propositions, TPSGC s'est clairement réservé le droit de traiter avec n'importe quel soumissionnaire, ou de n'accepter aucune des propositions. Ce fait n'est pas contesté. Par conséquent, le ministère n'était aucunement obligé d'accepter la proposition ayant obtenu le meilleur résultat ni celle dont le coût de la valeur actualisée nette est le moins élevé ni aucune autre proposition.

 

            Une deuxième question préliminaire porte sur la forme de la demande de contrôle judiciaire présentée en l'espèce compte tenu des dispositions législatives et des règles applicables en la matière. Bien qu'ils soulèvent cette question en s'appuyant sur les règles, les intimés ne s'opposent pas à ce que la Cour tranche la demande au fond plutôt que sur la base d'un motif relevant de la procédure.

 

            Les dispositions pertinentes de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. 1985, ch. F‑7, modifiée, et des Règles de la Cour sont le paragraphe 18.1(2) de la Loi et la Règle 1602(4). Voici le texte de ces dispositions :

Par. 18.1(2)           Les demandes de contrôle judiciaire sont à présenter dans les trente jours qui suivent la première communication, par l'office fédéral, de sa décision ou de son ordonnance...

 

Règle 1602(4)       L'avis de requête porte sur le contrôle judiciaire d'une seule ordonnance, décision ou autre question, sauf lorsqu'il s'agit d'une décision rendue conformément à la Loi sur l'immigration concluant qu'une revendication du statut de réfugié au sens de la Convention est dénuée d'un minimum de fondement, et de la mesure de renvoi subséquente à cette décision.

 

            Selon les intimés, la demande en l'espèce vise le contrôle judiciaire de deux décisions : celle formulée dans la lettre du 1er septembre qui, d'après les requérantes, constitue un rejet de leur proposition et le refus subséquent de fournir les renseignements demandés par Khoury au sujet des diverses propositions soumises. Les requérantes font valoir que, même si leur demande fait mention de deux ordonnances, la seule question soumise au contrôle judiciaire concerne le bien‑fondé de la décision de TPSGC de rejeter une proposition sans fournir l'évaluation effectuée à l'égard de toutes les soumissions. De plus, elles allèguent que la Règle 1602(4) a pour objet d'empêcher le contrôle judiciaire de décisions intermédiaires dans les cas où une série de décisions ont été rendues. En l'espèce, il n'y a qu'une seule décision fondamentale — le défaut de fournir aux soumissionnaires les critères appliqués dans le cadre de l'évaluation et du classement des propositions — dont découlent diverses conséquences.

 

            Je suis disposé à accepter les nuances apportées par les requérantes en ce qui concerne la décision attaquée dans leur demande et à trancher la présente affaire au fond. Les intimés ne s'opposent aucunement à cette mesure et ont débattu le bien‑fondé de la question essentielle soulevée en l'espèce. Cela procède d'une lecture de la demande de contrôle judiciaire à la lumière des événements tels qu'ils sont survenus et du fait que le rejet, le 1er septembre 1995, de la proposition soumise par Khoury n'a plus d'importance, eu égard à la possibilité de redressement, compte tenu de la décision, prise en janvier 1996, d'annuler le projet et le processus de demande de propositions.

 

            Je me penche maintenant sur le bien‑fondé de la demande de contrôle judiciaire présentée par les requérantes à l'égard de la décision de TPSGC d'évaluer les propositions selon un système de notation sans communiquer les résultats ainsi obtenus. Le seul élément d'information dévoilé aux requérantes est le classement des six propositions reçues.

 

            Les requérantes allèguent que la communication des points attribués pour les différents critères, tant en ce qui concerne leur proposition que celles des autres soumissionnaires, permettrait de veiller à ce que les propositions soient examinées avec équité. Elles prétendent que dans la présente affaire où les différentes propositions peuvent varier dans le design et l'aménagement choisis pour remplir les objectifs visés par TPSGC, le fait de révéler les points attribués et le coût de la valeur actualisée nette calculé pour chacune des propositions s'apparente à la communication des coûts ou des prix des soumissions présentées pour des projets de construction dont le design est pré-établi. Si, affirment les requérantes, les coûts de la valeur actualisée nette avaient été divulgués plus tôt aux requérantes, ne serait-ce que pour leur propre proposition, elles auraient alors pu s'appuyer sur cet élément pour contester l'évaluation de TPSGC, ce qui leur aurait probablement permis de découvrir beaucoup plus rapidement que l'évaluation de leur proposition n'avait pas été faite sur la base de leur soumission complète.

 

            Il est allégué pour le compte des intimés que rien n'oblige ceux-ci à révéler les points accordés ou les coûts de la valeur actualisée nette. La demande de propositions ne comportait aucun engagement en ce sens et la loi n'impose aucune exigence générale à cet égard. L'entretien final offert à tout soumissionnaire intéressé vise à répondre aux questions que pourraient avoir ces derniers quant à l'évaluation de leur propre proposition, et non à donner des renseignements sur l'évaluation des autres propositions. Implicitement, cette information ne saurait être utile que si les détails concernant les autres propositions étaient également divulgués. Or, TPSGC maintient qu'il ne peut fournir ces renseignements sans obtenir l'autorisation des autres soumissionnaires relativement à l'évaluation de leur proposition respective.

 

            Il est également avancé au nom des intimés que le processus suivi en l'espèce est différent de celui où l'appel d'offres vise un projet dont le design est déjà arrêté et où, une fois la date limite de réception des propositions passée et celles‑ci ouvertes, les prix proposés pour la construction du projet sont révélés à tous les soumissionnaires. Dans la présente affaire, la demande de propositions obligeait les soumissionnaires à préciser l'essentiel du design devant permettre d'atteindre les objectifs du projet. Il peut y avoir beaucoup ou peu de similitudes entre les caractéristiques précises de projets donnés. D'où la nécessité du processus d'évaluation qui, en l'espèce, consistait à accorder des points de 0 à 10 pour un certain nombre de critères précis énoncés dans la demande de propositions. On soutient que la divulgation, pour chacune des propositions, du coût de la valeur actualisée nette et des points attribués pour chaque critère permettrait aux soumissionnaires d'avoir connaissance, par extrapolation, de renseignements exclusifs sur certains aspects des autres propositions. Je m'étonne du fait que la communication des renseignements demandés puisse permettre davantage que de simples hypothèses sur d'autres projets. Cependant, suivant l'affidavit du gestionnaire, Services de gestion des locaux à bureaux, Division du Nouveau‑Brunswick de Travaux publics et Services gouvernementaux Canada, qui a été déposé en preuve, la divulgation en l'espèce [TRADUCTION] «des résultats obtenus par les autres propositions permettrait à Khoury, en raison de certains facteurs communs à toutes les propositions, de connaître, par extrapolation, certains renseignements exclusifs [...] concernant les autres propositions».

 

            De l'avis général, la protection des renseignements exclusifs et la confidentialité des détails des propositions font partie du processus de présentation de soumissions à la suite d'invitations à soumissionner. En revanche, les tribunaux sont habituellement intervenus, du moins en matière d'attribution de marchés publics, dans les cas où le processus était injuste (Assaly (Thomas C.) Corp. c. Canada, [1990] 34 F.T.R. 156 [C.F. 1re inst.]), ou éventuellement pour d'autres raisons propres à garantir l'équité du processus. Manifestement, le contrôle judiciaire de décisions rendues par les autorités fédérales dans le cadre de l'attribution de marchés relève de la compétence de la Cour (Gestion Complexe Cousineau (1989) c. Canada, [1995] 2 C.F. 694, aux pages 702 et 703, par le juge Décary de la Cour d'appel).

 

            C'est en raison de la nécessité de veiller au caractère équitable du processus que les soumissions présentées à l'égard de projets qui sont décrits en détail donnent habituellement lieu, après leur ouverture, à la publication des prix soumis. Grâce à cette mesure, tous les soumissionnaires savent que leur soumission a été reçue et évaluée en fonction du coût établi selon les prix qu'ils ont eux‑mêmes fixés. Ils peuvent également connaître le rang qu'occupe leur soumission, en fonction de son prix, par rapport aux autres propositions. Dans le cadre de ce processus, le coût ou le prix est celui fixé par la partie présentant la soumission.

 

            Le processus suivi en l'espèce est différent. En effet, la demande de propositions invite les soumissionnaires à présenter une proposition détaillée permettant d'atteindre les objectifs fixés dans le cadre du projet. Aucune méthode générale n'ayant été établie pour atteindre ces objectifs, les diverses propositions ont par conséquent été évaluées selon des critères et un système de notation adéquatement décrits dans la demande de propositions. TPSGC n'a pas rendu public les résultats de cette évaluation, sauf dans la mesure où tous les soumissionnaires ont eu la possibilité de participer à un entretien final concernant uniquement l'évaluation de leur proposition respective et se sont vu remettre une liste précisant dans quel ordre le ministère a classé les offres présentées. À mon avis, ce processus ne saurait se comparer à celui adopté lorsque les soumissions visent des projets bien définis. Dans ce dernier cas, il est relativement facile de comparer les soumissions les unes aux autres puisqu'on se fonde sur des prix comparables établis par chacune des propositions. En l'espèce, les points attribués par le personnel de TPSGC lors du processus d'évaluation n'ont pas été divulgués, sauf au moment de l'entretien final où les soumissionnaires n'ont été informés que du résultat obtenu par leur proposition respective.

 

            Je ne suis pas prêt à ordonner que les points attribués pour chacun des critères et pour chacune des propositions soient divulgués aux requérantes ou à un autre soumissionnaire. En revanche, j'estime nécessaire que l'évaluation des propositions effectuée par le ministère fasse l'objet d'une explication plus complète de façon à garantir l'équité du processus d'appel d'offres pour le type de projets visés en l'espèce et à veiller à ce que l'évaluation des propositions les unes par rapport aux autres repose sur un fondement rationnel. Cette explication, pour quiconque soumissionne à l'égard d'un projet comme celui‑ci — où une évaluation distincte est faite pour les aspects techniques et pour les aspects financiers — pourrait prendre l'une ou l'autre des formes suivantes. Il pourrait s'agir de renseignements concernant la note totale attribuée lors de l'évaluation technique de l'ensemble de la proposition et le coût de la valeur actualisée nette de celle‑ci, ou de renseignements relatifs aux points attribués, pour chacun des critères, à la proposition du soumissionnaire ainsi que la fourchette, la moyenne ou la médiane des notes accordées pour tous les projets, par critère. On pourrait également envisager de communiquer la note globale accompagnée du coût de la valeur actualisée nette. TPSGC est mieux placé que quiconque pour déterminer quels sont les renseignements appropriés susceptibles d'être communiqués relativement à chaque proposition et qui permettraient à un soumissionnaire se trouvant dans une situation comme celle dont il est question ici de savoir comment sa proposition a été évaluée par rapport à certaines propositions données ou à l'ensemble des autres propositions. Cette mesure permettrait simplement au soumissionnaire ayant répondu à un appel d'offres visant un projet comme celui en l'instance d'être dans une position analogue à celle où il se trouverait s'il présentait une proposition à l'égard d'un projet entièrement défini.

 

Conclusion

 

            Dans les circonstances, la Cour n'est pas convaincue de l'opportunité de statuer sur la demande d'ordonnance relativement à la décision prise le 1er septembre 1995 de rejeter la proposition soumise par Khoury. J'estime que cette décision est théorique.

 

            La Cour n'est pas davantage persuadée de l'opportunité d'ordonner aux intimés de communiquer aux requérantes des renseignements détaillés, y compris les points attribués pour chacun des critères particuliers, dans le cadre de l'évaluation d'autres propositions. On devrait par contre divulguer cette information en ce qui concerne la proposition de Khoury. Si, comme l'affirment les fonctionnaires de TPSGC, ce type d'information, portant sur d'autres propositions, est susceptible de conduire à la divulgation de renseignements exclusifs, c'est à ceux qui connaissent le processus et qui sont chargés de veiller à son fonctionnement équitable qu'il appartient d'en juger.

 

            Cependant, pour être équitable envers les requérantes, qui ont dépensé une somme importante pour préparer une proposition et qui détenaient des biens en vue de la réalisation du projet, la Cour rendra une ordonnance enjoignant à TPSGC de fournir des renseignements permettant d'établir une comparaison générale entre les points attribués à la proposition des requérantes et une mesure générale, comme la fourchette, la moyenne ou la médiane des points attribués pour l'ensemble des propositions. Je laisse aux intimés le soin de déterminer, relativement à leur évaluation des diverses propositions, l'information comparative qu'il convient de divulguer aux requérantes ou à tout autre soumissionnaire intéressé.

 

            La directive formulée en l'espèce et faisant l'objet d'une ordonnance n'a pas été explicitement revendiquée dans la demande de contrôle judiciaire. Toutefois, lorsqu'elle arrive à la conclusion que le processus suivi est injuste, comme je le fais en l'espèce, la Cour a compétence, en vertu du paragraphe 18.1(3) de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. 1985, ch. F‑7, modifiée, d'accorder la mesure de redressement appropriée, savoir «ordonner à l'office fédéral en cause d'accomplir tout acte qu'il a illégalement omis ou refusé d'accomplir ou dont il a retardé l'exécution de manière déraisonnable...». Les requérantes, qui ont participé à un processus d'appel d'offres ouvert dont l'invitation à soumissionner n'énonçait aucune restriction quant à l'information devant être fournie par les intimés relativement à leur évaluation des propositions, ont le droit de s'attendre à recevoir des renseignements sur les propositions en général qui montreraient que les intimés ont fait preuve d'équité dans leur évaluation. À mon avis, par son refus de fournir aux soumissionnaires toute espèce de renseignements quant à son évaluation, même en des termes généraux, TPSGC a manqué à sa responsabilité de montrer qu'il a agi équitablement lors de son évaluation des propositions, ce qui est un élément essentiel du processus d'appel d'offres ouvert.

 

            Par conséquent, la Cour rend une ordonnance enjoignant aux intimés de fournir aux requérantes et aux autres soumissionnaires intéressés des renseignements comparatifs concernant les points attribués en général, pour chacun des critères, pour l'ensemble des propositions. Il pourra notamment s'agir, à l'appréciation des intimés, de la fourchette, de la moyenne ou de la médiane des points attribués, ou encore d'une autre mesure générale ne pouvant être liée précisément à une proposition donnée. La mesure choisie permettra à un soumissionnaire d'apprécier sa proposition relative au projet par rapport aux notes générales attribuées pour l'ensemble des propositions.

 

            À tous les autres égards, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

 

 

 

                                                                      _______________________________

                                                                                                                       J U G E

O T T A W A (Ontario)

Le 3 octobre 1996.

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme                      _______________________________

                                                                                                       C. Bélanger, LL.L


                                                 COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                             SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

 

                             AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

 

NUMÉRO DU GREFFE :                 T-2050-95

 

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :            Khoury Real Estate Services Ltd. et

Kres VIII Limited,

 

                                                                                                                                         requérantes,

 

et

 

Le ministre des Travaux publics et Services gouvernementaux du Canada et le comité d'évaluation de TPSGC,

 

                                                                                                                                                intimés.

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                 Frédéricton (Nouveau-Brunswick)

 

 

DATE DE L'AUDIENCE :               Le 11 juillet 1996

 

 

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE PRONONCÉS PAR LE JUGE MACKAY EN DATE DU 3 OCTOBRE 1996.

 

 

 

 

 

ONT COMPARU :

 

 

Me Thomas Drummie, c.r.                                                       POUR LES REQUÉRANTES

 

Me Martin Ward                                                                      POUR LES INTIMÉS

 

 

 

 

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

Clark, Drummie & Company

Avocats

Saint-Jean (Nouveau-Brunswick)                                           POUR LES REQUÉRANTES

 

George Thomson

Sous-procureur général du Canada                                         POUR LES INTIMÉS

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