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Date : 20030521

Dossier : IMM-5566-01

Référence : 2003 CFPI 637

ENTRE :

                                                    MUHAMMAD ZULFIQ RANJHA

                                                                                                                                                     demandeur

                                                                                   et

                      LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                                      défendeur

                                                    MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE LEMIEUX

A.        INTRODUCTION


[1]                 Mohammad Zulfiq Ranjha (le demandeur) est un citoyen du Pakistan âgé de 29 ans. Sa revendication de statut de réfugié, fondée sur une crainte prétendue de persécution aux mains de la police et des membres de la Ligue musulmane du Pakistan (Ligue musulmane) du fait de ses opinions politiques en tant que membre du parti du peuple pakistanais (PPP), a été rejetée par la Section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (le tribunal) par une décision datée du 19 novembre 2001. La présente demande de contrôle judiciaire vise l'annulation de cette décision.

[2]                 Le tribunal n'a pas mis en cause la crédibilité des allégations du demandeur quant aux sévices qu'il aurait subis.

[3]                 Dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP), le demandeur déclare être devenu membre du PPP en 1991, après que le gouvernement PPP de Benazir Bhutto eut été dissout par le président Khan du Pakistan en 1990. Il fait état des incidents suivants impliquant la police :

1)         En novembre 1992, durant la manifestation connue sous le nom de Longue marche, la police a bloqué l'accès des activistes du PPP qui se rendaient à Islamabad pour rejoindre le grand ralliement de protestation contre le gouvernement. On les a battus avec des matraques et empêchés de se rendre à Islamabad.

2)         En 1993, le PPP a remporté les élections générales, auxquelles le demandeur dit avoir participé. En conséquence, il a été nommé vice-président du conseil PPP de sa région en 1996. Le 5 novembre 1996, le gouvernement PPP a de nouveau été dissout par le président Leghari du Pakistan. Des manifestations de protestation ont été organisées et le demandeur déclare s'être adressé au public pour condamner l'action du président. La police a utilisé du gaz lacrymogène pour disperser les manifestants.


3)         En août 1997, le demandeur déclare avoir fait un discours à un grand rassemblement pour demander l'abolition de la Loi antiterrorisme que le gouvernement PML avait introduite. Arrêté avec deux de ses collègues, il a été détenu à la station de police pendant trois jours. Il écrit ceci : [traduction] « Je ne peux oublier la torture qu'on m'a infligée à la station de police. J'ai été libéré, mais averti que je ne devrais pas participer à de telles activités à l'avenir. »

4)         Le 20 avril 1999, il a prononcé ce qu'il a lui-même décrit comme [traduction] « un discours émotif » pour condamner les accusations criminelles à l'encontre de Benazir Bhutto et la sentence qu'on lui avait infligée par la suite. Il déclare que la police [traduction] « a attaqué par là, utilisant des gaz lacrymogènes et des matraques de façon violente; j'ai eu le bras gauche fracturé et plusieurs des participants à la manifestation ont aussi été blessés » .

5)         En octobre 1999, le général Musharraf a dirigé un coup militaire au Pakistan. Le 24 novembre 2000, le PPP a tenu un rassemblement pour protester l'action du gouvernement. Le demandeur y a prononcé un discours. La police est intervenue dans les lieux où le rassemblement se tenait et [traduction] « elle a dispersé les participants par la force, a commencé à les arrêter, et je remercie Dieu d'avoir pu m'enfuir » . Il déclare que la police a fait une descente à son domicile et qu'elle a enregistré une PRI contre lui. C'est alors qu'il a quitté le pays.

[4]                 Dans son FRP, le demandeur donne quatre exemples des atrocités et des menaces qu'il dit avoir subies aux mains de la Ligue musulmane. Les voici :


1)         En 1993, il a joué un rôle très actif lors des élections générales pour obtenir l'élection de candidats PPP à l'assemblée nationale. Il leur a permis d'utiliser son camion. Le candidat de la Ligue musulmane l'a menacé et a envoyé ses hommes de main pour lui interdire de travailler pour le PPP. Il a refusé.

2)         En septembre 1993, il déclare que [traduction] « cinq hommes de main de la Ligue musulmane nous ont attaqués et battus sans merci. Ils ont aussi incendié du matériel et ils m'ont lancé un des gicleurs (sic) et j'ai subi des brûlures au cou, à la partie supérieure de ma poitrine et à l'épaule » . Les policiers ont été informés de ce fait, mais ils n'ont pris aucune mesure contre les hommes de main de la Ligue musulmane à cause de leur influence politique, du moins selon ce que déclare le demandeur.

3)         En mai 1998, le demandeur déclare avoir travaillé activement à l'élection des candidats PPP lors de la campagne électorale locale de cette année-là. Les hommes de main de la Ligue musulmane l'ont battu, incident qu'il a rapporté à la police, sans obtenir leur intervention.

4)         En septembre 1999, il a pris la parole à un grand rassemblement tenu pour dénoncer le régime de la Ligue musulmane qui avait procédé à des arrestations massives parmi les chefs du PPP. Le jour suivant, la Ligue musulmane est venue à son domicile alors qu'il était absent et elle a averti sa famille qu'il y aurait [traduction] « de graves conséquences pour les membres de ma famille » .


B.        LA DÉCISION DU TRIBUNAL

[5]                 Le tribunal a procédé à une analyse en deux parties. Il a d'abord examiné si le demandeur avait été victime de persécution dans le passé. Le tribunal a ensuite examiné si le demandeur serait victime de persécution s'il retournait au Pakistan.

1)         La persécution par le passé

[6]                 S'agissant de la persécution par le passé, le tribunal a analysé tour à tour les incidents attribués aux hommes de main de la Ligue musulmane et ceux attribués à la police.

[7]                 Le tribunal a énuméré les incidents de persécution qui étaient le fait des hommes de main de la Ligue musulmane, mais, tout en reconnaissant la gravité de l'incident de septembre 1993, il a conclu que « ces prétendus incidents ne se sont pas produits de façon répétée, constante et systémique et que, par conséquent, ils n'équivalent pas cumulativement à des persécutions » .

[8]                 Voici ce que le tribunal déclare au sujet des cinq incidents aux mains de la police :


Ces événements se sont produits à la suite de sa participation à des manifestations et à de grands rassemblements oùla police a utilisédes matraques et, à une occasion, du gaz lacrymogène pour disperser les participants; il y a eu arrestation à une seule occasion. Le tribunal admet d'office aux termes du paragraphe 68(4) que cette réaction de la police n'est pas seulement caractéristique des politiques en vigueur au Pakistan mais aussi dans de nombreux pays, y compris, à l'occasion, le Canada. Le tribunal détermine que la réaction des autorités est conforme à une loi d'application générale en vue de réprimer l'agitation politique et ne constitue pas un acte de persécution. Le tribunal cite la décision Brar :

La sécurité nationale et l'ordre public sont des objectifs sociaux valides pour tout état, et le non-respect temporaire des droits civils dans une situation d'urgence ne constitue pas nécessairement de la persécution.

Par conséquent, compte tenu du temps écoulé entre chaque incident et la nature de la politique au Pakistan, le tribunal détermine que ces cinq incidents mettant en cause la police nquivalent pas cumulativement à des persécutions.

Le tribunal détermine que les prétendus mauvais traitements subis par le revendicateur aux mains de la police et des membres de la Ligue musulmane ntaient ni répétitifs, ni constants et que, cumulativement, ils nquivalent pas à des persécutions. Le revendicateur n'a pas établi, à la prépondérance des probabilités, qu'il a étévictime de persécution au Pakistan. [je souligne]

2)         La persécution au retour

[9]                 Le tribunal s'est ensuite tourné vers la question suivante, savoir si le demandeur serait persécuté s'il retournait au Pakistan.

[10]            Le tribunal a examiné la preuve documentaire récente concernant les relations entre la Ligue musulmane et le PPP, prenant note en premier lieu du contenu d'une Réponse à la demande d'information qui conclut à l'inexistence de rapports selon lesquels les membres du PPP auraient été victimes d'actes de violence de la part des membres de la Ligue musulmane, et en second lieu que le PPP et la Ligue musulmane s'étaient joints à plusieurs autres partis pour former l'Alliance pour le rétablissement de la démocratie (ARD). Le tribunal conclut comme suit :


Le tribunal préfère la preuve documentaire objective, prenant note que les sources n'ont aucun intérêt dans l'issue de cette revendication. Par conséquent, le tribunal détermine qu'il n'existe pas une preuve crédible suffisante permettant d'établir, à la prépondérance des probabilités, que le revendicateur serait victime de persécution aux mains de la Ligue musulmane ou que sa crainte d'être persécuté par des membres de la Ligue musulmane ou de factions de cette organisation est fondée.

[11]            Le tribunal s'est ensuite posé la question de savoir si le demandeur serait victime de persécution aux mains de la police s'il retournait au Pakistan aujourd'hui. Il a consulté la preuve documentaire et cité une Réponse à la demande d'information qui indique que les activistes politiques font l'objet d'un certain harcèlement depuis l'instauration du régime Musharraf en 2000.

[12]            Le tribunal conclut ceci :

Le document précise ensuite que la situation ne varie pas de façon marquée d'une région à l'autre du pays. Ici encore, le tribunal préfère la preuve documentaire au témoignage du revendicateur parce qu'elle émane de sources objectives et fiables qui n'ont aucun intérêt dans l'issue de cette revendication.

[13]            Ensuite, le tribunal a examiné les documents personnels du demandeur pour conclure qu'ils ne « contribue[nt] pas à établir que la police s'intéresse au revendicateur » . Le tribunal se fonde sur les raisons suivantes :


1)         le mandat d'arrestation souffre d'un vice de fond, puisqu'il doit indiquer clairement l'infraction à l'origine de l'arrestation. Selon le tribunal, les mandats soumis par le demandeur ne satisfont pas à cette exigence. Le tribunal appuie cette conclusion en citant une étude récente faite en Allemagne concernant le trafic de documents frauduleux utilisés par les demandeurs d'asile du Pakistan, étude qui déclare que « pratiquement tous les mandats d'arrestation, les jugements des tribunaux et les lettres d'avocats se sont révélés être des documents dont le contenu était faux ou incorrect » ; et

2)         le tribunal a noté que les mandats d'arrestation et la proclamation portent une date antérieure au 23 mars 2001, date à laquelle le demandeur soutient que la police est venue à son domicile pour l'arrêter. Le tribunal déclare aussi que ces documents ne sont pas mentionnés dans son exposé (ce qui n'est pas le cas pour le PRI), ni dans les notes prises au port d'entrée. Le tribunal conclut que :

... le fait que le revendicateur n'a pas mentionné l'existence des mandats d'arrestation et de la proclamation mine la fiabilité de ces documents. Le tribunal note ici encore que l'accès facile à de faux documents au Pakistan est bien documenté et il détermine, par conséquent, que la fiabilité des documents soumis pour étayer l'affirmation selon laquelle la police s'intéresse au revendicateur est grandement minée et que les documents n'aident pas sa cause. Le tribunal détermine que le revendicateur n'a pas présenté une preuve suffisante crédible pour établir, à la prépondérance des probabilités, qu'il est actuellement recherché par la police au Pakistan.

[14]            Finalement, le tribunal a examiné l'évaluation psychologique produite par Hap Davis, Ph.D., qu'il a décrite comme ayant été obtenue « pour étayer sa revendication » . Le tribunal arrive à la conclusion que ce rapport médical « n'appuie pas la crédibilité du revendicateur et lui donne un poids en conséquence » .


[15]            Le tribunal est arrivé à cette conclusion en prenant note de la description du Dr Davis voulant que « cet homme a tendance à mesurer ses paroles et, à son audience, il pourrait ne pas fournir spontanément de l'information » , description jugée incompatible et contradictoire avec le comportement constaté à l'audience, savoir que « le revendicateur était communicatif et il s'exprimait sans difficulté; cependant, le tribunal note qu'il avait de la difficulté à fournir des précisions en dehors de l'information contenue dans son exposé » .

[16]            Pour toutes ces raisons, le tribunal a conclu que le revendicateur n'a pas établi, à la prépondérance des probabilités, qu'il était raisonnablement possible qu'il soit victime de persécution s'il retournait au Pakistan aujourd'hui. Le tribunal conclut que « le revendicateur ne craint pas avec raison d'être persécuté aux mains de la police ou des membres de la Ligue musulmane du fait de ses opinions politiques » .

C.        CONCLUSIONS

[17]            Au début de mon analyse, le crois utile de reproduire les extraits pertinents en l'espèce de la définition de « réfugié au sens de la Convention » que l'on trouve à l'article de la Loi sur l'immigration :



« réfugié au sens de la Convention » Toute personne :

a) qui, craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

(i) soit se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(ii) soit, si elle n'a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ou, en raison de cette crainte, ne veut y retourner; [je souligne]

"Convention refugee" means any person who

(a) by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

(i) is outside the country of the person's nationality and is unable or, by reason of that fear, is unwilling to avail himself of the protection of that country, or

(ii) not having a country of nationality, is outside the country of the person's former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, is unwilling to return to that country, and


[18]            Comme je l'ai mentionné, le tribunal a accepté le témoignage du demandeur quant aux sévices subis aux mains de la police et des hommes de main de la Ligue musulmane.

[19]            Au fond, la conclusion du tribunal est que cette preuve ne suffit pas à fonder l'allégation que le demandeur craint avec raison d'être persécuté aux mains de la police ou de la Ligue musulmane du fait de ses opinions politiques.

[20]            Selon moi, l'analyse du tribunal s'appuie essentiellement sur l'élément objectif du critère législatif qui permet de déterminer si une personne craint avec raison d'être persécutée, savoir si une évaluation objective de la crainte alléguée démontre qu'elle est fondée.

[21]            De plus, il faut craindre avec raison d'être « persécuté » . Dans ses motifs, le tribunal a conclu que les incidents en question n'équivalent pas à des « persécutions » . S'agissant des incidents impliquant la police, le tribunal a fondé sa conclusion qu'il n'y avait pas eu persécution sur deux motifs : 1) les actes en cause n'étaient ni répétitifs, ni constants et cumulativement ils n'équivalent pas à des persécutions; et/ou 2) la réaction des autorités en réprimant les manifestations et rassemblements, savoir le fait de réprimer l'agitation politique en vertu d'une loi d'application générale, ne constituait pas un acte de persécution.


[22]            À mon avis, ces deux conclusions constituent des erreurs de droit et la décision du tribunal doit donc être annulée.

[23]            Selon moi, le tribunal n'avait pas un fondement suffisant pour invoquer la doctrine de la loi d'application générale (en l'espèce, on a aussi fait état de la doctrine de la situation d'urgence nationale justifiant une dérogation provisoire aux droits civils) pour qu'on ne tienne pas compte des actes de la police, qui a arrêté et torturé le demandeur en 1997 et qui lui a fracturé le bras en 1999, et les décrire comme autre chose que de la persécution.

[24]            Il existe une jurisprudence importante de notre Cour qui établit que les mesures de sécurité, notamment pour démasquer les terroristes, ne peuvent jamais justifier le fait qu'on utilise la torture et les violences physiques appliquées à des civils innocents à ces fins (voir Kaillyapillai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1997] A.C.F. no 232, Rajaratnam c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] A.C.F. no 1019, Rajathurai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1995] A.C.F. no 1023 et Alfred c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] A.C.F. no 463.

[25]            Cette jurisprudence trouve sa source dans les motifs rédigés par le juge Linden dans l'arrêt Thirunavukkarasu c. Canada, [1994] 1 C.F. 589, à la p. 601, où il déclare ceci :

22       Le tribunal n'a pas tiréde conclusion défavorable quant à la crédibilité de l'appelant. Il ressort du témoignage de celui-ci qu'il a été victime d'arrestations et de détentions arbitraires ainsi que de coups et de torture aux mains du gouvernement sri lankais lorsqu'il se trouvait à Colombo. Ces arrestations étaient motivées par le simple fait qu'il était un Tamoul. L'appelant soutient que ltat d'urgence au Sri Lanka ne peut justifier ni l'arrestation et la détention arbitraire, d'un civil innocent, ni les coups et la torture dont il est victime aux mains du gouvernement même à qui le demandeur est censédemander la protection. [je souligne]

[26]            Cette jurisprudence est appuyée par plusieurs autres décisions qui traitent de règles d'application générale dans des domaines comme la stérilisation forcée et celui des poursuites engagées contre des objecteurs de conscience.

[27]            Dans l'arrêt Chan c. Canada (M.E.I.), [1995] 3 R.C.S. 593, la Cour suprême du Canada a reconnu qu'il est fort possible qu'une loi ou une politique d'application générale viole les droits fondamentaux de la personne et constitue un grave cas de persécution.

[28]            Le juge La Forest, en dissidence dans ce jugement où la majorité n'a pas abordé la question, souscrit à la conclusion du juge Linden dans l'arrêt Cheung c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] 2 C.F. 314, à la p. 323 :


17       Même si la stérilisation forcée était acceptée comme une règle d'application générale, ce fait n'empêcherait pas nécessairement une revendication du statut de réfugié au sens de la Convention. Dans certains cas, l'effet d'une règle d'application générale peut constituer de la persécution¼ Camoufler la persécution sous un vernis de légalité ne modifie pas son caractère. La brutalité visant une fin légitime reste toujours de la brutalité.

(Voir aussi Zolfagharkhani c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] 3 C.F. 540 (C.A.).

[29]            La deuxième erreur de droit du tribunal porte sur sa conclusion que les incidents décrits par le demandeur ne constituent pas de la persécution, conclusion qui exige qu'on interprète les motifs du tribunal.

[30]            Le tribunal a conclu que les incidents où le demandeur a subi des sévices aux mains de la Ligue musulmane ne se sont pas produits de façon « répétée, constante et systémique et que, par conséquent, ils n'équivalent pas cumulativement à des persécutions » .

[31]            Le tribunal a décrit les incidents impliquant la police comme suit : « Ces événements se sont produits à la suite de sa participation à des manifestations et à de grands rassemblements, où la police a utilisé des matraques et, à une occasion, du gaz lacrymogène pour disperser les participants; il y a eu arrestation à une seule occasion. »

[32]            Comme je l'ai déjà fait remarquer, le tribunal conclut ensuite que :


. . .la réaction des autorités est conforme à une loi d'application générale en vue de réprimer l'agitation politique et ne constitue pas un acte de persécution....

Par conséquent, compte tenu du temps écoulé entre chaque incident et la nature de la politique au Pakistan, le tribunal détermine que ces cinq incidents mettant en cause la police n'équivalent pas cumulativement à des persécutions.

[33]            Comme je l'ai déjà mentionné, le tribunal a conclu que les prétendus mauvais traitements subis par le demandeur aux mains de la police et des membres de la Ligue musulmane « n'étaient ni répétitifs, ni constants et que, cumulativement, ils n'équivalent pas à des persécutions. Le revendicateur n'a pas établi, à la prépondérance des probabilités, qu'il a été victime de persécution au Pakistan » .

[34]            En l'espèce, les motifs du tribunal qui portent sur la persécution qui aurait visé le demandeur semblent s'appuyer sur deux éléments : 1) soit les incidents dont le demandeur fait état ne sont pas individuellement des actes de persécution, mais du harcèlement, et lorsqu'on les cumule ils ne constituent pas de la persécution; 2) soit les incidents décrits ne sont pas assez nombreux pour constituer de la persécution.

[35]            L'arrêt de la Cour d'appel fédérale dans Rajudeen c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1984] A.C.F. no 601, fait jurisprudence quant au sens à donner à la notion de persécution dans la Loi lorsqu'il s'agit d'une revendication de statut de réfugié au sens de la Convention.


[36]            Dans l'arrêt Rajudeen, précité, la personne en cause, un jeune Tamoul, a décrit les instances de persécution subies pendant huit mois aux mains d'un groupe de Cinghalais, qui constituent la majorité là où le demandeur vivait et où la police n'avait rien fait pour l'aider. Il s'agit de quatre incidents dont deux où il a été battu avec des matraques et deux où il a été menacé de mort sans toutefois qu'on l'agresse physiquement.

[37]            Le juge Heald a fait remarquer que le mot « persécution » n'était pas défini dans la Loi et il a cité les définitions suivantes tirées de dictionnaires :

Le « Living Webster Encyclopedic Dictionary » définit [TRADUCTION] « persécuter » ainsi :

[TRADUCTION] « Harceler ou tourmenter sans relâche par des traitements cruels ou vexatoires; tourmenter sans répit, tourmenter ou punir en raison d'opinions particulières ou de la pratique d'une croyance ou d'un culte particulier. »

Le « Shorter Oxford English Dictionary » contient, entre autres, les définitions suivantes du mot « persécution » :

[TRADUCTION] « Succession de mesures prises systématiquement, pour punir ceux qui professent une (religion) particulière; période pendant laquelle ces mesures sont appliquées; préjudice ou ennuis constants quelle qu'en soit l'origine. »

D'après la preuve soumise en l'espèce, il ne fait pas de doute, selon moi, que le requérant a été persécuté pendant longtemps au Sri Lanka, aussi bien pour ses croyances religieuses que pour sa race...


      J'ai cité de grands extraits de la déposition du requérant parce qu'elle témoigne indubitablement d'une longue période de menaces et de mauvais traitements systématiques. Le requérant n'a pas été maltraité parce qu'il y avait de l'agitation au sein de la population du Sri Lanka mais parce qu'il était Tamoul et musulman. Il n'a pas commis d'actes manifestes autorisant qui que ce soit à sévir contre lui. Il n'appartenait à aucun parti ou groupe politique et n'était membre d'aucun groupe révolutionnaire ni ne soutenait un tel groupe. J'estime par conséquent que même si elle a décidé que le requérant était un témoin digne de foi, la Commission n'a pas tenu compte de son témoignage à cet égard et, ce faisant, elle a commis une erreur de droit.

[38]            Dans l'arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, le juge La Forest a endossé la définition suivante de persécution : « violation soutenue ou systémique des droits fondamentaux de la personne démontrant l'absence de protection de l'État » . Dans l'arrêt Chan, précité, le juge La Forest reprend son concept de persécution énoncé dans l'arrêt Ward et déclare que « notre Cour a souscrit au point de vue que le droit relatif aux réfugiés devrait s'appliquer aux cas de négation fondamentale de la dignité humaine et que la négation soutenue ou systémique des droits fondamentaux de la personne serait la norme appropriée » .

[39]            Dans l'arrêt Chan, précité, le juge La Forest ajoute ceci :

70       Les arrêts Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) c. Mayers, [1993] 1 C.F. 154 et Cheung ont été approuvés dans Ward parce qu'ils proposent des critères faisant de l'examen de la question des droits fondamentaux de la personne l'objet principal de l'enquête concernant le statut de réfugié d'une personne. On a fait remarquer que les obligations et les responsabilités du Canada ne s'étendaient pas aux groupes définis par une caractéristique changeable ou dont il est possible de se dissocier, dans la mesure où aucun de ces choix n'exige la renonciation aux droits fondamentaux de la personne. La question essentielle est de savoir si la persécution alléguée par le demandeur du statut de réfugié menace de façon importante ses droits fondamentaux de la personne.


[40]            Dans l'arrêt Chan, précité, le juge La Forest conclut que la stérilisation forcée constitue « une grave atteinte au droit d'une personne et une atteinte irréversible et grave aux droits fondamentaux d'une personne » et qu'elle « constituerait une grave atteinte à la sécurité de sa personne et pourrait facilement être qualifiée de violation majeure des droits fondamentaux de la personne, du type de celles qui constituent de la persécution au sens de l'analyse de cette question dans la jurisprudence mentionnée et dans le Guide du HCNUR... » et « il est incontestable que la stérilisation forcée est essentiellement un traitement inhumain et dégradant donnant lieu à une mutilation corporelle irréversible et qu'elle constitue le type même de violation majeure des droits fondamentaux de la personne visée par le droit relatif aux réfugiés » .

[41]            Dans l'arrêt Madelat c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1991] A.C.F. no 49, la Cour d'appel fédérale a reconnu que la Section du statut de réfugié avait l'obligation d'aborder carrément la question de savoir si les actes cumulatifs de harcèlement de la part de l'État constituaient de la persécution. La même Cour, dans l'arrêt Sagharichi c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] A.C.F. no 796 précise que :

Les événements mentionnés par l'appelante dans son témoignage étaient sans doute malheureux, puisqu'ils constituaient selon toutes les apparences de la discrimination, ou même peut-être du harcèlement; cependant, dans leurs motifs respectifs, les deux membres font clairement savoir qu'à leur avis, ces événements n'étaient pas suffisamment sérieux ou systématiques pour être qualifiés de persécution, ou pour permettre de conclure qu'il existait une possibilité sérieuse de persécution à l'avenir.

3        Il est vrai que la ligne de démarcation entre la persécution et la discrimination ou le harcèlement est difficile à tracer, . . . . Il est également vrai que la question de l'existence de la persécution dans les cas de discrimination ou de harcèlement n'est pas simplement une question de fait, mais aussi une question mixte de droit et de fait, et que des notions juridiques sont en cause.


[42]            Selon moi, dans son analyse de la persécution le tribunal a commis l'erreur de ne pas avoir déterminé l'aspect qualitatif des incidents, savoir s'ils constituaient une violation fondamentale de la dignité humaine, comme c'est le cas pour la mutilation corporelle dont il est fait état dans l'arrêt Chan, précité, savoir la torture, les raclées, les sévices physiques violents ou la dispersion de grands rassemblements pacifiques. Il me semble que le tribunal a commis cette erreur en exagérant la nécessité de l'existence d'incidents constants et répétés.

[43]            La preuve démontre que le demandeur a été gravement brûlé par les hommes de main de la Ligue musulmane en 1993, arrêté et torturé en 1996, et que la police lui a fracturé un bras en dispersant une manifestation en 1999.

[44]            Je n'ai aucune hésitation à déclarer que ces incidents étaient assez sérieux pour constituer une violation profonde de la dignité humaine du demandeur, comme l'ont d'ailleurs déjà reconnu les juges de notre Cour. Il suffit que je cite Kang c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1995] A.C.F. no 1119 et la décision du juge Nadon en Section de première instance, Saad c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, [2000] A.C.F. no 1140, où il a conclu qu'un seul incident de torture constituait de la persécution.

[45]            Je suis au courant du fait que le tribunal a noté que les incidents dont le demandeur fait état relèvent d'une persécution passée, alors qu'une revendication de statut de réfugié ne doit pas porter essentiellement sur la persécution passée, mais doit être prospective, c'est-à-dire qu'il doit s'agir d'une crainte fondée de persécution au retour au Pakistan.


[46]            Une lecture compréhensive de la décision du tribunal m'amène à conclure sans le moindre doute que le point de vue du tribunal voulant que le demandeur n'avait pas été persécuté par le passé a nécessairement eu un impact sur son point de vue s'agissant de savoir s'il serait persécuté s'il retournait dans son pays d'origine.

[47]            Dans l'arrêt Oyarzo Marchant c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1982] 2 C.F. 779, le juge en chef Thurlow a déclaré que les incidents antérieurs font partie d'un tout et qu'ils peuvent servir de fondement d'une crainte actuelle.

[48]            S'agissant d'une crainte actuelle de retour au Pakistan, il y a deux questions dont je dois brièvement faire état. Premièrement, je constate que le demandeur a quitté le Pakistan en novembre 2000. Il a déposé une preuve documentaire sur ce qui se produit présentement au Pakistan en termes d'arrestations des activistes politiques et de leur traitement par la police et l'armée. Selon moi, le tribunal n'a pas tenu compte de cette preuve.


[49]            Finalement, le tribunal a fait des commentaires au sujet du mandat d'arrestation que le demandeur a déposé en preuve. Il semble que le tribunal n'a accordé aucun poids à ce mandat d'arrestation du fait que le texte même du mandat ne contenait pas un article complet du Code et que les infractions dont il était accusé n'étaient pas mentionnées spécifiquement dans le texte. Selon moi, ces conclusions sont manifestement déraisonnables étant donné que la référence à l'article a été expliquée à l'audience et qu'il appert d'un examen du mandat d'arrestation que l'on y a mentionné les articles du Code pénal de l'Inde qui justifiaient les accusations portées.

[50]            Pour tous ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision du tribunal est annulée, et la revendication de statut de réfugié du demandeur est renvoyée à un tribunal différent de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié pour nouvel examen. Aucune question à certifier n'a été proposée.

                                                                              « François Lemieux »             

                                                                                                             Juge                          

OTTAWA (ONTARIO)

LE 21 MAI 2003

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                          COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                       AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                         IMM-5566-01

INTITULÉ :                        MUHAMMAD ZULFIQ RANJHA c. M.C.I.

                                                         

LIEU DE L'AUDIENCE Calgary (Alberta)

DATE DE L'AUDIENCE                               Le 10 avril 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :              Le juge Lemieux

DATE DES MOTIFS :      Le 21 mai 2003

COMPARUTIONS :

M. Satnam S. Aujla                                              POUR LE DEMANDEUR

Mme Kerry A. Franklin                                                     POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Yanko Merchant Law Group                                            POUR LE DEMANDEUR

Calgary (Alberta)

Morris Rosenberg                                                 POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

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