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Date : 20040817

Dossier : T-156-03

Référence : 2004 CF 1140

                   ACTION RÉELLE CONTRE LE NAVIRE « PACIFIC RANGER II » ,

                   AUTREFOIS « SWIFTSURE II » , ET LE NAVIRE « DELTA KING »

ENTRE :

                                                          BUDGET STEEL LTD.

                                                                                                                                    demanderesse

                                                                             et

FMW TOWING LTD.,

SHIELDS NAVIGATION LTD.,

PACIFIC TOWING SERVICES LTD., LE NAVIRE « PACIFIC RANGER II » ,

AUTREFOIS « SWIFTSURE II » ,

SES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES

Y AYANT UN DROIT, LE NAVIRE « DELTA KING » ,

SES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES

PERSONNES Y AYANT UN DROIT,

DAVID LOGAN, M. UNTEL 2 ET M. UNTEL 3

                                                                                                                                          défendeurs

                                                                             et

                          LE NAVIRE « NAVARINO » , autrefois « ZIM SHENZHEN » ,

DEVONSHIRE CORPORATION, LES PROPRIÉTAIRES

ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT

SUR LE NAVIRE « NAVARINO » , autrefois « ZIM SHENZHEN » ,

                                                                                                                                    tierces parties


                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE PROTONOTAIRE HARGRAVE

[1]                Cette action résulte du chavirement de la barge Delta King et de la perte consécutive d'une cargaison de ferraille le 25 janvier 2002, l'accident étant survenu lorsque le Zim Shenzhen (maintenant le Navarino) est passé près de la barge à grande vitesse. Ces motifs sont prononcés à la suite de la requête que la demanderesse a présentée en vue de constituer comme défendeurs le Zim Shenzhen et son propriétaire, Devonshire Corporation, qui sont actuellement mis en cause. La requête a été déposée tardivement, mais l'examen des circonstances dans leur ensemble et notamment des questions d'équité et de sens commun, ainsi que le fait que toutes les personnes concernées ont intérêt à ce que justice soit faite montrent qu'il convient de constituer le Zim Shenzhen et Devonshire Corporation comme défendeurs tel qu'il en est fait mention dans la déclaration modifiée proposée. J'examinerai maintenant l'affaire plus à fond.

EXAMEN

[2]                Il s'agit d'un cas dans lequel la demanderesse avait connaissance de la situation et aurait facilement pu décider, il y a environ 16 mois, de joindre comme défendeurs Devonshire Corporation, ancien propriétaire du Navarino, qui au moment de l'accident s'appelait le Zim Shenzhen, ceux-ci étant tenus responsables de l'accident au moyen d'une nouvelle cause d'action. La chose n'aurait causé aucun préjudice injustifié à qui que ce soit et justice aurait été faite entre les parties.

[3]                L'avocat représentant les défendeurs proposés, à savoir le navire et l'ancien propriétaire, que j'appellerai Devonshire, affirme que ceux-ci ne devraient pas être constitués comme parties, et ce, parce qu'il y a prescription. Dans certaines circonstances, une nouvelle cause d'action peut être invoquée une fois que le délai de prescription est expiré, mais on cherche ici à constituer Devonshire comme partie après l'expiration de ce délai. En général, sous réserve d'autres considérations, la constitution tardive d'un défendeur a été autorisée; je citerai ici la décision SOCAN c. Landmark Cinemas of Canada Ltd. (2003), 25 C.P.R. (4th) 496 (1re inst.), à la page 504, dans laquelle la juge Heneghan a statué sur l'argument contraire d'une façon péremptoire :

[27] Le fait qu'on ait ajouté les nouveaux défendeurs en tant que parties dans la présente action n'empêche pas que ces derniers invoquent la prescription comme moyen de défense. Les tribunaux ont à maintes reprises répété que la question de savoir si le moyen de défense fondé sur la prescription peut être invoqué dépend de la preuve présentée. Je renvoie à cet égard aux arrêts Canastrand Industries Ltd., précité, paragraphe 8, Watt c. Canada (Transports Canada), [1998] A.C.F. no 49 (C.A.) (QL) [résumé 77 A.C.W.S. (3d) 563], autorisation de pourvoi devant la CSC refusée, [1998] C.S.C.R. no 118 (QL) [231 N.R. 396n]; et Kibale c. La Reine (1990), 123 N.R. 153 (C.A.F.).

[28] En l'espèce, les nouveaux défendeurs ne sont pas privés du droit d'invoquer la prescription comme moyen de défense. Ce moyen doit cependant être examiné en bonne et due forme dans le contexte de l'ensemble de l'action et après l'examen de la preuve au moment du procès.

Compte tenu de la décision SOCAN et des jugements mentionnés par la juge Heneghan, sans plus, il convient de constituer Devonshire comme défenderesse. Toutefois, il existe d'autres considérations.

[4]                Je ne tiens pas compte de l'argument voulant que, si la modification était autorisée, l'instruction serait retardée : l'affaire n'est pas encore très avancée.


[5]                Devonshire a invoqué un argument plus pertinent, à savoir qu'en sa qualité de tierce partie, elle n'était pas initialement tenue de participer activement à l'affaire et qu'étant donné le temps qui s'est écoulé, [TRADUCTION] « il est difficile, sinon impossible, pour Devonshire d'élaborer maintenant le même genre de défense que celle qu'elle aurait pu élaborer si les modifications avaient été faites en temps opportun » (paragraphe 20 des observations écrites). De fait, le 12 juin 2003, l'avocat de la demanderesse a écrit à l'avocat de Devonshire pour lui faire savoir ce qui suit :

[TRADUCTION] Nous avons pris la position selon laquelle la perte peut être attribuée à l'absence de sabords de décharge et au fait qu'il n'y avait pas de vaigrages temporaires à l'avant, ce qui a permis à l'eau de s'accumuler sur le pont et a influé sur la stabilité du navire. Il est intéressant de noter que FMW Towing a déjà fait face à un problème de rétention d'eau au cours d'un voyage antérieur, pendant l'été 2000, environ 18 mois avant l'accident. Selon nous, l'absence de sabords de décharge et de vaigrages à l'avant soulève la question de navigabilité au début du voyage et de l'affrètement ainsi que pendant le voyage et l'affrètement. Les défendeurs ont tout simplement pris la position selon laquelle le sillage que le navire a laissé en passant a occasionné l'accident.

Cette opinion, à savoir que [TRADUCTION] « [l]es défendeurs ont tout simplement pris la position selon laquelle le sillage que le navire a laissé en passant a occasionné l'accident » , est beaucoup trop simple; en effet, l'allégation selon laquelle le navire de Devonshire a occasionné l'accident en passant à proximité est énoncée en détail dans la défense des fournisseurs du remorqueur et de la barge, et des précisions sont ensuite données. On pourrait supposer que, près d'un an et demi après l'accident, Devonshire a été amenée à croire que sa participation ne tirerait pas à conséquence, si ce n'est pour ce qui est de la mise en cause. Toutefois, le capitaine du navire défendeur éventuel, le Navarino, alors connu sous le nom de Zim Shenzhen, par l'entremise du pilote qui était à bord ainsi que de la garde côtière américaine, devait alors sans aucun doute être au courant de l'événement.


[6]                Le 30 mai 2002, environ quatre mois après l'accident, les avocats des assureurs du remorqueur, le Pacific Ranger II, qui touait le Delta King, celui-ci ayant chaviré lorsque le Zim Shenzhen l'avait dépassé, ont écrit à Devonshire, en Grèce, et ont ainsi en fait avisé cette dernière de la situation. Les directeurs de Devonshire ont répondu le 21 juin 2002; ils ont minimisé l'affaire en soulignant que personne n'avait encore fait l'objet de poursuites.

[7]                Le 24 janvier 2003, des poursuites ont été engagées contre les propriétaires et fournisseurs du remorqueur et de la barge. Le 13 mai 2003, on a présenté à Devonshire, en Grèce, une réclamation contre une tierce partie, de nature réelle et personnelle, en cherchant à obtenir une répartition de la responsabilité et une indemnité; on a demandé si Devonshire acceptait la signification et on a proposé qu'un avocat soit constitué à Vancouver. En temps et lieu, le 12 juin 2003, Devonshire a déposé une défense à l'encontre de la réclamation contre la tierce partie.


[8]                Tous ces éléments sont énoncés pour indiquer que Devonshire a sans aucun doute été mise au courant de l'accident dans les quelques heures, sinon dans les quelques minutes, qui ont suivi le moment où son navire a dépassé le Pacific Ranger II et où le Delta King a chaviré, et qu'elle s'est rendu compte de la gravité de l'événement quelque 16 mois plus tard, de sorte que la présente instance ne l'a certes pas prise par surprise. Il s'agit de savoir si Devonshire devait chercher plus tôt à rassembler certains éléments de preuve; en effet, les documents de la garde côtière américaine indiquent clairement que le Zim Shenzhen, maintenant connu sous le nom de Navarino, est passé près du remorqueur et de la barge et qu'il est de fait peut-être bien passé beaucoup trop près, juste au sud de Marrowstone Point, au large d'Admiralty Inlet, qui fait partie du Puget Sound, par lequel le remorqueur et le bateau toué devaient se rendre à destination, à Tacoma, dans l'État de Washington.

[9]                Je reconnais ici que Devonshire a subi un préjudice du fait qu'elle n'a pas recueilli plus tôt d'éléments de preuve du Zim Shenzhen et des personnes qui étaient à bord; cependant, ce préjudice était du moins en partie attribuable au fait que Devonshire n'avait pas jugé la situation suffisamment sérieuse lorsqu'elle avait eu la possibilité d'enquêter.

[10]            Quant à la question du droit qui s'applique en matière de modifications, dans la décision Continental Bank Leasing Corp. c. Canada (1993), 93 D.T.C. 298 (C.C.I.), le juge Bowman a adopté une approche fort pratique : il a accordé un poids approprié à tous les facteurs présents tout en tenant compte de l'équité et du sens commun ainsi que du fait que les tribunaux judiciaires ont intérêt à ce que justice soit faite. À coup sûr, dans l'arrêt Martel Building Ltd. c. Canada (1998), 229 N.R. 187, à la page 193 et aux pages suivantes, la Cour d'appel fédérale a soulevé ce point dans le contexte d'une modification touchant un défendeur existant, à savoir qu'une modification tardive ne serait autorisée que si elle n'entraînait aucune injustice et s'il était possible d'accorder une compensation au moyen de l'adjudication de dépens. (L'arrêt Martel a été annulé par la Cour suprême, [2002] 2 R.C.S. 860, mais sur un autre point.)

[11]            La décision Scannar Industries Inc. c. Canada (Ministre du Revenu national) (1993), 69 F.T.R. 310 (1re inst.), assimilable quant au raisonnement à l'arrêt Martel (précité), est intéressante, mais elle porte également sur des modifications effectuées entre les parties et non sur la constitution de parties. Dans la décision Scannar, le juge Denault s'est au départ fondé sur la proposition fondamentale, tirée de la décision Francoeur c. Canada (Ministre du Revenu national) [1992] 2 C.F. 333 (1re inst.), à la page 337, selon laquelle :

[...] la règle générale est la suivante: un amendement doit être admis [TRADUCTION] « afin de trancher les questions litigieuses véritables qui opposent les parties » à la condition que cette admission n'occasionne pas d'injustice à l'autre partie que l'on ne peut indemniser par l'adjudication de dépens.

Le juge Denault a ensuite mentionné la décision Continental Bank (précitée); il a libellé la question de la modification en termes généraux : « [...] savoir si la modification est conforme à l'intérêt de la justice » (à la page 316). Voici le passage de la décision Continental Bank sur lequel le juge Denault s'est fondé dans la décision Scannar, et dans lequel il a étoffé le concept de justice et d'indemnisation au moyen de l'adjudication de dépens :

[TRADUCTION] Les critères mentionnés dans les décisions d'autres tribunaux sont bien sûr utiles, mais il convient de mettre l'accent sur d'autres facteurs également, y compris le moment auquel est présentée la requête visant la modification ou la rétractation, la mesure dans laquelle les modifications proposées retarderaient l'instruction expéditive de l'affaire, la mesure dans laquelle la thèse adoptée à l'origine par une partie a amené l'autre partie à suivre dans le litige une ligne de conduite qu'il serait difficile, voire impossible, de modifier, et la mesure dans laquelle les modifications demandées faciliteront l'examen par la Cour du véritable fond du différend. Il n'existe aucun facteur qui soit prédominant, ou dont la présence ou l'absence soit nécessairement déterminante. On doit accorder à chacun des facteurs le poids qui lui revient dans le contexte de l'espèce. Il s'agit, en fin de compte, de tenir compte de la simple équité, du sens commun et de l'intérêt qu'ont les tribunaux à ce que justice soit faite.

Continental Bank, à la page 302

[12]            Comme j'en ai fait mention, Devonshire subit un préjudice du fait qu'elle est constituée défenderesse à cette date tardive, après la tenue des interrogatoires préalables. Ce préjudice peut dans une certaine mesure être compensé par des dépens; en effet, il se peut bien que, s'il n'a été fait aucun cas de Devonshire lorsqu'il s'est agi de fixer la date des interrogatoires préalables, les nouveaux interrogatoires préalables, au profit de Devonshire, soient menés aux frais de la demanderesse, qui a omis de constituer Devonshire comme défenderesse en temps opportun, si la chose était démontrée dans les interrogatoires préalables auxquels Devonshire n'a pas participé. Toutefois, les actions de la demanderesse ont en partie mis Devonshire dans une situation où il peut être difficile pour celle-ci d'élaborer une défense complète. Je dois ici également tenir compte du fait que Devonshire a été mise au courant de l'événement quelques heures à peine après que celui-ci soit survenu, la garde côtière américaine ayant demandé des renseignements au pilote qui était à bord du Zim Shenzhen, mais qu'elle n'a apparemment pas pris l'affaire suffisamment au sérieux pour enquêter, ou qu'elle n'a peut-être même pas pris l'affaire suffisamment au sérieux pour demander au capitaine de faire rapport et pour prendre des mesures afin de préserver les documents. Si ce n'était de cette méprise ou du fait que Devonshire n'a pas initialement procédé à une évaluation et à une enquête, je serais porté à refuser de constituer comme défendeurs Devonshire et le navire. Toutefois, le préjudice causé à Devonshire, qui doit maintenant recueillir des éléments de preuve afin de régler l'affaire, et notamment le rapport de la garde côtière américaine indiquant que le Zim Shenzhen a dépassé de fort près le remorqueur et la barge à une vitesse-fond de 18 noeuds, est dans une certaine mesure imputable au Zim Shenzhen et à Devonshire.

[13]            Devonshire dispose peut-être d'un bon moyen de défense quant à la question de la prescription, mais la mise en équilibre des facteurs m'amène à conclure que, pour que justice soit faite, Devonshire et le Navarino, autrefois connu sous le nom de Zim Shenzhen, doivent être constitués comme défendeurs. Un délai de 45 jours sera accordé à la demanderesse afin de lui permettre de déposer une déclaration modifiée, sous la même forme que celle qui est jointe à la présente requête, et de signifier la déclaration modifiée à l'avocat de Devonshire, à Vancouver, et au besoin au Navarino.

« John A. Hargrave »

Protonotaire

Vancouver (Colombie-Britannique)

le 17 août 2004

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

REQUÊTE JUGÉE SUR DOSSIER SANS COMPARUTION DES PARTIES

DOSSIER :                                                                 T-156-03

INTITULÉ :                                                                Budget Steel Ltd.

c.

FMW Towing Ltd. et al.

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :                           le protonotaire Hargrave

DATE DES MOTIFS :                                               le 17 août 2004

OBSERVATIONS ÉCRITES :

A. Barry Oland                                                              POUR LA DEMANDERESSE

Andrew P. Mayer                                                          POUR LES DÉFENDEURS

M. Clete Purcell                                                            POUR LES TIERCES PARTIES

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Oland & Co.                                                                 POUR LA DEMANDERESSE

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

Bernard & Partners                                                       POUR LES DÉFENDEURS

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

Bull, Housser & Tupper                                                 POUR LES TIERCES PARTIES

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

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